L'ARMOIRE ANCIENNE
Mon installation dans la chambre qu'occupait auparavant Bernadette me met chaque soir et chaque matin en présence rapprochée de la plus vénérable armoire ancienne de la maison. C'est pour moi l'occasion de lui témoigner mon admiration et mon respect.
C'est un meuble imposant de 2 mètres 30 de hauteur, de 1 mètre 30 de largeur et de 53 centimètres d'épaisseur, fait de larges planches de chêne qui donnent à l'ensemble une forte impression d'unité un peu sévère. Sévérité corrigée par un macaron d'une cinquantaine de centimètres de large et d'une quinzaine de haut, sculpté sur la partie haute des portes, représentant une corolle stylisée reposant sur deux rameaux feuillés.
Les portes sont démunies de décoration sinon qu'elles sont équipées de quatre gonds aux ferrures en forme d'élégantes broches.
Sur le tiroir du bas sont ciselées, de part et d'autre, deux croix svastika qui semblent indiquer l'origine basque de ce meuble. En effet cette armoire aurait appartenu à la famille Hourcade et c'était d'ailleurs son seul bien familial.
Le meuble repose sur deux pieds de griffon. son fronton est surmonté d'une enrobante corniche dont les nombreuses rainures forment les ligatures de son diadème.
Si la partie extérieure est constituée de bois nobles, les étagères intérieures sont faites de boiseries composites. Elles avaient été généreusement dimensionnées pour y recevoir les lingeries variées d'un ménage paysan et, surtout, ces piles de drap écru dont les successifs savonnages n'arrivent pas à en faire perdre leur couleur d'origine.
De tels « monuments » n'étaient pas conçus pour se déplacer, ils s'installaient habituellement à demeure soit dans les chambres spacieuses des châteaux soit dans des maisons bougeoises ou même, parfois, dans des maisons plus modestes comme ce fut le cas chez les Hourcade. Grâce à un mariage avantageux, ceux-ci s'installèrent dans une maison bourgeoise où cette armoire se trouva plus à l'aise. Mais, à la génération suivante, c'est à dire la nôtre, transportée au logement toulousain de la Roseraie, l'armoire ancienne refusait l'exiguité du lieu où nous la destinions. C'est alors que mon fils, Francis, embauché alors pour le déménagment, dut trouver un accommodement pour l'installer dans ce nouveau lieu aux portes plu exiguës.
Les menuiseries modernes se démontent assez aisément, en raison du système de visserie qui assemble les parties composantes. Avec le mobilier ancien, dont les parties s'assemblaient par le moyen de clavettes, il fallait désenclaver chacune des chevilles qui, malheureusement, éclataient souvent à leur extraction.
Il fallut que mon fils Francis trouvât un accommodement pour l'installer dans le nouveau lieu aux portes plus exiguës.
Les menuiseries modernes se démontent assez facilement en raison du système de visserie qui assemble les parties composantes. Avec le mobilier ancien, dont les parties s'assemblaient par le moyen de clavettes, il fallait désenclaver chacun des chevilles qui, malheureusement, éclataient souvent à leur extraction.
Il retrouva le savoir-faire des anciens ébénistes, taillant, juste à la mesure, des chevilles adaptées et ainsi rassembler grâce à elles, les pièces à ajuster.
Ce meuble a donc retrouvé son nouvel emplacement et semble s'y complaire.Mas, en raison des possibles mutations familiales et des nouvelles affectations du mobilier, cette armoire risque de connaître d'autres chevillages.
En attendant ces lointaines éventualités, le soir, avant de me mettre au lit, je la contemple avec plaisir. Surtout les larges et hauts panneaux qui constituent les quatre tympans des deux portes. J'aime y suivre le dessin du réseau des veines de son bois de chêne et, aussi, par endroits, en clins d'oeil malaicieux, les grimaces de quelques noeuds, tout un langage à déchiffrer et à interprêter.
Je ne peux pas m'empêcher d'y porter la main. A ce sujet, je me rappelle un de mes entretiens avec le peintre Gen Paul qui me racontait que, dans ses visites des musées espagnols, il ne pouvait pas s'empêcher de céder à sa passion de « toucher » la peinture. Il s'assurait qu'aucun gardien ne le surveillait et, alors, subrepticement, il tâtait du doigt la saillie particulièrment attractive d'une toile de Vélasquez, du Greco ou de Goya.
Quant à moi, je ne touchais que du bois mais ce contact me propulsait parfois dans tout un monde imaginaire relatif au bois et, particulièrement, au chêne. Le chêne est un végétal à qui, plus qu'à aucun autre, fut rendue par l'homme la plus grande vénération. Il faut dire que par sa taille, il représente, surtout chez le Rouvre, par la grosseur de son tronc et par le foisonnement de son branchage,l'archétype de son espèce.
De quel « Rouvre » les planches de notre armoire ont-elles été tirées ? N'était-ce pas d'un de ceux de la forêt de Roumare où les ducs de Normandie y suspendaient, pour l'honorer,des colliers d'or? Ou de celui qui, à la Chandeleur, recevait des offrandes de crêpes ou de beignets ? Ou d'un de ces chênes hospitaliers où les prêtres y installaient un reposoir pour la procession de la Fête-Dieu ? Venait-il d'un des chênes de Vincennes sous lesquels Saint Louis rendait la justice ? Ou de celui qu'a célébré La Fontaine et qu'a magnifiquement imagé Gustave Doré :
« Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts »?
Avec une telle profusion d'évocations le chêne m'emmêne dans un monde où cohabitent tant de chimères que tout ce qui en émane devient merveilleux et légendaire.
Quand, le soir, je me décide à gagner mon lit, abandonnant mon armoire ancienne à la profondeur de la nuit, il m'arrive parfois de la retrouver au détour d'un de mes rêves et elle me révèle alors d'autres mutations encore plus magiques.
*
En dehors de mes brêves contemplations vespérales et matinales de cette armoire vénérable, se perpétue le tête à tête constant de mon portrait d'enfant qui lui fait face. Ce portrait fut extrait d'une photographie prise en groupe, en 1924 ou 1925, à l'école primaire des garçons d'Origny en Thiérache par un photographe professionnel. A cette époque ils étaient les seuls à tirer des photographies soit dans leur studio, soit à l'extérieur, à l'occasion de Première Communion, de mariage ou, comme dans ce cas, à la demande d'une école.
Cette opération se fit quelque temps avant mon départ à l'école apostolique des Pères du Sacré Coeur de Saint Quentin, Saint Clément, à Blaugies, en Belgique. Son implantation sur la frontière belge datait de la décision du président du Conseil Emile Combes qui, anti-clérical notoire,avait expulsé de France les congrégations religieuses enseignantes en 1905.
A cette occasion, mon père avait pris l'initiative d' accrocher aux murs de la salle à manger mon portrait largement dimensionné, ce qui permettait aux autres membres de la famille de me considérer toujours présent parmi eux.
J'étais âgé de 9 à 10 ans. L'homme de l'art (les photographes se considéraient comme des artistes et portaient d'ailleurs, comme les rapins, la lavallière) avait réussi à me dégager du groupe de mes condisciples et à me faire l'objet d'un véritable et unique portrait. Mon père, fier de cette réussite, avait demandé à une de ses connaissances, maître de vannerie dans ce village de vanniers, de bien vouloir en assurer l'encadrement. Comme à cette époque s'intronisait un matériau nouveau, le bambou, celui-ci fabriqua , pour la première fois, un cadre tressé par cette plante exotique qui concurrençait l'osier local. De toute mon existence je n'ai jamais revu d'autres exemplaires de cadres fabriqués de la sorte, en bambou.
Ce qui importe surtout c'est le portrait de cet écolier d'une dizaine d'années qui garde encore l'étonnement de voir sous le préau de l'école cette sorte d'animal étrange au corps de centaure qui, en plus de ses jambes d'homme, était pourvu de quatre autres pattes grêles qui supportaient une tête énorme muni de son gros oeil unique que les enfants avaient l'ordre de regarder fixement . Comme si cet étrange magicien devait se dissimuler pour opérer ses prodiges il se couvrait, lui et son appreil, d'une grande cape noire et sa voix en sortait, impérative, comme d'un au-delà.
Dans le regard de l'enfant ce n'est certainement pas la peur qui se manifeste mais l'étonnement d'être en contact d'un monde nouveau. Il a été surpris dans l'attente du nouveau, de l'inattendu et il y est à jamais resté suspendu.
C'est pour cette raison qu'on ne pouvait pas mieux l'installer, en définitive, devant cette armoire ancienne qui n'en finira pas de l'étonner et de satisfaire son insatiable curiosité.
C'est du moins ce que, près de plus de quatre vingt dix ans plus tard, je constate et je m'en réjouis.
Jean Hannoteaux 8 mai 2008