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UN DROLE DE VENDEUR

CONTE D’AUJOURD’HUI
COMMENT ON LE DEVIENT
Sur le lit encore défait s’étalaient la brosse à dents, le peigne, le rasoir, le blaireau, le savon. Un peu plus loin, encore fleurant l’armoire, trois slips, un gant de toilette, une paire de chaussettes, deux mouchoirs et, au-dessus de tout cela, le pyjama.
je ne sais plus si c’était le cinquième ou le sixième mois que chaque mardi je préparais ainsi ma valise pour les quatre jours de tournée. C’est alors que soudain, mû par un mouvement mécanique, comme une envie soudaine de vomir, je tirais brusquement le drap, amenant toute cette misère de préparatifs de départ et les rejetais dans un coin de la pièce.
Je m’étonnais d’avoir pu accomplir un tel geste. j’en étais fier et honteux à la fois. La femme et les enfants allaient se précipiter dans la chambre. Je leur expliquerais. J’attendis, gardant ma dernière attitude comme l’acteur immobilisé sur un effet. Rien ne vint. Cette dégringolade, pourtant bruyante, n’avait alerté personne..


Une valise dédaignée

Ce jour là je partis comme d’habitude mais, cette fois, je venais de franchir un seuil, peut-être celui de mon propre dégoût.

Un professeur des Beaux Arts, qui a dû exploiter tout l’arsenal des menaces, n’a gardé que celle-ci d’efficace contre ses élèves trop médiocres : ? Vous finirez voyageurs de commerce !


Dans les séminaires, quand une vocation flanche, s’il est un enfer à faire entrevoir ce serait d’abord celui-là, beaucoup plus sûr et qui n’est , peut-être, que le vestibule de l’autre.
Pour des manœuvres sans spécialités cet emploi peut apparaître comme une promotion mais la plupart ne parviennent pas à cette situation par une démarche concertée. Ils y tombent. Anciens élèves des Beaux Arts, ex séminaristes, étudiants en rupture de Faculté, d’avoir pris la haute mer vous risquiez davantage que d’autres à devenir des épaves !


C’est de janvier 1949 que date mon naufrage. En vérité je suis de cette génération qui connut la caserne à deux ans plus six mois et aussitôt la guerre, c’est à dire la débâcle. Rejetée à la vie civile, notre jeunesse sautait d’un emploi provisoire à un autre et nous nous accrochions à l’existence, passagers inconfortables de ce radeau de la Méduse.
Pourtant, dans le printemps de cet après-guerre, chacun espérait bien trouver sa chance. Pour ma part, exploitant la pente qui me semblait favorable, je me destinais, par divers biais, à m’introduire dans le monde des lettres. Pendant les années d’Occupation, terré dans un village des Landes Libres, je tenais bénévolement la gérance d’une revue littéraire. Cette fonction me valut la chance de devenir le secrétaire appointé des éditions d’une grande romancière populaire repliée à Toulouse. Malheureusement Paris rappela très vite ses Parisiens, et ma romancière, comme les autres, déménagea sa boutique et, naturellement, m’abandonna sur le pavé toulousain.
Grâce à mes récentes relations je trouvais assez vite des commanditaires pour réaliser un de mes rêves, une librairie à foyer culturel.
Le foyer, lui, prospérait. La troupe naissante du Grenier -de -Toulouse y donnait ses premiers récitals. Nous avions l’un et l’autre la même marraine, une généreuse mécène. Des débats littéraires et philosophiques voyaient s’affronter le futur apologiste officiel du marxisme, Henri Lefèbvre, alors professeur au lycée de la ville et Georges Hahn de la Faculté catholique. Un psychiatre célèbre y exposa sa collection de peintures d’aliénés, l’abbé Morel vint y soutenir une défense de Picasso devant un auditoire plutôt hostile. Bref le foyer avait bien pris et crépitait bon train, j’étais assez fier de ma réussite. Malheureusement les actionnaires de la librairie l’étaient moins car la vente des livres n’assurait que mon modeste salaire de gérant et ne leur laissait aucun bénéfice.
Obligé d’abandonner, je trouvai de l’embauche dans une autre librairie que venait de créer un journal de la Libération, qui essayait de survivre au milieu des quatre autres qui se partageaient déjà la maigre clientèle de la place. Si le canard battait difficilement des ailes, son service de librairie marchait bien. A cette époque, j’y vendais chaque nouveau titre de Peter Cheney comme un bureau de tabac débite des piles de gauloises. Hélas, le journal, bâtard conçu dans la précipitation et le désordre, mourut au berceau. C’était une vraie dérision du sort, sa librairie, dans cette affaire, faisait seule du bénéfice à tel point que les syndics de faillite me conservèrent en place pendant un an et demi après la disparition du journal Ma réputation de libraire m’avait amené à tenir la chronique des livres à la R.T.F. régionale, aussi je profitai de la vacance d’un poste de reporter pour m’installer dans la maison. J’ai encore dans mes placards -gravés sur le cellulosique - des interview de l’époque.
L’un d’entre eux m’est cher, c’est mon premier reportage, celui du centenaire de la mort d’Eugénie de Guérin, une journée d’été dans la crissante chaleur du Cayla. La ferveur guérinienne y était sensible comme une vibration dans l’air. Je voyais réellement galoper le centaure de Maurice dans le petit cimetière et sous la chênaie du château. Et cette voix de Mauriac, cette voix d’étouffé, la voix même qu’auraient les morts s’ils pouvaient crier à travers l’épaisseur de terre de leurs tombes. C’était d’ailleurs le duo tragique de Maurice et d’Eugénie que seul Mauriac pouvait capter et nous transmettre. Ce témoignage sur sa pellicule fragile d’un disque de reportage de l’époque, de temps en temps je l’écoute - à peine, de peur de l’user - et me trouve transporté sur ce haut lieu de ma vie. Ces expédients ne me déplaisaient pas, bien au contraire, mais j’étais marié et pendant que je balançais de l’un à l’autre des ces emplois, s’asseyaient à la maison, autour de la marmite familiale, un , deux , puis trois enfants. Ce n’étaient pas les maigres allocations de chômage, même augmentées des dérisoires cachets de la R.T.F. qui me donnaient le moyen de la faire bouillir.
Autour de moi je signalais mon besoin d’argent comme dans une panique on crie au secours. C’était une maladresse car je devenais la proie idéale pour cette profession-vampire qui avale tout ce qui se présente devant elle ( qui en rejette d’ailleurs autant) et qui, chaque jour, à elle seule, entretenait des colonnes d’offres d’emploi.
Je n’eus même pas à répondre à une de ces annonces. A cette époque, faute de crédit ou d’imagination, la radio d’Etat régionale remplissait ses programmes par des causeries où ? tous-ceux-qui-ont-quelque- chose-à-dire-aux chers auditeurs- ? se passaient le micro à longueur des heures d’écoute. C’est un des ces ? causeurs ? que je présentais qui remarqua mon air de chien mal nourri. Comme il me voulait plus de bien que je m’en voulais moi-même, il me poussa de force dans les bureaux d’une grande Compagnie de lampes électriques en quête de voyageurs.

Jamais, me disait ce bienfaiteur vous ne trouverez une semblable situation qui, pour un sans métier comme vous, vous permettra de gagner autant d’argent. ?

Il avait raison. Comparativement aux salaires de mes emplois précédents, sans aucune prétention exprimée, il me fut proposé du simple au double. Et pourtant il n’était exigé ni référence, ni titre, ni technique spéciale. Tout simplement j’avais les qualités recherchées : un besoin pressant d’argent, un petit standing intellectuel et social et pas de métier. Je n’apportais donc qu’un seul capital, celui de ma dignité. Comme aux jolies filles, qui n’ont que leur seule vertu, on me demandait de la négocier. Ce salaire de la honte sera toujours en dessous de la valeur sacrifiée.
Naïvement je croyais, comme beaucoup de profanes se l’imaginent encore, qu’un produit de consommation de marque connue s’écoule tout naturellement. Je me demandais même ce que j’aurais à faire dans ce manège qui se mouvait de lui-même. Je dus bien vite me rendre à l’évidence. La Compagnie qui m’avait embauché n’avait besoin à cette époque et en ce lieu ni d’un technicien, ni d’un distributeur. On me rémunérait pour une fonction bien précise, celle de faire manger des gens qui n’avaient pas faim et qui sont plutôt prêts à vous vomir ce qu’ils ont déjà en trop sur l’estomac. C’est sans doute parce que ce rôle est si écoeurant qu’on vous paye cher à le tenir.
Après quelques semaines de stage au siège parisien pour dégrossir mon ignorance de la chose électrique en général et de l’ampoule d’éclairage en particulier je fus renvoyé dans l’agence régionale pour prendre la route.
Personne ne m’avait entretenu de l’essentiel de ma fonction, c’est à dire de vendre. C’était alors un terrain qu’on n’abordait qu’avec beaucoup de réticence. La Compagnie, à l’époque, très grande dame puritaine, semblait vouloir ignorer notre fonction. Nous étions la partie honteuse de son anatomie.Si j’avais pris le relais d’un prédécesseur l’accueil aurait été facilité, or la clientèle qui me fut impartie n’avait, auparavant, jamais été visitée par un agent de la Compagnie mais par le ou les voyageurs de grossistes qui distribuaient cette marque.
Que représentait pour moi celui que je devais transformer en client ? Souvent il m’arrivait de l’observer de l’extérieur, à travers sa vitrine et, en me donnant de mauvaises raisons, de différer son affrontement. Dans des accès de courage j’entrais dans la boutique mais aussitôt je butais contre le comptoir où trône le maître de céans. Dès que j’avais poussé la porte j’étais repéré. Même si je m’étais glissé au milieu d’un groupe j’avais été détecté. J’étais d’une autre race. D’ailleurs on se reconnaît vite entre nous : la serviette, la cravate et puis surtout cet air condescendant. Dans une boutique nous sommes l’anti-client. Que faire ? Sinon essayer de se faire d’abord oublier puis ensuite tolérer.
Le plus difficile, la présentation. Au fait, quelle identité donner ? Est-ce que mon propre nom avait ici un intérêt ? Celui de la marque sans doute mais par un jeu d’autodéfense je ne recevais souvent, à l’énoncé, qu’une moue d’indifférence ou de mépris. Certains me le faisaient répéter ou prenaient des airs étonnés. En tout cas on comprenait que nous n’étions pas attendus. D’autres, les pires, tout simplement m’ignoraient. Ils ne daignaient même pas tourner la tête de leur occupation et continuaient à s’affairer à la réparation de quelque engin électrique. Pour ne pas paraître ridicule je les encourageais à continuer , affectant de m’intéresser à ce qui les distrayait de ma présence. Etait-ce hypocrisie ? Ruse ? Non, seulement pleutrerie. j’étais entré dans la cage aux lions et je ne me sentais pas l’âme d’un dompteur.Les acheteurs, je m’en suis aperçu plus tard, sont rarement des lions mais la timidité de certains les oblige à prendre souvent une attitude hostile, c’est leur propre peur que je prenais pour de l’arrogance. Plus tard on m’enseignera que la meilleure défense est encore celle du silence.
Un revendeur d’une petite localité de l’Aude, inconsciemment m’en avait donné, à mes débuts, la plus muette des démonstrations. Pour faire mes offres il fallait me rendre dans sa boutique à l’heure de midi, alors qu’il sortait d’une usine où il était employé comme aide-comptable. De derrière sa vitrine où je le voyais arriver dans le groupe des ouvriers, j’essayais de deviner son humeur que je trouvais presque toujours maussade. Souvent je me disais que cet homme ne pensait alors qu’à satisfaire son appétit et que mes sollicitations ne prévaudraient jamais sur celles de son estomac. Moi-même, à ce moment de la journée, je me sens diminué par mes fringales et je n’aime pas qu’un importun retarde le moment de me mettre à table.
Il poussait la porte, me jetait un oeil mauvais et sur un grognement en réponse à ma salutaion, filait directement dans ses appartements. J’attendais de longues minutes. Avait-il l’intention de revenir ou son marmottement de tout à l‘heure signifiait-il un refus de me recevoir ? Les bruits de couverts et l’odeur de cuisine de plus en plus envahissante me laissaient croire qu’on m’avait tout simplement oublié. Ne ferais-je pas mieux de filer sur la pointe des pieds et d’aller comme lui apaiser ma fringale ? C’est la sonnette de la porte à franchir qui me retenait prisonnier.
Enfin l’homme arrivait - Messieurs, la cour ! - et s’installait derrière son comptoir. Je me confondais en excuses, regrettant que ma visite coïncidât avec l’heure de son repas. J’en reconnaissais le caractère importun et j’avouais que je n‘aimerais guère qu’on me dérangeât de la sorte. Le visage de mon client ne bronchait pas. Allons bon! pensais-je, avec tous ces préambules tu ne fais qu’empiéter sur son temps, il serait préférable d’aller droit au but. Comment aborder mon sujet devant un tel accueil ? Je fouillais dans ma serviette et si j’avais la chance de trouver un échantillon ou une documentation nouvelle je les lui tendais . Je n’osais trop lever les yeux car la main tardait à se saisir de l’objet. Le regard de l’homme demeurait fixé sur ce que je lui avais remis avec la même indifférence que lorsqu’il le tenait posé sur moi. Je montrais l’intérêt de la chose par un exposé sérieux puis, devant son mutisme obstiné j’essayais de le dérider par une plaisanterie qui, malheureusement, ne le faisait pas sourire. Je n’osais arrêter le flot de mes paroles car je sentais que la situation allait devenir intolérable. Les criailleries de mon estomac me donnèrent enfin l’audace de questionner directement mon sphinx. Sans même ouvrir la bouche ni faire un signe de tête il se dessaisissait de l’objet présenté que je ramenais comme un hameçon sans amorce et qui dévoilait sa traîtrise. Il me laissait boucler mon sac, insensible à la honte de mon échec et ne me donnait aucun espoir pour une prochaine visite. Au sortir de la boutique, avant de courir au restaurant, je jetais un dernier coup d’?il à travers la vitrine. Mon juge restait debout derrière son comptoir, prolongeant à plaisir son verdict de méprisant silence. Il jouissait de son droit et ne faisait même que son devoir. J’apprendrai plus tard que le client ne se définit comme tel que lorsqu’il dit : ? non ?. N’étais-je pas alors, dès le début de ma carrière, en présence du vrai ? client-type ??
A l’occasion de mon quatrième ou cinquième passage je constatai que mon redoutable muet avait fermé boutique. Renseignements pris, j'appris que cet homme, d’une timidité maladive, s’était rendu compte de son incapacité à gérer un commerce. Il n’empêche que son souvenir me glace encore et rétrospectivement je me demande maintenant quel était des deux celui qui avait le plus peur de l’autre.
LES ENFANTS DE LUMIERE
Cependant si je supportais de telles avanies c’était que cette descente aux enfers ne devait être que provisoire. En effet la chance semblait avoir attendu cette déchéance pour mieux me sourire. Pendant mes premiers mois de démarchage, mon roman : « Les Enfants de lumière » , acceptés chez Calmann-Lévy en même temps que je l’étais à la Compagnie, sortait en librairie. C’est LE MONDE qui, le premier, en saluait la parution par un large coup de chapeau. Je ne pouvais pas espérer meilleur appariteur, aussitôt les autres critiques me consacrèrent plus ou moins avantageusement leur chronique. Bientôt des échotiers s’intéressèrent même à l’auteur. C’était, dans une petite auberge du fond de la Catalogne, que mes yeux tombèrent sur une rubrique de potins littéraires : « Un des nouveaux auteurs ,classé comme outsider, pratique, paraît-il, un métier peu reluisant, il vendrait aux boutiquiers de sa région des lampes électriques ».J’étais à la fois humilié et flatté. Pourvu que l’un ou l’autre de ces critiques ne fassent pas un rapprochement entre ma nouvelle profession et le titre de l’ouvrage, l’ironiste aurait beau jeu.
Les titres marquent l’oeuvre de leur griffe. Souvent celle-ci ne sera connue que de ce signe. Pour moi, il m’attire, m’intrigue ou m’irrite. Certains auteurs, ou trop modestes ou trop ambitieux, demeurent dans le vague. Un trop beau titre peut décevoir. Enfant, j’avais été fasciné par : « Un génie aux cheveux de feu ». j’en ai voulu à ce héros de roman de n’être qu’un banal rouquin. Le titre peut être un programme, une question posée, une provocation, une oeillade, une plainte, un pied-de-nez, un chant, une harmonique. Dans tous les cas il apparaît comme une physionomie.
Celui de mon roman m’avait été donné comme une grâce. C’était un matin d’avril, pendant l’Occupation, alors que je parcourais à bicyclette la campagne landaise, en quête de lait pour les biberons de mon premier enfant. Comme les matins précédents j’accomplissais ce parcours d’une vingtaine de kilomètres, peinant dans les montées et jouissant des descentes où je plongeais la tête en avant. Je traversais alors les nappes superposées des odeurs champêtres décantées par la nuit et au bas de la combe j’avais la sensation de rebondir sur le corps endormi du printemps.
Un bruit insolite me fit lever la tête et j’aperçus un avion allemand volant au dessus de moi à basse altitude. Que pouvait-il bien inspecter ? Est-ce que l’énorme bidon de lait que je portais sur mon porte-bagages lui paraissait suspect ? Mais ce n’était pas la question que je me suis posé à son sujet. Tout au contraire , j’eus l’impression que cet avion s’était laissé prendre comme moi aux sortilèges de ce matin d’avril, qu’il bondissait à l’instar de ma bicyclette dans ce toboggan de senteurs et son bourdonnement me le faisait comparer à un bon gros hanneton.
Quelques secondes plus tard j’entendis une mitraillade. Le monde, autour de moi, perdit sa grâce et reprit son triste aspect d’un jour de guerre . Comment avais-je pu transformer ce symbole de terreur en image d’une telle candeur ? Pendant ces trajets matinaux dans la campagne je vivais si intensément avec les personnages de mon roman en gestation que je voyais un autre aspect des choses. Les yeux de mes héros, dans leur enfance, projetaient autour de moi un autre éclairage. Des enfants de lumière.

Une moquerie redoutée...

Et voici que par un trope dû aux circonstances je risquais de les avilir, de les ridiculiser. Heureusement, à part la révélation d’un seul journal, aucun critique ne fit allusion à mon nouvel emploi. Cependant, dans mes pires moments, je ne pouvais m’empêcher de voir mes enfants dits de lumière désormais hérissés de pustuleuses ampoules électriques.

En septembre, dès l’ouverture de la saison, les pronostics pour les prix littéraires se fixèrent sur une dizaine de noms. Au fur et à mesure que le jour des verdicts se rapprochait la liste se raccourcissait davantage et j’étais toujours retenu dans le peloton de tête. La dernière semaine je devenais le « favori » du Fémina.
Malheureusement le Fémina, le Goncourt, le Renaudot, l’Interallié proclamèrent successivement leur lauréat et je dus ne me contenter que du fumet de la gloire. Le lendemain des prix je redevenais vite un inconnu et mes « Enfants de lumière » s’éteignaient dans les vitrines des libraires.
Je ne désespérais pourtant pas de faire la carrière rêvée et, à la demande de mon éditeur, je travaillais à un nouveau roman.
D’ailleurs les conditions de la profession me donnaient des loisirs adaptés à mes projets. soit pendant mes trajets en voiture, soit dans le train, je consacrais la plupart de ce temps à bâtir la trame ou à composer. Dans les compartiments de chemin de fer mon souci était toujours de trouver la place idéale qui me permettrait de m’isoler et d’écrire. Chaque matin, à l’hôtel , je me réservais une heure pour la rédaction.
Apparemment j’étais le voyageur de commerce soucieux surtout de remplir son carnet de bons de commande, en réalité je n’avais qu’un seul tracas, celui d’oeuvrer au mieux pour mon futur roman.
Dans cette religion de Mammon, où le voyageur de commerce est apôtre, je me sentais aussi gêné qu’un curé qui prêcherait sans avoir la foi. Je me rendis encore plus compte de ma fausse situation quand je sus que le pire reproche entre nous était d’être traité de « poète ». Puisque j’avais accepté cette position provisoire il fallait m’accommoder de cette vie double mais je craignais à tout moment que ne se révélât ma vraie face secrète. Cette appréhension était d’autant plus justifiée que mes premiers résultats étaient assez piètres. Pour me donner bonne conscience je courais d’un client à l’autre, je m’astreignais à visiter jusqu’au plus insignifiant revendeur d’ampoules. Je m’étourdissais mais je me rendais bien compte de l’efficacité dérisoire de mes démarches.
DES DEBUTS HUMILIANTS
Je ne savais à quel guide faire appel pour battre la contrée que j’avais mission de prospecter. A l’occasion d’une étape, j’avais exprimé mon désarroi à table d’hôte
« Malgré mon âge et mes anciens voyages je me trouve dans votre situation, me confia mon voisin de table.
La soixantaine environ. Un visage bonasse de timide et de satisfait à la fois. Après ces années de guerre pendant lesquelles la balance du commerce avait bloqué son fléau sur la « demande », ce voyageur de bimbeloterie devait peser à nouveau de tout le poids de son « offre » et se refaire une clientèle;
-Comme je n’ai guère la pratique de mon automobile et que je ne connais pas les routes de cette région j’ai loué un chauffeur.
Où l’avait-il déniché, celui-là ? Un escogriffe hirsute, aux yeux plissés de malices. La bouche, pourtant épaisse, contenant difficilement une denture énorme qu’un rire fréquent projetait comme un dentier mal ajusté. Il avait été engagé comme chauffeur mais il se disait tout autant capable de jouer le porteur, le secrétaire, le commissionnaire, l’entremetteur, le compère, le conseiller et le confident. Ce valet de comédie, au maître si bienveillant à son égard, tombait à point, apparemment, pour me sortir également d’embarras, je n’avais qu’à le suivre , lui et son maître
Il m’enfonça aussitôt dans une lointaine région de montagne que, maintenant encore, je situe mal. Je me demande même si cet hurluberlu ne m’a pas fait accéder à un pays de fantaisie. Dans ma 202 Peugeot de l’époque, forcément d’occasion, une voiture hors d’âge, comme disent les Landais de leur vieil armagnac, je suivais difficilement la Chenard de l’escogriffe.
Dès que nous atteignions un village , le premier arrêt se faisait obligatoirement à l’auberge. sous prétexte d’obtenir des renseignements de la meilleure source .Nous nous abreuvions longuement et abondamment. Parfois les confidences qu’il arrachait aux aubergistes justifiaient ces arrêts mais si la serveuse portait un coquet jupon la curiosité de notre mentor se bornait là et devions lui tirer de force le museau de cette fausse piste.
Alors qu’il menait son patron et ses valises d’échantillons vers le ou les commerçants repérés je courais de mon côté aux boutiques soi disant vendeuses de lampes électriques. C’étaient presque toujours des épiceries minables où le stock consistait à une dizaine d’ampoules empoussiérées sur la plus haute étagère.
Je me suis vite rendu compte que ce chauffeur ne connaissait guère ni les routes de la région, ni les implantations de commerce, ni même la mécanique qu’il avait la charge de conduire. Le troisième jour de la semaine, je me trouvai arrêté derrière sa Chenard immobilisée en pleine garrigue.. Si encore ça avait été le fait d’une panne ! Ce jour-là il avait estimé que la machine ne tirait pas suffisamment à son gré et il voulut démontrer tant à son employeur qu’à moi-même qu’une modification de son cru améliorerait l’allure.

Un vendeur en panne farfouillant sa mécanique... .

A la tombée de la nuit, il farfouillait toujours dans le moteur. Pour toute réponse à mes questions sur l’issue probable de sa réparation il me montrait une face noircie de cambouis où son énorme denture riait encore plus largement. En désespoir de situation je dus embarquer le voyageur-patron avec son chargement de marmottes et c’est en pleine nuit qu’à la prochaine bourgade nous trouvions un gîte. L’hôtelier, je ne sais plus pour quelles raisons, ne pouvait nous proposer non seulement qu’une chambre mais même qu’un seul lit.Avant de m’endormir, dans cet instant où l’examen de conscience déroule son cinéma, je dus subir , en plus du film de cette pénible journée, une séquence de mauvaise fiction. Tout le personnel de l’agence était entré subrepticement dans la chambre. Je devinais les silhouettes des dactylos qui se faufilaient contre le mur et dont j’entendais les chuchotis. Le directeur de l’agence se détacha du groupe et vint s’appuyer au montant du lit. Il était coiffé de son solennel chapeau à bords roulés, tel qu’il m’était apparu le jour où j’avais été engagé.
C’est alors que je me rendis compte du ridicule de ma situation. j’avais beau me raidir dans une attitude que je voulais digne mais comment faire avec ces marmottes de bimbeloterie sur les bras et ce vieil homme qui ronflait dans mon lit ? Le directeur me montra du doigt et, les filles que je n’avais qu’entrevues dans l’obscurité se signalèrent en pouffant de rire chacune dans leur coin.Heureusement cette mésaventure ne transpira pas et le lundi suivant, au bureau, personne ne fit allusion à ma rocambolesque et infructueuse tournée. Cependant je ne perdais rien pour attendre car c’était en fin de mois qu’au cours de la réunion hebdomadaire le directeur donnait les résultats. Je retrouvais , ce jour là , les mêmes terreurs de ma vie d’écolier à la lecture des notes de composition. A cette époque j’aurais pu calculer mes moyennes que je savais toujours assez basses mais je préférais ne pas être sûr du résultat, espérant je ne sais quel heureux hasard de réussite.
Le plus grave n’était pas que mon travail fût sans fruit, je m’en désintéressais au point que décrocher une commande importante ne me procurait aucun plaisir. Mais qu’importait alors l’opinion sur mes incapacités de vendeur ? Bientôt je sortirai de cette fosse avec la considération pour ceux qui, mis à leur vraie place, gagnent , de l’ombre où ils étaient plongés, davantage de lumière.
Je travaillais d’arrache-pied à mon nouveau roman. Fort du résultat précédent et pressé par mon éditeur je bâclai l’ouvrage dans l’année. Audacieux, j’avais pris des risques. Dans « Les Enfants de lumière » j’avais adopté cette démarche, assez aisée avec des enfants, de poser un pied sur le réel et l’autre dans le surréel. Cette fois j’avais résolu de faire accomplir le même tour de force à de grandes personnes et, avec elles, je courais la gageure d’une : « Aventure immobile »
L’accueil de l’éditeur fut très réservé. je dus retravailler mon manuscrit. Malgré mes retouches et mes réajustements le refus se confirma. C’est alors que je me rendis compte de la précarité de ma situation. J’étais comme un enfant égaré qui se croyait, pendant la nuit, sur le bon chemin de la maison et qui, à l’aube, s’en voit davantage éloigné. Pendant cette première année, tout à mon projet, je m’étais plus ou moins compromis, je craignais maintenant qu’on ne finît par reconnaître la fausseté de ma position. Divers indices le laissaient croire.
A l’occasion du paiement des notes de frais mensuels, une secrétaire, en me réglant la somme due, lança à la cantonade : « Certains, ici, coûtent plus chers qu’ils ne rapportent » Etait-ce une perfide réflexion personnelle ou l’écho de l’opinion générale ? Dès lors je me sentis observé et redoutais d’être désigné comme un Judas parmi mes collègues.
« Je ne vois pas ce que viendraient faire autour de cette table ceux qui n’ont pas la passion de vendre » disait un jour, un directeur à un banquet où j’étais convié .
La plus élémentaire qualité d’un vendeur est de vouloir gagner de plus en plus d’argent. Le pire défaut, se contenter du gain acquis . En langage tauromachique on dit d’un bon toro : « Il est noble », c’est à dire qu’il tressaille au moindre leurre, qu’il court sur la pique et les banderilles et qu’il s’enfoncera de lui-même sur l’épée du torero. Dans l’arène on m’aurait qualifié de « vicieux ». Derrière les appels des pourcentages, des primes, des concours et autres mouvements de cape et de muleta je devinais trop l’aiguillon qui me saignerait et me viderait jusqu’à l’épuisement.
Pourtant si je voulais rester, même provisoirement , dans la course, il fallait faire semblant de jouer le jeu. Je cultivais donc un défaut qui jusqu’ici poussait dans le chiendent des autres et qu’il suffisait de mettre en valeur pour qu’il devînt marquant. Chaque fois que l’occasion se présentait je me montrais particulièrement intéressé. Je me mis à réclamer par principe et me créai vite la réputation de vouloir manger dans l’assiette du voisin. Il était temps d’afficher un défaut d’espèce qui ne me rendît plus aussi disparate dans la meute des loups.
Après l’abandon de ma dignité c’était la défiguration de mon propre visage. De gré ou de force je me sentais devenir celui qui me faisait horreur.
LE  BONHEUR  PEUT  VENIR  D’UNE  PHILOSOPHIE  QU’ON  SE FAIT
Voyageur ?  Eh bien voyageons et apprécions au moins les avantages des gens du voyage. Tout d’abord, ceux d’être constamment ventilés. Ne serait-ce que pour le bon fonctionnement des humeurs, comme disaient les vieux auteurs. Un courant d’air vous enrhume aujourd’hui à Perpignan, un autre courant d’air vous guérit le lendemain à Toulouse.
Comparativement aux sédentaires du bureau, à âge égal, nous avons le poil plus luisant, l’oeil plus vif, l’esprit plus large aussi. Comme les volatiles, nos compères, nous avons des points de vue plus panoramiques, nous ne nous intéressons guère aux petites misères qu’un long séjour grossit et détaille dans sa loupe.

Chaque mardi a été longtemps un arrachement redouté ( ma mère me racontait qu’enfant je tournais en rond autour de la maison familiale en jouant du tambour alors que mes soeurs, à peu près de mon âge, couraient se perdre dans la forêt voisine).

Comme je rayonne depuis longtemps dans le même secteur, j’ai fini par considérer mon trajet comme un cercle un peu plus excentrique de mon domaine.

Il est vrai que mes départs en tournée étaient presque toujours gâchés par la terreur de revenir les mains vides. Ah ! si j’avais été dégagé du souci de remplir ce maudit carnet de commandes!

Pourtant , avec l’habitude, je finis par brouter un peu d’herbe tendre sur le bord de mon chemin. Malgré le reproche en conscience de trop jouir de ma liberté et de muser sur  le paysage je finis par apprécier mes découvertes.

C’est ainsi que je faisais volontiers un détour par ce grand paradis de garrigues des Corbières où je prenais toujours un plaisir renouvelé. Est-ce  parce que sur ce territoire il n’y a rien à vendre ? Un pays  de silence, un cloître fermé aux influences de la société de consommation, un défi, un mystère, comme tous les hauts lieux. Surtout l’été, aux périodes les plus turbulentes des congés. Ailleurs, sur les Nationales ou sur l’Autoroute,  de Carcassonne à Narbonne, de Narbonne à Perpignan, de Perpignan à Quillan et de Quillan à Carcassonne, c’est à dire sur le pourtour du quadrilatère qui délimite les Corbières, les voitures roulent alors à une densité telle qu’elles avancent par-chocs contre pare-chocs. A l’intérieur règnent calme, solitude et silence. Au dehors c’est la banalité de la route à grande circulation, la monotonie des paysages habituels. Au dedans, c’est une surprise continue de chemins tortueux et escarpés, la diversité des sites, aussi bien dans le relief que dans la végétation ou même dans ces nids d’habitations aussi érodés et patinés que les roches où ils s’accrochent.

Un virage et vous apparaît cette chaîne de collines à blancheur d’os, découpée sur une plaque de ciel bleu. Plus loin une muraille de rubis veinée d’améthyste ou d’émeraude barre le chemin qui s’y taille une porte de paradis.

Dix fois, cent fois, la surprise est toujours renouvelée. Suivant l’heure, suivant la saison, suivant l’ensoleillement ,les couleurs chantent sur un ton différent. Mais c’est toujours l’impression qu’on avance dans un pays demeuré en fusion, qu’on est en train de le construire, qu’on va y surprendre le Créateur. Et en même temps, ce qui peut sembler à priori paradoxal, les Corbières gardent cet aspect historique des champs de bataille, géologique des volcans mal éteints, mythique d’une terre à histoires. Une terre qui vit sur un passé considérable et qui est pourtant encore aux mutations des grandes ères.

Pour l’homme d’aujourd’hui, les Corbières ont encore un intérêt plus considérable. C’est qu’elles apparaissent comme une des dernières réserves de bonheur méditerranéen. L’actuelle civilisation de production -consommation n’a pas mordu sur ce territoire et non plus sur ces rares habitants qui semblent encore à l’abri de l’épidémie qui nous a tous plus ou moins frappés.

Pour donner un prétexte professionnel à ce détour en terre bénite je me rendais chez un certain Eugène P., référencé comme radio-électricien et demeurant à Lagrasse. Son habitation est un ancien moulin qui, paraît-il , existait déjà au temps où Charlemagne créait la célèbre abbaye. La rivière de l’Orbieu, par un canal, coule sous une aile de la maison et fait tourner la meule tantôt pour écraser le grain et presser les olives, tantôt pour actionner la dynamo qui procure le courant électrique.
Dès votre première visite vous étiez accueillis avec l’hospitalité traditionnelle de ce pays des dieux, avec l’habituelle charité de cette route de Compostelle. Vous auriez peut-être été surpris, en vous asseyant près de la fenêtre de voir des mésanges ou des chardonnerets becqueter la vitre. Heureuse la maison que reconnaissent les oiseaux !
La famille vivait ici hors du temps ou plutôt au delà du temps, dans la sérénité de ce que doit être l’éternité. Le père exerçait toujours son ancien métier mais à la cadence que lui conseillaient son âge et aussi sa sagesse. Jeune-homme,  il était parti de sa bourgade, chassé par la misère des années 1900-1901 où, dans la région, le vignoble ne nourrissait plus son vigneron. Il était arrivé à Paris, démuni, ridiculisé par son accent languedocien mais décidé à apprendre un métier. C’est ce qu’il fit. Fort de son art, il redescendît à Lagrasse, installa un atelier et construisit les premiers postes de téléphonie sans fil de la région. Qu’aurait fait à sa place un affairiste ? Il aurait développé son industrie et se serait implanté dans un des grands centres urbains. Eugène P. ne quitta pas cette Ithaque retrouvée après vingt cinq ans d’exil à Paris, il renonça à l’appât d’une progression illusoire pour développer une autre activité, celle de l’esprit, du coeur et de l’âme.

Lagrasse dans les Corbières

Dès que les besoins matériels se sont faits moins pressants ( les trois enfants étaient devenus adultes ) il redevint le seul ouvrier de son atelier. Au petit matin vous auriez pu le voir à son établi, le fer à souder à la main. Le soir, dès huit heures, il était au lit. A trois heures du matin il se levait et se rendait dans son oratoire- bibliothèque où il lisait, écrivait,  méditait. Il vivait dans les grandes eaux de la nature, il exerçait un métier manuel pour ne pas atrophier l’habileté de ses membres. Il progressait, par le cheminement de la pensée, dans un monde sans limite. C’était un homme heureux.

Ce qui me plaisait chez un client, c’était de le découvrir différent de ce qu’il m’était apparu dans sa boutique. Ainsi,  quand j’étais invité à sa table et que je partageais une soupe de  « baraquets » ou sa salade de rouquette, celui-ci, aux airs, tout à l’heure, quelque peu compassés, se révélait plus avenant et déboutonnait , très à l’aise ,sa bonhomie. paysanne . Cet autre ,d’apparence casanière, me racontait ses exploits de spéléologue amateur. Si au milieu de ses confidences il était rappelé dans sa boutique il repartait sur les planches de son magasin en reprenant le masque qu’il avait accroché au porte-manteau de sa salle -à-manger.

Le commerçant, qui doit jouer à longueur de journée « le Pays du sourire » rentre et sort de son rôle comme on chausse et déchausse une paire de savates. L’acteur est parfois drôle, l’homme qu’il cache réserve d’étonnantes surprises.

Pendant cinq ou six ans j’ai visité une boutique d’électricien de Perpignan. La patronne, catalane de souche, plantureuse sexagénaire, haute de taille, large de forme, sonore, un médaillon de coeur d’or sur un corps de dragon. Lui,  un maigrelet parigot de même âge, desséché par la Tramontane et les canicules, sourd, un souffle de voix mais deux yeux bleus d’enfant qui faisaient oublier tout le reste. Je les aimais bien l’un et l’autre et c’était, je crois, réciproque.
Une semaine sainte que j’étais de passage à Perpignan, je leur exprimais mon désir de voir se dérouler la célèbre procession des pénitents.
 « Venez donc à la maison vendredi après-midi, claironna la patronne, heureuse de pouvoir m’accueillir- « Mais oui, susurra le mari, dont les yeux bleuirent davantage à me faire plaisir.   C’est ainsi que deux jours plus tard, je me trouvais assis dans leur salle à manger et qu’en buvant le café je regardais autour de moi.
La femme suivait mon regard, inquiète.- « Qu’est-ce qui vous intrigue ici ?-  «  Ce sont ces tableaux qui me paraissent curieux ». En effet, dans ce décor banal et petit-bourgeois sans imagination, je m’étonnais de ces toiles aussi fraîches que des dessins d’enfant.
« Ces horreurs ! s’exclama la maîtresse de céans (et se tournant vers son mari) :Je t’avais bien dit d’enlever tes croûtes quand on reçoit. »
Je m’étais levé et je regardais de plus près, admiratif.
- « Vous vous moquez?  grommelait-elle .Ah!  vous avez bien raison. Je lui répète que si on ne sait pas peindre on n’expose pas ses peintures, même chez soi. »

J’eus du mal à la convaincre de ma réelle admiration. C’était la première fois que j’éprouvais un tel choc devant du naïf: Des formes et des couleurs à coeur découvert. Je regardais l’auteur. Ses deux saphirs pétillaient. Ce muet, ce sourd,  ce racorni avait donc trouvé son moyen d’expression.
J’appris par la suite qu’il se cachait pour peindre, qu’il peinait beaucoup devant un paysage et que pour achever un sous-bois d’automne il lui avait fallu trois saisons. Il était si peu conscient de la valeur de ses oeuvres qu’il découpait ses toiles dans une vieille bâche qui avait équipé le store extérieur de sa boutique. Croyant gaspiller la couleur, il en était parfois si avare que la trame apparaissait et que même certaines toiles se décoloraient.
Poulbot de la place du Tertre, il avait côtoyé, sans s’en douter,  les rapins célèbres de la Butte. C’est en feuilletant un numéro de Match, qui évoquait les peintres célèbres de l’époque fin 1900, qu’il sut , en reconnaissant la famélique silhouette, qu’avec les garnements de son âge, il bombardait de cailloux le chevalet de Modigliani. Etait-ce là que naquit sa vocation ? Peut-être puisque c’est un vague parent, clown à Medrano, qui lui apprit à tenir un pinceau.

Dans l’après-midi, j’étais installé dans leur chambre à coucher, qui donnait sur la rue, pour mieux voir le spectacle du défilé par la fenêtre. Autre étrange découverte, sur les murs de la pièce, plusieurs photographies de jeunesse représentaient mon gringalet de peintre naïf en....boxeur !
Naturellement j’avais vu se dérouler la célèbre procession de la Sanch où les Catalans se sentent beaucoup d’affinités avec l’amour et la mort, avec l’ombre et le soleil, avec cette vie et celle de l’au-delà. En revenant, le soir, vers Toulouse,  je revoyais en souvenir les pénitents et leur macabre mascarade que précédaient des « mystères », ces tableaux  de la Passion portés par les confréries. J’ajoutai, pour mon propre compte, ce nouveau mystère, celui de mon électricien, que j’étais le seul, dans cette foule, à avoir découvert et qui dépassait en valeur tout le folklore que Perpignan avait pu déployer, ce jour-là, dans ses rues.

Quelques mois auparavant, dans la même région, à Céret, j’avais éprouvé une surprise aussi agréable. J’avais l’habitude de pousser la porte d’un artisan électricien pour faire mes offres de service. Pousser la porte est un euphémisme, il fallait souvent la violenter tellement régnait à l’intérieur un encombrant désordre. Un beau jour, au milieu des tortillons de cables, des entassements de poste de T.S.F. hors d’usage, des fagots de moulures et de tubes en tôle plombée, de tiroirs coincés par le matériel qui en débordait , au milieu de cet étonnant tohu-bohu trônait une affiche dessinée par Picasso et annonçant une exposition Manolo. Comme je m’étonnais il me fit pénétrer dans son appartement, un musée d’une cinquantaine de petits chefs d’oeuvre y recevaient un culte de dieux lares. Chacune de ces merveilles était  un ou plusieurs legs d’artistes amis. Et quels amis ! Puisque cet humble artisan avait fréquenté les grands peintres dits de l’Ecole de Céret.
C’est alors que, me semblait-il,  je le regardai pour la premières fois. Je n’étais plus en face du client mais d’un homme au regard ébloui. L’art, la beauté, l’originalité l’avaient touché comme une grâce.
Heureux de communiquer son enthousiasme, il me proposa de me faire faire la connaissance du dernier témoin de cette époque faste, Franck Bourty-Havilland,  le dandy,  descendant de la grande famille porcelainière, l’ancien propriétaire des plus riches mas cérétans, le mécène, le collègue et l’ami de Picasso, de Braque, de Manolo, de Juan Gris, de  Kisling , de Masson, de Déodat de Sévérac, de Max Jacob. Cet ancien choyé des dieux vivait maintenant , dans Céret,  au fond d’une cour, dans une sorte de bûcher ou de buanderie où des caisses lui servaient d’ameublement. Un grand vieillard, dépenaillé, au pantalon rafistolé d’épingles à nourrice, mais qui gardait son élégance naturelle, son allure de prince et en même temps l’humilité, l’ingénuité et la gentillesse des gens simples. Aucune rancoeur d’être le seul oublié de ce phalanstère d’artistes dont, à l’époque, il était peut-être, à cause de sa fortune, le plus adulé et qui, maintenant, à cause de ses folles largesses, il en était complètement dépouillé.
Désormais, à chacun de mes passages, je m’arrêtais pour saluer ce grand sage et c’était un utile pèlerinage qui, autant de fois, me réconfortait et me donnait raison d’être à contre-courant d’un tel bonheur.


Merci à vous,  humbles appariteurs de domaines dont vous m’avez ouvert les portes. Je pense particulièrement à ce petit artisan électricien de Carcassonne, amoureux obscur de sa vieille Cité,  au pied de laquelle il habitait. Les soirs d’été, après sa journée de travail, il m’amenait dans les lices et, secrètement, comme on ne découvre un bijou de famille qu’aux intimes, il me montrait les portions de rempart ignorées des guides et des touristes, les vrais vestiges que Viollet- le- Duc avait respectés et où se lisaient, superposées ou interverties, les pages d’Histoire écrites avec des matériaux romains, wisigoths et moyenâgeux.
Un jour que je le rencontrai hors de chez lui il me pria presque autoritairement de l’accompagner. Je le suivis derrière sa boîte à outils et ce n’est que parvenu au numéro 53 de la rue de Verdun qu’il révéla  où il m’amenait.
 « Pendant que je ferai le travail qui m’a été commandé, dit-il,  je vous introduirai dans la chambre de mon célèbre client. Il y a beaucoup de gens qui envieraient cette faveur. J’ai mes entrées ici et je vous présenterai comme un ami, vous verrez, vous serez étonné. »

En effet, j’entrai dans une pièce obscure où un homme allongé dans son lit ne se devinait que par contraste avec la blancheur des draps, j’étais en présence de l’écrivain Joë Bousquet, un survivant des hécatombes 14-18, un fantôme, un désincarné, un être surnaturalisé. Je sus mal répondre à son accueil aimable et courtois tellement j’étais intimidé.
Après l’interruption qu’avait dû provoquer mon arrivée, la conversation reprit avec les autres invités de la chambre que je n’avais pas aperçus tellement il faisait sombre en ce lieu. Je demeurai au pied du lit, fasciné par l’étrangeté du spectacle, écoutant cet être immatériel comme on assisterait à un oracle. Quand il nous donna congé,  chacun disparut l’un derrière l’autre dans l’étroit escalier et dans le couloir du rez-de-chaussée.
J’emboîtai le pas d’un de ceux qui avaient assisté à cette cérémonie un peu inquiétante (Joë Bousquet fumait l’opium pour supporter les souffrances de ses infirmités et sa fréquentation pouvait paraître suspecte). Mon compagnon sortait bouleversé de cette rencontre, c’était également sa première visite à l’écrivain malade. Bien que le trajet à la gare, par la route fût assez court, nous parlâmes longtemps, chaleureusement. Une grande amitié naissait. Il me donna son nom et son adresse : Fernand Lequenne,  président du tribunal de Béziers. Depuis ce jour là, à chacune de mes tournées dans cette ville, je retrouvais cet homme du Nord transplanté dans le Midi, un grand corps sec où l’âme était rendue visible par ces deux verres épais des lunettes qui lui aiguisaient le regard. Un roseau pour la santé, un chêne pour le travail, un passionné pour tout ce qu’il voyait, depuis l’herbe sauvage des talus, les planches ordonnées d’un jardin jusqu’au drame cathare de la région qu’il avait récemment découverte, en passant par la médecine avec une incursion chez les peuples Galates.
Souvent nous évoquions notre première entrevue dans cette chambre haute de Joë Bousquet mais il ignorait par qui j’étais conduit, ce jour là. Souvent, dans la Bible, le héros d’un récit est accompagné dans sa démarche par un messager qui disparaît dès sa mission accomplie. Tout laisse croire qu’ils seraient des anges. C’est ce que je pense de ces braves électriciens qui  me menèrent à d’aussi enrichissantes amitiés.


UN REPAS D'OPERA
Il y a des mots riches qui, accrochés à la plus pauvre réalité, donnent à celle-ci un certain apparat : RESTAURANT. Ce n’est plus le cas pour les forcenés de la route à longueur d’année  pour qui ce terme a perdu bien de son prestige. Je m’en estime non pas bénéficiaire mais plutôt victime, que ce soient d’insipides marchands de soupe ou même de grands chefs auréolés d’étoiles.
Malheureusement il faut bien faire étape pour les deux repas quotidiens. Il m‘est arrivé de faire de longs détours, aux heures de midi, pour essayer de trouver une auberge de campagne avec son repas-surprise et une cuisinière qui soigne le passant comme un enfant perdu. En existe-t-il encore ? La prolifération des automobiles a défloré les plus vierges des campagnes et déniaisé leurs naïves hôtesses compatissantes. Il n’est plus question d’accueillir le V.R.P. à la table familiale comme un Ulysse auréolé de son propre Odyssée. Maintenant tout le monde
 a la bougeotte et le représentant de commerce n’est plus, parmi tant d’autres, qu’un de plus qui circule. La cuisinière la plus généreuse ne peut plus traiter ces errants comme le rare passager qu’était l’ancien commis-voyageur. Elle ne coupe plus pour lui sur son propre jambon, elle ne court plus, sur le champ, sacrifier une poule de sa basse-cour, elle ne partage plus le civet de la dernière chasse de son mari. Elle donne un menu passe-partout à ces passe-partout parmi lesquels je suis confondu.
Pourtant, en cherchant bien, en battant les coins les plus perdus, il m’est arrivé de tomber encore sur une auberge qui, si elle a perdu l’innocence de la nourriture, a conservé les grâces de l’accueil.


Une des vallées qui part de Saint-Paul-de-Fenouillet peut faire accéder, par un tortillon de lacets, aux vergers d’Ille-sur-Tet mais sa route est si incommode que presque personne ne l’emprunte. Est-ce pour cette raison que dans ce cul-de-sac le restaurateur est si exceptionnellement accueillant ? Guidé par mon souci de faire l’étape de midi loin des grosses bourgades j’étais donc parvenu jusqu’à ce hameau.
Il était presque treize heures quand je poussais la porte du café-restaurant. La salle était vide. Je m’assis à une des deux grandes tables. J’attendis cinq à six minutes. J’entendais à côté des bruits de couverts. Je frappai dans les mains, aussitôt un homme surgit, la serviette au bras. Son visage rayonnait de considération. Il me contempla comme s’il retrouvait un ami perdu et qu’il allait se jeter à mon cou.
 « Que c’est dommage, dit-il, que vous arriviez si tard, vous auriez partagé notre repas.
De la main il me fit signe de patienter et repartit d’où il était venu.
« Je vais vous dresser un couvert ici, dit-il, en amenant une nappe qu’il agitait comme un drapeau. Ce sera encore mieux , vous allez voir..
En effet, j’allais voir mais j’allais surtout entendre. Il me servit les premiers plats et du seuil de la cuisine il observait dans quelle mesure mon appétit se calmait. Dès qu’il jugea le moment favorable, il se présenta non plus en serveur mais en artiste qui fait son entrée en scène. Ce n’était plus un plat qu’il présentait mais un violon et son archet. Un instant, il se détourna comme les gens polis s’effacent en se raclant la gorge et, discrètement s’assura de la bonne harmonie de ses cordes. Sûr de ses effets il salua dans un grand geste des bras et du buste et se lança dans d’acrobatiques airs tziganes.
Son morceau terminé, il reprit sa serviette sur le bras, desservit et m’apporta le dessert. J’étais tellement ahuri de cette aubade que je n’avais pas de mots pour le féliciter. Mon contentement devait se lire quand même sur mon visage.

Un chanteur d'Opéra

Vous aimez ? Eh bien , je vais vous faire le grand opéra.
Il posa un disque sur un électrophone et, pendant que l’orchestre préludait, il avança avec gravité jusqu’à ma hauteur. Devant la voix féminine qui fusait du haut-parleur il se composait un personnage de plus en plus effacé. Soudain, comme si un projecteur l’avait désigné dans son faisceau, il bomba le torse, ouvrit les bras et sa voix éclata. A l’unisson avec la chanteuse ou dans les entrelacs d’un duo, le chant, en se développant, opérait de plus en plus une magie et quand, au dernier accord de l’orchestre, mon restaurateur salua,  je voyais une silhouette en robe longue se pencher à son côté et, autour d’eux, les murs de cette pauvre auberge, scintiller en décors de théâtre. je m’étonnais de ne pas entendre crépiter les bravos et de me retrouver seul, accoudé à la table d’un café-restaurant de village.Je ne me souviens plus de la composition du menu ni de son prix. Comment pouvais-je le comparer aux autres repas ?
 Je suis sorti de cette auberge aussi ahuri que si, par un fabuleux hasard, un Ali Baba m’avait invité à la table de sa caverne. Ce qui pouvait confirmer mon illusion c’est que l’après-midi, je revis mon fabuleux bonhomme à l’occasion d’un barrage de route. En contre-bas je le reconnus parmi des gens qui s’affairaient avant la mise à feu de l’ouverture d’une galerie de carrière. j'appris alors que mon restaurateur-musicien avait, en plus, cette autre activité de vendre des explosifs.
LE  GITE  D’ETAPE
Le soir, le choix du restaurant prend beaucoup moins d’importance, je dois avant tout me soucier du gîte idéal pour l’étape. L’HOTEL. Encore un mot magique pour les sédentaires. Les « Mille et une nuits » comme un hôtelier voulait appeler son établissement. Pour un nomade comme moi il s’est vite dépoétisé. Je retrouve un peu partout les mêmes tapisseries, plus ou moins fanées ou souillées, les tapis râpés, la lampe à lumière triste, le robinet qui suinte, le placard à odeur de renfermé et ce lit monstrueux qui, souvent, dévore tout l’espace; une chambre d’hôtel n’est faite que pour la nuit.
Je comprends que beaucoup de collègues rôdent dans les rues, les cafés ou les cinémas le plus tard possible pour écourter le temps qu’ils auront à subir dans la chambre d’hôtel avant le sommeil; j’ai connu ce dégoût.
Pourtant, par la suite, cette même chambre d’hôtel est devenu un sasse de recueillement. Je bâcle parfois le repas pour plus vite m’enfermer dans cet habitacle. Ce n’est plus la porte d’une prison que je referme mais celle d’une cellule, d’un ermitage. Je vis là dans une autre dimension. A preuve, cette simple constatation, dans la glace étroite du lavabo il m’arrive de surprendre souvent mon visage et de le découvrir. A la maison, dans les multiples miroirs je me vois plus souvent, jamais je ne me regarde.
Je me couche tôt, parfois dès huit heures et demi. Je lis.  Jamais je n’aurais autant lu si l’on ne m’avait pas enfermé dans les hôtels. La lecture ne m’est vraiment profitable que si aucune autre préoccupation n’a été frustrée pour elle mais, par contre, aucune page de livre ou article de journal n’est aussi bien assimilée et gravée dans ma mémoire que dans la solitude d’une chambre d’hôtel.
L’inconvénient de la lecture au lit c’est la position couchée qui incline au sommeil par l’engourdissement de la chaleur des couvertures ; le texte finit par perdre du champ et au lieu de le lire je me mets à le rêver. Oui, il arrive assez souvent qu’à un certain moment je lis à la fois ce que l’auteur a écrit  et ce que les premiers rêves y ajoutent.
Ce chevauchement de l’éveil et du sommeil, je l’ai constaté une fois, d’une façon très concrète , je pourrais même dire expérimentale. C’était pendant l’hiver 39-40, j’étais de garde dans un cantonnement de munitions et pour occuper ma veille, j’écrivais de longues lettres. Or, cette nuit là,  j’étais tombé de sommeil sur ma page d’écriture. Quand, à mon  réveil, pour reprendre le fil de ma lettre je relus mon texte, quel ne fut pas mon étonnement! Sur les trois ou quatre dernière lignes, presque aussi bien calligraphiées que le reste, ma plume avait transcrit un rêve. Je me souviens qu’il était aussi bien question de locomotive que de pommiers en fleurs. J’ai envoyé ce texte en demandant à ma correspondante de garder ce document pour le montrer éventuellement aux incrédules. Malheureusement,  par le suite, la guerre a tellement brouillé les cartes que je n’ai plus pour preuve que la sincérité de ce témoignage.
            C’est le matin que ma chambre d’hôtel peut devenir un haut lieu, une tour d’ivoire, une forge d’alchimiste, un creuset. Ces jours là, ne serait-ce que trente minutes, je m’obligeais à écrire. Une culture mentale, aussi courte, aussi ingrate, aussi bénéfique qu’une culture physique. J’essayais de transcrire les impulsions reçues la veille ou les jours précédents. Si les grâces de l’inspiration m’avaient été données pendant mes parcours en voiture, dans la bousculade de la rue, au milieu d’une conversation avec un client, devant un visage apparu, n’importe où, n’importe quand, je me gardais de ne rien noter. D’ailleurs ce n’étaient que des impressions, des chocs, un magma. Je laissais se décanter, se prolonger, s’étoffer ou se diluer. Il y avait un travail de pourrissement nécessaire, de « pourriture noble »., d’espoir de germination.
Le matin, dès que  je dévissais mon stylo, je savais que je retrouverais peu de chose et que, souvent, au lieu de la plantule espérée je ne remuais que de la terre ou n’apparaissaient que des herbes communes. Tant pis!  A force de retourner le champ je finirais, pensais-je, par découvrir le trésor. Parfois, en m’échauffant,  la plume se mettait à courir toute seule. Avais-trouvé le filon ? Etait-ce la bonne foulée et le bon rythme ? Le miracle allait-il s’accomplir ?
Ce que j’entrevoyais était trop beau. Il ne fallait pas se précipiter ni rien gâcher. Je m’arrêtais de peur de travailler à vide. je voulais d’abord savourer l’ineffable, je me laissais l’espoir de mieux embrasser ce que j’entrevoyais. Demain je repartirai de là. Et le lendemain c’était le même cheminement difficile, c’était cette même pompe que je peinais à amorcer et cette même peur quand je sentais tressaillir l’eau de la source. Chaque matin j’étais  comme celui qui verrait partir Elie sur son char de feu, qui s’essoufflerait à vouloir le suivre et qui ne retiendrait qu’un simple fragment de son manteau.
                                               Il arrive qu’à fréquenter les mêmes hôtels je finissais par mieux connaître l’hôtelier et que je prenais plaisir, le soir, à bavarder avec lui. Jamais je ne retrouverai mon causeur de Perpignan.Il était arrivé d’Indochine, dans le dernier reflux des colons français, après le raz de marée de Dien-Ben-Phu. Un tourangeau quadragénaire, d’une ligne bien tourangelle, du même style que ses châteaux. Un peu raide dans ses manières, le pli encore visible de sa lignée modeste et villageoise. Deux yeux bleus hautains, un vrai blason, le regard du noble mépris.
Que faisait-il toute la journée ? Je me le suis souvent demandé mais , le soir, il se régalait d’attendre ses clients. Je le trouvais presque toujours à sa caisse, un habitacle aménagé  sous l’escalier d’où il apparaissait par un guichet. C’est de ce castelet que mon provoquant guignol lançait ses premières questions ou que, silencieux, il me considérait avec ironie.                                            Si j’étais tellement attiré par la conversation de cet homme c’est peut-être que je retrouvais dans mon interlocuteur cette face secrète de moi-même que je m’obstine à masquer. Un sphinx survenu en travers de mes habitudes de penser et qui se régalait de me contrarier. Chaque fois que je portais un jugement il y jetait son contrepoids, que je suggérais une solution  il démolissait ma construction, que je rêvais d’une hypothèse, il y versait l’acide de son ironie et n’en faisait qu’une fumée. Il est vrai que nous avions adopté l’un et l’autre une attitude contradictoire et c’est peut-être pour cette raison que nous prenions tant de plaisir à nos débats. Quand il parlait au nom de la clarté de Voltaire, je lui opposais le charme de Rousseau, quand il exaltait l’activité de Napoléon, j’admirais la sérénité d’un Gandhi, quand il annonçait l’apocalypse, j’appelais  les lendemains qui chantent. En réalité j’avais trouvé le meilleur avocat de cette autre partie de moi-même qu’il savait si bien mettre en valeur.
La discussion durait souvent très tard et c’était ma nécessité de sommeil qui me faisait quitter le premier ce champ clos.. Si, au lit, je m’endormais,  aussitôt ce remous d’idées devait encore tourbillonner et inquiéter mon esprit. Le matin, lorsque je descendais, je retrouvais au pied de l’escalier le sourire impitoyable de mon démon de la veille. L’avais-je ébranlé ou triomphait-il ?
Je me rappelais l’observation faite par mon directeur qui avait assisté à mes débats avec la clientèle et qui m’avait dit : « Vous poussez sans doute très loin votre argumentation mais il vous manque le pouvoir de décision. Vous ne savez pas conclure à votre avantage. »
Rien ne sert d’avoir raison ni de convaincre ni d’être apparemment le plus fort sans , à la fin, cet engagement définitif qui vous fera occuper le terrain. Mais tout le plaisir de mes discussions avec mon hôtelier n’était-il pas dans cet affrontement d’idées où il n’était pas question de convaincre comme dans les joutes de la vente ?
                                            Si le fait d’être voyageur disperse, celui de faire du commerce rassemble, du moins dans les mêmes hôtels et autour de leurs tables d’hôte.
Avant que je prenne la route j’avais de mes collègues la même idée que la plupart se faisaient d’eux à l’époque et, peut-être se font encore maintenant du représentant de commerce. Un personnage de comédie, toujours costumé en dimanche, le verbe haut, l’air rigolard, installé dans sa profession comme on s’étale dans un fauteuil. A dire vrai, j’ai cru reconnaître, dans de vieux routiers, quelques Gaudissard mais c’étaient les rares échantillons d’une espèce disparue.
Je n’ai jamais bien su les limites de ce que le sigle V.R.P. englobait:Voyageur-Représentant- Placier. Ces vocables sont si vagues, ce maquis si touffu qu’on peut y cacher n’importe qui , pour faire n’importe quoi. Les trop riches y masquent d’encombrants revenus et les démunis en couvrent leur misère. La police qui se méfie de cette profession et de ses métamorphoses avait établi pour les V.R.P., à l’instar des putains, une mise en carte. En dépit ou à cause de cette précaution c’est souvent sous cette étiquette que vagabondent les mauvais garçons. Parait-il!
        Pour ma part je n’ai rencontré ni ces derniers ni non plus les premiers nommés. En revanche il m’arrivait plutôt de rencontrer des besogneux dans mon genre et qui ne s’accommodaient pas toujours de leur position.
Je pense particulièrement à ce trop brave garçon qui, par son excès de gentillesse, ne pouvait que souffrir de son état de vendeur. Imposer sa camelote à un client qui ne la désirait guère et concurremment à celle de collègues qu’il ne voulait pas chagriner. La première fois que je l’ai vu, je me trouvais dans la boutique d’un client, je parlais avec celui-ci, près de la porte d’entrée, ce qui nous permettait de regarder l’un et l’autre au dehors. Au dehors, une promenade, sur cette promenade un banc et sur ce banc un homme qui nous tournait le dos. Par plusieurs fois, l’homme, discrètement, jetait un coup d’oeil dans notre direction et reprenait sa première position. A un moment nos regards se croisèrent, il nous fit, dans un large sourire ,de grands signes avec la main.-Vous vous connaissez ? me demanda le client
-Non, répondis-je et vous ?
-Moi non plus.
Plus tard, j'appris, par lui-même d’ailleurs, que cette mimique signifiait : « Prenez en à votre aise ! J’attendrai le temps qu’il faudra sur ce banc. Excusez-moi de me conduire, même de loin, en intrus. »
                    Pendant plusieurs années j’eus assez souvent l’occasion de le rencontrer. Chaque fois,  j’appréciais sa franche et chaude amitié mais aussi j’éprouvais un malaise. J’étais en  présence de la caricature de mon propre personnage : Un naïf égaré au milieu des malins. Lui, s’obstinait à croire que la bonté ne pouvait que triompher. Il n’avait pour arme que ce sourire qu’il exagérait à plaisir , un sourire de plus en plus crispé qui finissait en grimace. Battu il avouait que son concurrent avait dû être meilleur mais il repartait avec une même ardeur. Je le voyais courir, la serviette à bout de bras. Dérisoire chasseur de papillons.
De temps à autre il connaissait des moments de dépression et c’était pitié de le voir ainsi découragé. Un jour d’été, j’étais en train de déjeuner dans un restaurant bourré de touristes quand il se présenta à la grande porte qui dominait la salle. Il demeura un moment sur le seuil, observant les uns après les autres ces vacanciers attablés quand, tout à coup, il m’aperçut. Levant les bras il s’écria d’une voix tonitruante : « Malheureux ! Malheureux homme ! Que fais-tu dans ce pays où des travailleurs comme nous n’ont plus rien à faire  ? » Les dîneurs interloqués avaient tous dressé le nez de leur assiette et regardaient dans un silence inquiétant la silhouette apocalyptique de ce trouble-fête. Je lui fis signe de venir s’asseoir à ma table  et la rumeur rassurante de la salle, un moment interrompue, recouvrit la scandaleuse entrée de mon collègue.  Mais, en tête à tête il continuait à manifester  son désarroi et son découragement. Je dus m’employer à lui redonner confiance : « Nous ne sommes pas les plus à plaindre ,finissais-je par lui dire, même dans notre profession. »Après mon commentaire je vis dans ses yeux s’allumer une flamme de contentement; Il me lança : « Tu as raison, je viens d’ailleurs de le constater pour mon propre compte. » Il ravala sa salive, se composa un visage et tout à trac entra en scène : « Figure-toi que samedi dernier, à mon retour de tournée, j’étais en train de déjeuner quand la sonnette retentit. Seul dans l’appartement je me rendis à la porte d’entrée, la serviette de table à la main. A peine eus-je ouvert qu’un individu, après les salutations d’usage, me lança au visage ses titres et qualités :  « Je suis le représentant de la plus grande compagnie d’assurance dont le capital vient d’être considérablement augmenté, vous avez pu vous même l’apprendre par la presse.... » Pour être plus persuasif il me braquait sa mitraillade de paroles entre les deux yeux et devant un tel assaut je reculais dans le couloir « ....Vous n’êtes pas sans savoir que l’assurance-vie est devenue pour tout chef de famille une obligation morale et je suis persuadé que depuis longtemps vous y avez souscrit, cependant .. »Je m’aperçus alors que sous la furie du démarcheur j’avais franchi, à reculons, toute la longueur du couloir. Allait-il me faire reculer ainsi jusqu’au réduit de la cuisine ? Est-ce qu’un représentant aurait un tel pouvoir sur un autre représentant ? Celui-ci était-il capable de réussir en une visite ce que je n’obtiens pas après un dixième passage ? « ..Cependant, dans votre propre intérêt et celui de votre famille, je vous demanderais.. »- « Stop ! lui criais-je en cessant de reculer. Eh mais ! N’étais-je pas maître chez moi ? « STOP! »  que je lui ai fait .Et se revoyant devant son agresseur il s’était mis à hurler des « stop! » impératifs qu’il accompagnait d’un rire si sonore que tout la salle du restaurant  se tut à nouveau et regarda dans notre direction. De plus en plus intrigués, les touristes se demandaient comment cet énergumène, après ses imprécations de tout à l’heure, pouvait maintenant étaler une euphorie aussi démonstrative.
                     Par la suite, chaque fois que je le rencontrais, soit au milieu de collègues, soit en présence d’un client commun, je lui faisais répéter son histoire. Il suffisait de peu pour la déclencher. Elle se déroulait avec les mêmes mots, les mêmes mimiques et surtout se terminait toujours par ce même  « stop! » libérateur qu’il lançait avec un éclatement de soupape.
Maintenant, avec le recul du temps, je me demande si cette anecdote rabâchée ne s’était pas transformée aussi bien pour mon complaisant compère que pour moi-même en un mimodrame. Elle permettait aux deux-solliciteurs-malgé-eux que nous étions de libérer cette pression de rebuffades, d’avanies et de mépris qu’inconsciemment, tous les jours, nous accumulions et qui finissaient par nous étouffer.

La convivialité d'une table d'Hôte

 Un usage qui se perd de plus en plus chez les restaurateurs, celui de la table- d’hôte pour les voyageurs, comme s’ils étaient parqués à une table particulière. J’ai connu de tels rassemblements. Il se formait alors des bandes qui, comme certains oiseaux, se déplaçaient par compagnies et s’abattaient, une semaine, autour d’une table d’hôte et qu’on retrouvait, orientés par quel instinct ?, presque au complet, quinze jours plus tard, autour d’une autre table d’hôte. Pour créer ce phénomène, le fait de la table commune ne suffit pas, il faut à l’intérieur du groupe, non pas un chef de bande mais un ténor qui donne le ton, un tempérament en survoltage, même une simple anomalie qualitative qui en fait un catalyseur.
Le mien (car, au début, j’avais été embrigadé d’office dans une de ces bandes) était un garçon d’une trentaine d’années, court sur pattes, le poil rare, la tête chercheuse et le nez en chien de chasse. Des yeux quelconques mais pétillants d’appétit et,  par le truchement de la brillance de ses lunettes -car il était myope - toujours générateurs d’oeillades et d’éclairs. Il faisait feu sur tout jupon et il salivait rien que d’entendre le claquement de hauts talons dans un couloir.
Le soir, il nous emmenait dans quelque tripot et il laissait à l’initiative de chacun le soin de
continuer sa propre aventure. Nous rentrions par groupe ou isolément. En raison de mon appétit  au sommeil j’avais vite regagné ma chambre mais dans la nuit ou parfois même à l’aube, j’entendais des rires et des chuchotements, c’était le retour des plus aventureux .
.
Le lendemain , à table d’hôte, chacun faisait le récit de son épopée nocturne. Notre animateur riait généreusement et glorifiait chaque exploit mais sa chasse était toujours la plus écoutée car la plus inattendue, la plus mouvementée et toujours la plus gauloise.
                                                       Nous vivions ainsi dans un climat de gaminerie continuelle et où les plus chevronnés gardaient l’âge mental et social de la caserne. Si, par hasard, dans un week-end ou à l’époque des congés, je rencontrais un collègue avec sa famille , j’étais étonné de le voir ainsi transformé en respectueux et digne père de famille. Je le sentais écarté dans un petit monde où je n’avais pas accès. Ses tournées reprises il perdait à nouveau sa dignité et son éloignement. En retrouvant le groupe il retrouvait l’anonymat et la solidarité. Il se déshabillait de son apparence sociale, il redevenait ce qu’il était, souvent un gosse, un trousseur de filles mais aussi un camarade.
LA  CHASSE - AUX - PIERRES
Toute profession découvre souvent chez ceux qui l’exercent, un violon d’Ingres. Pour moi, dès mes premiers voyages et dès l’acquisition de mon bout de jardin d’agrément, ce fut la chasse-aux-pierres.

Une allée du jardin pavée à la romaine avec les trouvailles de la chasse aux pierres

Si vous veniez un jour dans mon jardin,  vous verriez, disposées en bordures, en chemins, en dalles, en margelles, en stèle, en dolmen, en gravier même, toutes les variétés de pierre de la région que je prospecte. Je ne suis pas un bâtisseur comme l’a été mon illustre devancier le facteur Cheval. J’aime chasser la pierre pour elle-même. Elle me plaît ou non et c’est seulement après coup que je lui trouve un usage.
Cette entreprise, ce sport, cette quête ne sont compatibles qu’avec certaines conditions de voyageur. Tout d’abord rayonner dans une région diversement pierreuse comme la mienne, ensuite battre un secteur ni trop restreint ni trop vaste et enfin le parcourir, pendant plusieurs années,  dans un circuit régulier. Autrefois les anciens collègues se déplaçaient par le train et ne disposaient pas de voitures automobiles. Grâce à elles nous avons la possibilité d’enlever les pièces les plus lourdes et de les acheminer à pied d’oeuvre. au lieu d’emprunter les grandes voies d’accès nous pouvons nous enfoncer dans le pays par des routes secondaires  et même fouiller le moindre chemin pourvu qu’il soit carrossable. La fréquence des passages me permet de choisir des jours et des heures plus favorables. Car, soit dit sans forfanterie, il faut acquérir une technique de la chasse et bien des jeunes collègues, dans ces mêmes conditions idéales, pourraient revenir bredouilles.
Quand,  à la fin de ma tournée, le jour de la rentrée au domicile, je décide de me mettre en chasse je quitte la route principale et, conservant le cap du retour, je m’engage dans des voies parallèles. Je ralentis alors l’allure de la voiture mais en gardant une certaine vitesse , tout d’abord pour balayer du regard sommairement les abords et aussi pour ne pas trop gêner les usagers de la route ni leur paraître trop suspect .Suivant la conformation du terrain je porte mon attention sur l’un ou l’autre des bas-côtés mais il est préférable d’observer le côté droit qui sera plus propice à l’enlèvement. Comme les chercheurs expérimentés de champignons se guident à la nature du pied des arbres, à l’aspect des mousses et à mille autres détails,  certains indices m’indiquent que telle portion de route est plus propice à ma recherche et c’est alors que je ralentis davantage et que mes yeux fourragent fossés et talus. Top ! j’ai cru deviner, dans un nid d’herbe, une large pierre plate de couleur rouge. Il ne s’agit surtout pas de freiner brusquement ou de faire une trop spectaculaire marche arrière et de se précipiter sur la trouvaille. Je note le lieu,  j’établis des repères et, dans un deuxième ou troisième passage je m’en approcherai avec plus de naturel. D’abord dans une courte halte j’examinerai l’objet. Est-il digne de ma convoitise ? Sa taille, son poids, son volume conviennent-ils ? Son originalité n’est-elle qu’apparente ? Est-ce un endroit propice à l’enlèvement ? Serai- je suffisamment à l’abri des regards indiscrets ? La proximité de la voiture me permettra-t-elle de charger sans trop de peine ?
Cette lente et patiente préparation nous est sans doute donnée par la technique que le voyageur de commerce emploie avec ses approches pour la vente . Même si le client est connu depuis longtemps ou peut-être même parce qu’il est trop connu, à cause des habitudes, le vendeur devrait passer beaucoup plus de temps à préparer sa vente qu’à la faire. C’est une leçon qui est maintenant enseignée et qu’à cette époque on apprenait à ses dépens.
 Après tous ces préambules il faut se décider à l’enlèvement. Les périodes de cette chasse ne sont pas réglementées comme celles du gibier mais elles ne sont pas moins délimitées.
Bien que je ne fasse, presque toujours, qu’emporter un morceau de roche sans valeur vénale je la soustrais forcément d’une propriété privée ou publique et du fait que je m’y intéresse, aux yeux des autres, je la valorise. C’est pour cette raison qu’il faut éviter d’opérer dans des temps où ce danger est constant. Ainsi pendant la transhumance des mois de congés qui disperse une partie de ses migrateurs en dehors des grandes voies d’estivage. De même la grande saison des travaux agricoles, qui varie suivant les récoltes, est encore plus néfaste. Les champs, les prairies ou les vignes sont alors remplis de guetteurs, plus vite alarmés que les touristes et qui déclenchent l’éveil général dès qu’un intrus s’arrête , surtout s’il se baisse et, pire encore, s’il emporte quoi que ce soit, ne serait-ce qu’une épingle.
Je choisirai,  par exemple une belle journée de novembre pour procéder à l’enlèvement de la pierre repérée .J’arrive sur le lieux à une heure où, en principe, les paysans ont regagné leur ferme. Quant aux cantonniers, ils sont si peu sur les routes que je n’en ai pas souci.
Je m’arrête, le regard panoramique, celui de l’automobiliste qui sait jouer à fond de son rétroviseur. Je descends. Le vide, le calme et le silence déclenchés par l’ouverture de la portière ne sont peut-être que le signe d’un repli prudent. Celui de la sournoise araignée pour la folle mouche qui, inconsciente, vient de buter dans sa toile invisible. Afin de rendre mon arrêt plus justifiable à la méfiance que je soupçonne je fais ou je simule l’acte le plus naturel qu’on peut attendre d’un étranger qui, en plein champ, descend de sa voiture. Ce qui me permet, en dehors de mon habitacle, tout en pissant dans la nature, de la mieux observer encore.
Rien de suspect. Il faut faire vite. Tout à l’heure, avant de me trouver sur le champ d’opération, pour ménager la place nécessaire, j’ai réglé l’écartement des sièges, j’ai peut-être soulever les coussins des places arrière. J’ai pris la précaution de descendre du côté concerné et même d’ouvrir l’autre portière, celle qui établit un double paravent pour un observateur qui, dans les deux sens, surgirait en enfilade.
Et l’acte s’accomplit. C’est le plus haut moment de la chasse, comparable à cette joie sauvage du pêcheur qui ferre son poisson  ou mieux celle du Don Juan qui enlève sa nouvelle bien-aimée. C’est un mouvement rapide, un arrachement, une violence, un viol. Un geste mâle qui ne se décompose pas et que la passion déclenche dans un éclair.
Je me retrouve au volant d’une voiture qui a démarré dans l’élan du rapt. J’ai vite débouché sur la Nationale où je me noie dans le flot des passagers. J’ai repris l’anonymat des autres usagers de la route. Cependant, de temps en temps, à l’occasion d’un ralentissement ou d’un arrêt , je me retourne sur ma prise, elle repose encore luisante de sa terre-mère, lumineuse, originale, unique. aussi fier d’elle que les astronomes de leurs pierres de lune.


Même pendant mes loisirs du week-end je continuais à me laisser gagner par cette quête des pierres. Celle qui est désormais le monument le plus vénérable de mon jardin fut acquise en plusieurs étapes. La première fois que j’ai deviné sa présence, elle affleurait au sommet d’une éminence de terrain vague. Ma petite famille, ce dimanche là, avait décidé d’aller se promener dans la région du Lauraguais que, malgré sa proximité de notre domicile, nous n’avions jamais explorée.

Après avoir évoqué cette stèle
dans ce même site, au tome 1 de :
"Qu'as-tu fait de ta jeunesse ?" au
chapitre : "l'incendiaire",
sur le plan magique des "Alchimistes",
la voici ici, à titre historique,
dans la réalité de sa véritable
découverte

Ce sont les enfants qui, connaissant mon désir d’accaparer des pierres de toute sorte  pour l’aménagement du jardin, me signalèrent ce « gros caillou » qui affleurait du sol parmi la végétation sauvage du lieu, loin de toute agglomération. J’eus d’abord une moue de mépris pour ce que je prenais de loin pour une simple saillie de roche. Pourtant, en m’approchant je remarquai la forme originale de l’arrondi qui émergeait du sol. Comme je voulais me rendre compte si cette ligne courbe continuait sous terre, aidé d’un bâton, je creusais de part et d’autre et constatais qu’en effet  s’amorçait la figure d’une courbe de l’épaisseur d’une demi-main.  Mon bout de bâton ne pouvait  que malaisément  faire progresser mon travail et je constatais  qu’il n’avait guère donné de résultat si ce n’est d’avoir mis un terme à la patience de ma femme et à celle des enfants.. Je dus interrompre ma fouille en me promettant de revenir, seul et mieux outillé,  pour  une telle entreprise.
Quelques jours plus tard je quittais la route de mon trajet de tournées habituelles pour retrouver dans le Lauraguais le monticule où j’avais amorcé ma fouille du dimanche précédent. J’avais laissé ma voiture dans un chemin de terre avoisinant et j’escaladai le monticule, emportant les outils amenés pour mon travail de terrassement.
Le creusement fut relativement aisé mais je m’étonnais, à chaque coup de pioche et à chaque pelletée de terre mélangée aux détritus, de ma découverte. D’abord apparut un cercle de cinq à six centimètres d’épaisseur et de trois centimètres de large, d’un gré relativement tendre, taillé assez grossièrement. Il se prolongeait par un fût rectangulaire qui était fiché en terre sur une profondeur de cinquante centimètres environ.
Quand j’eus dégagé l’ensemble j’ai réussi, malgré son poids, à le faire pivoter et à me rendre compte que, sur les deux faces du disque, étaient gravés des signes qui pouvaient représenter un fer de lance, une truelle, un soc d’araire ou tout autre symbole. Sur la face opposée était sculpté  sur toute la hauteur de l’ensemble ce que je pris d’abord pour une croix mais dont les extrémités rappelaient la stylisation de la fleur de lis.
Je contemplais ma découverte avec admiration et je me sentais bien payé de ma peine. Craignant qu’un passant s’empare de ce que je venais de mettre à jour,  je dispersai dans les environs la terre que j’avais accumulée et je comblais l’excavation de branchages et même d’un fagot d’épines pour rendre ce lieu plus inabordable. Car j’avais l’intention de revenir au plus tôt pour contempler cette merveille.
     Pendant la semaine qui suivit mon expédition, j’ai repris mon travail habituel  auprès de ma clientèle et je me retenais beaucoup de ne pas évoquer chez l’un ou l’autre ma prodigieuse découverte. Je me suis contenu longtemps jusqu’au jour, où  à table d’hôte, devant des collègues connus et même devenus des amis, je n’ai pas pu retenir plus longtemps mon secret. Mon histoire suscita aussitôt chez eux un intérêt que je lisais sur leurs visages. Les yeux pétillaient de curiosité, les questions fusaient. Comme j’avais évoqué la forme circulaire de la stèle et que le lieu de la découverte se situait en Lauraguais, l’un des collègues, féru d’histoire locale, déclara tout de go : « C’est une croix cathare ! » Cette déclaration échauffa aussitôt les esprits, l’intérêt pour ma trouvaille prenait de plus en plus d’importance.
En effet, nous étions dans cette année où la télévision diffusait une émission historique sur la «  Guerre des Albigeois » dont les hauts faits se déroulaient dans la région et que témoignent toujours les ruines des forteresses moyenâgeuses juchées sur les hauteurs de l’Ariège et de l’Aude et qu’un historien dénomme : « Les citadelles du vertige »
Il y avait longtemps que dans le coeur des Occitans couvaient les cendres toujours chaudes de cette guerre des gens du Nord contre ceux du Midi. L’évocation télévisuelle de ces drames anciens avaient soufflé sur les flammes de cette résurgence et elles se manifestaient, à cette table d’hôte, par des questions les plus pressantes. :
 « Es-tu  sûr que le haut de la pierre a la forme d’un disque ? « Est-il prouvé que les cathares avaient adopté cette forme de croix ? « Le Lauraguais a-t-il été un lieu privilégié de cette guerre des Albigeois ? « Cette pierre a-t-elle bien l’aspect d’un matériau de cette époque ? »Je n’étais pas le seul à donner réponse à cet assaut d’interrogations. C’était à celui qui se référait à une déclaration du film télévisuel, à la lecture récente  d’un ouvrage spécialisé sur ce sujet, aux récits des gens du lieu. La plupart des intéressés finirent par déclarer :
  « Pourrait-on se rendre sur place avec toi ? »
J’avais secrètement désiré faire participer mes collègues à cet enlèvement mais je n’avais pas osé leur proposer :
« Sachez, leur répliquai-je, que l’abord n’est pas facile et une voiture de touriste comme les nôtres n’est pas capable d’accéder à un terrain aussi accidenté « Qu’à cela ne tienne, lança un voyageur de pièces automobiles, mon quatre/quatre est capable de franchir les pires fondrières »En cinq sec quatre volontaires furent choisis pour se rendre sur les lieux de ma trouvaille et pour m’aider à la hisser de son trou, de la transporter dans la camionnette  du grossiste en pièces automobiles, de l’accompagner dans le périlleux trajet de la descente du mamelon et enfin de la déposer sur les coussins de ma propre voiture.
Nous décidâmes aussitôt de fixer la date de notre rencontre et du lieu de gîte d’étape pour les quatre désignés à cette opération. Naturellement, pour éviter toute curiosité préjudiciable à un tel enlèvement, celui-ci serait opéré nuitamment. Nous avions poussé  la minutie dans nos préparatifs en choisissant une nuit sans lune.                                                  Dès que je fus en possession de la  « pierre » et que je l’eus installé au coeur de mon jardin je voulus en savoir davantage sur ses origines. Je pris des photos de chacun de ses aspects et les communiquai à un professeur de faculté, spécialisé dans l’étude des antiquités. Il m’apprit que j’étais en possession d’une stèle funéraire discoïdale d’avant l’ère chrétienne , qu’elle portait sur une face non pas une croix mais la représentation de l’iris, fleur bénéfique des morts. Pour l’autre face les signes  gravés dans la pierre restaient mystérieux.
En réponse à mes questionnements sur l’emplacement insolite de cette stèle funéraire il me suggéra cette hypothèse : « Dans cette région traversée à cette époque par plusieurs civilisations, de tels vestiges ont été dispersés un peu partout. Peut-être dans votre cas, c’est un agriculteur qui a voulu débarrasser son champ d’une pierre gênante et qu’il l’a transportée dans cette décharge en compagnie d’autres encombrements. »
Naturellement, comme mes collègues, j’étais un peu déçu de ne pas avoir trouvé une « croix cathare », d’ailleurs excessivement rare, mais cette stèle  funéraire qui remontait encore plus loin dans le temps, avec la touchante maladresse de sa sculpture, avec ce signe bénéfique de la fleur d’iris et aussi ces autres signes mystérieux, me rattachaient plus, qu’avec les Cathares, à un passé beaucoup plus lointain, beaucoup plus profond et qui me liait davantage avec le monde d’un au-delà.
Quelques années plus tard, j’envisageai de lui rendre sa fonction d’origine, c’est à dire qu’après ma mort mes cendres soient déposées à son pied. Cependant, en raison de la mobilité actuelle des familles je crains fort que ce soient des étrangers qui, plus tard, occupent les lieux.
Si j’avais vécu un ou deux siècles plus tôt j’aurais désiré que mes cendres fassent partie d’un cimetière de campagne, une terre bénite, autour d’une très vieille église qui veille sur ses morts comme une mère poule couvre de ses ailes ses poussins. Aussi , en cas de perte de propriété familiale,  que la stèle que mes collègues voyageurs ont acheminé ici, prenne le chemin de ce jardin municipal qui porte désormais mon nom, associé à celui de Gérard Briane, le bio-géographe qui a participé avec moi à sa création. Qu’à jamais mes cendres et cette stèle, parmi la collection de plantes sauvages qui l’habitent, témoignent alors de ma passion de la flore et de celle des pierres dont cette stèle en est le plus la plus noble image.
LE  MENDIGOT

Pour être objectif et sincère il fallait admettre les bons côtés de ma condition malgré la philosophie que j’essayais de me faire, il n’en restait pas moins que la honte finissait par envahir mes joies les plus innocentes et que mon amertume en gâtait le plaisir;
Quand pour l’administration ou pour quelque enquête la question de la profession m’était posée, j’éprouvais, à chaque fois, la même gêne. Il m’aurait été plus aisé de répondre « sans ». Au moins j’aurais pu paraître disponible à n’importe laquelle. Celle que je pratiquais n’avait pas d’identité bien précise ou plutôt n’osait pas l’avouer. Les annonceurs qui, chaque jour, dans les colonnes d’offres d’emplois, battent le rappel des candidats à la vente, ménagent prudemment leur susceptibilité. S’ils ont besoin de cuisinières, de soudeurs ou d’aides-comptables ils n’ont pas peur de faire allusion à la réalité de la profession parce que tout métier  a son originalité et sa noblesse. Dans notre cas ils interviennent avec beaucoup de ménagement et d’hypocrisie. Toutes sortes de périphrases masquent l’inanité de la profession : « Vous qui aimez les contacts humains.....Devenez inspecteurs, délégués, attachés, détachés, promoteurs, animateurs....... » Bref, n’importe quoi  sauf vendeurs .

Souvent, parvenu au coeur d’une bourgade, j’hésitais à sortir de ma voiture avec mon carnet de commandes et mes catalogues pour traverser l’organisation de la ruche d’un village. Chacun est à sa place. Indispensables. Même sur les bancs publics, ces vieillards immobiles qui conservent un droit de regard sur le travail de leurs cadets. Je suis le bourdon de la ruche, celui qui trouble la belle ordonnance des ouvrières. Il me prend alors l’envie de marcher sur la pointe des pieds. La pire situation : Se mettre en quête du client sur un chantier . Dès que j’approchais j’éprouvais le même respect et la même gêne que si je dérangeais un musicien en plein concert. En effet l’orchestre est au complet dans une bâtisse en construction. Avec mon costume trop propre, ma cravate et ma ridicule serviette à bout de bras j’ai l’air si inattendu. Je suis hors mesure, je casse le rythme.
« L’électricien ?- Montez au deuxième .Je me hisse par les échelles à l’étage. Des plâtriers sont obligés de pousser leur baquet pour me laisser le passage. Des carreleurs me font un pont de planches pour traverser la chape encore toute fraîche d’une mosaïque.- « L’électricien ?On me regarde avec étonnement, on me détaille de la tête aux pieds. Quel rapport puis-je avoir avec un des ouvriers du bâtiment ?
Enfin je me trouve en vue de mon client. Il est entrain de repérer un fouillis de fils multicolores. Si attentif ! Ai-je le droit  d’interrompre sa réflexion ? J’attends qu’il veuille bien se retourner. Heureux s’il ne m’accueille pas avec une grimace d’impatience.
J’envie certains de mes collègues qui, eux, sont d’une aide quelconque à leurs clients, qui leur apportent un matériel dont ils sont les seuls distributeurs ou même qui assurent la moindre assistance technique.
Aujourd’hui il n’a que des soucis de cables et je suis obligé de lui parler de lampes. Des ampoules, sa boutique a les rayons qui en débordent. C’est d’ailleurs sa femme qui s’occupe de ces bricoles. Je suis aussi persuadé que lui de l’inutilité de ma démarche mais j’obéis aux prescriptions données et je prends contact avec tous ceux qui sont plus ou moins susceptibles d’écouler mon produit. Mon rôle   -pour lequel je suis payé - est de l’em... ou de le séduire. Dans les deux cas je suis un gêneur.
Ce chantier est une maison de travail qui est, à sa façon,  une maison de prières. Et moi je suis un des vendeurs du Temple.
Je ne trouve pas de place dans le concert du travail, en ai-je au moins une dans la distribution ? Suis-je un maillon indispensable dans la chaîne qui va du fabricant au consommateur ?

Ma pire déconvenue fut de me rendre compte que, même dans ce corps commercial où j’aurais dû avoir une fonction propre je battais l’air comme un membre superflu. En effet, dans le secteur qui m’avait été confié je trouvais un autre représentant qui, agent d’une société du même groupe financier, distribuait les mêmes articles sous la même marque aux mêmes clients. Aussi, quand je me présentais pour la première fois,  ceux-ci me prenaient pour une doublure dont ils se débarrassaient facilement soit avec compassion soit avec mépris.
J'appris assez vite que je me superposais non seulement à un collègue mais à plusieurs  qui, sous des marques différentes et de même renom, vendaient le même produit au même prix. Comment pouvais-je justifier auprès du revendeur ma démarche qui ne lui apportait  ni une marchandise différente, ni un prix plus bas, ni une qualité supérieure , ni une diffusion plus aisée ?
Et  si encore nous ne nous rencontrions chez le revendeur qu’entre voyageurs de même marque et qu’entre concurrents d’une fabrication identique ! Ca ne suffisait pas , il fallait encore compter sur les représentants de nos propres grossistes qui,  paradoxalement, avaient la possibilité de vendre moins cher que les fabricants.

Comment, dans une telle confusion, dans une telle absurdité, les circuits commerciaux ne se détruisaient-ils pas d’eux-mêmes ?                  
Dans cette période d’après-guerre la demande était suffisamment pressante pour ne pas trop dépasser l’offre mais il fallait que le marché d’alors fût une mer qui portât bien pour laisser flotter le barboteur que j’étais.
A cette époque le commerce était considéré comme une fonction minorante et c’était une déchéance pour un diplômé de déboucher sur la vente. Celle-ci était l’affaire des débrouillards qui devaient en apprendre, seuls, la pratique et qui croyaient avoir découvert un code secret et personnel alors qu’ils tiraient les ficelles les plus usées.
Pour ma part, j’étais embrigadé dans une agence régionale qui devait guider ses agents vendeurs. Malheureusement les directeurs étaient souvent recrutés dans le rang et gardaient une mentalité de caporaux de carrière. Inconscients de l’évolution du nouveau commerce ils nous inculquaient leurs habitudes de vendeur à la sauvette avec leur élémentaire panoplie de petites ruses, de petites courbettes, de petite science et aussi de bien petite considération de soi.

De temps en temps émanaient des services du siège de la Compagnie des directives  où je devinais  que nous devrions, au contraire, nous élever au niveau des grosses entreprises, des grands installateurs, des grossistes et prendre contact avec les administrations et les architectes. Personne,  cependant, ne pouvait nous donner une politique précise, il fallait nous accommoder de toutes ces contradictions, de ce système inorganisé, de cette mécanique mal ajustée où les rouages s’engrenaient  par hasard et sans logique.
Il en ressortait une impression de ne pas être utile à la maison qui nous employait et encore moins aux commerçants que nous visitions. Pour mettre ma conscience de salarié en règle je me faisais un devoir de prospecter suivant les prescriptions données par le chef d’agence bien que je fusse persuadé de l’inefficacité de mes démarches. Je devais au moins justifier mes frais de route dont j’alignais la folle liste à la fin de chaque mois et dont j’avais honte devant mon employeur. Je n’étais guère plus fier vis à vis de mon client à qui souvent mon intervention n’entraînait pour lui que des prix plus élevés et une livraison plus tardive. Il fallait ou surprendre sa bonne foi ou faire appel à son bon coeur . La pitié. Cette phrase infamante que beaucoup de commerçants jettent aux voyageurs qui les sollicitent : «  je vais quand même vous marquer le passage . »

Un mendiant quêteur

Je me revois ces vendredis matins, à Perpignan, où les mendiants se présentaient chez les commerçants et qui, sur le seuil de la boutique, attendaient une pièce de la pile aménagée pour eux sur le comptoir. La comparaison alors était frappante. A part le fait qu’ils se tenaient à l’extérieur et que j’avais le privilège d’être accepté à l’intérieur, à part que le costume de leur emploi consistait en guenilles et que le mien comportait une cravate, nous jouions l’un et l’autre le même rôle. Nous attendions aussi patiemment, aussi humblement, aussi gratuitement une même aumône.


Comme ces mendigots que la Société a toujours traînés à ses basques, j’avais conscience de mon état de parasite qui n’apporte rien à la communauté et qui vit à ses dépens. Comme ces misérables qui tendaient la main,  j’avais quand même un peu honte de me trouver à leur triste niveau..

SILHOUETTES  DE  CLIENTELE

Deux électriciens s’étaient associés pour assumer  deux tâches qui apparemment sont complémentaire .Monsieur M. avait à charge la gestion du magasin de vente  et M. T. était chargé des installations. Je les visitais depuis plusieurs mois et malheureusement je n’avais souvent à faire qu’à monsieur M. qui s’était arrogé les achats tant pour la vente au public que pour le matériel d’équipement. Sa question d’entrée était presque à chaque fois : « Qu’avez-vous à me proposer de moins cher que vos concurrents ?  Naïvement j’énonçais mes prix et à tous coups ou presque j’étais ridiculisé par mes propositions. Fort des conseils reçus je revins à la charge en différenciant mes articles qui, pour la plupart l’emportaient par la qualité, ce qui justifiait la différence de prix. Mes arguments tombèrent à plat devant le scepticisme de monsieur M. Désabusé, il me lancait : « Qu’est-ce que la qualité ? »  Ma  « Qualité » lui paraissait aussi chimérique que la « Vérité » de Jésus à Pilate. J’avais l’air de lui parler un langage d’un autre monde.
J’avais renoncé à me battre sur ce terrain mais pourtant je continuais à visiter ce magasin où je ne proposais que des articles en solde, des fins de série ou des fabrications de guerre qui surnageaient encore, à cette époque, de nos stocks. J’avais rarement l’occasion de rencontrer monsieur T. qui évitait d’ailleurs de traverser la boutique. Son bourgeron, sa barbe mal rasée, son fouillis d’outils et de matériel qu’il traînait toujours avec lui détonait avec l’ordonnance du magasin et surtout avec la blouse blanche et le noeud papillon de son associé. Et puis n’avait-il pas fait confiance à celui-ci pour les achats ?
Pourtant, lors de nos rares rencontres, il lui arrivait de fouiller dans mes catalogues ou de démonter jusqu’à la moindre vis l’échantillon que je présentais. Je n’osais pas encourager sa curiosité car je craignais d’irriter monsieur M. qui, souvent, venait de refuser mes offres de service. « Vous repasserez quand vous serez mieux placé, cher ami »  me lançait-il en me poussant vers la porte.
J’avais l’habitude de ce genre de rebuffades et j’étais d’ailleurs convaincu que j’étais payé en conséquence. Le salaire de la honte. La honte, jusqu’au jour où le vendeur finit par régresser d’espèce, par perdre les affinements de la conscience et de respirer sans trouble la basse atmosphère du monde des affaires.

Deux types de commerçant

Par honnêteté professionnelle je continuais à visiter ponctuellement ce client toujours insatisfait et de plus en plus insatiable sur les prix. Un jour, comme je poussais la porte du magasin je fus surpris de ne pas trouver derrière le comptoir la dédaigneuse blouse blanche et l’ironique noeud papillon. Je fis retentir une deuxième fois  la sonnerie d’entrée. J’appelai. Personne. Je m’enhardis à m’engager dans le couloir qui mène à la réserve. C’est alors que , par une porte entrebâillée, je vis et j’entendis. Monsieur M., aussi pâle que sa blouse,  était plaqué contre la cloison alors que monsieur T., le cheveu en bataille, vidait les casiers de la réserve avec rage. Au moment où je surprenais le spectacle, l’homme au bourgeron lançait aux pieds de son associé un plein carton de petits matériels électriques qui s’émiettaient dans un bruit de vaisselle cassée:
-  «  J’en ai assez, hurlait monsieur T., de tripoter les petites cochonneries  que vous achetez et qui foirent sous mes outils. Vous gagnez, soi disant deux fois plus sur cette petite camelote, sachez que je perds trois fois plus de temps à les installer, heureux encore s’il ne faut pas , un mois après, les remplacer  ! Non! Non ! Je ne veux plus entendre ni vos comptes ni vos raisonnements. Vous n’avez à la bouche que le mot : bénéfice. Le bénéfice ! Eh bien, monsieur, votre bénéfice ne me suffit pas. Je suis plus exigeant que vous, il me faut plus que du bénéfice, vous m’entendez ! J’ai aussi besoin de besogner sur du propre et non pas dans cette merde dont vous me remplissez ces casiers. Quand mon travail est terminé, en plus du bénéfice, je réclame aussi l’estime du client. Peu importe qu’il pense :  «  T. est cher » pourvu qu’il proclame: «  T. fait du bon boulot. »Voilà ce que j’avais envie de vous dire depuis longtemps, monsieur le boutiquier et je suis bien content d’en avoir eu l’occasion aujourd’hui...... »La porte claqua. je m’esquivai au plus vite. Dans la rue j’étais un peu honteux de ma lâcheté, j’aurais dû applaudir . Oui, j’aurais dû applaudir parce qu’une tirade de ce genre je n’aurais plus guère l’occasion de l’entendre. Les artisans, tous les jours, perdent du terrain sur le négoce, les installateurs électriciens ont encore de beaux jours mais je pense particulièrement à cette clientèle que je vois dépérir, le photographe.
Naturellement il n’est pas question de celui qui se transformait en animal mythologique, à six pieds dont quatre coulissants et dont l’énorme tête ne semblait faite  que de cet oeil énorme et fascinateur. Les quelques uns que je connaissais à l’époque étaient néanmoins marqués peu ou prou par cette hérédité fabuleuse. S’ils ne portaient plus la lavallière et le feutre à large bord ils avaient quand même gardé la foi et l’esprit de leur ancienne tenue d’artiste.
J’aimais bavarder avec eux bien que je fusse autant ignorant de la technique photographique que je l’étais de l’électrique. Le jargon des métiers me plaît, rien que pour ses vocables. En plus, il y a chez eux, au delà de leur particulière technologie dont ils étaient tous férus, un savoir mystérieux qui relèverait plutôt de l’alchimie ou d’autres sciences occultes. Ils m’apparaissaient davantage dans leur personnage quand je les surprenais sortant de la chambre noire. Que venaient de voir ces yeux éblouis ?
Certains m’ont emmené dans leur laboratoire et je regardais avec intérêt leurs manipulations. Dans la faible lumière inactinique je ne devinais que le mouvement de leurs doigts, des gestes de passe-passe, et puis, sortant du bain, l’image qui se « révélait ». En effet,  une révélation ! Surtout, chez les portraitistes.
Avec l’un des plus renommés de ma région j’étais devenu assez intime. Nous sortions ensemble, il m’entretenait de tous les sujets, même de la philosophie de Lanza del Vasto dont il était un des disciples et qu’il hébergeait à l’occasion. Profitant de ces confidences j’avais essayé de connaître les raisons de ses réussites photographiques. Sincèrement il m’expliquait comment il opérait pendant la prise de vue, ce qu’il pratiquait dans son laboratoire, rien de bien différent des autres. Quelle était donc cette recette qui donnait à ses portraits une telle présence?  Le savait-il lui-même ?
Il n’était  pas rare de rencontrer les photographes, le soir, après leur journée de travail, dans des clubs d’amateurs, avides de découvertes, attentifs, enthousiastes. Dans ces lieux régnait alors un atmosphère de sacralité.
Ces photographes étaient si amoureux de leur art qu’ils oubliaient parfois qu’ils étaient aussi des commerçants. Comme celui-ci qui au reçu d’un numéro du « Photographe »le feuilletait jusqu’à la dernière page alors que des clients piétinaient pour être servis .Avec en plus, la naïveté de vouloir faire partager son admiration à ce petit monde impatient. Et celui-là qui, voyant passer un vagabond pittoresque, courut le chercher dans la rue pour en faire son portrait. Et cet autre enfin qui, convoqué pour un reportage d’inauguration d’usine, se laissa séduire en route par un sous-bois lumineux, y tira tous ses clichés et oublia l’industriel pour qui il était parti.
                                                  Malgré ce côté bohème et bon enfant, les photographes, grâce à leurs travaux gagnaient assez bien leur vie. Malheureusement leur activité artisanal s’est amenuisée et a même disparu. Les gens éprouvent de moins en moins le besoin de se faire portraiturer. Des traditions, comme celle de la Communion solennelle, en disparaissant des rites religieux, a supprimé tout un pan de clientèle, annuellement assurée et escomptée comme une vendange. La facilité de maniement des appareils de prise de vue, l’automatisme des plus perfectionnés, permettent de se passer ou de l’intervention ou même des conseils du professionnel.  Le développement des clichés noirs-et-blancs s’effectuaient dans les chambres noires de leur boutique. Désormais la couleur qui  a conquis désormais le marché ne peut se traiter que dans des laboratoires industriels. Notre photographe est réduit à leur servir uniquement de boite aux lettres. Il est acculé à son comptoir  et limité à l’état de négociant. Déchu, mal armé dans cette jungle, il se laisse piétiner par les Grandes Surfaces de vente. Disparu, manquera-t-il à la société ? Un oiseau qui meurt ne pèse pas lourd mais son poids suffit parfois à déséquilibrer la nature. Si de telles disparitions se confirment au moins aurais-je bénéficié des derniers spécimens, comme c’est le cas , aussi, pour les bourreliers.
                                        Dans le maigre héritage d’avant guerre m’échouèrent deux bourreliers. J’étais le seul de l’agence et même sans doute de toute la Compagnie à compter  cette profession parmi nos revendeurs. Etonné , j'appris qu’autrefois, dans cette région du moins, c’étaient les bourreliers qui vendaient de la chandelle. Les plus évolués d’alors, à côté de leurs bougies, proposèrent les premières ampoules électriques
Un de ces bourreliers se situait dans un village du Minervois. Les cartons de lampes voisinaient avec les énormes colliers de chevaux et les harnais. J’y étais accueilli par un couple très âgé qui, à chaque fois, me fêtait comme un parent lointain. Elle, une constante effarouchée dont un oeil pleurait toujours, me faisait entrer dans la cuisine et souvent, pour que je l’emporte, me roulait dans du papier journal un litre de Carhagène ou de Trois-Six . Lui, aussi maigre et noueux qu’un des sarments de sa vigne, s’enflammait vite. A cette époque, je le vois encore, brandissant son alêne quand il évoquait la manifestation de Narbonne où Pierre Poujade avait harangué les artisans et qu’il était prêt à le suivre comme un fidèle grenadier.
Un jour, je trouvai la porte fermée. Des voisins m’apprirent qu’en raison de leur âge ils avaient cessé leur commerce et qu’ils s’étaient retirés chez un de leurs enfants. J’étais marri mais heureux que ces braves gens aient fermé leur porte eux-mêmes sans que les circonstances les eussent contraints à le faire.
Le seul bourrelier qui, alors, me restait, se trouvait dans une bourgade des Corbières. L’artisan et sa femme étaient encore dans le force de l’âge, aussi avaient-ils quelque peu dérivé de leur premier  activité. Dans l’établi se trouvait souvent installé, sur deux tréteaux, un sommier en réparation. Celui-ci me faisait l’effet, dans cette grande pièce vide, d’un catafalque , celui de la profession bourrelière. Un seul meuble, un ancien vaisselier, sans doute. Là, rangées dans leur quatre ou cinq catégories, les lampes que je lui fournissais. Elles étaient exposées comme des bijoux de vitrine.
Par plusieurs fois les aménagements  de l’agence avaient failli supprimer de ses fiches  cet unique et dernier échantillon de bourrelier. En effet la comptabilité faisait ressortir que des revendeurs de si faible capacité d’achat, avec la gestion actuelle, coûtait plus chers qu’ils ne rapportaient. Aurais-je pu avouer que je tenais plus à ce client qu’à d’autres qui m’étaient bien plus rémunérateurs. Un peu, comme dans un ménage est préférée à la ponctuelle pendule,  cette vieille horloge comtoise qui ne marque même plus l’heure .
Soit dans leur atelier, soit sur leurs chantiers, je m’intéressais volontiers aux travaux des artisans. Je devinais leur satisfaction qui, sous celle du respect des normes techniques, était plutôt celle de la  « belle ouvrage »Avec quelle fierté, quand l’installation avait exigé de l’ingéniosité et de l’imagination ils me montraient ce qu’ils avaient exécuté avec les appareils standards que je leur avais vendus. Modestie et grandeur de l’artisan. C’est à lui que je pense dans l’expression : « Dieu créa l’homme à son image » . L’homme-créateur. Il ne faut pas s’étonner que le Dieu-fait-homme ait choisi de passer la plus grande partie de sa vie dans l’atelier d’un artisan. Certains, comme Robert Aron, pensent que c’est peut-être un défi à la nouvelle société d’alors qu’il voyait se former, à ce monde de l’argent qui se dressera de plus en plus contre lui et contre les siens.
 « ........Si donc Jésus fait son apprentissage de travailleur artisanal sans rien pressentir encore, dans son entourage immédiat, ni de la prolétarisation, ni de la domination de l’argent , en revanche, lorsqu’avec sa famille il effectue à l’âge de douze ans le célèbre voyage dans la ville sainte que nous raconte Luc, il change d’univers et entrevoit une cité où se manifestent les germes d’une économie moderne. Il y apprend que le temple a été construit par de grandes entreprises, dont les ouvriers spécialisés se recrutaient à l’étranger. Il constate l’existence de sociétés de publicains, ancêtres de nos sociétés anonymes. Il y voit les premiers prêteurs d’argent, dont la prospérité ouvrira les établissements de crédit et les banques. Il constate en somme qu’en tout domaine la civilisation bascule, que l’homme est menacé. Alors, peut-être, lorsqu’il retrouvera son atelier, au retour de la grande ville, il aura le pressentiment des difficultés et des risques qu’il va bientôt affronter dans l’accomplissement de sa mission »  (En ce temps-là la Bible . Journal  83 )
           Naturellement mes artisans électriciens, s’ils possédaient en commun avec le charpentier de Nazareth; les mêmes qualités professionnelles et humaines, n’étaient pas insensibles aux sollicitations du profit. D’autant plus que moi et mes collègues étions payés pour attiser leurs convoitises. Cependant il m’arrivait parfois, trop habitué à la logique du commerce, d’être étonné de leur comportement.
Une promotion d’éclairage de magasins avait été organisée, dans une localité, par l’E.D.F. qui y avait envoyé ses démarcheurs . Ma Compagnie avait prêté les luminaires et le seul artisan de la bourgade les avait installés gratuitement.
Nous étions arrivés au dernier jour de cette campagne. Comme il était convenu, les trois participants devaient se rendre chez chacun des commerçants concernés pour connaître les résultats de l’opération. Quand, avec l’agent commercial E.D.F. je me suis présenté au domicile de l’installateur, à l’heure prévue, nous apprîmes que celui-ci était parti sur un de ses chantiers. Parvenu  à son lieu de travail, nous trouvâmes notre homme grimpé sur une échelle, occupé à encastrer une canalisation électrique. Il fallut parlementer pour le faire descendre, lui faire poser burin et marteau et l’emmener avec nous. La visite des commerçants, qui avaient accepté un essai d’amélioration d’éclairage, fut rapide et efficace . La plupart nous reçurent aimablement et même nous félicitèrent de cette initiative. C’était un succès inespéré. 90% acceptaient de garder le matériel mis en place. Fiers de notre réussite , l’agent E.D.F. et moi-même invitâmes l’artisan au café de la place pour faire le compte de notre opération. Comme l’artisan nous avait suivi avec peu d’empressement, nous supposions qu’il ne mesurait pas pour lui l’importance de la bonne affaire. Or l’addition de son bénéfice fit apparaître une somme si importante que nous revérifiâmes nos opérations pour lui confirmer un tel pactole.
Je vois toujours cet ouvrier électricien de village à la table du café, mal à l’aise dans le costume qu’il avait dû échanger contre sa combinaison de travail. Il nous regardait nous exciter sur nos chiffres et tout cet argent qu’on avait l’air d’empiler devant lui semblait l’indisposer. Avait-il une trop haute idée du travail à fournir pour justifier un tel salaire ? Un gain trop facilement acquis lui brûlait-il les doigts ? Nous méprisait-il ?
Il nous tendit la main pour prendre congé et, avec une pointe d’amertume, il nous lança : « Tout ça c’est peut-être très bien mais vous m’avez fait perdre un après-midi de travail. »
                                              Depuis tout temps la Compagnie a vendu ses lampes pour automobile par le canal des grossistes et n’avait pratiquement pas de contact avec la clientèle des électriciens  automobile et des garagistes. Cependant, à l’entrée de l’hiver, je rendais visite  à quelques uns d’entre eux  en accompagnant l’un ou l’autre de leurs représentants.
J’ai toujours éprouvé une répulsion  pour ces antres que sont les garages, surtout ceux des campagnes. Comment appelle-t-on cette réaction qui, sans raison bien apparente, vous hérisse la peau, vous asphyxie ou vous couvre de pustules . Oui, c’est cela une allergie. J’étais allergique à ce genre d’endroit, surtout dans les villages car le grossiste ne doit pas omettre la moindre bourgade; sa raison d’être est basée surtout sur le service même aux plus petits, ce qui, à mon sens, anoblit la profession mais ce qui n’empêchait pas mon instinctive répulsion. Si, pour l’artisan électricien, par un effet d’harmoniques, j’éprouvais parfois l’attirance et le respect du charpentier de mon enfance, ici, pour le garagiste, l’engeance de Caïn, se produisait un phénomène inverse. D’abord, à cause de l’odeur, une âcre atmosphère de gaz brûlés qui, mise en mouvement, brasse des relents d’essence et de graisse minérale. L’homme du lieu trempait là-dedans comme un buvard et se confondait  dans la couleur ambiante. Celle du sol vaseux de crasse noire, des murs maculés comme des torche-cul et de ces mécaniques éventrées dont l’acier, par endroit, luisait de l’éclat d’un os mis à nu. Pour corser ce décor sinistre s’entassaient souvent des monceaux de pneus déchiquetés, des tôles défoncées et, parfois, une récente carrosserie écrabouillée où la tuerie semblait encore se donner en spectacle.
Quand je me présentais  à l’antre de ce repoussoir en compagnie du représentant du grossiste j’essayais de ne pas faire paraître mon malaise. Heureusement, mon collègue du grossiste, entrait là avec naturel et bonhomie.
Le mécano est une araignée tapie dans son fouillis. Souvent, pour le trouver, il fallait se pencher au bord d’une fosse - une tombe ? - ou le deviner allongé sous une voiture. Le collègue me faisait comprendre qu’il fallait patienter et on attendait avec,  pour interlocuteurs,  deux jambes étendues dont on guettait les moindres signes, langage de notre sourd-muet- aveugle. Quand le  maître de céans daignait nous prêter un peu d’attention j’en profitais pour exposer les raisons de notre visite. Au mieux, il se dirigeait vers une étagère ou entrait dans un cagibi qui lui servait de bureau. Je regardais ses pattes noircies de cambouis trifouiller dans les quelques boites de lampes qui constituaient son stock de codes, de navettes, de graisseurs, de témoins et de stops. souvent il revenait avec une moue de dédain, il n’avait besoin de rien ou alors il me lançait quelques types de lampes manquantes sur lesquelles je sautais en moineau avide de la moindre broutille. Débarrassé de mes interventions inopportunes  il s’échauffait assez vite au contact du grossiste : « Ce jeu de soupapes, il me le faut sans faute au car de demain matin........Avez-vous un bon dégrippant ? Bon, alors notez, ça aussi c’est  urgent.........Venez voir par ici, personne ne peut me procurer ce modèle de silencieux, vous me dépanneriez bien, j’ai mon client tous les jours sur le dos... »
Le dialogue continuait en aparté. La face du garagiste s’éclairait, même des sourires se levaient derrière l’hostilité crasseuse de tout à l’heure. Il nous accompagna jusqu’au dehors. Il nous rappelait , il avait oublié de commander quelque autre chose.. Je profitais de l’euphorie déclenchée, il me tendit le poignet qu’il gardait propre sous la manche du bourgeron.
                                         Dans la voiture qui nous conduisait au client suivant, je regardais avec envie mon collègue. Sa visite avait illuminé cette souille de garage d’un rai de soleil. Au mécano elle avait fait faire surface de sa crasse morose. Peut-être l’avait-il rendu heureux. Il devait siffler de plaisir, il pourrait annoncer à son client que sa torpédo serait prête dans quelques jours.
Elle est toujours agréable la musique d’une mécanique qui tourne rond.
                                                    J’aurais bien voulu retrouver la même satisfaction chez les grossistes en matériel électrique. Certes tous les installateurs, parfois deux ou trois fois par jours,  venaient butiner leur provende devant ces vastes comptoirs qui leur procuraient  tout ce dont leurs chantiers avaient besoin . Que serait devenu tout ce petit monde d’artisans, qui n’avaient pour tout bien que leur petit savoir, leur caisse à outils et leur courage  si cette réserve de matériel leur fermait ses portes ?
Mais à cause de la prospérité rapide de ces commerces certaines de ces grandes entreprises dérivaient souvent de leur raison d’être de distributeurs utiles et nécessaires  pour se complaire davantage dans le profit. Ce sont les consommateurs qui en firent les frais.
                                                     L’essor des grossistes coïncidait alors avec celui de l’éclairage par tubes fluorescents. Alors qu’en ces débuts, celui-ci  n’avait intéressé que les industriels il entrait alors dans les administrations, les écoles, le commerce et pénétrait même dans le home. A cause de ces nouveaux marchés les fabricants corrigeaient le trop médiocre rendu des couleurs des premières lampes et proposaient des sources mieux adaptées à ces nouveaux usages. Une gamme de couleur permettait même de jouer des tons les plus froids jusqu’aux plus chauds.
Malheureusement, à cette époque, des bureaux, des magasins, des lieux publics, des intérieurs domestiques étaient éclairés avec ces tubes à lumière triste et déformante qui ne sont acceptables, dans de hauts niveaux d’éclairement, que pour certains travaux industriels peu exigeants pour le rendu des couleurs.
Les responsables de ces éclairages inadaptés étaient en grande partie les grossistes en matériel électrique, devenus les principaux distributeurs des tubes fluorescents. Ils fournissaient aux installateurs et par là aux usagers non pas un produit qui leur convenait mais une marchandise qui servait leur propre intérêt. Par facilité et par paresse -et aussi par intérêt -  ils ne stockaient qu’un seul type de ces sources d’éclairage et  surtout, par profit, ils préféraient commercialiser des tubes de fabrication plus élémentaire qu’ils obtenaient à prix dérisoire en les achetant par grosse quantité.
Les conditions de vie actuelle obligent de plus en plus à se servir de la lumière artificielle. Habitué d’abord aux flambeaux, aux chandelles puis aux lampes à huile et à pétrole et, plus récemment, aux ampoules électriques incandescentes, l’homme a bien accepté une frustration de plus en plus importante de la lumière du jour. Est-ce encore vrai de nos jours ? Dans la flamme des torches à résine, des mèches suifées ou imbibées d’huile ou de pétrole, dans l’incandescence des filaments de carbone ou de tungstène, demeurait un élément naturel  qui s’accordait depuis toujours avec notre sensibilité. Les sources fluorescentes, supérieures aux précédentes par leur économie d’énergie consommée, par leur faible échauffement, par leur longue durée de vie, se coupent cependant de la tradition. Il y a rupture .Ces radiations  nouvelles ne sont plus dans le champ de nos habitudes, elles deviennent encore plus artificielles. C’est pour ces raisons qu’il est nécessaire de les « corriger ».
Si la plupart des gens apprécient l’apport de la plus grande quantité de lumière, beaucoup moins sont sensibles à sa qualité.
Celle-ci ne semble être perceptible qu’inconsciemment et c’est pour cette raison, sans doute, qu’elle joue sur l’âme avec tant de puissance.  Mon passage dans ce monde de l’éclairage aura du moins attiré davantage mon attention sur ces mystères. Rétrospectivement je me rends compte maintenant que c’était , ce qu’alors je ne savais pas nommer, la raison de tant de joie ou de tristesse.
Quand j’ai connu pendant cinq ans la forêt landaise j’étais étonné de me trouver sous ses pins dans un tel état de béatitude, je n’en discernais pas les raisons. Ailleurs, comme dans la forêt de Villers-Cotterêts de ma grand-mère , j’avais parcouru des sous-bois aux frondaisons somptueuses alors qu’ici  ils ne sont faits  que d’arbres plus ou moins décharnés aux ombres sans fraîcheur. Certes,  j’étais sensible à l’air embaumé de résine mais, privé de cette odeur, le charme jouait toujours. Je sais maintenant que la beauté d’une pignada est surtout faite de sa lumière et qu’à son chatoiement naissait mon extase.
J’avais dix ou onze ans. A la fin des premières vacances,  ma mère m’avait ramené chez les pères alors encore exilés en Belgique. De la fenêtre du parloir, la cour et les murs des bâtiments de l’école m’apparurent si tristes que je fus pris de panique et priai ma mère de me ramener à la maison . Le supérieur, alerté, me demanda la raison de ce désarroi. Je fus pris de court, j’étais sans réponse. Sans doute comparais-je les paysages de Thiérache que je venais de quitter avec cette grisaille du borinage. Pressé de questions je répondis : «   Parce qu’ici les choses sont noires. » Maintenant je répondrais   « Parce qu’ici me manque une certaine qualité de lumière . »
C’est la même réflexion que je me faisais, certains soirs, en mangeant dans un restaurant à l’éclairage blafard, en longeant des vitrines qui ouvraient sur la rue des regards grands ouverts de lumière, certes,  mais aussi froids , aussi ternes que des yeux morts. De même dans une chambre d’hôtel où un lumignon de tube suintait plus d’ennui que de clarté.
On détériore la lumière comme on pollue l’eau et l’air. Le mercantilisme de nos grossistes de matériel électrique ne serait-il pas responsable d’avoir fait perdre à cette ville, dans son aspect nocturne, un peu de son ancien sourire ? Dans l’interdépendance actuelle des services il suffit de la défaillance de quelques distributeurs pour attenter au fragile bonheur de vivre dans nos modernes cités.
LA  CARAMBOUILLE
Dans la profession des grossistes en matériel électrique , j’ai vu pire. Celle-ci fut manipulée par l’un des leurs par la plus sinistre des manoeuvres et ce fut , cette fois, les fabricants fournisseurs qui en subirent  principalement les dégâts.
Dans les années 1956-1957 l’inflation galopante anémiait tous les jours la monnaie; le franc, selon les rumeurs, risquait la faillite. Par quel malheureux hasard, cet aigrefin , venu des banques, se jeta -t-il sur la distribution électrique ? Peut- être parce que, de tous les marchés, celui-ci était assuré de la progression la plus rapide et la plus sûre mais aussi parce qu’il était géré par des commerçants issus de  gens de métier et que leur conscience professionnelle rendait plus naïf. Notre spéculateur fit d’ailleurs un raisonnement si simple que personne n’en soupçonna ni l’envergure ni la malice . « J’achèterai à prix bas un des ces commerces de gros. Je n’aurai pas tellement à chercher, le foisonnement est tel que je trouverai facilement quelque farfelu en difficulté. Celui-ci sera probablement tout heureux de découvrir un acquéreur, aussi me sera-t-il facile d’obtenir de sa part des facilités de paiement. Je constituerai ainsi un premier stock de matériel. Je demanderai aux fournisseurs, s’ils avaient bloqué les comptes, de réapprovisionner cette firme qui aura d’ailleurs changé de raison sociale. Pour donner davantage confiance je promettrai même d’acquitter  -..plus tard, naturellement - les dettes de mon prédécesseur et , en contre -partie,  me serait accordé un crédit à long terme.Avec le bénéfice tiré de la vente d’un matériel acquis à si bon compte je rachèterai une deuxième affaire, une troisième et ainsi de suite. Pendant ce temps qui ne peut  plus être long, cette marche d’équilibriste m’amènera à l’heureuse issue de l’effondrement du franc. Je me trouverai possesseur à ce moment d’une valeur importante en matériel que je réglerai avec plaisir .....en monnaie de singe. »L’opération de ce plan commença dans la région lyonnaise d’où notre banquier-grossiste était issu, se propagea sur Marseille et la Provence et finit par gagner mon secteur.
Depuis de longues années les établissements C. et B., au siège montpelliérain, et sa succursale biterroise, régnaient sur un vaste territoire s’étendant de Castelnaudary à Gap et de la Méditerranée à Brive. C’était une des affaires les plus importantes du Languedoc, à la réputation bien établie et à la trésorerie la plus saine. Lorsque les installateurs se déplaçaient encore difficilement en raison des dernières restrictions de la guerre ceux-ci avaient trouvé dans le réseau commercial de ce grossiste une aide sûre et constante. C’était principalement grâce au représentant qui couvrait mon secteur et que la nature avait comblé de ses dons. Ce garçon du Nord, amené par l’exode, rayonnait la sympathie. Sans qu’il dise un mot, sans qu’il fasse un geste, rien que de le voir apparaître le phénomène jouait infailliblement sur tous. A cette vertu naturelle si précieuse pour celui dont la profession est le contact renouvelé mais fugace s’ajoutaient celles, plus élaborées, d’une intelligence ouverte  et d’une sensibilité raffinée. De son premier emploi dans l’industrie de sa région d’origine il gardait le goût de la technique et il aimait résoudre chez l’artisan tous ses petits problèmes de montage . A tel point qu’en bien des endroits il était attendu sur les chantiers autant comme conseiller que comme vendeur.
 Les établissements C. et B., à cette époque appartenaient exclusivement à un ingénieur des mines qui avait trouvé là le moyen de satisfaire son violon d’Ingres, le bricolage. Parcourant les rayons du magasin, le tourne -vis à la main, il démontait et remontait les dernières nouveautés envoyées par les fabricants. La direction effective était assurée par un homme étonnant. Cet ancien élève du Conservatoire de musique savait être dans la journée un gestionnaire efficace et, le soir, sur son piano, un musicien aux improvisations les plus brillantes.

Une grande entreprise de marériel électrique

Cette maison respirait le bonheur de vivre. Qu’il m’était agréable d’y voir fonctionner le régulier mouvement des achats et des ventes, d’y sentir la chaleur communicative des employés et de me reposer sur la sécurité des paiements et la fidélité des engagements !
Voilà ce que guettait l’insatiable avaleur de grossistes. Jusqu’ici il s’était contenté d’une nourriture faisandée,  faite de commerçants en difficulté. Il voulait, ne serait-ce que pour affirmer sa propre puissance et aussi pour dorer un blason à faire briller aux yeux de ses fournisseurs, un morceau de roi. Guidé par son instinct, averti par ses antennes de la banque, il comprit qu’il ne ferait qu’une bouchée de ce royaume dont le prince jouait si innocemment avec son sceptre-tourne-vis.
Quand les pourparlers commencèrent, le directeur commercial me mit en garde, moi et ma Compagnie, contre le probable nouveau propriétaire. Un jour, je le rencontrai quelques instants après une de ces confrontations avec le futur propriétaire des lieux et des biens. Cet homme, si sûr de lui, si maître de ses sentiments, était effondré. Il me laissa un long moment dans ce fauteuil où, devant lui, les fournisseurs prenaient place. Je n’osais rompre le silence. Il finit par penser tout haut : « devant tant d’intelligence dans la canaillerie, tant de séduction dans la perversité il n’y a qu’une parade c’est la fuite. D’ailleurs je préférerais mendier sur les routes que d’obéir à un tel homme. Si nous lui restons attachés,  ce délicieux vampire nous pompera le sang jusqu’à la dernière goutte, à moi, à vous, à tous. Que le ciel fasse que je me trompe ! »
Le ciel ne fit rien. Les fournisseurs non plus qui continuèrent, comme par le passé, à commercer avec  le nouveau venu. Jamais il n’avait été aussi facile de vendre. L’inflation était à son comble et une décision fatale pour la monnaie était imminente. C’était le moment d’abattre ses derniers atouts.
En raison de la confiance qu’inspiraient les établissements C. et  B. , la Compagnie avait mis à leur disposition, à l’instar des autres firmes, un matériel à rotation lente en dépôt. Notre spéculateur, prétextant la difficulté de gestion réciproque de ce stock, dont il n’était pas propriétaire, proposa la facturation ferme, avec paiement.....largement différé naturellement. Les fabricants, comme ma Compagnie; tombèrent dans le panneau et dans leur lettre d’accord exprimèrent à ce généreux client leurs félicitations et  -sous-entendus - leurs remerciements chaleureux.
Cette fois, la mesure était à son comble. Les magasins de cette nouvelle chaîne regorgeaient de matériel mais les caisses étaient vides. L’issue de ce poker devait, d’un coup, doubler, quadrupler,  décupler ou même centupler la valeur de la comptabilité-matière du hardi banquier -grossiste qui allait réussir ainsi une des plus belles opérations boursières.
Le gouvernement délibérait, l’opinion s’alarmait, les boursicoteurs s’excitaient, les spéculateurs assaillaient de toutes parts. Les leader de la dévaluation  se lançaient à l’attaque, ceux de l’opposition résistaient. Régnait une confusion de plus en plus  préjudiciable au sort de la monnaie. Notre stratège lorgnait avec un intérêt croissant l’issue de la bataille. Il ne pouvait plus qu’attendre le coup de pouce du destin.
Soudain l’événement survint : Un nouveau ministre des finances était nommé  .Etait-il aussi  défaitiste que l’opinion ?  Non ! Dieu merci, C’était Pinay. Le franc et la France étaient sauvés!
L’empereur de la carambouille ne se tint pas pour battu. Il convoqua  dans un grand hôtel parisien ses créanciers les plus importants et leur tint à peu près ce langage : «  En raison de la conjoncture monétaire actuelle certains ont fait courir le bruit que je me trouvais en difficulté et ont exigé un paiement qui m’obligerait à déposer le bilan. Il est exact qu’honoré de votre confiance, je dois, dans l’immédiat, des sommes très importantes. La malignité de certains fournisseurs - et vous devinez que ce n’est aucun d’entre vous mais au contraire vos concurrents de plus bas étage - a trouvé dans cette situation le meilleur moyen de vous atteindre et de vous nuire. En demandant ma mise en faillite, ces quelques foutriquets ne perdraient que des créances dérisoires (Vous savez bien que la quasi totalité de mes achats ne se répartissent qu’entre les fabricants de votre sérieux et de votre importance)  mais que, par contre, vous seriez victimes, vous, de l’effondrement de vos espoirs sur la chaîne que j’ai constituée. Croyez-moi, messieurs,  ce n’est ni ma personne ni même mon organisation que cette poignée de petits faiseurs cherche à ébranler mais la puissance que vous représentez et qui les maintient au niveau de leur médiocrité. Si je vous ai réunis c’est pour déjouer ces manoeuvres odieuses dont je ne veux pas être le prétexte..... »
L’orateur convainquit si bien son auditoire que non seulement celui-ci lui accorda le concordat mais qu’en plus il le nomma gérant de sa propre faillite.
Aussitôt nanti de cette fonction il s’employa à bazarder, presque à prix coûtants, le matériel qu’il avait amoncelé. Pour calmer la méfiance il paya quelques traites anciennes puis accéléra encore les rentrées de fonds. Six mois plus tard la nouvelle éclata comme un coup de clairon  dans un mauvais sommeil. L’escroc s’était enfin révélé en se sauvant à l’étranger avec la caisse. Chez les fabricants-fournisseurs son départ creusa un vide, un trou de deux cents millions de francs lourds.
Pour moi, plus que la saignée des créances irrécouvrables du failli frauduleux, ce qui me navra ce fut le spectacle engendré par ce naufrage. Du haut et beau navire battant autrefois pavillon B.et.C. ne subsistaient que les épaves de sa nouvelle raison sociale. Le matériel vendu à l’encan, les locaux désaffectés et surtout le personnel dispersé. Quel gâchis !
LA   BETE
Dans le courant du  XX ème siècle, des voyageurs rapportaient des Etats-Unis la description d’un pays dont les habitants étaient principalement préoccupés par le seul souci du commerce, du Business ,alors que les Français ne semblaient guère enclins à une telle mentalité. Et voici, qu’au milieu du siècle, un institut français, ayant pour but la promotion économique proposait à l’admiration de ses concitoyens un portrait de coq gaulois «  à l’américaine »: Une forme distendue par la propulsion de la vitesse, non pas soulevé sur des ergots mais roulant sur un châssis de voiture de course. L’emblème tricolore gardait ses traditionnelles couleurs mais celles-ci avaient perdu leurs anciens symboles, elles étaient d’ailleurs inversées. Le rouge c’était le rougeoiement d’un moteur emballé, le blanc , l’effacement des formes par la vitesse, le bleu, à l’arrière, la fumée des gaz d’échappement qui, à son passage, se répandait dans l’atmosphère. A l’intérieur de ce coq-voiture - de - course - un pilote casqué mais à visage découvert offrant un sourire béat. C’était le Français de la nouvelle époque : citoyen - producteur - vendeur -consommateur. Plutôt inconscient que satisfait.
                                 Et voici que ce portrait imaginé par cet institut s’incrustait de lui-même dans notre esprit et qu’il nous habitait secrètement comme une image subluminaire. A vrai dire ça ne ressemblait ni à un coq , ni à une automobile, ni à un poisson volant ni à quoi que ce soit de connu. C’était peut-être  « la Bête » , celle qu’on redoute de voir apparaître depuis les prédictions de l’Apocalypse . Et cette Bête vous sautait aux yeux à n’importe quel coin de rue, vous accompagnait dans les transports en commun et vous retrouvait à la maison entre les pages de votre journal ou, subrepticement, sur l’écran de votre téléviseur. Inconsciemment et sournoisement cette « Bête » nous incitait à entrer dans la compétition des affaires, elle nous encourageait à courir derrière elle pour notre propre prospérité, celle de notre famille, de notre ville, de notre pays.
On était tous désormais dans la course, comme dans les stades les foules applaudissent, crient et sont prêtes à sauter sur la piste derrière les coureurs. C’était une mobilisation générale et, pourtant, personne - ou si peu - n’avait réagi à cet embrigadement;
Moi-même  j’acceptais d’être une rouage de cette société de consommation et je jouais, à la fois, un rôle de consommateur insatiable et de vendeur aguichant.
                             N’était-il pas temps de crier : « Casse-cou ! » et d’arrêter cette course qui ne peut que s’accélérer et aboutir à une catastrophe ?  « Les ventes marchent...C’est la prospérité....C’est le bonheur ! » Et si , au contraire, cette vente effrénée débouchait sur le malheur  ?
Dans la nouvelle perspective, le rôle du vendeur prend une autre dimension. Jusqu’ici  il consistait à faciliter ou même à accélérer l’échange de marchandises des producteurs à tous ceux qui en avaient besoin et, par cet offre, le jugeaient nécessaire. Désormais le vendeur n’a plus pour fonction essentielle de combler un besoin, remplacé par l’automatisme, mais de le créer. Son action commence où finit celui du self-service. Il consiste à écouler le superflu, à faire déborder la mesure. Entre les deux notions de vente, l’ancienne et la nouvelle, se produit une altération aussi importante que dans celle des deux vocables voisins : Service et Sévices.
L’excès des biens est aussi préjudiciable que le dénuement s’il n’est pire. C’est une loi qui se vérifie d’abord sur le plan physique. Si dans certaines régions du globe on meurt encore de faim, En Amérique et aussi en Europe on meurt surtout de trop manger.
Sur le plan artistique la sobriété a toujours été une des règles essentielles. La valeur d’un texte risque de se noyer dans une accumulation de termes rutilants mais inutiles. Les peintres actuels sont si conscients de cette économie que certains n’ont pas hésité à préférer la toile blanche. Entre deux maux le dénuement total leur apparaît plus proche de l’absolu que la richesse.
En religion, chez les chrétiens, en particulier, la consigne est formelle : « Bienheureux les pauvres -en -esprit! » Dans les siècles passés , les curés avaient peut-être du mal à commenter ces proclamations de l’Evangile à leurs ouailles qui, elles, étaient des pauvres tout court , des démunis. Ceux-ci n’avaient non pas à assouvir des besoins  mais à acquérir des « nécessités ».
Si, actuellement, pendant une messe dominicale un écran pouvait enregistrer les distractions de la plupart des fidèles ce serait édifiant. Quel est le paroissien dont, au cours de l’office, sa « folle du logis » ne lui fait pas entrevoir par exemple, l’acquisition d’une résidence plus luxueuse, d’une toilette plus à la mode, d’une voiture du dernier salon, ne serait-ce que celle d’un gadget aperçu récemment dans une vitrine ?
Les curés ne prêchent plus guère qu’à des riches -en -esprit  et alors la Béatitude prend tout son sens, celui d’un « sauve-qui-peut ! » « Bienheureux les pauvres-en-besoins ! » Méfiez vous de ces désirs qui rôdent autour de vous comme des lions insatiables  et qui en veulent aussi bien à votre bonheur aussi bien immédiat que futur. Mais il ne suffit pas  que ce -sauve-qui-peut soit crié du haut de la chaire des églises  à un groupe de fidèles de plus en plus réduits, il faudrait que cette alarme fût donnée aux réunions des syndicats, à la tribune des hommes politiques, à la table de famille et que ce mot d’ordre devînt celui qu’on se passerait comme une consigne de salut public- »
-  « Mais je suis encore capable de me défendre, claironne l’homme de la rue. Je voudrais bien voir celui qui croit me forcer la main .Je n’ai toujours acheté et je n’achèterai toujours qu’à ma guise ! »

La bête de l'Apocalypse
Dessin de Francis Hannoteaux

Il y a peut-être encore d’heureuses exceptions mais la plupart des achats, mêmes par des gens les plus avertis, sont presque toujours téléguidés. Reconnaissez, madame, que c’est une force étrangère qui, hier, dans un magasin, a guidé votre main pour que vous emportiez cette poudre de lessive de préférence à une autre. Et vous, monsieur, n’est-ce pas pour obéir à un ordre secrètement reçu que votre voiture a fait un détour pour s’arrêter à un autre poste d’essence que l’habituel alors que vous proclamez que tous les carburants sortent d’une même raffinerie . Il est difficile de nier les conditionnements de la publicité qui, déjà, depuis de nombreuses années, exerce une influence de plus en plus dominante. Parce que diffuse, souvent imperceptible, comme un gaz inodore mêlé à l’air , elle pénètre à l’intérieur et agit avec d’autant plus d’efficacité qu’elle est agréable à absorber et qu’aucun tabou moral ne nous en défend.
L’acheteur subit et subira d’autant plus les effets de la publicité que celle-ci prend et prendra du métier;Cependant son action restera diluée, elle ne sera toujours qu’une action lointaine, qu’une pression de masse tandis que le vendeur agit par sa présence physique et son acte s’en prend à une personne précise. Sa décision ne peut pas être remise, c’est un combat. A chaque fois ou c’est l’agressé qui s’esquive ou c’est  le vendeur qui terrasse sa victime.
                           Jusqu’ici il était rarement question de technique de lutte et même il y avait rarement combat. Le vendeur n’était souvent qu’un plus ou moins habile distributeur. Désormais la définition de la vente, dans l’économie actuelle, a une signification très nette de contrainte. Voici celle d’un Institut psychologique de vente : « Il y a vente lorsque le client croit qu’il n’a pas besoin de l’objet, qu’il ne le désire pas et qu’il croit que ni ses moyens ni sa logique ne lui permettent d’acquérir cet objet et que le vendeur « l’amène » à la conviction qu’il doit acheter. »
Pour réussir un programme aussi ambitieux, aussi audacieux et surtout aussi agressif, il faudra que les candidats acquièrent un métier. Et quel métier ! Moi qui déplorais de ne pas en avoir voilà qu’il m’était proposé au plus haut niveau. En effet, c’est une des rares professions qui s’exerce sur l’âme elle-même, ce qui était jusqu’ici considéré comme une sorcellerie.
Sans doute que dans les temps à venir le champ de la psychologie se développera et que les rapports se feront davantage en prise directe sur l’âme. Des professions nouvelles pousseront encore plus loin leurs investigations et leur nocivité n’en sera que plus accrue. Ce développement se fera, certes, dans tous les domaines mais c’est souvent pour les mauvaises causes que l’homme est stimulé dans les voies nouvelles. Ainsi les guerres rendent plus particulièrement imaginatifs et entreprenants comme ce fut le cas pour la puissance atomique. C’est d’ailleurs normal que le commerce - qui a la même éthique que la guerre -ait pris l’arme de la psychologie à son compte.
«  Au lieu d’être exposé à des bêtes sauvages, à des eaux débordantes, à des montagnes qui s’écroulent, l’homme d’aujourd’hui est menacé par les puissances élémentaires de la psyché. Le psychique est une grande puissance qui dépasse de beaucoup toutes celles de la terre » (Jung.Problème d l’âme moderne)
                                  Le moment est venu où la société de consommation se soucie davantage de l’écoulement de ses produits que de leurs fabrications. Les chefs d’entreprise, autrefois assez dédaigneux des problèmes de commercialisation, acceptent, en plus du budget de publicité, celui des onéreux stages d’enseignement psychologique de leurs équipes de vente et des fréquentes séances de recyclage
Le citoyen, aujourd’hui , pourtant si méfiant et si averti, est ignorant de l’agression qui se prépare ou -s’il est informé - minimise la menace. Actuellement il ne subit que la malfaisance diluée de la publicité dont il croit pouvoir se défendre. Les vendeurs surviendront à leur tour avec une technique aussi évoluée que celle des publicistes. Gare à vous, innocents consommateurs, quand, sur un terrain préparé par la publicité, les vendeurs-techniciens pousseront leurs attaques et vous agresseront alors que vous ne pourrez pas opposer de parade à leurs armes nouvelles !
 Je ne pourrai pas oublier que j’ai fait les classes de cette étrange caserne et que j’en suis revenu bouleversé.
UNE  SCIENCE  NOUVELLE
CELLE  DE  LA  VENTE
Autour des années vingt du XXème siècle , une expérience extraordinaire sillonna l’atmosphère de ce siècle matérialiste et scientiste, éclair avant-coureur des grands orages de la psyché. Une équipe de bénévoles, sous la conduite de Gurdjieff, avait tenté l’escalade des sommets de l’être que seuls, les mystiques , portés par la grâce, avaient atteints. De grandes âmes  , comme celles d’une Katherine Mansfield , s’y consumèrent dans un effort au-dessus de leurs forces.

Le noviciat de Gurdjieff - d’ailleurs en beaucoup de points semblable à celui des religieux - consistait à déjeter l’inutile, à débarrasser le disciple  de l’apparence et du superflu, de l’accidentel, de l’étranger, pour ne garder que l’authentique qui se réduisait à un résidu minuscule mais qui était l’or pur au fond du creuset. Dès que l’ascèse aurait opéré ce travail de décantation, que l’être purifié  aurait été amené au noyau irradiant de sa personnalité, Gurdjieff garantissait à ses disciples une supériorité nouvelle. C’était la naissance à une surnature, c’était l’accès à un niveau supérieur de l’humanité, c’était aussi un moyen de conquérir plus facilement l’univers.
Si la tentative de Fontainebleau fut, en définitive,  un échec, la route des explorations de l’âme était ouverte et la génération à venir s’intéressa à ses conquêtes.

Il n’est naturellement pas question de comparer les buts des séminaires de vente à l’ambition de celui de Fontainebleau. Remarquons cependant que l’un comme l’autre reconnaissent les souveraines puissances de l’âme et que s’ils visent des buts différents et presque opposés, leur démarche pourrait être parallèle. Pour le moment les écoles de psychologie de vente inventorient les ressources de l’âme et ne se servent, pour leurs fins ,que des ressorts les plus élémentaires .Elles en sont aux premiers rudiments mais elles pourraient très vite progresser dans cette voie et monter de plus en plus le niveau de leurs leçons.. Si, en prenant les chemins de l’âme, les disciples de Gurdjieff ont failli aller si haut sur la route du perfectionnement, les éléves-vendeurs, s’ils s’engagent eux aussi sur ce plan, pourraient nous emmener aussi profondément dans la direction opposée et dans ce monde -là  on tend vite vers l’absolu.

La plaque d'entée d'une école de vente

Ma première leçon à l’école de psychologie de la vente commença par celle qu’imposait Gurdjieff à ses disciples, la connaissance de soi. Sage conseil que proclamait déjà Socrate mais qui se limitait ici à l’inventaire de nos aptitudes ou de nos inaptitudes à la carrière de vendeur.
Une fiche distribuée à chacun de nous aidait à cet examen de conscience. Elle comportait dix-sept aspects de la personnalité et, en regard de chacune de ces rubriques, notre propre appréciation devait être notée dans l’une des cinq cases qui établissaient notre côte en valeur décroissante . En voici l’énumération :
1 - Impression générale
 Est-ce que ma taille, mon volume s’impose naturellement ou est-ce que je ressemble à tout le monde ou alors est-ce que je passe inaperçu ?
2 --Activité,puissance
Suis-je plutôt un homme d’action qu’un rêveur ? Ai-je envie d’imposer ma puissance ou au contraire est-ce que je ne songe qu’à mon repos ?
3- Elocution, vocabulaire
Ma voix domine-t-elle dans une conversation en groupe ou bien est-ce que je perds facilement l’attention de mes interlocuteurs dans un brouhaha ? Les mots me viennent-ils facilement à la bouche ou est-ce que, oralement, je n’ai plus de vocabulaire ?4 - SympathieSuis-je recherché dans les groupes à cause de ma bonne mine ? M’appelle-t-on facilement par mon prénom ? Ou, au contraire, est-ce que mes bons mots, efficaces chez d’autres, ne font pas rire ? Ma seule présence crée-t-elle un attroupement ou est-ce que je dois presque toujours me joindre à un groupe ?
5 - Magnétisme
Mon simple regard suffit-il à orienter les visages vers moi ou dois-je peiner pour attirer sur moi l’attention ?
6 - Aptitude à créer la détente
Ai-je l’impression d’être heureux de vivre ? Ou au contraire suis-je un anxieux, un pessimiste?
7 - Sûreté d’approche
Ai-je l’air d’un homme qui va sûrement réussir, qui obtient satisfaction sans effort ? Ou ai-je une mine de chien battu, l’hésitant qui reste sur ses gardes ?
6 - Contacts
Si mon interlocuteur est le planton de service ou le préfet, par exemple, est-ce que je trouve le ton pour lui parler ? Suis-je aussi à l’aise dans un fauteuil de salon qu’à la table d’un bistrot ? Ne suis-je vraiment détendu qu’avec les gens de mon milieu ?
9 - Sens psychologique . Mesure du client
Est-ce que je comprends à demi-mot ou bien faut-il me mettre les points sur les I?
10 - Maîtrise, contrôle, stabilité émotionnelle
Est-ce que je blêmis ou rougis ?Puis-je mentir sans la moindre gêne ? Sais-je avaler les couleuvres sans grimaces ?
11 - Combativité verbale, tendance à dominer l’entretien
Ai-je l’art d’esquiver les coups par une dérobade, de mettre les rieurs de mon côté ? Ou mes répliques ne me viennent-elles pas qu’à retardement ?
12 - Enthousiasme
Est-ce que je donne l’impression d’avoir la foi en ce que je dis ou ai-je l’air de réciter une leçon apprise ?
13 - Volonté, persévérance
Est-ce que coûte que coûte  je m’acharne à obtenir satisfaction ou est-ce que je me rends trop vite compte de l’inutilité de mes efforts ?
14 - Avidité
a) - Sujet avide qui a un impérieux besoin de gagner
b) - Est nettement stimulé par les valeurs matérielles
c)- Ambition normale sans plus.
d)- Ce n’est pas pour lui un stimulant.
e)- Tendance à être un peu détaché sur ce plan.
15 -  Intérêt  vocationnel
( Personnellement ces deux termes accolés me font l’effet d’un accouplement contre-nature..Cependant je dois reconnaître que certains exercent la profession de vendeur par goût mais la plupart doivent s’y adapter et souvent ce sont les circonstances qui les obligent à rester dans cet état.)
16 - Autonomie
 Mes réussites se font-elles plutôt par des actions individuelles ou dans un effort collectif ? Ai-je besoin ou non de stimulant et d’encouragement ?
17 - Aptitude à convaincreCe dernier poste est rarement une aptitude naturelle et c’est plutôt le fait d’une dialectique - d’une technique - que d’un don. Si le professeur la cite, c’est pour préfigurer le vendeur idéal qui résumerait toutes les aptitudes précitées et qui en est le couronnement. D’ailleurs si les candidats rentraient  dans le premier cas , c’est à dire : « qu’ils aient une conviction communicative, qu’ils utilisent toutes les ressources de l’affirmation, de la persuasion et de l’explication »  ses cours deviendraient sans objet.
                                                 Voilà les cinq portraits -robots ; L’idéal, le bon, le moyen, le médiocre et le mauvais où chacun devait retrouver, suivant les dix-sept silhouettes présentées, sa propre ressemblance. En réalité, on se juge difficilement soi-même et il serait préférable que ce soit l’entourage qui émette ce jugement. Je me souviens que, dans un jeu de société,  un mari avait répondu à un questionnaire de tests assez semblable à celui-ci et que le résultat faisait de lui, entre autres,  un possible « pêcheur de baleines » . Quand sa femme, étonné du résultat, répondit à sa place, la pauvre mari  fut loin de se voir attribué un titre aussi glorieux.
                                  Dans la conjoncture présente les vingt ou vingt cinq voyageurs de la session accrochaient par ci, par là un trait favorable mais, à mon avis, aucun d’entre eux n’approchait de l’image idéale. C’était d’ailleurs normal qu’il en fût ainsi quand on sait que la plupart trébuchaient plutôt dans la profession qu’ils n’y entraient et que les employeurs, jusqu’ici, trouvaient leurs candidats dans les déchets des autres carrières.
Si le professeur, dès le premier cours, nous faisait passer sous ces toises c’était sans doute pour nous faire comprendre que certainement, en tant qu’anciennes recrues nous ne correspondions pas au gabarit exigé et que désormais les troupes engagées dans la vente nouvelle devraient présenter une certaine morphologie tant physique que morale (ou amorale).
Cependant il devait bien se résigner au contingent que l’entreprise lui avait envoyé et d’ailleurs il n’était pas question d’opérer une conversion radicale après une enseignement aussi court .Plus tard, ces écoles pratiqueront, peut-être, plus ou moins une ascèse à la Gurdjieff et l’élève se conduira comme un soldat qui fait ses classes. Dans l’immédiat elles se borneront à enseigner les éléments principaux de la stratégie de la vente.
Dans toutes les leçons un mot reviendra sans cesse, celui de « client », ce gibier dont il faut déjouer toutes les ruses et débusquer de tous ses gîtes, l’ennemi qui se croit souverain chez lui et à qui nous devons imposer notre loi.
Comme pour soi-même une première étape d’observations dessinera le portrait du client. D’abord les traits du tempérament. Est-ce un nerveux, un lymphatique, un bilieux, un sanguin? Naturellement rares seront les types aussi tranchés, aussi faudra-t-il souvent superposer plusieurs caractères pour trouver la ressemblance avec notre personnage. Est-ce un homme sain ou malade ? Ne souffre-t-il pas momentanément d’un malaise ? Est-ce que mon diagnostic n’est pas influencé par la sympathie ou l’antipathie ? Quel est l’âge de mon client? Celui qu’il paraît est-il son âge réel ?
Après plusieurs visites, l’inventaire de ses facultés intellectuelles s’établira en éprouvant sa mémoire, son sens de l’observation, son imagination, son jugement. Nécessité de connaître de quel milieu social il est issu. Est-il victime d’une déchéance ou au contraire occupe-t-il
 une situation supérieure à son mérite ?
J’ajouterais qu’il est également utile de se renseigner sur ses opinions politiques, religieuses, culturelles, sportives, etc.. pour ne pas intempestivement les contrarier par des remarques ou des déclarations en opposition avec les siennes propres.
Mais, surtout, ce qu’il faudra explorer au plus vite ce sont les poudrières de cette forteresse, c’est à dire sa réserve de défauts. Leur utilisation est d’une telle importance dans la malignité de la vente qu’il vaut mieux considérer ce point de vue à part.
Quand l’étude du terrain sera faite il s’agira de procéder à l’attaque, c’est à dire à l’argumentation. La publicité l’a souvent déjà précédée par ses effets de suggestion; elle a agi comme un bombardement qui crée un « climat », une « préparation de combat » sans souci d’un objectif particulier. L’argumentation du vendeur est, elle aussi, comme la publicité, une arme psychologique mais elle n’est pas de même nature. Elle aura la précision, le mordant, la rapidité, le punch nécessaires aux engagements de commando, aux coups de main.
De ce combat j’en avais eu la démonstration, dès la troisième ou quatrième année de mon engagement comme représentant à l’occasion d’une foire. Pour la première fois j’étais de faction à un stand de ma Compagnie mais celui-ci n’avait alors qu’un but d’information.. J’avais donc tout loisir pour observer mon voisin qui, lui, pour le compte d’un commerçant de la ville, vendait des aspirateurs. Ce collègue avait-il suivi  les premiers cours de vente ou avait-il de lui-même, trouvé les méthodes maintenant enseignées ? Du moins illustrait-il déjà ces grands principes que , quelques années plus tard, j’entendrais formuler .
Cet homme était d’ailleurs conscient de pratiquer de véritables luttes qui, chaque fois, l’épuisaient. Il connaissait les limites de son souffle et, après une quinzaine d’attaques, il reprenait haleine, dans son coin, comme un boxeur sous l’éponge.
Depuis le début de la foire je m’étonnais, à la fois,  de la fréquence de ses ventes et aussi de l’état de surexcitation dans lequel il opérait. C’est à l’occasion d’une de ces trêves où il tirait nerveusement sur sa cigarette que je l’abordais et qu’il se laissa aller aux confidences.
-  « Je suis ici sous contrat,  dit-il,  comme dans toutes les autres foires. J’ai signé pour une vente assurée de tant d’appareils mais au-delà de ce chiffre je double ma prime. J’arrive presque toujours à dépasser largement le quota imposé grâce à une méthode que je m’impose et qui ne varie guère.Vous verrez, tout à l’heure, quand je reviendrai sur le stand, je reprendrai mon aspirateur et je le ferai fonctionner. J’attirerai l’attention soit par le bruit ou le mouvement de l’appareil, soit par la succion d’un objet de grande taille, soit par quelque manoeuvre plus ou moins insolite. Si un gag réussit il ne faut pas avoir peur de l’exploiter. Les meilleurs sont ceux qui ont été les plus expérimentés.Les badauds s’arrêteront et s’agglutineront devant mon numéro. C’est alors qu’il me faudra choisir ma victime .Dans le lot présenté ce sera toujours ou la plus bonasse ou la plus avide ou la plus fière. J’évite les visages fermés. C’est de la vente rapide et je n’ai pas le temps d’étudier les caractères cachés .Mon choix fait, je lui tendrai l’aspirateur et j’entraînerai ma cliente dans un recoin  de l’estrade. Je plaisanterai si elle est badine, j’emploierai un langage châtié et même technique si, au contraire, j’ai affaire à une personne grave et sérieuse . Je ne m’occuperai plus que d’elle seule, même si quelqu’un me tire par la manche et me pose des questions, je ne répondrai pas .J’essaierai au plus tôt de deviner le détail de ma machine qui excite sa curiosité pour aussitôt la mettre en valeur. C’est parfois à cause d’un interrupteur ou d’une poignée que je vends l’appareil. Il faut, comme au judo, que j’ébranle mon adversaire, que je provoque son déséquilibre, qu’il éprouve réellement la sensation de vide, c’est à dire du manque de mon aspirateur .A ce stade un geste malencontreux pourrait tout faire échouer. Si je sors mon crayon avant que la cliente ait basculé franchement elle risque de se dégager et de m’échapper, si je le sors trop tard elle a  eu le temps de se ressaisir. L’action doit être rapide, comme un acte de chirurgie ni avant ni après l’anesthésie.Quand le bon de commande est signé et l’acompte versé c’est alors seulement que je peux relâcher mon effort. C’est un véritable corps à corps  dont je sors épuisé. D’ailleurs après certaines foires difficiles je suis obligé de prendre une cure de repos tellement je me suis dépensé au delà de la limite de mes forces. »Lorsque ce collègue est revenu sur son stand et que j’ai vu les promeneurs s’arrêter à son signal, les victimes désignées obéir aux injonctions et les bons de commande  se signer apparemment avec bonne grâce, j’ai cru que ce vendeur de foire était un être exceptionnel. En réalité cet homme était l’annonciateur de ce que, sept à huit ans plus tard, m’apprenait « l’institut psychologique de vente » Lorsqu’il promulguait cette règle qu’il intitulait : « AIDA ».A . Attirer l’attention  Créer un choc qui fait buter le distrait par des effets imprévus. Mettre en relief l’objet sur tout ce qui l’entoure. Le lui coller aux yeux, aux oreilles, aux mains, le rendre concret. Mettre son image au net dans le flou des autres impressionsI  Susciter l’intérêt En s’adressant aux « intérêts fondamentaux » dont je parlerai plus loin et qui sont les ressorts les plus sûrs. Tels l’avidité, l’orgueil, la paresse L’avidité, en quête constante d’économie, de bénéfices, de réserves, toujours prête à amasser de nouveaux biens. L’orgueil qui ne demande qu’à augmenter sa puissance, qu’à s’installer plus haut dans le niveau social, qu’à dominer son entourage. La paresse qui se laisse séduire par une diminution d’efforts, qui se complaît dans la commodité ou tout simplement dans la sécurité du standard ou de la mode.D Créer le désir Creuser l’idée de manque, déséquilibrer le client. «  Comment avez-vous pu jusqu’ici être privé de cet objet ? »Comme dans la tentation diabolique provoquer un effet de vertige.A -Passer à l’action  En forçant la décision. La décision, voilà ce que le vendeur doit obtenir par ses argumentations. Il n’a pas à se contenter d’un travail d’approche comme la publicité, il doit aboutir à une conclusion. . C’est là son rôle propre.
Le taureau de l’arène a déjà reçu les atteintes des banderilles et des piques, a subi les soûleries des capes et de la muleta mais c’est par l’épée que le torero signera la corrida. Quand mon collègue, sur son stand, hésitait à sortir son crayon il connaissait la même  heure de vérité. Malgré les plus savants préparatifs c’est à ce moment là qu’on saura s’il y a vente ou non. C’est une décharge soudaine de l’être, un acte d’autorité, un engagement dans l’autre, une possession.
AIDA. Ce mot déclenche aussitôt les trompettes de l’opéra mais, celles-ci, en harmoniques, en évoquent d’autres :Les magiques trompettes de Jéricho qui font s’écrouler les murailles. Les vendeurs qui feront appel aux puissances de la psyché manieront des armes aussi secrètes et aussi redoutables qui démantèleront les résistances les plus opiniâtres.
                              Comme il ne suffit pas de connaître les règles monastiques pour être moine de même l’enseignement des lois psychologiques de la vente ne nous transformera pas en vendeur. Il faudra se soumettre à une ascèse pour prendre conscience de sa force, pour l’entretenir et surtout pour l’améliorer. Jusqu’à ce jour cette vente dite technique n’est guère pratiquée que par quelques isolés. Soit qu’ils cultivent des dons naturels, soit qu’ils s’efforcent d’appliquer des consignes, soit surtout qu’ils se trouvent déjà à l’aise dans le domaine de l’âme. Mais,  pour le temps présent, la plupart de ceux qui passent par les séminaires sont ou d’anciens routiers déformés par leurs habitudes ou de jeunes recrues que les hasards malheureux ont piégés, comme leurs aînés, dans cette profession. Souvent les uns comme les autres ne font pas grand cas des ces « théories » et s’étonnent, comme monsieur Jourdain, de faire, dans la vente,  tant de psychologie sans le savoir.
Dans quelques années il en sera tout autrement. La productivité lancera sur le marché des produits de plus en plus excédentaires. Les grandes marques vendront des produits comparables à prix égal. Ce n’est que la pression  plus ou moins forte des circuits commerciaux qui en assurera ou non l’écoulement. La consommation se fera par des canaux directs, par une distribution quasi automatique. Pour le surplus il sera fait appel à des spécialistes qui devront gaspiller le produit soit en créant des besoins nouveaux soit en provoquant des renouvellements plus fréquents. C’est alors que les fabricants feront appel à cette armée nouvelle dont nos séminaires sont des embryons de caserne. Des troupes de vendeurs calibrés sur les dix sept critères du parfait candidat, familiarisés aux plus fins rouages de la psychologie, assouplis par la dialectique et déjà aguerris aux attaques par une sorte d’école de combat.
Ainsi armées les firmes concurrentes devront redoubler d’ingéniosité et d’audace mais le champ clos n’en sera pas moins le consommateur qui, de gré ou de force, fera les frais de la bataille.
Le danger sera d’autant plus grand, l’agression d’autant plus pressante qu’en ce temps là s’affronteront les grandes forces de la psyché. On peut admettre que les armes, quelles qu’elles soient, ne sont pas toujours condamnables quand elles se mettent au service d’une noble cause. Malheureusement, dans la perspective de la vente, les moyens nouveaux mis en oeuvre ont un but manifestement pervers puisqu’ils visent à réduire l’homme à ses « intérêts fondamentaux ». Au lieu de le hausser vers son destin normal d’une plus haute spiritualité ils le ramènent à ses origines, ils le ravalent à ses instincts élémentaires.
LA  POUDRIERE
Dès que j’avais exercé je m’étais rendu compte que certains critères moraux non seulement n’avaient plus leur valeur habituelle mais au contraire une signification opposée . Je me souviens de mon premier étonnement quand , pour le recrutement d’un collègue, le choix se porta sur celui qui était le plus âpre au gain, le plus avide, le plus ambitieux et qui, de surcroît, avait une meilleure réputation de trousseur de filles.
A la réflexion, je pensais qu’au niveau où un vendeur descend il n’était pas étonnant que s’opérât u virage de moralité, comme si nous n’étions plus sur le même plan que le reste de l’humanité. Pour mieux nous accommoder à notre rôle il était nécessaire de renoncer à un certain idéal, d’accepter une sorte de ghetto volontaire où nous vivrions en marge, d’entrer dans un « milieu » qui a ses lois.

Une explosion fortuite

J’étais, certes, conscient de cette déchéance mais j’estimais que le mal était limité puisque nous ne mutilions que nous-mêmes. Désormais, par l’endoctrinement de nos nouveaux maîtres, nous deviendrions les apôtres d’une anti-morale. Dans le seul but d’obtenir un résultat plus sûr et plus rapide, nous ferons au client une guerre totale, nous répandrons et développerons tous les virus de l’instinct comme le ferait une arme bactériologique.
Si un élève de ces « instituts psychologiques de vente » questionnait un de ses maîtres pour lui demander -selon l’exemple célèbre - quel est le principal commandement ? - , il lui serait répondu : C’est de faire appel aux « intérêts fondamentaux ». Réponse apparemment anodine puisque dans l’énumération de ces intérêts figurent non seulement des motivations égocentriques (telles que la paresse, l’orgueil, l’avidité, le désir de paraître, la sécurité ) mais aussi des motivations nobles ( le désir de savoir, , de s’instruire) et même des altruistes ( besoin d’idéal, besoin d’aimer ). En fait , les intellectuelles et les altruistes ne seront citées que pour mémoire, qu’en chaperon des autres, qu’en pudiques cache-sexe pour ne pas devoir se montrer tout nus.
Les maîtres sont si conscients de la « chose honteuse » à cacher qu’il s’emploient, au cours des années, à corriger les termes trop voyants. Ainsi,  lors des dernières séances de recyclage, il n’était plus question d’orgueil mais de désir de puissance, il n’était plus question de paresse mais d’économie de l’effort. Le commentaire ajoutait même qu’il ne fallait pas confondre celle-ci avec la paresse ni l’avidité avec son sens péjoratif habituel. Est-ce une prise de conscience de la malfaisance de cet enseignement ou une perfide hypocrisie pour mieux endoctriner grâce à une anesthésie de nos réflexes moraux ? L’un et l’autre sans doute. Tant de siècles de christianisme et aussi d’humanisme ont donné aux âmes, même les plus affranchies, une sensibilité morale qu’on ne peut indûment effaroucher. Les professeurs eux-mêmes n’aiment pas se salir la bouche par un vocabulaire qui, naturellement, répugne.
                                J’ai approché un de ces maîtres et j’ai entendu ses confidences. Il n’y avait chez lui aucune perversité consentie, il admettait plus ou moins qu’il jouait un rôle dangereux mais jurait qu’il n’accepterait pas l’escalade. Quand estimera-t-il que la mesure permise sera dépassée ? Le buveur d’alcool peut-il se rendre compte du petit verre-frontière qui le naturalisera alcoolique ?
Les « intérêts fondamentaux » sont, certes, une valeur neutre en soi, une énergie brute dont nous pouvons tirer le bien comme le mal. C’est de l’utilisation qu’on fait de l’énergie nucléaire que celle-ci deviendra le bienfaisant réacteur ou la sale bombe . Or les « intérêts fondamentaux » ne seront exploités ici que pour les coups bas à porter ou comme pentes faciles à savonner. Et alors, sous cet aspect péjoratif, nous redécouvrons, à ces « intérêts » une identité bien connue. Nous retrouvons leurs visages grotesques que nos aïeux, peut-être plus familiarisés avec eux, ont sculpté en personnages familiers sur la pierre des cathédrales. Ce sont tout bonnement nos vieux sept péchés capitaux qui, interdits de séjour, reparaissent dans la cité sous de faux noms.
Le vendeur recreusera donc ces sept fosses desquelles l’homme, depuis ses origines, essaye si difficilement de sortir et que des milliers de philosophes, de sages, de saints, d’éducateurs se sont, au cours des âges, efforcés, au contraire de combler.
Le vendeur est bien cet étranger de la parabole évangélique qui, la nuit, après le passage, dans le jour, du bon semeur vient lancer ses graines d’ivraie.
Les « intérêts fondamentaux » d’autrefois marchaient par sept. Ils défilaient dans l’alignement des jours de la première semaine, derrière les vaches maigres et les vaches grasses, à la suite des sacrements et des douleurs de Notre Dame, en serre-file, à l’opposé des merveilles du monde.
                              Nos psychologues contemporains ont peut-être raison d’en dénombrer un plus petit ou plus grand nombre. Peu importe ! Il n’est pas question de faire le procès d’un inventaire mais de reconnaître dans des nombres ou sous des noms différents une seule et même réalité. L’énumération et l’appellation ancienne sont beaucoup plus évocatrices, aussi est-il préférable de les voir alignés dans leur chiffre consacré et de les désigner par leur vocable usuel.
Tout d’abord l’envie qui est le vice le plus favorable à la vente. Ce défaut a deux niveaux 1°/ Le sentiment de tristesse, d’irritation et de haine qui nous anime contre celui qui possède un bien que nous n’avons pas 2/ Le désir de jouir d’un avantage, d’un plaisir égal à celui d’autrui. Ce sera plutôt ce deuxième aspect de l’envie qui concerne la vente. On est toujours envieux de quelque chose, on est plus ou moins consciemment jaloux de quelqu’un. C’est une maladie qu’on se passe de l’un à l’autre comme le rhume ou la grippe;
La grande habilité des « Grandes Surfaces » à self-service est d’exposer à la vue et au toucher les produits à vendre. L’envie d’accaparer naît de la proximité de l’objet et de la contagion des appropriations du voisin.
Au temps de l’avènement de la télévision la contamination de l’envie aurait pu s’illustrer de cette façon : Un père, une mère et leurs quatre enfants vivaient heureux dans le pavillon de leur banlieue. Le père aurait voulu que sa famille modérât ses désirs pour obtenir cette tranquillité du coeur qu’il considérait comme la base du vrai bonheur. Il désirait assurer autour de lui une satisfaction de la condition présente. Aussi un jour, montrant par la fenêtre, une antenne dressée sur un toit, il adressa cet avertissement aux siens :
 « Voyez-vous ce signe, c’est , comme sur les bateaux, le drapeau noir de la peste. Ces gens se sont laissés séduire par quelque marchand et ils ont ouvert leur porte à ce qu’on laissait jusqu’ici dans la rue. Désormais ils sont condamnés à vivre dans l’agitation et le bruit. Nous tenons trop à la tranquillité et à la paix, nous ne pourrions pas tolérer chez nous un tel intrus. »
Convaincu de la véracité de ces paroles la famille prenait en pitié la victime que désignait l’antenne.
A quelques semaines de là le plus jeune des garçons se laissa inviter par un camarade à une séance de télévision et, au retour, raconta ce qu’il avait vu : « C’était gentil ,disait-il.  Un dessin animé où parlaient des animaux. » La réprobation fut quand même générale et la famille semblait toujours décidée à se prémunir du mal. Malheureusement celui-ci gagnait. En effet, il ne se passait pas une journée sans qu’on ne signalât une nouvelle antenne plantée sur un toit environnant.
La première, celle que le père avait montré du doigt avait affecté le plus riche commerçant du quartier. Les suivantes avaient poussé soit chez des inconnus soit chez des prodigues notoires. Jusqu’ici la contagion ne faisait que des victimes faciles et presque fatales mais, au fil du temps, voici qu’on s’étonnait de la voir gagner les voisins les plus sérieux. La situation de curiosité semblait même se renverser. Au début c’étaient les antennes qui se signalaient, maintenant se singularisaient les rares toits qui en étaient démunis. Certains, disait-on, en faisaient installer sans y adjoindre de poste tellement ils avaient honte d’avoir un toit nu. Ils se sentaient des « nécessiteux ».L’envie avait créé le besoin et le besoin la nécessité.
La mère en prit conscience et se sentit frustrée dans ses enfants. Ils subissaient l’humiliation de s’asseoir devant la télévision des voisins comme si, privés de nourriture à la maison, ils devaient aller au dehors mendier leur pain. Ce fut elle qui finalement harcela son mari pour que cessât un tel manque, pour que fût comblé un tel vide. Toutes les objections qui avaient servi à repousser la télévision devenaient des arguments pour l’accueillir : C’était l’enrichissement culturel des enfants, c’était l’occasion de communier au monde, c’était même le resserrement des liens familiaux. Le loup-envie pénétrait dans la bergerie déguisé en agneau. Le père succomba par le biais de la culpabilité. Trois mois après avoir désigné l’antenne comme le drapeau noir de la peste il la plaçait lui-même avec le sentiment de couronner ainsi le bien-être de la maison.
En conclusion humoristique de cette histoire il faut rappeler que ce qu’on appelait :  « Antenne » à cette époque devient aujourd’hui une « parabole ».
A tout être moral l’envie se présente avec son image de vice, aux yeux exorbités et la bouche grand ouverte. Le rôle du vendeur consistera à supprimer cette impression de hideur par des images plus rassurantes et plus agréables. Grâce à l’enfant, l’objet convoité apparaîtra sous la forme gracieuse de la biche de Walt Disney et son gazouillant cortège d’oiseaux. Plus tard, avec la mère il prendra une figure plus sérieuse mais aussi plus exigeante sous l’apparence d’un conseiller culturel et moral. Alors le père n’a plus de raison de repousser ce qui n’est plus répugnant, il n’a plus à lutter contre un défaut, il ne succombe plus, il accomplit même un acte de vertu.
Un tel retournement de situation ne sera même plus nécessaire pour l’orgueil. Ce péché capital est bien porté et il arrive qu’on l’affiche :
-Quel est votre plus grand défaut ?  demandait un interviewer à Gérard Philippe
-L’orgueil-Et votre principale vertu ?-L’orgueil, répondit-il,  à nouveau
Les novices des congrégations religieuses suivent à peu près une même discipline pour leur éducation morale. le principal objectif de cette ascèse est de briser tout d’abord l’orgueil qui est considéré, à juste titre, comme le péché majeur, celui de Lucifer et celui d’Adam. C’est même à se demander , à la lecture de l’Evangile,  si le Christ ne le considère pas comme la seule vraie faute contre Dieu.
Dans son noviciat laïc de Fontainebleau Gurdjieff procédait de la même manière envers les partisans à la plénitude de la personnalité. Le vendeur prendra le contre-pied de ces principes. Autant les éducateurs essayent d’extirper ce chiendent dont ils pistent la moindre racine traçante, autant le vendeur doit l’entretenir, le repiquer, s’il le faut, et le développer.
C’est un défaut aux multiples variétés que le vendeur rencontre et qu’il exploite déjà sans s’y être exercé. Celui qu’il flatte plus facilement est celui de la sotte fierté.
S’il est obstinément humble parlez lui donc de ses fils ou mieux encore de son petit-fils, la glande orgueil finira bien par secréter et par huiler l’engrenage de la vente.
Si le client présente des dispositions à la présomption l’obstacle du négativisme saute à coup de défi : « vous ne m’en commanderiez pas quand même un wagon ? »
Il arrive parfois que le présomptueux, en raison des circonstances, se ferre lui-même dans son piège. Tel celui-ci que j’avais rencontré  dans un bar et régalant un groupe d’artisans d’un chantier commun :
 « Allez donc voir ma femme, me dit-il, et demandez lui ce dont elle a besoin. »Ce que je fis sur le champ. A mon retour, dès qu’il me vit paraître à la porte du café :
« Alors, elle vous a passé quelque chose ? »Je lui fis un signe affirmatif. Alors , sans savoir ce que j’avais inscrit dans mon carnet : :
 « Doublez la commande ! »  lança-t-il avec superbe devant ses camarades médusés;
                                    L’espèce la plus commune de l’orgueil, pour ne pas dire la plus vulgaire, est naturellement la vanité. Si apparente autour de soi et dont chacun pourtant est la fréquente victime. Mentez ! Mentez ! dit-on, il en restera quelque chose. Flattez ! Flattez ! Même grossièrement et vous ouvrirez les oreilles les plus sourdes. J’ai connu un de ces vendeurs au comptoir qui flattait ouvertement et même lourdement tous ses clients. Ceux-ci riaient sous cape des éloges faites en leur présence aux collègues mais le commerce du complimenteur prospérait parce que chacun, lorsque venait son tour, acceptait pour bon argent ce qu’il reconnaissait comme calembredaines pour les autres.
Le vendeur évolué et conscient exploitera plus systématiquement et plus méthodiquement chez ses clients tous ces filons d’orgueil. A celui-ci il présentera sa vente comme un moyen de s’élever, de voir plus haut, de mieux commander, d’acquérir davantage de puissance. Il le stimulera aussi bien dans son intérêt d’égocentrisme que dans son instinct de sociabilité : « Grâce à cette acquisition, vous surpasserez vos concurrents, vous dominerez le marché, vous deviendrez la plus puissante affaire. »
A tous ces moyens et petits hobereaux du commerce, il rappellera que leurs collègues d’Amérique ont, du moins certains, acquis le nom de roi, rois de la bière, du cirage ou du caramel mou.
Par le biais de la vanité, exciter son besoin de paraître. Car s’il n’est pas toujours possible d’être riche ou puissant ou supérieur on peut du moins en donner l’apparence.  « Considérez ce bijou comme il fait riche ! Adoptez plutôt cette voiture, elle impose davantage ! »
Une conséquence de l’exaspération de « l’instinct de puissance et de domination » se vérifie, à chaque week-end de fête, par l’hécatombe des usagers de la route. Plus la socialisation augmente plus le niveau moral devrait augmenter. Pour que la liberté individuelle cédât le pas à une liberté collective, il faudrait accepter une ascèse, une discipline qui sublimerait notre comportement. La route est de plus en plus fréquentée par de nouveaux automobilistes qui devraient se conduire davantage en hommes socialisés. Les vendeurs-semeurs -d’ivraie prêchent impunément le contraire. Au Salon d l’automobile  vous n’entendrez que louer la vitesse, le brio, la puissance qui vous permettront de dépasser, de briller, de dominer. Prenez la route, les pompes d’essence vous encouragent à mettre un fauve dans votre moteur et à vous conduire sur la route comme on terrasse dans la jungle.
Ne croyons pas que ce ne soit que sur la route que le développement du « besoin instinctif de puissance et de domination » fait ses ravages, chaque vendeur de quoi que ce soit qui le favorise accentue sur le plan général une dégradation, un recul, une décadence.
                                          Dans la liste des « intérêts fondamentaux » dressée par notre maître en psychologie de la vente, l’orgueil est en deuxième position, l’avidité en troisième et c’est la paresse qui se trouve la première nommée. Une préséance qui ne lui va guère. Alors que les deux autres « intérêts » sont secrétés surtout par l’esprit, celui-ci est tout entier lié au poids de la chair et ne peut donc en avoir que la grosse malice .
Je me demande même si, dans la conjoncture actuelle, la paresse demeure un péché capital. Si la plupart de nos clients sont souvent pris en flagrant délit d’orgueil et d’envie bien peu, par contre, pèchent par paresse. Les pauvres ! Je les plaindrais plutôt pour leur excès d’activité et j’ai honte de ma dolce vita comparée à leur vie de chien.
Je crois que notre siècle a perdu le temps et le goût de paresser et j’ai souvent caressé le projet d’en proclamer la nécessité comme contre-poison des virus de la vie moderne. Pour ma part j’estime que jusqu’ici peu ont su chanter cette béatitude qu’est le glissement dans le sommeil. C’est un état si proche du repos qui nous est promis dans l’Au-delà.  Etre à la fois mort et vivant, vivant et mort. Une troisième dimension.
L’homme d’affaires d’aujourd’hui est amputé de cette fonction naturelle. Il a recours à l’artifice de la médecine pour l’exercer et le sommeil qui a perdu son charme lui est imposé comme un remède. Si je faisais l’éloge de la paresse - l’ancienne  - ce serait celle des clochards et de leur aristocratie, celle des méridionaux et de leur philosophie, celle des écoliers aussi aériens que les mouches de la classe, celle des pêcheurs à la ligne dont le regard flotte aussi mollement que leur bouchon. En somme, en les opposant aux agités du siècle, ce serait l’éloge de ceux qui ont choisi, dès ici-bas, cette tranquillité d’âme qui est le fondement du bonheur.
                                                              Pourtant le monde actuel s’est fait une paresse à sa mesure, une paresse qui encrasse, qui alourdit, qui embourgeoise , qui mécanise, qui rapetisse, qui abâtardit, qui unidimensionnalise.  La paresse c’est d’abord le confort. D’ailleurs le vendeur vend surtout du confort. Partout nous sommes sollicités par une nouveauté, par un perfectionnement, par une méthode qui diminue nos mouvements, qui économise nos efforts, qui prend moins de temps. Nous finirons par  ne plus nous servir de nos bras, de nos jambes et même de notre cerveau. Le vendeur flatte cette tendance à l’ avachissement .
Passe encore que nos muscles n’aient plus qu’à s’exercer sur les boutons de nos machines, le sport peut avantageusement remplacer le développement du corps mais l’esprit, lui qui-, libéré du travail-corvée, devrait davantage s’épanouir , est aussi menacé par cette déliquescence.  « Ne vous préoccupez plus de ce qu’il faut lire, voir, entendre ou savoir, nous sélectionnons pour vous vos lectures, vos spectacles, vos disques. Nous vous assurons votre science, nous vous la débiterons en digest. Ne pensez pas, nous pensons pour vous. »
Et c’est par ce confort matériel, intellectuel et moral que la paresse moderne a engendré cette tare de la standardisation  « .Faites comme tout le monde lisez France-soir ! »
Ne prenez pas la peine d’aller à contre-courant, adoptez l’allure générale, laissez-vous porter par les injonctions, obéissez passivement aux motivations, devenez le bon rouage docile de la société de consommation. Ainsi vous serez tranquillisés, sécurisés comme disent les psychiâtres. Avec votre habit à la mode, votre voiture de la dernière série, votre appartement type grand-confort, votre tête et votre allure copiées dans les magazines du jour, votre culture mesurée par les digest, vos opinions politiques et philosophiques dictées dans les colonnes de votre journal du soir et par vos chaînes de télévision, avec un tel gabarit vous disparaissez dans l’anonymat du troupeau, vous paissez paresseusement.
Méfiez-vous cependant qu’un jour  on ne fasse sur vous la même réflexion que ce paysan languedocien à propos d’un bœuf  analogue.: « Il me donne bien des inquiétudes, téléphonait-il à son vétérinaire, Je ne peux pas dire qu’il soit malade, il mange bien, il rumine bien, il dort bien, et même il travaille bien, il...-  «  Et alors qu’est -ce qu’il a ?  coupa le vétérinaire
- « Eh bien monsieur, je vais vous dire , il ne me semble pas bien fier. »
 Pauvre consommateur, comme on le comprend ! La vente-paresse lui fera perdre sa fierté  jusque dans des domaines comme celui de l’art où il pensait pouvoir garder haut le pavillon .Ainsi elle entretiendra le goût du médiocre. D’abord, en ne proposant à lire, à entendre, à voir que de la lecture, de la musique, de la peinture qui soient traditionnelles ou d’un abord aisé.
La pente la plus commode est encore de céder à la mièvrerie des fadaises, aux sentimentalismes, aux alanguissements de guimauve. Ce qu’on appelle le mauvais goût n’est souvent qu’une complaisance dans ce qui se fait (le vulgaire) , dans des attitudes stéréotypées ( le cliché ), dans du mécanique, au sens bergsonien (le faux) , tout simplement dans une paresse d’être à la hauteur de son âme. Le bon goût, au contraire, décrasse à tout moment des habitudes, il tient constamment en éveil, il choisit , il oeuvre.
Un tel effort ne sera pas facilité par le rôle du vendeur puisqu’une de ses principales motivations est la paresse. Le langage courant admet d’ailleurs deux sortes d’art : l’art proprement dit et l’art commercial. Comment mieux illustrer cette différence en écoutant les programmes de stations de radio ou de télévision soumises aux impératifs de la vente et celles de stations ou de chaînes indépendantes de cette servitude  ?
Demandez donc aux directeurs de magasins à grande vente pourquoi leur choix de reproductions de peinture tourne presque toujours autour de mêmes chromos ? Pourquoi leur éventaire de disques ne nous fait écouter que des airs traditionnels et les rengaines à la mode?  Demandez aux kiosques des trottoirs ou des gares ce qu’ils débitent le plus comme littérature , ?
 « On expose ce qui se vend » répondront-ils. Et pour vendre on est prêt à descendre avec le client au plus bas de sa paresse. La plupart n’éprouvent d’ailleurs pas de honte à l’avouer car la paresse-confort, la paresse-standard, la paresse-crasse, comme l’envie et l’orgueil, ont désormais acquis droit de cité dans notre société et peuvent se montrer impudemment à visage découvert.
Il n’en et pas encore de même pour les quatre autres complices : l’avarice, la colère, la gourmandise et surtout la luxure. Ils ne seront pas cités dans la liste des « intérêts fondamentaux » - par embarras ou par calcul - mais la vente les avait déjà adoptés comme alliés sans que les maîtres en psychologie aient besoin de les citer.
Apparemment l’avarice, dans son sens traditionnel, ne doit pas être un défaut à développer ou à entretenir chez « l’homo societatis ad consumendum ». Si le citoyen de cette société refusait d’acheter et de consommer pour thésauriser, il désamorcerait la pompe du mécanisme, c’est à dire la productivité. J’envisage même, si le système s’exaspère, qu’un jour la collectivité pénaliserait le mauvais sujet qui n’aurait usé qu’une voiture en trois ans, qui n’aurait pas utilisé dans les délais son compte achat, qui se trouverait possesseur d’une fortune trop importante par rapport à son trop petit train de vie. La prodigalité deviendrait une vertu civique.
Mais pour dépenser vite il faut amasser vite. Le cycle : « A père avare fils prodigue » se réduit et c’est dans un même individu que les deux alternances se trouvent réunies. L’avarice perd de plus en plus son image ancienne de vieillard mourant de faim sur un matelas bourré d’écus. Le nouvel avare (le consommateur vicié) , au lieu d’un seul mal s’en voit affligé de deux : Ou c’est une constipation qui l’occlut ou c’est une diarrhée qui le vide. Ainsi ce P.D.G., mégotant à longueur d’exercice des bouts de bénéfices sur les salaires, sur son équipement, sur ses impôts, sur son propre train de vie et qui, d’une seul coup, jette sa fortune dans des réceptions, dans des croisières ou dans quelque munificence inutile. Mêmes aspects cliniques contradictoires chez le petit salarié. Pendant onze mois il amasse ses payes de grains et de vermisseaux, toujours prêt à chicaner une différence d’un centime chez son épicier ou son boucher, à lésiner sur l’achat d’une paire de souliers, il économisera volontiers un ticket d’autobus ou de métro, ou remontera trois étages pour éteindre une ampoule de vingt cinq watts. La bourse se gonflera sou à sou, à coup d’heures supplémentaires, de repas sautés, de chemins à pied, de veilles, de levers tôt , de cette menue monnaie mendiée. Et puis arrivent les quatre semaines de congés payés et la tirelire se vide dans un seul jet foireux.
Cette contradiction ne doit pas nous surprendre. La Rochefoucauld l’avait déjà signalé dans ses Maximes: « Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires .L’avarice produit quelque fois la prodigalité et la prodigalité  l’avarice » ( Max XX )
La colère est une motivation assez mineure car son ressort ne joue que par intermittence et on ne peut pas trop compter sur elle. Pourtant sur des tempéraments particulièrement irascibles le vendeur sait utiliser cet effet de dynamite pour faire sauter des hésitations ou, dans les cas désespérés, provoquer des effets d’électrochoc.
Mon client est assis en face de moi dans la sérénité de sa complaisance, bien qu’il m’accorde de moins en moins ses commandes .Autour de lui tout tourne tellement rond. Sur son fauteuil directorial il baigne dans un si huileux confort qu’il s’oublie jusqu’à me faire l’éloge du fournisseur concurrent de la marque que je représente. Je le laisse dire, j’acquiesce même. Puis, comme par hasard, histoire d’évoquer le passé, sans malice, pour rire, quoi! je rappelle un incident fâcheux survenu, il y a quelques années entre lui et ce même fournisseur. J’ajoute d’un air qui se veut innocent : « Vous avez ,d’ailleurs, reconnu vos torts, je crois. »
Voilà, ça y-est, j’ai déclenché le mécanisme. L’ensoleillement du visage a disparu, les veines du cou ont des ondulations de vipères, les mâchoires contiennent une rumination de plus en plus épaisse, les yeux roulent des couleurs d’orage. Une belle colère déformante éclate. Faussement candide je défends mon concurrent. La rage redouble. Il prononce à l’encontre de celui-ci des jugements définitifs, il contredit sans vergogne les éloges précédents, il s’embrouille dans ses filets de lion furieux. Bénéfique colère ! Voilà l’arrogant jupitérien débouté de son assurance et, bientôt, je l’espère, à ma merci .
La gourmandise, elle non plus, n’est pas une motivation importante. Surtout dans notre temps de repas où les gourmands se fatiguent de la facilité d’assouvir leur vice.
Il n’est pas moins vrai que le bon vendeur a toujours su exploiter cet appât et qu’il l’exploite encore.
Si je me mettais à la place de mon professeur de psychologie de vente je ferais un rappel de tous ces défauts plus ou moins mineurs pour mieux s’en servir. Un peu comme  le professeur de lettres qui, pour développer l’appétit de ses élèves à une rédaction, leur rappelle qu’il ne faut pas uniquement faire appel aux sens majeurs de la vue, de l’ouïe mais que l’odorat, le goût et le toucher, ces sens oubliés ont aussi leur mot à dire. C’est ainsi qu’un collègue qui vendait du cirage avait eu cette idée, pour vanter la qualité de son produit, d’exciter leurs papilles gustatives de ses clients; « On en mangerait ! » et, joignant le geste à la parole il se suçait les doigts souillés de cirage qui, à son avis, fleurait la cire d’abeille.
Les sociétés de vente sont tellement conscientes de la nécessité constante de flatter la gourmandise de la clientèle qu’elles créent un budget mensuel intitulé : « Frais de représentation » et destiné à régaler les fidèles et à séduire les irréductibles.
Dans « un repas d’affaires » croyez-vous qu’on doive parler d’ « affaires » ? Le mot n’est qu’un prétexte pour donner bonne conscience à l’invité qui n’est pas dupe mais ne s’accepterait pas en glouton vénal. Si les fournisseurs consentent si volontiers à festoyer leurs clients c’est qu’il n’est encore meilleur moyen de les endormir. Et on ne dort jamais aussi bien (mentalement bien sûr) que le ventre plein.
Le repas, en tant que rapprochement, que réunion, que conciliabule est une des plus belles institutions de l’homme. C’est surtout à l’occasion des repas que la famille a pris et prend toujours conscience de son esprit de corps et que les amitiés se consacrent, en dépit ou même à cause des divergences d’opinions. C’est pour cette raison que je m’offusque de voir une tablée de parents et d’amis prendre un repas, distraits par la télévision. Je crois qu’une telle anomalie ne sera que passagère et que bientôt la religion du repas reprendra la sacralité de ses rites.
                                        Inviter quelqu’un à sa table c’est à son égard montrer un mouvement de générosité ( partager son pain), de confiance ( participer au colloque )  et même d’intimité ( manger du même plat) . Dans le repas d’affaires ces valeurs ne peuvent pas complètement disparaître et ce serait un sacrilège que de l’utiliser comme une duperie ou un piège.
Le dernier péché capital, le premier pour beaucoup, le plus honteux, le plus refoulé, le moins admis, le plus élémentaire : La luxure .
Naturellement nos professeurs de vente se gardent bien d’y faire allusion. Pourquoi ? Parce que , pour le moment, les promoteurs du système ne peuvent pas encore se montrer aussi franchement immoraux.( Pour bien de gens la morale n’est surtout que la condamnation de la luxure. ) S’ils faisaient tomber ce masque, si ces loups quittaient leur peau de mouton les élèves refuseraient en bloc un tel enseignement. Il s’agit d’être excessivement prudent avec cette génération charnière qui a été marquée plus ou moins profondément ici par le puritanisme, là par le jansénisme, ailleurs par le catharisme, partout par l’angélisme.
Pour la plupart de nos grand’mères il n’y avait d’ailleurs qu’un seul vrai péché, c’était celui-là . J’en connais encore qui se figurent que si Jésus est mort sur la croix c’est parce que Eve a couché avec Adam.
Bref, la luxure, même dans le commerce et le monde des affaires, pour l’instant, ça se porte très mal. Il n’empêche que c’est une ficelle commode et que ça démange de s’en servir. Certains la tirent déjà sans vergogne et vous fourrent dans les jambes des « public-relation » qui sont ni plus ni moins que de vraies putains. Il faut l’avouer, les cas sont rares .
Pourtant la route est tracée par l’aile avancée de la publicité qui a , dans sa technique, plusieurs longueurs d’avance sur celle de la vente. Grâce à son habilité, grâce à son sens des limites, grâce à sa duplicité, grâce à son jeu des nuances, la publicité  emploie la luxure comme un piment des plus comestibles. Les pin-up sont dans toutes les sauces. Que ce soit pour illustrer des calendriers d’entreprise , vendre un vêtement, une pièce de mécanique, un classeur de bureau ou un fromage  on vous emballe ça dans un tortillement de seins et de fesses où il ne manque que l’odeur.
La presse, le cinéma, la mode, l’affiche, la chanson dédouanent de plus en plus l’érotisme et, dans quelque décennies, la luxure aura perdu son caractère tabou. Cet « intérêt fondamental » se classera au même rang que les autres et nous autres, vendeurs, apprendrons à titiller ce vice de nos clients comme nous attisons l’orgueil ou berçons la paresse. D’ailleurs si les pudeurs se perdent, les voyageurs de commerce, toujours un peu solennels, les démarcheurs obséquieux, les besogneux du carnet de commande pourraient bien aussi disparaître et se voir préférer ce joli monde tenu jusqu’ici parqué sur des portions de trottoir et derrière des maisons closes. Puisque de telles manoeuvres seraient permises autant se servir des spécialistes qui, depuis des millénaires, excellent dans ces coups au dessous de la ceinture.
                                      A l’occasion d’un recyclage, dès le début de la réunion, j’ai posé la question impertinente : « Sommes nous ici pour apprendre à devenir des truands , Vos «  intérêts fondamentaux », moteurs essentiels des argumentations de vente, ne seraient-ils pas tout bonnement ce que le franc parler dénomme péchés capitaux ? »
Le pavé tomba dans la belle eau calme des consciences chloroformées de mes collègues. Il y eut quelques remous, des bulles de silence d’une vase troublée, des regards inquiets échangés et soudain la communication d’une panique .Quelques uns admettaient que nous pratiquions un métier d’une moralité douteuse et le maître de céans, qui avait mal accusé le coup, se trouvait désarçonné. (Il faut dire que ce jour-là nous n’avions à faire qu’à un élève-maître, comme diraient les enseignants).
Après quelques minutes de désarroi le psychologue intervint : «  Je ne suis pas d’accord. Nous n’avons pas ici à considérer une moralité ou une immoralité. Nous remarquons que l’homme obéit à des motivations. Est-ce que celles-ci sont bonnes ou mauvaises ? Ce n’est pas à nous de porter un jugement. Nous constatons qu’elles existent, un point c’est tout .Maintenant,  la remarque que vous venez de faire aura au moins un intérêt, celui de reconsidérer davantage notre vocabulaire. Vous vous référez à une liste de motivations que nous avons établie il y a une dizaine d’années où, en effet, apparaissent entre autres les termes d’orgueil et de paresse. Désormais nous parlons de « sentiment de puissance » et « d’économie de l’effort »

En effet la réussite d’un tel enseignement dépend de la façon de le présenter et tel est l’art de nos sophistes. Aucun élève ne permettrait qu’on lui enseignât des principes aussi immoraux et même nos maîtres n’accepteraient pas de se salir la bouche par un endoctrinement aussi grossier.
Il faut l’admettre. Il n’y a pas (ou si peu)  de sataniques parmi les vendeurs actuels. La plupart appliquent plus ou moins les principes des motivations mais renâclent devant la nécessité de faire systématiquement appel à ces forces troubles. La génération des vendeurs se trouvent rarement dans l’obligation de « vendre » au sens nouveau, d’écouler un produit à un client qui n’a ni le besoin ni les désir de l’acheter. La vente si situe encore dans la distribution d’une marchandise nécessaire et désirée. Le mérite du vendeur est de faire prévaloir la sienne sur celle de la concurrence.


Que le monde d’aujourd’hui se rassure donc, les produits ne sont pas encore en surnombre
et surtout la troupe disponible des nouveaux vendeurs n’est pas de taille à entreprendre une guerre psychologique. Que ce soient les propres collègues de la société qui m’emploient ou les voyageurs  que je retrouve aux tables des restaurants, tous ces porteurs de serviette, ce chiens perdus satisfaits de porter le premier collier venu, ces ex-séminaristes, ces ex-Beaux Arts, tous les ex de toutes les professions ou alors les émancipés des rayonnages de magasin, les dégourdis des saute-ruisseau, bref dans cette bigarrée cour des miracles que nous sommes, il n’y a pas de prédestinés ni de vocations. Beaucoup deviennent vendeurs comme certains se voient transformés en borgnes ou en cul-de-jatte De l’un ou de l’autre état  on s’en accommode mais on ne songe guère à se perfectionner dans cette infirmité.
Les rudiments de psychologie qu’on nous enseigne ne servent souvent qu’à comparer notre comportement habituel avec celui que le vendeur idéal adopterait. Ce n’est pas à dix, quinze ou vingt ans qu’un arbre se modifiera par un tuteur. Les plus fervents, les mieux intentionnés, les ambitieux ne peuvent redresser leurs routinières manières qu’une ou deux fois par jour. Et encore le naturel finira par les ramener dans l’ancien galop.
Supposons que par des séminaires de plus en plus fréquents, par une assistance soutenue, les vendeurs que nous sommes arrivions à modifier notre comportement et à agir selon les principes des motivations, alors, je crois , il y aurait dans la conscience de la plupart de mes collègues un sursaut d’indignation et un refus de pratiquer des sévices aussi flagrants.
Je vais même plus loin. si nos professeurs de vente qui nous endoctrinent se voyaient responsables d’un conditionnement de plus en plus dégradant par l’action de leurs propres élèves, eux-mêmes auraient honte et renonceraient à une telle malignité.
Mais demain....
Quand les vieux rastaquouères que nous sommes, entrés dans la vente à reculons, livrés à notre simple flair et à notre fantaisie, flottant sur la clientèle au gré des circonstances, plus ou moins utiles et toujours inoffensifs ; quand nous serons définitivement remplacés par ceux de la nouvelle vague, exercés dès le plus jeune âge dans des écoles spécialisées, armés de techniques psychologiques, embrigadés dans des réseaux serrés, toujours vigilants et donc constamment agressifs ...
Quand nos usines, après leurs organisations, leurs fusions, leur super-production, se verront gorgés d’invendus jusque dans le bureau du P.D.G....
Quand le consommateur ne saura plus où donner de la gueule pour consommer....
Quand la société aura réussi à démythifier les tabous moraux et que nous aurons retrouvé la jungle des « intérêts fondamentaux ».....
Quand nous serons dans ce temps là, et il est peut-être plus proche qu’on ne croit....
C’est alors que l’homme jaloux de son bonheur devra considérer les vendeurs comme des nuisibles et s’en défier comme on se protège des malfaiteurs publics.
LES  IMPRECATIONS  PATERNELLES
De ce premier contact avec les psychologues de la vente j’étais conscient que depuis plus de quinze ans, je piétinais en cheval de cirque une même et morne piste. Il fallait l’admettre, j’étais résigné, la position que je croyais provisoire s’avérait définitive. Et pourtant rien ne me prédisposait à une telle fonction. Les tests du séminaire de vente confirmaient que je n’avais ni les qualités ni non plus les défauts les plus élémentaires demandés à un candidat vendeur .Le pire c’est que depuis mon enfance, par mon éducation, j’étais devenu particulièrement allergique au monde des affaires.

Charles: "Les commerçants n'ont même pas pris pour garant
le "bon larron" du Calvaire,
ils gardent pour patron le vieux dieu païen Mercure"

J’avais été élevé par un père au christianisme farouche, un janséniste ou plutôt un janissaire de la religion dont l’intransigeante honnêteté irradiait en respect mais aussi parfois en terreur. Les commerçants, surtout les pratiquants, redoutaient ses invectives. Le curé lui-même n’était pas à l’abri de ses affronts. J’ai vu mon père se lever au milieu du prêche d’une grand’messe. Silencieux mais suffisamment éloquent il obligea le prédicateur à se taire puis à descendre de sa chaire. A son avis il édulcorait trop les fulminations du Christ contre les riches et contre Mammon.
Malgré un caractère trop accommodant j’ai gardé la même répulsion sacrée que mon père avait pour l’argent. Il m’avait si souvent répété que tout se desséchait à son contact.
« Ainsi, disait-il, les lois du commerce n’évoluent pas avec celles des nouvelles sociétés. Elles sont fixes comme celles de l’instinct ». « Si le christianisme a pu infuser sa sève à la jungle païenne il n’a pas pu greffer ce sauvageon du négoce qui, avec la guerre, a conservé les principes barbares de la force, de la ruse, de la cruauté, du mensonge et du profit. A tel point que le commerçant de notre siècle se trouve bien embarrassé, obligé d’adopter deux attitudes contradictoires, celle de l’honnête citoyen de son temps et celle de l’immoral et impitoyable serviteur de l’argent » « Hypocrites qui dites ne pas vouloir mélanger ou la famille ou la religion ou la politique avec vos « affaires ».Non, ne les mélangez pas mais choisissez .Il faudra bien que notre société de plus en plus sociable mais aussi de plus en plus commerciale fasse son choix car elle ne pourra pas toujours vivre dans une telle contradiction. Comment peut-elle prescrire l’assistance à toute personne en péril et tolérer en même temps le jeu des lois féroces du commerce ?Le passant qui se jette à l’eau pour sauver un noyé peut-il être le même homme qui, tout à l’heure, par une poussée consciente d’une manoeuvre commerciale, acculera son concurrent à la ruine et peut-être au suicide ?   En temps de guerre, même dans ces moments de folie où l’homme retrouve ses pires instincts, l’ennemi blessé ne sera pas achevé. Tout au contraire il sera hospitalisé et , prisonnier ,gardera son droit à l’évasion. La guerre, elle-même, s’est humanisée, pas le commerce, ses lois restent sans pitié. » « Tel qu’il est , clamait encore mon père, le commerce ne peut pas être une activité de chrétien. Ce plus vieux métier du monde, d’ailleurs, n’a pu recevoir le baptême au passage de l’ère chrétienne, méridien de notre civilisation. Si la plupart de nos professions sont parrainées par un saint, qui était,  peu ou prou, de la corporation, les commerçants  n’ont même pas pris en garant le bon larron du calvaire. Ils gardent pour patron le vieux dieu païen Mercure, en commun avec les voleurs. » «  Ces derniers temps, quand l’Eglise voulait redevenir le sel imprégnant,  le levain diffus , elle n’a pas hésité à envoyer ses religieux et ses prêtres au coeur des occupations les plus diverses au mépris des plus dangereuses promiscuités ( L’expérience a d’ailleurs tourné court. il n’aurait fallu y envoyer que des saints ) . Mais il y a un milieu où elle ne pouvait être qu’en contradiction avec ses propres principes . Un prêtre-marchand ? Un marchand-prêtre ? Ces deux termes sont deux pôles  qui d’eux-mêmes se repoussent, ou mauvais prêtre ou triste marchand »
                                           Je suis entré dans le monde des affaires, les oreilles encore bourdonnantes des imprécations paternelles. Maintenant que j’essayais de voir les choses au net je voulais reviser ces jugements et me faire une opinion plus personnelle. Je questionnais autour de moi, des croyants, des athées, des indifférents, des citadins, des ruraux, des ouvriers, des paysans, ceux qui se tenaient derrière un comptoir et ceux qui se trouvaient devant. La plupart des gens étaient chloroformés, insensibles à ce sujet. Pourquoi un tel désintéressement? Mes points d’interrogation n’intriguaient personne.
Une  vieille libraire amie qui, avec beaucoup d’indulgence, me prêtait toujours une oreille attentive, me dirigea sur saint Thomas d’Aquin. Je m’accommodais d’autant plus de cette référence que je me retrouvais ainsi sur un terrain que n’aurait pas pu désavouer mon père.
Le docteur angélique ne traite le sujet que du bout de la plume mais ses quelques lignes me donnèrent ce fil conducteur que je ne lâcherai plus et que je tiens toujours pour essayer de sortir de ce labyrinthe.
En effet, dans ses Questions (IIa  IIae  QLXVIII  a   4 )  il départage les commerçants en deux groupes. Il place à sa droite les « oeconimici vel politici » c’est à dire ceux qui par des échanges en nature ou en argent fournissent les choses nécessaires à la vie. Il renvoie à sa gauche ceux qui, sans se préoccuper en rien des choses nécessaires à la vie n’ont en vue que le gain pur et simple. Car cet acte là, dit Saint Thomas, découvre une certaine « turpitude » parce qu’il n’a pas pour but le bien public ou privé qui doit être la grande loi des actions humaines.
Le  « service » serait donc d’après lui la pierre de touche. Tant que celui-ci est assuré, même si le profit est discutable, le commerce demeure un rouage utile et nécessaire. Et c’est fort de cette découverte que je reconsidérais mon devoir envers la clientèle.
UNE  NUIT  CAUCHEMARDESQUE  EN  CHEMIN  DE  FER
Le séminaire est terminé, mes camarades sont repartis ce matin. J’ai préféré rentrer à Toulouse par un train de nuit. Dans le hall d’Austerlitz la même foule aux pas perdus, aux pas recommencés, remous d’eau grise où parfois émerge un visage éblouissant aussi fugace que l’éclat d’un poisson d’argent.
Cette nuit je me sens différent. Tous ces gens sans méfiance, à ma merci, matière première à la disposition du vendeur.
Je passe sur le quai. Sur les bords du Styx. Des corps d’autant plus enlacés qu’ils vont devoir se séparer. Des ombres aux deux bras tirés par les impedimenta, avec leur ticket entre les dents, la pièce de monnaie pour Charon.
Aux dernières minutes ceux qui sautent en courant sur le marchepied, les éternels retardataires ou les indécis emportés par une décision aussi soudaine qu’une mort subite. Le train et la gare, images de la vie.
J’avais eu tout mon temps pour repérer mon compartiment et dénicher ma place. Les deux banquettes du jour, par escamotage, dont devenues des couchettes. Chacun des occupants dort l’un au dessus de l’autre dans l’étagement d’un caveau. Je choisis habituellement la loge du dessus, moins écrasante. Dès le départ du train chacun se résigne à cet allongement superposé. Admirable discipline, ordre du cimetière. Ce soir, j’ai l’imagination un peu lugubre.
Rien ne peut distraire l’oreille attentive à cette particulière symphonie de la nuit ferroviaire, la nuit froissée ou déchirée, exultante ou désolée, offerte ou violée. Dans l’andante des voies de plaine, le staccato des triages, l’appasionnato sur les ouvrages et surtout dans le point d’orgue d’un sifflet aussi poignant qu’un cri animal.
J’avais à portée de main les interrupteurs qui me permettaient de conserver l’obscurité, de filtrer une lueur de veilleuse ou de ramener la brutalité de la clarté. J’étais le maître de ces demi-morts. Quelqu’un qui me féliciterait de cette position c’était bien celui qui nous avait endoctriné toute cette semaine. Quand il était satisfait d’une bonne réponse ou d’une de ses propres formules ses yeux dilatés luisaient davantage et, sous les babines tirées par un rictus, se découvrait sa double rangée de dents de loup. Ce masque me fascinait. Dès ses premières allusions à la puissance de la psyché dans le domaine de la vente j’avais cru voir, à cause d’une récente lecture de l’ouvrage de Pauwels, les traits de Gurdjieff. Celui-là ouvrait-il un nouveau Fontainebleau ? Recommençait-il ses explorations des sommets de l’âme où une Catherine Mansfield  y avait laissé sa raison et sa vie ? Vieux rêve de l’humanité, éternel Tour de Babel qui se dissout dans les nuées.
Sur ma couchette, les idées de ce genre - champignons sur couche - fermentent à l’aise. Les séminaristes de Gurdjieff adoraient Zaratoustra puis, formant le cortège de l’Apocalypse, défilaient au pas de l’oie, portant des bannières marquées de la croix, non pas celle de l’Agneau blessé mais son contre-signe, la roue hersée et qui impose sa loi de fer.
Le train avait depuis longtemps dépassé Les Aubray que je continuais à me retourner sur l’étroite litière. Habituellement, dès les premiers kilomètres, je trouvais assez vite une somnolence dont je n’émergeais qu’à l’arrêt dans les gares. Cette fois je me sentais si mal à l’aise dans la position du dormeur sans sommeil que je décidai de me lever et gagnai le couloir. Celui-ci était vide;Le dernier des insomnieux venait de se décider à rejoindre les assoupis des compartiments. La portière glissa dans mon dos, lentement, aussi silencieusement qu’une paupière.
Que faire dans le couloir vide d’un train de nuit si ce n’est contempler, dans la vitre, son propre reflet ? Celui-ci m’était d’abord apparu par le point plus ou moins rougeoyant de ma cigarette. Le visage semblait naître de ce noyau incandescent.
Je me suis toujours étonné de l’impudeur des femmes devant un miroir. Elles s’adressent des sourires, se font des grimaces, se pourlèchent les lèvres, battent des cils ou, ironiques, se tirent un oeil. Dans la bousculade d’un trottoir elles n’hésitent pas à vérifier, dans le reflet d’une vitrine, la séduction de leur silhouette, à recomposer l’architecture d’une chevelure, à rechiffonner la tendresse d’un foulard ou redésiner les lignes de force d’un corsage ou d’une jupe. Cette complaisance me surprend d’autant plus que lorsque je prends conscience de mon propre face-à-face , même le matin en me rasant, j’éprouve une gêne, je crains le ridicule. En insistant je m’éclaterais de rire au nez.
Cette nuit c’était différent. Je ne me reconnaissais pas tout à fait dans ce vis à vis qui semblait plutôt la projection de mes pensées que mon réel reflet. Avec la complicité des ténèbres il se modelait complaisamment aux sollicitations de mes souvenirs et de mon imagination. Maintenant c’était un être fantastique que je regardais chevaucher les paysages, assez proche pour me paraître réel, assez distant pour garder son mystère. Souverain, superbe, magique. C’était bien celui que le maître nous avait présenté comme le « vendeur idéal »
                                         Dominant le paysage nocturne il m’apparaissait comme le colosse de Goya. Il ne mesurait que ma taille mais celle-ci, de l’autre côté, prenait une autre dimension, mon volume occupait l’espace avec davantage de plénitude.
Dans une foule je me sens imbriqué, je fais partie du mur. Sur le quai d’une gare , celui ou celle qui m’attend, souvent, ne me distingue pas dans la cohue des passagers malgré mes gestes de sémaphore. Avec ma nouvelle image j’émergerais du plus vaste rassemblement, de la multitude d’un jugement dernier. Sur une photo, un tel sujet saillirait seul dans la mise au net, tout le reste grisaillant dans le flou.
Mon supplément de présence ne provenait-il pas de ce que je courais sans effort apparent à travers champs et bois, que je traversais d’une sereine enjambée le dédale des agglomérations endormies ? Même au repos, durant le stationnement des gares, mon impression de puissance demeurait et m’entourait comme une phosphorescence. Le maître aurait déclenché son sourire de réclame- pour- dentifrice en regardant mon personnage qui se développait lentement mais sûrement dans le révélateur de la vitre. Montait le regard. Oui, c’était bien celui que j’avais toujours envié de posséder.
J’avais en vain écouté les conseils de lectures de livres ésotériques qui me proposaient des recettes pour faire se retourner les gens dans la rue. J’ai eu beau suivre, sur des kilomètres de trottoir, des passants de tout âge, homme ou femme, viser la partie soi disant la plus réceptrice de leur cervelet et me concentrer au point de me cogner contre les réverbères, jamais je n’obtins la moindre apparence de résultat.
Ce regard convoité me brûlait maintenant à me regarder. J’avais les yeux de ce chef de service du siège qui, lors des réunions, nous piquaient dans le dos et nous obligeaient, l’un après l’autre, à nous retourner dans leur direction. Lors de ses visites à notre agence régionale, j’imaginais la gêne qu’éprouverait le personnel féminin lorsque l’une d’entre elles tomberait dans le réseau de ces prunelles dont le bleu tenait de la lueur de l’arc électrique . Je m’amusais à m’imaginer d’être à sa place Je choisirais la plus timide, la plus prude. Je la sentirais frémir comme un insecte piqué par l’aiguille du collectionneur. Elle continuerait son travail mais la gêne raidirait ses mouvements. Mes pupilles de séducteur concentreraient sur elle davantage le faisceau de ses rayons. Le corsage s’effacerait, dégageant une épaule puis l’autre. D’un geste instinctif la fille remonterait la bretelle du soutien-gorge.  Le regard violeur insisterait. Les globes des seins apparaîtraient puis se découvrirait le diaphane des aréoles et enfin jailliraient les tétons. Des tétons à la fois mignons et énormes, modestes et insolents, prestigieux et comiques, insolites. Ses collègues se regarderaient, perplexes, devraient-elles rire ou s’indigner ?. La dactylo mise à nu supplierait de cesser ce supplice.
Etait-elle tellement au supplice ? Un tel regard ne peut-il pas tout se permettre ? Magie de la sympathie. Tout le monde constate ses effets mais personne ne connaît ses causes. Découvrira-t-on, un jour, le secret de ces envoûtements ? Cultivera-t-on la sympathie comme on enseigne les Beaux-Arts ? Pourquoi pas ?
Il est admis que le cerveau humain est loin d’avoir utilisé toutes ses possibilités. De temps en temps un génie démontre que si l’homme a une plus grande possession de ses facultés il est capable de découvrir, presque d’évidence, de nouveaux aspects de la Science que des milliers de chercheurs, orientés dans ce même sens, n’ont pas pu entrevoir. Ces êtres d’exception ne sont pas d’une autre espèce. Il suffirait peut-être d’un choc sociologique, d’un déclic de l’évolution pour que le cerveau de monsieur-tout-le-monde, qui ne fonctionnait qu’à demi puissance, mette en branle le reste des ses facultés, jusqu’ici inemployés
. Et s’il en était de même pour ce don de la sympathie qui semble aussi peu partagé que celui du génie scientifique.
Du fond de ma nuit aurais-je ramené  l’espoir d’un tel trésor ? Au contact des rayonnements de la psyché ne revenait-on pas chargé de fluides  ?
Au visage capable d’imposer sa présence, d’attirer à soi l’attention, de créer la détente, le maître opposait le visage neutre. Neutre, dans le jargon des électriciens, c’est l’absence de courant. L’abbé Brémond, dans son traité intitulé : «  La Poésie Pure », a souvent recours à cette image du courant qui passe ou ne passe plus ou même ne passe pas. Il détectait la veine poétique au milieu d’un fatras de vers ou de prose comme mes installateurs, dans le brouillamini de leurs fils électriques, testent la phase et le neutre.
Dans mon dos , tous ces dormeurs étagés dans les niches de cet immense caveau « faisaient masse ». Je m’opposais aux allongés par ma position verticale, aux yeux fermés, aux yeux morts par mon regard grand ouvert, fascinateur. La lueur scintillante de la cigarette signalait mon magnétisme comme le voyant au néon d’un détecteur de phase.
Le personnage du « Vendeur idéal », tel que le maître l’avait dessiné selon son nombre d’or, rayonnait dans le cadre de la vitre. La symphonie du train avait trouvé le sommet de ses stridences , elle exultait dans un chant continuellement triomphal .
C’est alors que je vis arriver du fond du couloir une voyageuse dans la démarche flottante du somnambule. Elle avançait hésitante, la tête levée, en aveugle. Elle n’avait pas pris soin de corriger le désordre de sa tenue. Quand elle arriva à ma hauteur elle s’immobilisa dans un difficile équilibre et me dévisagea. Elle était aussi surprise, aussi désemparée, aussi résignée, aussi soumise que si elle s’éveillait dans le lit d’un inconnu. Le sommeil avait chiffonné sa chevelure, lui gardait les lèvres gonflées et entrouvertes et lui laissait dans le regard toute sa brume. Son visage étalait son étonnement, une rose aux pétales écarquillés . Elle vacillait devant moi, ballottée par le roulis. Instinctivement je m’aplatis contre les portes du compartiment pour laisser un passage plus aisé. Même dans la rue, sur un trottoir je cède le pas à qui que ce soit qui me croise. Mais le bras, de l’âtre côté de la vitre, barrait en même temps la route. Ce que j’aurais peut-être osé après un long calcul ou dans un accès de folle audace, lui, l’accomplissait d’un geste naturel comme s’il n’y avait pas à agir autrement.
                                                    Pour éviter de tanguer davantage, l’inconnue s’agrippa à mon poignet. Je me sentis rougir puis blêmir. Le choc de n’importe quel être m’est toujours très sensible. Que dire si c’est l’attouchement ,si léger mais si électrisant, d’une main féminine,
l’infime pesée du saphir dont frémit aussitôt le disque. Je demeurais inerte, raidi, ankylosé par ce poison qui me gagnait tous les membres. Je retrouvais ce délicieux malaise lorsqu’enfant,  en jouant avec mes soeurs,  j’avais empoigné le bras nu d’une de leurs compagnes. Mon premier ébranlement sexuel. au contact d’une main féminine !
Que s’était-il passé malgré mon trouble ? Je regardais ma main libre posée sur une des épaules de la promeneuse. Mon visage ne devait plus trahir mon émotion et ma timidité car la jeune femme levait des yeux qui d’étonnés devenaient intrigués puis simplement surpris. Je n’y lisais pas l’attitude d’indignation que je redoutais. J’étais soulagé car je supporte mal les  rebuffades et pour les éviter je ne me risque qu’à coup sûr.
Maintenant que le piège s’était refermé sur ce gibier de fortune, comment allais-je établir le contact ? A qui avais-je affaire ? Etait-ce une petite grue qui cherchait d’elle-même l’aventure?  Une femme à la tête froide que le demi-sommeil, pour un moment, égarait et qui ne serait inconsciente que le temps de sa surprise ? Une petite sotte avide de fadaises ?  Une romanesque qui se complaisait dans des situations périlleuses ? Une refoulée emberlificotée de complexes ? Tout simplement une brave fille ? Une garce ? Une dépravée ? Une délicate ? Une fille à principes ? Une victime ? Une folle ?
         Dans ses yeux toutes ces différentes facettes tournaient sans que je pusse reconnaître celle que je devais choisir ? Mon double intervint, trancha dans mes hésitations et imposa son choix. Il fallait traiter cette inconnue avec gaminerie. Un jeu .Une plaisanterie . En effet elle sourit à mon obstination de lui barrer la route. Elle prit mes deux mains entre les siennes et me supplia du regard avec gentillesse. Comment résister à une demande aussi gracieuse  ? Je desserrai la barre d’appui mais celui d’en face me referma les doigts avec autorité. Sous la pression qu’il lui imprimait ma tête s’inclina et mes lèvres s’approchèrent de celles de l’inconnue. J’eus peur que par un mouvement brutal celle-ci me repoussa. Je fermai les yeux. Un moment d’éternité. Mes mains , enfin, furent dénouées . Ma tête se releva. Je regardai passer la voyageuse. Plus qu’elle je me sentais libéré. Hébété je questionnai du regard le reflet qui me ressemblait de moins en moins . Je devinai ses pensées : « Tu peux la laisser filer, aurait-il pu me déclarer. Elle n’a pas dit non, c’est ce qu’il fallait obtenir, le reste est secondaire. J’ai d’ailleurs à te faire connaître autre chose de plus important, cette nuit, qu’une passade.Allons, ce n’était pas si mal. Certes, tu as été surpris et si tu as failli te débattre contre ton vrai toi-même tu as su quand même mener à terme le jeu de la conquête. Ce qui résistait, ce n’était plus toi mais ta vieille mécanique d’habitudes. Il faut te débarrasser de tes courbettes, de tes attendrissements, de ta servilité.Tu as la chance d’avoir reçu l’initiation, tu es un voyant, un éveillé, différent de tous ces endormis, de ces demi-morts étagés dans ton dos. Si je t’ai obligé à sortir un peu les griffes c’est pour que tu agisses désormais non plus en soumis mais en gagneur. Je t’ai fait prendre conscience de ta faiblesse pour qu’elle t’apparaisse extérieure .Les raisons de ton prétendu manque de ressort, de ton apparente tendance à lâcher sont la conséquences d’une inhibition. Celle-ci disparue, c’est naturellement que, tout à l’heure, tu aurais imposé à cette femme ta volonté de conquérant .Mais dès qu’on évoque le mot « volonté » c’est ton père qui surgit. Il s’est produit une métonymie telle que la « volonté » semble être morte avec ton père. Elle est devenue un mythe, elle est statufiée sous la forme d’un certain employé de la Compagnie des Chemins de fer du Nord. Il n’avait au pays aucune fonction officielle ni aucun titre mais il était plus craint et révéré que les autorités religieuses ou laïques du village. Personne n’osait s’affronter à ce caractère qui avait réussi par sa rigueur, autant envers lui qu’envers les autres, à dominer sur toutes les âmes. Et particulièrement sur la tienne.Un événement t’a même donné l’impression que cette dynamique volonté obtenait des pouvoirs fantastiques. Tu allais rarement en famille au spectacle, pourtant, ce soir là, tu t’y trouvais en compagnie de nombreux concitoyens, à l’occasion d’une séance de prestidigitation. Tu étais éberlué et ravi de voir l’illusionniste se jouer des choses grâce, disait-il  ,à sa baguette magique. Les spectateurs, comme toi médusés, applaudissaient de plus en plus chaleureusement l’enchanteur à chaque nouveau tour et l’enthousiasme était, semble-t-il à son comble quand il annonça son dernier numéro. Que se passa-t-il dans l’esprit de l’amuseur ? Etait-il grisé par son succès ? Voulait-il se surpasser ou obéissait-il à une injonction ?L’illusionniste reposa sur la table les instruments dont il se servait jusqu’ici et s’avança sur le devant de la scène : «  Mesdames, messieurs, déclara-t-il avec une certaine emphase , des spectateurs peuvent croire que j’abuse de leur crédulité , que je bénéficie de la complicité de compères et que je me taille de faciles succès en employant un chapeau truqué.Eh bien , si ce monsieur le permet, je vais opérer avec le chapeau d’un homme dont personne ne peut mettre en doute l’honnêteté et surtout influer sur son inflexible volonté. »Tu as compris plus tard que le stratagème avait été préparé et mis au point dans l’auberge du pays où l’étranger était descendu mais le choix de ton père n’en restait  pas moins surprenant.Le prestidigitateur descendit de l’estrade et traversant les rangées de chaises se dirigea sans hésiter vers ta famille. Arrêté à ta hauteur il sollicita avec beaucoup de respect la coiffure de ton père. De retour sur scène il souleva des deux mains le chapeau- melon comme le prêtre élève le calice. Ce couvre-chef, si près du siège de la toute puissante volonté contenait-il à son contact les mêmes vertus et la même autorité ? Le magicien donna un ordre et aussitôt sortit de l’intérieur du chapeau, dans un vol effarouché de colombes, un drapeau tricolore immense qui n’en finissait pas de se dérouler sur l’assistance, délirante de stupéfaction et d’enthousiasme.Volonté magique, magie de la volonté, mémoire paternelle !  Dans ce chapeau , vous avez été à la fois amalgamées et sublimées et toi aveuglé par ce Moïse fulgurant, tu as cru de ton devoir et de ton respect de rester admiratif de ce Sinaï.Ouvre les yeux et reconnais ici ta véritable identité, le digne héritier de la toute puissante volonté paternelle.Regarde, c’est moi qui suis ton vrai toi-même ! Il y a déjà tant de traits que tu reconnais comme tiens.Souviens toi comme tu dressais l’oreille pendant le séminaire quand le maître parlait du langage. Ne te sentais-tu pas le plus concerné des vendeurs ?Sans doute ne disait-il pas que la voix doit être bien timbrée ? Dans le brouhaha d’un banquet, dans le ferraillement du chemin de fer, tu peines à te faire entendre. On dit d’une voix comme d’un fusil qu’il porte plus ou moins bien. C’est l’armure des bêtes de combat. Les nasillards, les bègues, les bafouilleurs mais aussi les atones de ton espèce sont des taureaux mal encornés et qui ne sont pas retenus pour l'arène.Ce qui donne du punch à une conversation ce n’est pas tant la puissance et la sonorité du timbre que la précision, la variété et la couleur du vocabulaire. Dans ce domaine reconnais que tu es plus à l’aise que la plupart de tes collègues.Quand tu t’ es mêlé d’écrire, ta première consternation fut de constater la pauvreté de mots que t’avait laissés en héritage ton milieu familial et social. Une poignée de petite monnaie usée de trop servir et même viciée par un mauvais usage. Si tu n’avais pas été aussi paresseux tu aurais dû suivre l’exemple d’un Léon Bloy qui, dans le même cas,se mit à apprendre par coeur, chaque jour, cinq ou six pages de son dictionnaire. Cette richesse acquise, tu aurais certainement amélioré ton talent d’écrivain, tu n’aurais pas pour autant brillé dans la conversation ni surtout dans la controverse . Le baratineur, avec sa faconde, son adresse, sa spontanéité, sa vivacité de répartie prendra toujours l’avantage sur le mieux armé des érudits.                Dédaignerais-tu le langage au profit de l’écriture ? L’écrivain, par le subterfuge du style ,peut donner l’illusion de crépitement d’un langage incandescent. C’est un artifice, ou, si tu veux, un des effets de l’art .Dans la conversation ce phénomène peut surgir à l’état naturel, sonorisé par les éclats de voix, agrandi à la dimension des gestes, éclairé par les éclairs du regard, stupéfiant tous les sens.;Opéra fabuleux.Certes,  la conversation se traîne souvent à ras du sol mais il arrive que dans son cheminement elle se sente devenir plus légère, qu’il lui pousse des ailes, qu’elle se soulève ,.  qu’elle s’embrase. Ce volcan éteint voici qu’il se met en éruption, qu’il crache ses flammes et ses cendres et qu’il répand autour de lui l’admiration ou la terreur.Dans ces moments de prédilection on assiste à la création même du langage, avec ses tâtonnements, ses efforts, ses élans, ses retombées et tout-à-coup, aussi inexplicable que le mystère de la vie, la fusée du lyrisme. Comme dans l’élaboration du poème la rime sollicite le hasard des mots, les imprévus de la conversation font s’entrechoquer les idées ,les images, les sons et ce mélange devient parfois si détonnant qu’il provoque le miracle ..... »                                                      Du côté couloir je pouvais enchaîner: Oui, c’était bien la même opinion partagée de part et d’autre de la vitre, c’était la même conviction, je m’étais écouté comme si un autre parlait à ma place. Un état de transe. Une dizaine d’années plus tôt j’avais été témoin d’une remarquable naissance du lyrisme à l’état presque sauvage. C’était à l’occasion d’une fête organisée à Perpignan par l’aumônerie nationale des Gitans. Comment l’avais-je su et comment eus-je l’idée d’assister à cette réunion ? En tous cas j’étais un des rares « gadjos » assis dans cette foule colorée, odorante et piaillante du Vieux Théâtre.
La séance avait été prévue en deux parties, d’abord une causerie des organisateurs et ensuite le spectacle. Le début fut solennel : « Monsieur le préfet, Monseigneur, monsieur le maire, messieurs les présidents... » La salle était bourrée jusque sur le devant de la scène par la gitanaille du quartier Saint Jacques.
A peine le conférencier eût-il ouvert la bouche que les premiers arrivés, debout sur les chaises, hélaient les retardataires à coups de sifflet, que ceux qui se reconnaissaient s’interpellaient bruyamment. Le brouhaha dominait la voix du premier orateur mais celui-ci réussit à terminer son discours. Quand un deuxième prit le relais,  une rumeur d’impatience gronda, les marmots, comme si leur mère leur pinçait intentionnellement les fesses, se mirent à brailler l’un après l’autre puis tous en choeur. Encouragés par ces cris, la salle toute entière trépigna, réclamant la suite du spectacle. Les organisateurs comprirent qu’il ne fallait pas décevoir plus longtemps l’attente et annoncèrent les chants et les danses.
C’était un festival à double face. Alternativement se produisaient des formations tziganes, attachées sans doute à cette tournée de conférences, et, en deuxième temps, les chanteurs gitans du crû. Certes, les chants, les musiques et les danses tziganes de cette troupe d’authentiques bohémiens avaient bien ce goût de  « sauvage », comme on dit d’une viande de gibier, mais, confrontées aux manifestations gitanes qui leur succédaient, leurs folklores se décoloraient en classiques « musiques de chambre » et s’affadissaient en ballets et en airs d’opérette. Les Gitans, eux, apportaient tant de spontanéité et d’instinct à leurs flamencos que j’avais l’impression d’assister à la gésine même de leur art.
Un guitariste arrivait en scène, traînant la chaise qu’il amenait des coulisses ou de la salle. Il s’asseyait et grattait son instrument. Il émettait des sons comme on parle pour ne rien dire, pour amorcer une conversation. Parfois ça durait assez longtemps. De temps à autre, pour essayer l’envol, il poussait quelques cris. Il fallait continuer à gratter, à cheminer, à chercher le bon point d’appui ou simplement à attendre que ça vienne. La salle souffrait avec lui, elle l’aidait en l’encourageant d’un murmure confus, elle geignait pour participer à son effort.
A force de frotter des sons sur la guitare, l’étincelle finissait par jaillir, à force de se hisser sur la pointe des notes  le chanteur se sentait soulevé, il poussait les même cris  que tout à l’heure mais, cette fois, ceux-ci fusaient d’un seul jaillissement, engendrés le uns des autres. Le guitariste qui, jusqu’ici, n’avait qu’une tête de maquignon ou de rempailleur de chaises prenait le visage d’Orphée. La foule des spectateurs s’en rendait compte, elle ne l’interpellait plus par son nom, elle lui faisait des ovations, elle le suppliait, elle avait trouvé son dieu.
Quand le feu avait bien pris, c’était un embrasement qui se nourrissait de n’importe quoi. Le chanteur y jetait pêle-mêle des noms propres ou communs, des verbes, des adjectifs, des exclamations ou même de simples onomatopées, il faisait feu de tout bois, tout était combustible. La salle, elle aussi, qui, dans un bel ensemble, battait des mains, crépitait et ronflait dans un même brasier.
A côté de moi, un Gitan m’avait serré le bras et me communiquait ses transes. Bien que réfractaire aux manifestations collectives, cette fois, je me sentais coulé dans cette fusion de lyrisme incandescent.
Le reflet qui me regardait avec plaisir m’échauffer à l’évocation de ce souvenir me ramena à son propos : « Si ton Gitan t’a si bien  « vendu » ses flamencos c’est qu’il possédait une des principales vertus du vendeur : L’enthousiasme »
L’enthousiasme, c’est vrai ! Tous ceux qui ont connu, très jeunes, la révélation de ce « feu de dieu » (suivant l’étymologie du mot) garderont toujours la mémoire de ces hautes vagues de l’existence. Et c’est peut-être parce que, très tôt, ils ont eu la chance de connaître ces ravissements qu’ils sont toujours prêts à s’enflammer à nouveau. La cause et les circonstances sont sans importance, l’essentiel est d’être embrasé. Parmi mes plus anciens souvenirs je garde celui d’une cérémonie de Semaine Sainte alors que j’étais le plus jeune des enfants de choeur.  Dès l’âge de cinq ans je fréquentais les offices et j’étais donc habitué aux textes de leur liturgie. C’étaient ceux du Samedi Saint. Cette fois, j’entendais une des lectures en latin de la bénédiction du cierge pascal lorsque, tout à coup, je sentis que ces paroles me hérissaient délicieusement la peau. J’éprouvais, pour la première fois, le frisson du lyrisme. Etait-ce parce que c’était le nouveau vicaire qui chantait cette préface ? Sa voix était-elle plus haletante que celle du curé ? Le printemps de ces Pâques avait-il davantage mêlé son charme naturel  au surnaturel de la liturgie ? Bref, pour le gamin qui n’entendait rien au latin, voici que ce chant le transportait. Je me souviens que sur le chemin de la maison je ne cessais de psalmodier dans le ravissement : « Haec nox est...Haec nox est... »J’avais senti dans ces trois mots mystérieux, répétés en refrain, que toute la joie du monde fusait. Le vicaire au visage radieux qui proclamait avec conviction ces paroles m’avait communiqué sa joie pascale. Plus tard, quand je traduisais ce texte jubilant qui énumère, avant la nuit illuminante de la Résurrection, toutes les autres nuits célèbres de l’Histoire de Dieu, je me rendis compte qu’enfant j’en avais déjà reçu et sa lumière et sa chaleur.
A la moue que je croyais percevoir sur mon vis- à -vis je devinais que mon exemple n’était pas très bien choisi et que ce n’était pas ce genre d’enthousiasme que nous pourrions partager. Cependant celui-ci, apparemment, souhaitait si vivement notre ressemblance que nos pensées dérivèrent ensemble sur notre commun besoin d’autonomie. Ne le satisfaisais-je pas dans ma situation de voyageur comme lui le faisait, cette nuit, dans sa course aérienne d’esseulé ?
La condition de représentant me répugnait par son quémendage mais elle me séduisait par sa grande liberté de mouvements. Même dans la dépendance d’une direction, même dans la soumission à des consignes je pouvais disposer de mon temps à ma guise. Surtout jouir , en plein travail, de la bienfaisante solitude. Après de pénibles ou fastidieuses discussions avec le client, replonger dans la cloche de sa voiture-scaphandre.
Certains de me collègues éprouvent le besoin de s’agglutiner dans les mêmes hôtels et les mêmes restaurants. J’aimerais pouvoir me loger hors des centres, dans des lieux déserts. Je rêve d’hostelleries inconnues ou abandonnées, de demeures cachées au fond d’un parc et sur les grilles desquelles un panneau discret laisserait deviner que la châtelaine ruinée loue ses chambres. J’évite les tables d’hôtes, je choisis, au contraire, celles qui ne disposent que d’un petit nombre de couverts.
Je n’aime pas qu’on regarde par dessus mon épaule pour me donner un avis, je travaille rarement suivant les normes, je compte davantage sur l’intuition et même les indications du hasard. Je sais que je peine plus de ne pas me plier aux disciplines mais je préfère oeuvrer de ma propre initiative. J’ai le goût des raccourcis au risque de souvent rallonger ma route.
Pendant mes quinze premières années la vente n’avait eu pour moi aucune règle, elle s’improvisait au gré de l’humeur ou des circonstances. Chacun,  disait-on entre vendeurs, avait sa manière et son tour de main. J’avais été lâché dans la nature  avec mission de chasser la commande sans me donner la moindre idée du gibier  ni celle des armes à utiliser. Certes, c’était une erreur mais je n’étais pas fâché d’avoir été ainsi abandonné à mon propre contrôle, sans mentor qui m’aurait tracé le chemin, assisté dans mes échecs et conseillé pour mes interventions à venir.
Je connaissais la belle liberté du paysan qui arpente seul l’immensité de son champ, qui répand la graine à la cadence de son pas et qui n’attend de la récolte que ce que la terre aura bien voulu faire germer, ce que les oiseaux, les mulots ou autres bêtes campagnardes lui auront laissé et ce que le gel, la sécheresse, la grêle ou les tempêtes auront épargné. Je proposais ma camelote n’importe où et n’importe comment dans ce vaste territoire qu’on m’avait attribué, avec le même mouvement large, généreux, confiant et fantaisiste, avec le geste du semeur. Ah! la belle image : Cet homme seul ensemençant l’immensité d’un labour, confondu avec la silhouette du Dieu , solitaire créateur !
Si j’ai quand même fait carrière de voyageur de commerce c’est peut-être aussi parce que je retrouvais la liberté d’allure que le paysan, que nous sommes tous, réclame du fond des âges. Parce que je jouissais de la même autonomie que le charpentier que j’avais rêvé de devenir. Parce que, sans doute, je répondais à ma vocation de solitaire.
Solitaire, comme il l’était magnifiquement, le personnage du Vendeur Idéal, dans le cadre de la vitre, sur son fond de ténèbres ! Il semblait avoir pris du champ et sa réserve lui faisait gagner de plus en plus d’autorité et de prestige. Il m’apparaissait aussi superbe et aussi glorieux que le torero de l’été dernier dans les arènes du Soleil d’or. C’était au plus haut sommet de la lidia, elle était arrivée à l’hora de la verdad . Tournant le dos à la masse encornée, le matador défia la menace, sûr de l’avoir dominée par sa technique, son courage et sa magie.
Cette fois, nos deux silhouettes se confondaient, j’étais fier d’y retrouver ma ressemblance, je me sentais devenir celui que j’aurais dû être. Merveilleuse transformation, grâce à la force mystérieuse de la psyché. Je me souriais, satisfait, acclamé par le chant du train, un choeur où les voix  fusaient radieuses, munificentes, glorieuses, apparemment définitives comme celles d’un final d’opéra .
Cependant la symphonie entra dans des entrelacs de modulations qui préparaient un mouvement différent. En effet le rythme ralentit et la rumeur s’affaiblit diminuendo. Des éclairs de clarté striaient le sombre de l’extérieur, déchirant l’image de la vitre. Un halo de plus en plus luminescent en affaiblit le contraste puis l’effaça.  A sa place apparurent des bâtiments d’aiguillages, des pylônes de caténaire, des rames de wagons éparpillés sur le triage. Les voies s’approchaient ou s’écartaient dans un mouvement de marée et enfin le quai déroula à bas- bord son tapis de béton.
Après avoir traversé tant de nuit, tant de rêves, tant de mutations, j’abordais un autre monde.Le train glissait le long d’un trottoir presque désert. Une voix énorme, disproportionnée au silence régnant, répéta par intervalles : « Limoges, ici Limoges » Je croyais entendre ce vocable pour la première fois: LI-MO-GES. La syllabe « MO » appuyée lourdement donnait au mot un volume immense. Je ne traversais plus la même gare que lorsque, à l’aller, je passais ici avec un train de jour. L’escalier qui montait au bâtiment de la gare s’imposait tellement que je ne voyais plus que lui. J’avais conscience de plus en plus d’un changement d’étage . Avais-je accédé à un niveau supérieur de moi-même ? Pourquoi n’exultais-je pas davantage ? Pourquoi le décor de cette gare, pourtant familier, m’apparaissait-il baignant dans une atmosphère étrange, inquiétante et même malsaine ? Pourquoi, se substituant au dessin de l’affiche placardée sur le quai voyais-je cette gravure d’un livre scolaire, le clerc Théophilus encore tout pantois d’avoir vendu son âme au diable ?
Le stationnement se prolongeait, aggravant le malaise par la fixité de l’immobilité et par l’approfondissement du silence. L’humidité de la nuit m’enveloppait et la fatigue m’alourdissait les jambes. Mieux valait rejoindre ma couchette et m’abandonner au sommeil.
Comme si le convoi s’était rendu compte qu’il n’emmenait plus que des dormeurs son départ avait été insensible. Je devine que le train roulait, à la reprise de la symphonie de tout à l’heure qui, cette fois, me berçait, cajoleuse.

Une corrida

Je pris conscience d’une nouvelle situation lorsque la musique, de berceuse, éclata, triomphante, dans un unisson de trompettes. Ces sonneries pouvaient être aussi bien l’annonce d’un tournoi que l’ouverture d’une corrida. Le couloir étroit où je me trouvais n’était plus celui du compartiment mais le calejon de l'arène du Soleil d’or. J’étais entouré de péons porteurs de capes ou de banderilles tandis que pirouettaient , jusque dans mes jambes toute une cour des miracles ( était-elle menée par le clerc Théophilus ? ), des nains plus ou moins difformes au visage dissimulé par des cagoules.
J’étais revêtu de l’habit de lumière mais celui-ci me pesait anormalement aux épaules et me gênait aux entournures. D’une main je tenais l’épée et de l’autre, en guise de muleta, ma traditionnelle serviette de preneur de commandes.
Tous ces gens que je côtoyais semblaient se connaître ou du moins se trouvaient à l’aise d’être ainsi rassemblés alors que je ne savais quelle attitude prendre pour m’adapter à une telle situation. J’entendais la rumeur des spectateurs et celle-ci, par moments, se signalait davantage en trépignements et en cris pour réclamer l’ouverture du spectacle comme le faisaient les Gitans au Vieux Théâtre de Perpignan. De l’entassement des visages étagés sur le gradins je croyais deviner quelques figures connues ou entrevues lors de mes passages au siège de la Compagnie qui m’avait embauché. Parfois, sur une même travée, s’alignaient les blouses différemment colorées de groupes d’ouvrières de nos usines. Ce qui était nettement apparent , c’était face à moi, de l’autre côté de l'arène, la tribune de la présidence. Dans l’ombre du dais brillaient les yeux de Méphisto du maître et surtout la double rangée de ses dents éclatantes, de plus en plus découvertes, aussi effrayantes que celles des squelettes.
Le défilé de présentation avait dû avoir lieu car les péons s’élançaient hors des burladeros et faisaient tourbillonner leur cape. Celles-ci ressemblaient soit aux immenses affiches que
 les colleurs savent si adroitement dérouler au bout de leur long balai, soit à de larges pans de vitrines que les véroniques chiffonnaient ou drapaient avec la même aisance et la même grâce que les manipulations des étalagistes dans leurs cages de verre.
Un péon s’était reculé, par une habile manoeuvre, du centre de l'arène jusqu’à quelques mètres  de la barrera où j’étais appuyé. C’est alors que surgissant de la cape , je vis celui que je devais toréer. Il avait la morphologie du client-type, tel qu’il avait été exposé dans les cours de cette dernière semaine. Une tête énorme qui, dans ses mouvements de face et de profil, montrait les caractéristiques du nerveux, celles du lymphatique, celles du bilieux et celles du sanguin. Se désirs étaient à peine éveillés et il faudrait les débusquer et les faire surgir. Dès l’abord il refusait le combat dans un négativisme systématique. Aussi sa mise en branle par le péon était déjà une réussite. Ces agaceries devaient m’instruire des qualités et des défauts de l’adversaire que j’allais devoir terrasser mais celui-ci ne se découvrait guère.
Le temps des présentations était dépassé, il fallait commencer à réduire la combativité de celui qui, dans sa force intacte, n’accepterait pas ma loi.
Les clarines annoncèrent le picador et je vis entrer dans la lice l’effrayant centaure fait d’un assemblage de caparaçons, de masques, de jambières, de cuir et d’étoffe, Dom Quichotte dérisoire et redoutable chevalier de tournoi, la Fatalité dans sa démarche lourde et maladroite, une monstruosité dételée des horreurs de Guernica. En guise de lance le picador tenait en main une longue antenne de télévision. Je devinais que pour faire passer l’aspect trop déplaisant de ce tercio le supplice prendrait l’allure d’une sottie.
 La  « quenrencia » du client, la portion de terrain où il se sentait davantage chez lui, fut dessinée par un trait sur le sable. Il s’agissait de l’en faire sortir et de l’amener , apparemment de son plein gré , sous la pique-antenne. Trois des nains pénétrèrent dans la place pour se faire accepter par le client, rappelant la manoeuvre qui fut jouée pour le père et ses trois enfants.
A l’extérieur , un gnome tendait à bout de bras une petite antenne et, par ses manoeuvres charmeuses, essayait d’attirer sur elle des regards concupiscents. Le client examina avec
mépris cet objet qui, loin de l’inciter à sortir de sa querencia semblait renforcer son envie de s’y enfermer davantage.: « Voyez ,semblait-il dire dans sa mimique, voyez ce signe de malheur, c’est comme sur les bateaux, le drapeau noir de la peste. N’ouvrons pas notre porte à ce qu’on laissait jusqu’ici dans la rue. Ne nous condamnons pas à vivre dans l’agitation  et le bruit. » Méprisant, il tournait ostensiblement le dos à l’antenne tentatrice. Cette attitude fut accueillie par autant d’applaudissements que de sifflets, les uns encourageant la morgue de la bête à combat, les autres réclamant un châtiment à ce geste impudent . Les nabots en cagoule se glissèrent à l’intérieur du carré domestique, déguisés en héros de Blanche-Neige , les petits cagoulards exécutaient des rondes pour dérider l’impassible mais le toro-client, retranché dans son domaine, restait insensible à ce spectacle. Les nains, tournant alors autour du tracé de la « querencia » dressèrent deux, trois, quatre, cinq, toute une forêt d’antennes puis , sous celles-ci, se transformèrent en petits mendiants réduits à quêter leur nourriture chez les autres, ce qui provoqua la colère du fauve indigné qui sortit de sa réserve et fonça sur les nabots qui s’enfuirent en direction de leur maître. Dès qu’il aborda les flancs du cheval d’apocalypse, le picador lui planta dans le corps son énorme antenne en forme de pique. Tandis que la plaie s’élargissait et que le sang empourprait le dos de la victime la foule des spectateurs trépignait de satisfaction ou poussait des huées de réprobation.
Peut-être montrais-je trop visiblement mon indignation de cette sanglante farce car un aficionado me confia ; «Même pour le livrer à un « vendeur idéal » comme vous on ne pouvait pas moins châtier un tel client. Le bougre devra bien plus baisser l’échine avant que vous ne l’abordiez à l’épée. Le président aurait même désiré qu’on le saignât davantage. »
Quant à la victime, toute hébétée de ce qu’elle venait de subir, elle levait une tête intriguée et douloureuse vers les gradins, cherchant  les raisons de ce qui lui brûlait les reins et les omoplates.
Les nains-péons s’approchèrent et, profitant de son désarroi, tentaient de l’attirer à leur suite mais celui-ci résistait. Ils revenaient à la charge et pour l’inciter à entrer dans leur jeu le provoquaient par des gestes narquois. Un banderillo sortit d’un burladeros, s’avança, les deux harpons ostensiblement menaçants, puis aussitôt, il affecta des airs de couard, prêt à la fuite. Le toro-client, apparemment vexé par ces défis, dédaigneusement tourna le dos à ces attaques ridicules. Les mirmidons de service redoublèrent leurs agacements tandis que l’un d’eux  s’enhardit jusqu’à pirouetter dans les jambes du patient. C’était la chiquenaude qui débandait une colère trop longtemps contenue. D’un bond furieux le tracassé se précipita sur toute cette canaille mais. le banderillo  n’attendait que cet élan pour lui piquer dans le haut du garrot, un peu en dessous de la blessure des piques, les deux premières papillos.
le toro-client s’arrêta net, dépité de n’avoir pu donner d’objet à sa colère et vexé de se voir affublé de deux cuisants outrages enrubannés. Il se recula contre la barrera et semblait regretter son accès de violence . Mais à qui s’adressaient ces bravos qui crépitaient de tous les gradins ? Lui accordait-on enfin la récompense de sa bravoure et de son mérite ? Du côté de la présidence il voyait des bras levés qui l’appelaient, qui l’acclamaient sans doute et qui certainement lui décernaient la distinction due à sa noblesse et à son courage. Il s’élança vers la gloire mais le banderillo qui se précipitait à sa rencontre, en guise de lauriers, lui asséna deux insignes qui lui brûlèrent à nouveau le col et qui brinquebalaient de dérisoires bruits de médaille.
Le toro-client était revenu sur sa querencia et cherchait à s’y établir en toute sécurité, il manoeuvrait avec prudence, refusant de se diriger hors de son terrain d’élection, même vers une moelleuse litière que des péons lui présentaient à la limite de l’ arène. Le dernier banderillo,ses harpons dissimulés dans le dos, dansait un pas de séduction pour ramener la victime sur le terrain qu’il avait choisi, mais en vain. Des péons s’approchèrent de la porte et firent mine de l’entrouvrir pour libérer celui qui ne demandait qu’à fuir vers son premier refuge . Ne pouvait-on lui offrir d’issue plus souhaitable ? Il se laissa glisser de tout son poids vers cette sortie qui lui apparaissait aussi secourable, aussi profonde, aussi délicieuse qu’un lit de Sybarite. Au moment où il se décidait à gagner son repos, la porte se refermait  et, en guise de pétales de roses, ce sont deux rudes épines qui lui pénétrèrent dans l’échine et qui s’entrechoquaient avec les quatre autres banderilles.
Alors que les spectateurs applaudissaient chaque fois que le client-toro se laissait surprendre par ces attaques sournoises, j’éprouvais un malaise croissant. Pourtant les règles de cette corrida semblaient être respectées. Les banderilles, pour mouvoir une masse aussi récalcitrante, faisaient appel à ce que la maître dénommait : « les intérêts fondamentaux ». Avec le cynisme des nains ces « intérêts » prenaient  un aspect que je ne leur avais pas soupçonnés. Peut-être voyais-je leur vrai visage ? Ce fut pire quand ce nid de myrmidons, quand toute cette nainerie, abandonnant le masque du faux-semblant, s’acharna sur la victime, la tirant sans vergogne par la culotte, la renversant par des crocs-en-jambe ou l’accablant, sur tout le corps, comme d’une vermine. Il me semblait que, dénichés des chapiteaux et des portails d’église, où les saints les tenaient terrassés, tous les vices avaient été rassemblés dans cette arène et qu’ils y étalaient leur ignoble virulence. Je ne pus m’empêcher de signifier à haute voix ma répugnance, aussitôt le complaisant aficionado se pencha à nouveau à mon oreille : « Si nous ne pouvions pas compter sur eux, me confia-t-il, je vous plaindrais au moment de la décision. »Il étouffa un rire moqueur: « Si vous vous priviez d’aussi précieux auxiliaires à quels saints pourriez vus donc vous confier ? 
Je reconnus la sonnerie de la dernière phase du combat.
J’avançai vers la présidence pour lui dédier celui que je devais réduire. Alors que je lui lançais ma toque j’aperçus derrière le fauteuil présidentiel l’ancien directeur d’agence qui m’avait engagé. Il portait toujours son solennel feutre à bord roulé. Il était entouré des dactylos et celles-ci, je le devinais, étaient prêtes à pouffer de rire comme la nuit où elles m’avaient surpris dans le lit du vieux voyageur aux marmottes de bimbeloterie.
Je saluai. Je me retournai. Il était là, dans sa querencia,  à cet endroit précis de l’arène, face à moi. Insolente présence! Je ne pus réprimer le recul de mon ancienne panique. Je me dominai, j’avançai dans sa direction. La tête levée, il me regarda l’approcher. Que fallait-il lire dans ces yeux imperturbables ? Hostilité ? Mépris ? Indifférence ? Il portait tous les stigmates de chacun des sévices dont je venais d’être le témoin. Comment se comporter après tant de vulgarités, tant d’avanies, tant de turpitudes ? Comment dissiper cette atmosphère de soufre qu’avaient laissée derrière eux ces gnomes et leurs diableries ?
Il y a des attitudes, des gestes qui peuvent faire accepter les actes les plus vils. Je devinais mieux maintenant les intentions du séminaire .Redonner une bonne conscience aux vendeurs
Opérer sur le vente un exorcisme. Procéder à une catharsis.
La foule bruyante prit acte de ce haut moment du spectacle et suspendit sa rumeur. Une cour prenait place dans le coeur de chacun et le jugement commençait. Quant à moi, qui étais-je ? Procureur ? Accusé ? Victime ?
Je m’avançai, la serviette tendue, provocateur. Une première passe., une seconde, plus appuyée puis une troisième. Pourquoi ces premiers arguments ne portaient pas ? Quelle faute avais-je commis ? Dans ma mémoire se déroulaient en accéléré les leçons apprises. sous forme de tableaux synoptiques avec des titres soulignés. J’en accrochai un : le mouvement-choc. Je jetai ma serviette-muleta à la tête du client-toro. Le coeur battant j’attendis la réaction. Le yeux n’avaient pas bronché et regardaient avec ni plus ni moins d’hostilité ou de mépris. J’entendis le reproche que m’aurait fait le maître : « L’acte en lui-même n’a pas d’impact .Ce n’est pas l’argument qui frappe c’est son style » J’étais convaincu de cette évidence . Je repris mes passes d’un geste plus vif, plus simple, plus bref. Rien n’émouvait ce bloc d‘indifférence. Puisqu’il jouait les imperturbables je lui touchai l’épaule, je lui tendis la main et, même,  désarmé, je m’agenouillai devant lui. Le courage non plus ne payait pas. Rien ne le décidait à foncer.
Quelques sifflets volèrent au plus haut de l'arène, des lazzi ricochèrent de gradins en gradins. Peut-être ne m’étaient-ils pas destinés ? mais je commençais à avoir peur. J’étais un magnétiseur aux passes stériles, un exorciste qui bafouillait dans son rituel. Quels étaient les raisons de l’échec ? Que pouvait me reprocher le maître ?Avais-je montré, dès le début, trop peu de goût au combat ? N’avais-je pas ,par maladresse, dévoilé l’épée ? - Ne faire allusion au prix qu’après avoir épuisé toute l’argumentation  -Etabli sur son terrain, n’aurais-je pas dû essayer de l’en sortir ? M’étais-je suffisamment fait accepter ? Avais-je assez de foi en la puissance de la psyché ? Pendant  les séances d’initiation je me croyais tellement doué pour ces jeux de l’âme! J’étais heureux d’apprendre que je pouvais fasciner par le chant des mots, par la couleur des images, par la fulgurance des idées. Que les masses les plus obtuses, que les violences les plus dangereuses, que les forces les plus sournoises colleraient du museau contre mon leurre.  Que je les saoulerais sous mes passes. Que je m‘exalterais à ces risques. Le poète dans la fosse aux lions. L’Orphée-vendeur. J’oeuvrerais enfin dans mon sens . Peu importe la matière brassée pourvu qu’elle produise un effet de l’art, César qui écrabouillerait magnifiquement la ferraille du négoce !
En tout cas,  pour l’instant, j’étais là, impuissant, tisonnant un feu mort, devant une réalité à ras de terre, sans ailes, sans harmoniques, sans sublimation, sans salut. Mon habit de lumière devenait ridicule, mieux eût valu que je fusse revêtu de la simple tenue de garçon d’abattoir. Il ne me restait qu’à exécuter ce pourquoi j’avais été engagé.
J’avais outrepassé le délai, il me fallait conclure. Au point où j’en étais peu importait que le toro-client décidât ou non à jouer le rôle prévu. Il était là devant moi avec son encombrante présence, avec sa passivité et son négativisme du début. C’eût été si simple s’il avait obéi aux stimulations, se jetant de lui-même sur sa propre condamnation. Non, il demeurait sans mouvement , sans désir, sans colère, résigné, dolent, pitoyable, déconcertant.
Tout à coup voici que cette tête levée vers moi, toute proche, énorme, n’était plus une figure multiforme. Progressivement, dans une modification inattendue, se dessinaient des traits plus particuliers. Cette bouche qui devenait plus charnue, ce nez qui s’arquait, ces deux rides qui se creusaient sur les joues, cette chevelure clairsemée et, maintenant, sortant du fin fond du visage, ce regard fané où luisaient deux prunelles grises. Ce regard. Oui, c’était bien celui de ce vieux commerçant qui m’avait vu entrer si timidement dans la profession et qui m’avait toujours témoigné de l’amitié. Il avait poussé si loin celle-ci que souvent il jouait le jeu du client séduit, avant de me donner la commande qu’il avait préparée. Jamais avec lui j’avais eu à commettre le moindre acte de vente. Et c’était bien le comble d’avoir choisi, pour ma première solennelle mise à mort, une telle victime. Toutes les saouleries des plus savants brandisseurs de cape, toutes les mortifications des nains les plus vicieux n’avaient pas entamé la grave sérénité de ce regard . Les blessures largement ouvertes des piques, les battements sanglants des banderilles témoignaient des atteintes mais celles-ci n’avaient diminué en rien sa lucidité. Dans quelle odieuse mystification étais-je tombé ?
Je me retournai. Le danger n’était pas dans l’arène mais sur les milliers de visages qui me cernaient et qui exigeaient que j’accomplisse ce pourquoi j’étais ici. Même muets ils me rappelaient par leur présence que j’étais sacré vendeur et que l’autre, en face, était condamné au rôle de client.
Mieux  valait en finir au plus tôt. Pour sacrifier au rite, j’exécutai à nouveau quelques passes avec ma serviette-muleta. J’en jetai pêle-mêle des catalogues, des listes de prix, des échantillons. Je tirais entre le client-toro et moi un écran par tout ce qui me tombait sous la main. je faisais n’importe quoi pour ne pas brandir l’épée meurtrière. Et pourtant je frappais, j’enfonçais mon arme dans une chair molle, trop facile à pourfendre. Des hurlements jaillirent. Toute l’arène n’était qu’une insulte. Je frappais à nouveau, provoquant entre la victime et moi un brouillard coloré, je voyais rouge. Je frappais, je frappais. Des coups de moins en moins efficaces. Un gâchis, une écoeurante boucherie. Des vagues de clameurs indignées déferlaient en cascades et me submergeaient. Autour de moi pleuvaient les objets les plus saugrenus et les plus humiliants. Une godasse ferrée m’atteignit en plein visage et m’étendit à terre. Je sentais sous moi la masse flasque et poisseuse de ma victime. J’avais envie de la prendre à bras le corps et de la serrer contre moi mais les mulilleros le firent pour moi en nous roulant en un seul ballot. Aussitôt les mules du train d’arrastre nous trainant sur le sable dans des claquements de fouets et des frissons de grelots nous arrachèrent aux quolibets et aux injures d’une foule en fureur. Mais où nous emmenaient-ils ainsi ? Dans quel autre enfer ? Pourquoi me secouait-on de la sorte ? Cette farce ne finirait donc jamais ? Qui, dans ces ténèbres, me prenait si personnellement à partie ? , Je réussis enfin à ouvrir les yeux. M’apparut une casquette d’uniforme avec un écusson au sigle de lettres dorées. Le visage monta en gros plan :
- « Que me voulez-vous ? m’exclamais-je, encore dans les effrois de mon cauchemar.
-Ici Toulouse, dit d’une voix blanche le contrôleur habitué aux bizarreries des dormeurs qu’il réveillait en sursaut.
                             Sur le quai je retrouvai avec plaisir l’air vif du petit matin. Cependant au passage de sortie de la gare je me demandais si cette foule qui attendait l’arrivée des voyageurs ne me dévisageait pas plus particulièrement avec crainte ou avec mépris.
Je décidai de rentrer à pied à mon domicile pour mettre un peu d’ordre dans mon esprit. Je me frottais aux passants pour mieux me réhabituer à la réalité du jour. Bientôt je me rendis compte que les regards glissaient sur moi sans déceler les mutations de cette nuit. Je retrouvai mon pas habituel. Je me remis en marche aussi librement, aussi simplement, aussi naturellement qu’autrefois.
UNE  BULLE  D’AIR  VIERGE
Depuis mon initiation au culte de Mammon, des marches du sanctuaire où ma fonction de vendeur m’a placé, je me rends compte que le temple du Veau d’Or a beaucoup plus de fidèles que je ne le pensais. Autrefois je ne le croyais fréquenté que par le clergé du commerce et par ses acolytes. Me hissant sur la pointe des pieds, derrière ces zélotes plus ou moins avoués de Mammon, je vois dans ce temple, agrandi aux dimensions de la planète, la masse des consommateurs, les profanes, ceux qui subissent les enseignements et la  « morale » de cette Eglise, celle-là, véritablement opium du peuple.
Plus je vais en âge, plus cette « Eglise »  augmente le nombre de ses adeptes, plus cet opium empoisonne l’atmosphère, plus ce diabolique encens est confondu à l’air des villes et des campagnes. Il m’arrive alors de chercher une époque de ma vie où j’ai pu respirer un air débarrassé de ces miasmes.
Un pilote d’avion de chasse, de la base de Mont de Marsan, me racontait que les jours où la suie de l’hiver encrasse le ciel du Sud-Ouest, il monte à la verticale au dessus du terrain d’aviation et, à une certaine hauteur, il aperçoit, toujours à la même distance, toujours dans la même direction, un trou de clarté, une bulle de terre ensoleillé. Cette île heureuse c’est la Cerdagne.
Quand je me retourne pour échapper à l’étouffement de ma double condition de vendeur et de consommateur je regarde, moi aussi, toujours à la même distance, toujours dans la même direction, pour redécouvrir mon petit coin de ciel pur,  Je me retrouve à plus de soixante ans en arrière, pendant ces quelques semaines qui, pour la France, correspondent aux pages les plus sombres et les moins glorieuses de son histoire et pour moi, cependant, à un grand souffle d’air frais.

L'exode en 1940

Le 12 ou 13 juin 1940 je me trouvais dans un trou de voltigeur, sur les bords du canal de l’Ourcq. Avant d’être placé sur ces positions un officier avait lu une proclamation du général-en-chef Weygand où il était question, entre autres obligations, de se faire tuer sur place.
Je n’avais comme perspective que le filet d’eau du canal et pour horizon qu’une rive boisée, muette, aveugle. Pendant trois jours je me résignais à devoir exécuter la sinistre consigne. Un obus avait fait sauter la roulante et, attendant un ravitaillement hypothétique, j’avais épuisé ma provision de boîtes de singe et de biscuits de guerre. Pour calmer ma soif je buvais l’eau du canal. Poussé par la faim j’eus la curiosité, malgré l’interdiction, de me rendre au P.C.
             Tout le monde avait détalé sans que nous eussions été prévenus Un mois auparavant, devant Sedan, j’avais déjà connu cette déconvenue. Pour rattraper mon corps et mon colonel de chef qui, suivant une réaction naturelle, n’avait pu prendre qu’une seule direction, j’avais marché , avec mon groupe, par les bois et par les champs, le dos à l’étoile polaire. Grâce à ce procédé je rejoignis mon fuyant colonel, vingt quatre heures plus tard, aux limites sud du département de la Meuse.
Cette fois, j’avais eu soin de me munir d’une boussole et d’une paire de cisailles, le cap sur le sud ne pouvait pas être mieux respecté. Un bruit courait dans la débandade : « Passer la Marne dans le délai le plus bref, car l’ordre avait été donné au Génie de faire sauter les ponts. » J’avais de bonnes jambes et j’avais appris, gamin, à m’agripper au cul des camions; il fallait s’accrocher car dans les abordages des remorques des canons, les artilleurs chassaient les fantassins comme des mouches importunes .
Le lendemain, à l’aube, je me trouvais dans Melun avec quatre de mes compagnons voltigeurs.
                                 Depuis plusieurs mois ( j’avais été rappelé en Mars comme « disponible » ) j’avais vécu la vie militaire, soit en caserne, soit en cantonnement, soit sur le front soit dans la débandade des deux retraites. Désormais je retrouvais la vie civile. Je la redécouvrais dans un tel état d’ébullition que je ne la reconnaissais guère. Ce n’était plus une ville que je traversais dans Melun mais une ruche en alerte où les ouvrières «  entraient en bruissement d’affolement » , un état de délire collectif. Les rues principales étaient en crue, charriant un flot tumultueux de piétons, d’automobiles, de bicyclettes, de carrioles à cheval, de voitures d’enfant, de brouettes. Et par dessus tout cela les camions aux cuivres pimpants des pompiers de la Capitale qui fuyaient , suprêmes sauveteurs roulés avec les naufragés dans une même panique. Paris s’était débondé par cet orifice, choisissant lui aussi cette même pente vers le Sud. Un préfiguration de la vallée de Josaphat, le jour du jugement.
Et, dans ce déferlement, j’allais, ballotté avec mes quatre camarades quand nous fumes hélés par une femme juchée sur le siège d’une voiture à cheval. Elle n’était plus capable de mener la bête devenue dans ce Capharnaüm de plus en plus ombrageuse.
C’est ainsi que, coupé de toute directive militaire, je me mis à suivre, avec ce lambeau de voltigeurs dont j’avais été le chef de groupe, cette guimbarde qui ne transportait que des femmes.
La nuit suivant, nous faisions étape sous les arbres de la forêt de Fontainebleau aussi peuplée qu’un de nos actuels campings du littoral pendant la saison des congés. Tant que le canon grognait de sa grosse voix lointaine je ne m’inquiétais guère mais dès les premiers crépitements de fusil-mitrailleur je faisais lever le camp et conseillais aux voyageuses de suivre notre exemple. C’est alors que commença cette étrange odyssée où j’ai l’impression maintenant d’avoir exploré, pendant quelques semaines, un en deçà ou un au delà de l’existence.(Se reporter, dans ce même site,tome 1 :"Qu'as-tu fait de ta jeunesse"? chapitres 15 et 16 où il est question de cette particulière situation.)
Je rêvais plus ma vie que je ne la vivais. Si avant ou après ces événements je ne puis retrouver une sensation comparable c’est que jamais, en dehors de cette période, je n’ai flotté dans un pareil vide. Tous les ressorts de la Société s’étaient cassés d’un seul coup et moi qui connais maintenant plus que quiconque la tyrannie des lois du commerce je suis d’autant plus émerveillé que pendant ces quelques semaines j’étais dégagé de l’état de consommateur tout en bénéficiant de la liberté de la vie civile. J’ai donc vécu un temps où le commerce qui tisse entre les hommes le réseau serré de ses principes avait soudain lâché ses fils. Maintenant que j’apprécie la puissance de ses motivations, que je mesure la rigueur de ses contraintes, je comprends rétrospectivement combien j’ai dû me sentir libéré
    En sortant de Fontainebleau, celle qui conduisait la voiturée de femmes me déclara qu’elle avait l’intention de se diriger vers Epinal ou je ne sais quelle ville de l’Est. Elle m’apprit que sa belle-fille ne les suivrait pas car elle désirait rejoindre sa famille à Angers, aussi me confia-t-elle cette étrange mission de prendre cette jeune-femme sous ma garde, de passer la Loire avec elle et de la mettre ensuite sur le bon chemin.
Dès le premier abord, à Melun, je l’avais remarquée sous la bâche de cette charrette fantôme. Parmi ces figures tirées, vieillies, jaunies aussi bien par l’âge que par la peur, les fatigues et les privations , le visage de Aimée, malgré les douloureuses circonstances, brillait de fraîcheur et de jubilation.
.C’était la seule jeunesse. Dans ce décor de catastrophe elle souriait et même ,coquette, ne songeait qu’à me plaire. Elle devait s’évertuer d’autant plus que ces derniers jours pénibles sur les bords du canal  de l’Ourcq ne m’incitaient guère à la bagatelle. Elle m’étonnait autant que ces oiseaux qui, le 10 mai dernier, le premier jour de l’attaque allemande, chantaient à tue-tête dans les bois de la Marfé, à Sedan, alors que les éclats d’obus, au dessus de moi, déchiraient
les branches et les feuilles et, à mon côté, faisaient éclater mon propre bidon.
Comment une belle-mère avait pu jeter sa bru dans mes bras ? Malgré ma jeunesse, était-ce à cause de mon sérieux, accentué par ma lassitude ? Etait-ce le bout de galon qu’elle avait pu apercevoir sur une de mes manches ? Etait-ce-ce tout simplement le fait du destin ?
Quelle étrange troupe que nous formions que ces cinq fantassins entourant cette jeune femme comme un petit essaim qui protège sa reine ! A peine sorti de Fontainebleau, un troufion de notre espèce, qui nous doublait sur un vélo neuf, s‘étonna de nous voir marcher à pieds et nous apprit qu’il s’était procuré sa bicyclette à la gare voisine où nous en trouverions un wagon complet à notre disposition. Arrivés sur les lieux nous découvrîmes en effet, au milieu des voies désertes, cette réserve à peine entamée, de machines neuves. Chacun prit sa bécane et Aimée put s’en octroyer une de dame avec carter  et filet de soie sur la roue arrière. La conversion commençait. Je ne m’étonnais pas plus de cette aubaine que si j’avais rencontré dans la nature un arbre à vélos et que je n’eus que la peine de cueillir ses fruits.
                                                    Nous quittâmes les grandes voies, encombrées jusque dans les fossés, par la presse des réfugiés, pour descendre vers la Loire par des routes secondaires. La terreur de l’envahisseur s’était cependant répandue dans les villages les plus reculés des grands axes et la population avait fui. Nous entrions dans les bourgs déserts comme de nouveaux arrivants sur une planète désertée que nous ne fassions d’ailleurs que traverser. Nous n’avions que le souci de nous restaurer, de nous reposer pour mieux continuer notre route. J’ignorais les exigences de ceux qui venaient de quitter ces lieux et qui se manifestaient encore par les traces qu’ils avaient laissé de leurs tenues vestimentaires et de leur train de vie. Quant à moi j’étais réduit à me satisfaire des plus simples nécessités. Devant les quelques réserves alimentaires dont je disposais je n’éprouvais pas la tentation d’en amasser davantage car l’excédent devenait aussitôt une gêne, j’étais redevenu l’homme originel qui ne s’était pas encore imposé de besoins parasites.
Nous avions le choix du gîte et n’avions même pas à forcer de serrure. Beaucoup - ou par sagesse ou à cause de la précipitation dans la panique - avaient laissé un accès disponible. Nous retenions le logement où nous trouvions de la nourriture et des chambres en nombre suffisant. Souvent nous nous asseyions à une table dont le couvert n’avait pas été levé comme si les occupants avaient fui, la serviette au cou. Nous mangions ce qui restait des plats et vidions les fonds de bouteille. Le soir, l’estomac satisfait, nous dormions dans les lits sans y mettre de nouveaux draps bien que les armoires en regorgeaient. Nous nous contentions d’échanger notre linge de corps suivant les pointures que nous trouvions à notre taille.
                                                   Malgré mes premières réticences dictées par le respect dû à une protégée, j’acceptai ce à quoi m’engageaient d’ailleurs mes compagnons et, plus ou moins ouvertement, l’intéressée elle-même, partager la même couche que Aimée. Nous formions un couple de chef de clan et chacun avait reconnu et sa nécessité et son autorité et ses privilèges et ses droits. Nous étions hors des coutumes, hors des morales, hors des lois, hors du temps, par delà le Bien et le Mal;
Une nuit, je rêvais que sur une France en ruines, je me promenais avec Aimée dans notre nudité originelle. Nouvels Adam- et- Eve, avec des gestes magiques nous relevions les blessés, hommes ou bêtes. Les plantes et les arbres repoussaient au chant de nos incantations. Au dessus de nous le ciel déroulait en accéléré tantôt ses brumes d’hiver, tantôt son azur chauffé à blanc. Il nous inondait de ses averses d’automne puis aussitôt palpitait sa couleur gorge-de-tourterelle du printemps. Le monde renaissait à chacun de nos pas.
A l’aube je me réveillais la main encore nouée à celle de ma compagne.
                                             Dans la journée, notre petite troupe repartit en direction de la Loire. Les informations nous conseillèrent d’éviter Orléans aux mains des Allemands ainsi que Gien où nous risquions d’arriver trop tard, nous prîmes la route de Jargeau. Nous essayions d’éviter la grande coulée des réfugiés mais au fur et à mesure que nous nous approchions du fleuve le courant de panique, qui cherchait les rares issues des ponts, formait un large delta qui nous absorbait. Nous nous retrouvions la cible des avions italiens qui mitraillaient, sans risque, militaires et civils confondus dans une même déroute. Nous conservions cependant notre sérénité et Aimée vaquait à ses tâches de cantinière, nourrissant la petite caravane avec ce que nous trouvions dans les clapiers et les basses-cours.
Un jour, alors que nous étions attablés, une bombe éclata à quelques mètres de la remise où nous campions. Il était prudent de se mettre à l’abri. Nous nous alignâmes dans les fossés de part et d’autre de la route voisine. Le danger se précisa par des descentes d’avions en piqué sur le lieu où nous nous étions blottis. Un des nôtres  pris de panique, hurlait. Une pluie de balles rebondit au milieu de la chaussée. Les militaires que nous étions avions l’avantage sur les civils, en cas de danger, d’être au moins protégés par nos équipements. Nous avions coiffé nos casques et nos têtes dépassaient à peine le bord des fossés. Une seconde vague d’avions descendit et une grêle de mitraille claqua jusque sur l’herbe des bas-côtés. Aimée, s’était blottie contre moi . Les Italiens s’acharnaient dans leurs rondes et le vrombissement des moteurs, à chaque nouveau passage, produisait un bruit de plus en plus effrayant. La peur devenait contagieuse, un des plus vieux de mes voltigeurs se mit à chialer, réclament une protection plus efficace. C’est alors que je me rendis compte du danger que courait Aimée nu-tête, aussi , me décoiffant, je la couvrais de mon casque. Spontanément elle le jeta au milieu de la route. La peur aussitôt était exorcisée. Mes compagnons se redressèrent pour acclamer son courage.
La « sécurité », cette vieille guenille, je la connais bien puisqu’il m’est recommandé d’en couvrir et d’en entortiller mes clients. Si tu savais, Aimée, à soixante ans de distance, combien ton geste prend pour moi d’importance ! Comme je te sais gré que cette sécurité, que je vends à tout venant, tu l’aies envoyé au diable  !
La Loire traversée, nous ne retrouvâmes pas de formations militaires mais une débandade de plus en plus diluée. Nous arrivions dans une région où la panique, chez les civils, n’avait plus la même virulence et les habitations, pour la plupart, n’avaient pas été désertées.
Nous apprîmes qu’un armistice avec les Allemands était signé. Un à un mes compagnons décidèrent de prendre le chemin de leur domicile ou de se mettre en quête de parents ou d’amis situés dans cet en-deçà de la Loire. Je me retrouvai seul avec Aimée. Je tenais à accomplir ma mission qui était de l’accompagner jusqu’aux portes d’Angers.
Cependant, suivant les recommandations reçues, il était prudent de descendre encore vers le Sud en attendant que soit conclu l’armistice avec les Italiens qui continuaient à mitrailler les routes.
Plus nous avancions, plus nous retrouvions une société organisée où le commerce avait repris ses lois. Nous devions faire la queue devant les boulangeries et les boucheries. Après avoir goûté à notre ancienne indépendance il répugnait à Aimée de se plier à de telles contraintes. Cette fille redevenue sauvagement libre devinait que les raisons qui, au dessus de la Loire, avaient aboli le système économique ne pouvaient pas ne pas avoir ici une répercussion sur la distribution. Son instinct la guidait, aussi me revenait-elle de chez un chef de gare avec une motte de beurre et de chez l’instituteur avec quelques boites de conserve. A Neung sur Beuvron, nous finîmes quand même par grossir la foule des réfugiés devant une soupe populaire. Le maire qui essayait de répartir au mieux la maigre pitance qu’il avait à distribuer à tant de nécessiteux nous fit pitié, nous quittâmes la ville pour ne pas devoir disputer le pain de tant de vieillards et d’enfants.
Nous allions dépasser les dernières maisons quand Aimée, mue par son sens divinatoire, me proposa de descendre de nos vélos et frappa à la porte d’une demeure assez cossue. Une vieille femme vint ouvrir, l’air hautain, la mine dédaigneuse, elle nous toisa, écouta la demande de Aimée puis, surprise sans doute par l’innocence de notre requête, nous fit entrer. Elle nous fit les honneurs de son salon et, comme si elle avait découvert enfin les interlocuteurs attendus, nous déclara que nous étions les premiers qui, devant elle, trouvions grâce. Elle avait refusé au maire de louer la moindre chambre pour les réfugiés parce que celui-ci lui avait proposé de les lui louer; : « Sommes-nous encore dans un temps, exclamait-elle, où une chambre et même du pain a une valeur d’argent ? Quand tout est saccagé, que la France a son drapeau déchiré, que les chefs ont fui devant l’ennemi, qu’ils ont laissé notre honneur sous la botte allemande, qu’ils n’ont même pas été capables de répliquer à l’insulte italienne, quand tant d’hommes et de femmes ne font qu’un même ramassis de froussards, eh bien une vieille française comme moi ne considère plus ni ministre, ni officier, ni préfet, ni maire, ni personne pour qui elle avait autrefois tant de respect.Ce qui me plaît en vous c’est votre jeunesse et votre candeur et votre foi. Toi, ma mignonne, avec ta petite figure de sauvageonne et toi, le militaire de quatre sous qui a gardé ton fusil, au moins vous n’êtes pas responsables de ce désastre et pour vous je veux me mettre en frais... »           Pour nous recevoir à sa table, la vieille dame, habillée, comme si elle recevait des hôtes de marque, avait allumé des chandelles et avait sorti son argenterie. Le soir, installés dans le lit à baldaquin, qui était peut-être celui de sa propre chambre, nous nous regardâmes ahuris et après ce trop long sérieux que nous avions su garder, nous nous libérâmes, Aimée et moi, d’un bénéfique fou-rire.
Le lendemain matin nous remerciions notre hôte et continuions notre route. Lorsque nous arrivâmes à vélo en vue de Chateauroux, des drapeaux blancs flottaient à l’entrée de la ville. Comme je portais toujours des armes, des officiers allemands et français, qui formaient une même patrouille, me dirigèrent vers une caserne où je déposai mon fusil, ma baïonnette et mes cartouchières. Pendant ces deux mois de guerre, j’avais tiré une seule cartouche de mon Lebel, c’était pour tuer un chien qui importunait Aimée.
Dans cette ville nous retrouvions la vie normale d’une cité avec son marché et ses commerces traditionnels. La pénurie n’avait pas encore ici formé les queues d’attente que nous avions rencontrées plus au nord mais il n’était pas question de compter sur la générosité de quelque folle hôtesse. Nous quittâmes l’agglomération et Aimée, qui n’avait pas perdu son merveilleux instinct de dénicheuse, trouva, à une sortie de Chateauroux, une cabane qui avait dû déjà servir d’abri à des réfugiés et qui était aménagée. Nous décidâmes de demeurer dans ce providentiel asile pendant quelques jours.
Je me souviens que pour faire la lessive de notre linge de corps nous allâmes sur les berges de l’Indre. Pendant que, dévêtus, nos liquettes et slips séchaient sur l’herbe nous nous tenions couchés dans les roseaux et quand nous entendions le moindre bruit nous sautions à l’eau. J’étais l’Ulysse de l’Odyssée et Aimée, la lavandière nageant avec le simple voile de ses longs cheveux flottants, m’apparaissait comme Nausicaa.
Nous aurions volontiers prolongé à Chateauroux ce séjour aussi tendrement bucolique mais nos ressources s’amenuisaient et Aimée avait dû négocier la plupart de ses bijoux. Un incident décida de mettre fin à cette églogue.
Un jour qu’elle rentrait du marché elle m’annonça la disparition de sa bicyclette. Ces dernières semaines nous avions eu souvent la déconvenue de ne pas retrouver le vélo qui nous avait servi la veille mais nous en récupérions un autre très vite, soit que nous le dénichions d’une remise, soit que nous enfourchions la première bécane qu’un étourdi laissait disponible. Dans cette cité où le sens de propriété avait gardé toute sa rigueur il fallait nous résoudre à ce que, dans un tel contexte, on appelle un vol, si nous voulions nous retrouver en possession d’un moyen de locomotion. Le larcin commis nous nous sommes enfuis au plus tôt comme tout voleur fait pour mettre son butin à l’abri.
Il n’était plus nécessaire de continuer à descendre vers le sud. L’armistice avec les Italiens était signé et je proposai à Aimée de prendre enfin la bonne route pour Angers. Ma mission accomplie, je me dirigerais vers Mont de Marsan où une amie d’enfance ,du Nord comme moi, m’avait donné rendez-vous chez sa tante landaise.
Jamais, au cours de cette période de vie commune, ni l’un ni l’autre osions aborder le secret de notre passé ni envisager notre double avenir. Nous vivions dans la parenthèse d’un texte dont le contenu de celle-ci lui était étranger, mais qu’une fois fermée, reprendrait son cours et son sens antérieur. Cependant nous savions que chaque pas qui raccourcissait la distance pour Angers nous rapprochait d’autant de notre séparation. Nous souffrions de cette éventualité mais nous ne pouvions pas résister à ce destin qui nous était imposé comme le sont ceux des rêves.
Ainsi nous roulions sur nos vélos sur la pente de notre but quand, dans un village, à quelques kilomètres de la Loire, je me faisais interpeller et conduire à une kommandantur. Malgré la signature du double armistice allemand et italien j’étais fait prisonnier. Heureusement Aimée pouvait partager mon sort. Nous fûmes internés dans la grange d’une ferme du lieu avec des territoriaux capturés sur place. Le régiment allemand qui nous détenait avait sans doute besoin de ces prisonniers pour justifier un stationnement aussi peu stratégique.
J’étais repris par des militaires qui assuraient ma subsistance et Aimée était, à chaque repas, invité au mess des officiers. Si nous souffrions de notre manque de liberté nous n’étions pas fâchés de trouver nourriture et gîte gratuits dans un pays qui devenait de plus en plus hostile aux désargentés de notre espèce. Hélas, un matin, l’ordre arriva. Le régiment devait faire marche en direction de la frontière espagnole et emmener les prisonniers. Il fallait me séparer de Aimée. Faible consolation, j'appris qu’Angers n’était distant que d’une journée en bicyclette. Ma mission aurait donc été accomplie.
En essayant aujourd’hui de me rappeler les sentiments éprouvés à l’annonce de cette séparation je ne me souviens pas d’un déchirement. A me demander si cette aventure n’est pas arrivée à un autre. Comment, aussi, puis-je maintenant, avec ma mentalité actuelle, comprendre ce que ressentait un coeur et une âme qui respiraient dans une atmosphère aussi différente ?
Pour son viatique je lui remis le peu d’argent qui me restait et me dépouillais de ma montre, seul objet de valeur vénale en ma possession. Au moment où le régiment se mit en route elle partit dans la direction opposée, frêle silhouette se déhanchant sur sa bicyclette. Elle me fit un signe de la main au dernier virage qui refermait sur elle tout un pan de ma vie. C’était l’envol d’une hirondelle qui m’avait annoncé le plus chimérique des printemps.
                                                En perdant Aimée je n’allais plus connaître, pendant cette retraite, qu’une suite de tribulations. Le régiment d’Allemands, fatigué de traîner cette poignée de prisonniers qui les ridiculisaient et gênaient leur marche nous chassa. En retrouvant la liberté je retrouvais également les conditions d’un nécessiteux. Sans argent et même sans uniforme (j’avais dû endosser un costume d’épouvantail pour échapper à une autre rafle qui, cette fois, m’aurait conduit dans les camps d’Allemagne ) je me vis rejeté de partout, je retombais sous l’impitoyable loi du commerce qui m’était plus insupportable que celle de la guerre. Avec mes guenilles je descendis au niveau où mes signes extérieurs de pauvreté ne pouvaient que me reléguer.
Ah ! Aimée, comme je regrettais notre paradis perdu quand amené à Bordeaux par un convoi de fortune, je dus me résigner, pour continuer ma route, à demander l’aumône à la porte d’une église ,mais je ne veux garder de cette époque que le temps de l’éblouissant souvenir.
. Je sais que jamais je ne pourrai retrouver cet état qui relève  de la surréalité .Il avait fallu  que s’abatte le cataclysme d’une guerre-éclair pour que se produise un phénomène aussi exceptionnel. J’avais été emporté dans un cyclone comme ces grenouilles aspirées à hauteur du ciel et que la première averse renvoie à leurs marécages.
LA LECON DE JARDIN

S’il y a un avantage à la profession de voyageur de commerce c’est celui de donner à qui l’exerce le large loisir de penser. La voiture du V.R.P.est une cellule monastique, la chambre d’hôtel un isoloir et la table de restaurant, souvent, un observatoire.
Le voyageur est aussi un homme des courants d’air et la pensée lui secrète du cerveau comme l’enrhumé sa continuelle chandelle de morve. Même de retour chez lui, en farfouillant dans les plates-bandes de son jardin, il continue à se raconter des histoires.
Ainsi, un certain samedi d’hiver, alors que je triais des graines sur un coin de table de la cuisine, tout en séparant, avec le sérieux d’un jugement dernier, les bonnes des mauvaises, enchanté par ces gestes sacrés, voici que remontant des trois dernières saisons se fondirent et s’enchaînèrent d’autres images

Des graines à germer

En regardant fixement la surface striée d’une graine de ricin m’apparut le gros plan d’un dos de jardinier, un dos baissé qui tirait les côtes d’une chaude veste de velours mais que couronnait un chapeau de paille. Le froid et le soleil, c’est l’avant-printemps. Le jardinier se relève, voilà, vous m’avez reconnu, c’est ma tenue des week-end de mars et d’avril. Je fais le tour de mes massifs et de mes bacs à fleurs. Apparemment c’est encore le sommeil de l’hiver. Je me penche et découvre comme des traînées de moisissure, je gratte le sol et un duvet dru apparaît, ici et là, partout. Il n’y a pas un centimètre de terre sans le signe d’une présence. On dirait même que les pousses se dressent au moment où je les regarde, je suis devant des
milliers de doigts dressés plus impatients les uns que les autres à se révéler.
Je suis reparti en tournée et huit jours plus tard je me trouve à nouveau dans mon jardin. Les progrès sont considérables et le foisonnement est tel que je dois « éclaircir » toutes ces velléités mais le , samedi suivant, la place libre est envahie par les sujets restés en place ou par d’autres surgis des profondeurs.
Je m’intéresse particulièrement au ricin dont j’avais tenu, dans le creux de la main, la graine plus petite qu’un haricot. Dès le mois de mai il est comparable à un arbrisseau. j’admire le dru des tiges de cosmos dont il m’était difficile d’ensacher les semences aussi fines qu’une poussière.
Le printemps avance trop vite, je ne peux pas suivre le rythme du jardin, chaque samedi  me révèle une nouvelle découverte, j’assiste à la recréation du monde.
L’été ! Le triomphal, le généreux, le prodigue même. A chacun de mes retours, d’aussi loin que j’aperçois la maison, de nouvelles fleurs, de nouvelles branches me font des signes sur la rue. La clôture de lierre Marengo, si stricte cet hiver, hérisse sa tignasse, les rosiers s’égarent de leurs arceaux, les troènes et les fusains sautent la haie, la pelouse déborde sur les allées .D’horizontal l’envahissement devient vertical.
A peine arrivé, mon premier mouvement est de donner là dedans de grands coups de cisaille et de sécateur, de couper, d’élaguer, de dégager et aussi de gaspiller, de saccager, de jouer au riche, submergé par sa fortune. A chaque week-end je tonds la pelouse, je taille ma haie, je cueille des bouquets, j’abats des arbustes, j’essaie de freiner le déferlement des fleurs, des gazons, des frondaisons. Ainsi jusqu’à l’automne.
L’automne, l’apogée des saisons, l’extrême course du balancier, le point d’équilibre, le haut de la vague, le hors-mouvement de la valse-hésitation, l’empiétement sur l’autre dimension, le « Ne bougeons plus » des anciens photographes, la raison de croire à l’éternité mais aussi de ressentir l’angoisse . La luxuriance est à son comble, nous savons que le flux montant ne dépassera pas ces limites. La mer cesse de progresser, elle est étale. Dès les premiers froids de l’hiver ce sera un reflux lent mais définitif.
Les cosmos s’étêtent de leur dernières fleurs et le ricin qui , par son tronc ligneux, semblait avoir la pérennité des arbres, se dessèche et se racornit. Aux premiers gels presque toutes les plantes se traînent à même le sol et la tige-tronc du ricin perd sa fière prestance pour retrouver le sort humiliant de ses feuilles.
Mon beau jardin se réduit à quelques fourchées qui, au printemps, ne donneront même pas une brouette de compost. Cependant j’avais eu soin de recueillir les graines et c’est ainsi que je me retrouvais à mon point de départ, occupé sur la table de la cuisine, à séparer ces graines pour faire un choix. Je triais en même temps un tas épars de réflexions.
Alors que , cet été, mon jardin était prêt à sauter la clôture qui l’emprisonnait, où chaque pousse se ramifiait, se multipliait et n’en finissait pas de s’inventer, alors que le vent, la grêle, les oiseaux et moi-même le secouions, l’arrachions et le dispersions à l’envi, alors que l’automne l’avait surpris sans défense et dont l’hiver avait eu raison à cause de son imprévoyante fragilité et de sa poussée trop lointaine de ses sources d’énergie primitive.
                                                     Maintenant j’avais devant moi des graines, réduites à un espace infime, une vie toute rentrée, une puissance serrée sur elle-même, un ressort bandé, une économie dans les formes, la taille et les couleurs, un choix, une plongée dans l’espèce qui ramène aux sources originelles de la création. Et , en même temps, malgré les apparences, les résultats d’un travail d’élaboration, les plans de futures architectures, le projet d’une plante qui ne sera plus jamais la même, enrichie d’apports sociaux, peut-être unique en son genre et, pour l’instant, prodigieusement secrète.
Contemplant à la fois dans le présent ces graines d’hiver, dans le passé, les fleurs de l’été et, dans l’avenir, les pousses du printemps , j’avais la sensation de voir battre le rythme à deux temps de la vie : le jour et la nuit, le chaud et le froid, l’activité et le repos, l’action et la contemplation, le Yin et le Yang, l’extériorisation et l’intériorisation. Et c’est ainsi que les semaines suivantes, continuant mes tournées, je considérais les échanges commerciaux avec la même grille qui m’avait permis de comprendre l’aventure de mon jardin.
Comme un enfant qui, pour la première fois, découvre une loi de la physique et qui s’émerveille de la voir s’appliquer, je cherchais , dans ma propre expérience, à retrouver
 le fonctionnement de ces deux principes moteurs pour le monde du commerce.
                                                               J’étais resté assez extérieur à la profession pour comparer les fluctuations des échanges commerciaux avec les alternances saisonnières du jardin. Je retrouvais la même obéissance aux lois naturelles, les mêmes mouvements cycliques mais quand même avec cette différence que, l’homme étant concerné, la rotation n’aura jamais aucun point de retour et que le mouvement, malgré ses reculs apparents, deviendra une progression en spirale.
Si je considère  mes premières années vécues dans le monde du commerce je retrouve les mêmes phénomènes observés dans mon jardin pendant les saisons du printemps et de l’été : L’expansion, la multiplication et l’éparpillement, l’invention, le gaspillage, la généralisation et la standardisation;
Dans les rues de n’importe quelle ville ou bourgade, en ces premiers temps, je découvrais, à chaque nouveau passage, une nouvelle boutique qui s’ouvrait. Cette expansion était telle que dans certaines contrées le nombre des clients était insuffisant pour entretenir une telle quantité de points de vente. Ceux qui étaient déjà sur le tas éprouvaient le besoin de se faire une place plus voyante, plus large. Les vitrines s’agrandissaient, les éclairages s’intensifiaient, la publicité se faisait plus tapageuse. Il fallait se signaler à tout prix. Les produits qui semblaient jusqu’ici satisfaire l’appétit de la demande était pris d’une sorte de caryocinèse qui les dédoublait, les faisait proliférer dans tous les sens : Multiplication et éparpillement. Ainsi ces produits d’entretien, pour un même usage, issus d’un même fabricant, qui sollicitaient, sous un nom toujours nouveau, les ménagères. Les commerces ne cessaient d’augmenter leur gamme d’articles et élargissaient de plus en plus l’éventail de leur offre, répondant à l’avidité dans toutes les directions
Les boutiques perdaient leurs spécialités pour devenir le comptoir de n’importe quelle marchandise. Le quincaillier vendait des postes de télévision et le radio-électricien des batteries de cuisine. Comme à l’époque de la miellée les abeilles éprouvent ce que les apiculteurs appellent  « la folie du miel » ainsi les échanges commerciaux, dans cette euphorie, étaient excités par un prurit de la nouveauté. Cette richesse jaillissante, loin de rassasier, provoquait chez le consommateur une fringale de plus en plus grande. C’eût été l’âge d’or des échanges si cette fièvre d’invention n’avait pas dévoré ses propres inventeurs.
Phénomène lié au précédent et conséquence de cette période trop riche, le gaspillage devenait une loi nécessaire à ce temps en expansion. Pour obtenir des prix plus bas les usines devaient fabriquer davantage et pour suivre la cadence de diminution des prix et d’augmentation de production il fallait que le consommateur utilisât et usât le produit dans le temps le plus court. On ne raccommodait plus, on ne réparait plus, on ne nettoyait plus, on renouvelait par du neuf « Quand le cendrier est plein, il faut changer la voiture ! »
C’était aussi le temps des mouvements de masse où l’individu fuyait son isolement pour s’agglutiner à la grappe que forme la société. C’était un temps de collusion qui était plus au bénéfice du groupe qu’à celui de chacun des composants. les individus se juxtaposaient plus qu’il ne s’imbriquaient. Aussi pour satisfaire des besoins aussi anonymes, aussi semblables, aussi généraux se manifestait la tendance à la standardisation.
L’artisan qui fabriquait peu mais dont l’oeuvre était unique disparaissait au profit de l’industriel qui débitait beaucoup mais qui ne pouvait sortir que des séries. C’était par ce biais qu’entrait la notion de productivité qui, en devenant capitale, viciait tout le système.
Le dynamisme à force centrifuge de cette période semblable aux folles poussées de l’été s’égarait des sources de son énergie originelle. Les échanges commerciaux perdaient le contact humain, se complaisaient dans leur propre activité et déviaient tellement de leur sens premier qu’ils obtenaient les effets inverses. Alors qu’ils étaient établis pour alléger ils accablaient, d’utiles ils devenaient nuisibles. L’acheteur qui,  auparavant, était un être plus ou moins privilégié, est devenu un être banal, un consommateur. La vente ne se faisait plus dans l’intérêt de celui qui achetait mais pour celui qui produisait. Le service tournait aux  sévices.
                                                                 Fallait-il crier à la catastrophe et annoncer déjà l’apocalypse ? La sagesse enseignée par le jardin nous apprend qu’après l’été  vient l’automne et l’hiver; le rythme binaire continue. Le balancier qui a lancé si loin la course de l’extériorisation risque de revenir avec la même force vers le temps de l’intériorisation, il faut faire confiance à ces deux grands mouvements qui sont ceux de la respiration du monde.
Si l’aventure humaine suit les grandes lois de la nature elle n’en subit pas toujours toutes les rigueurs et, à chaque spire de sa progression, elle profite de l’expérience pour ne plus retomber dans les mêmes ornières. Les pages de notre Histoire ne se réécrivent pas deux fois. Comme un horoscope peut indiquer des tendances du destin sans présager le comportement réel laissé à la liberté de l’individu ainsi n’est-il possible de ne deviner que le sens probable
 des relations commerciales de demain d’après les principes d’intériorisation puisque, apparemment, le monde d’aujourd’hui semble avoir amorcé cette saison.
Ces principes - ceux qui régissent le jardin d’hiver - sont à l’opposé des précédents. L’expansion devient compression, à la multiplication succède la sélection, à l’éparpillement et l’invention s’oppose la réflexion, au gaspillage l’économie, à la généralisation la concentration et surtout sur l’anonymat et la standardisation s’établissent les valeurs de la personnalisation.
                                                       Autant auparavant j’avais vu s’ouvrir de nouvelles boutiques, autant une fièvre d’essaimage d’apprentis multipliait les créations d’entreprises , autant, dans ces nouvelles années, je voyais de vitrines qui se couvraient de badigeon, des rideaux de fer qui se baissaient, de boutiquiers qui décrochaient leur enseigne. Le réseau commercial devenait peau de chagrin.
Dans les affaires qui survivaient les problèmes majeurs étaient ceux d’une compression : compression de stocks, compression de frais généraux, compression de personnel. Le chômage menaçait. Il se manifestait dans tous le domaines un arrêt des achats. C’étaient forcément les commerces situés à la pointe lointaine des besoins qui souffraient les premiers de ce reflux de sève.
L’automne, plus gaspilleur que l’été, avait couvert le jardin de semences avant que les plantes disparaissent. L’hiver en fera une sélection sévère. Les commerces traverseront ces périodes de récession où les circonstances décideront de l’avenir d’un chacun et où, également, les réserves et la qualité de sa constitution lui permettront ou non de survivre. Il est normal que la première opération d’une intériorisation soit celle du choix.
Temps de méditation et de retraite. Réflexion. Les hommes d’affaires, d’ordinaires si turbulents, écouteront plus volontiers l’invitation des écoles de vente à se retirer dans la solitude de leurs séminaires.
Les sociétés, grandes ou petites, remanieront leur organisation. Période féconde en élaboration de systèmes. Les vendeurs se feront philosophes - voire sophistes - . Ils déploieront une activité plus intellectuelle que matérielle. « Travailler plus avec la tête qu’avec les jambes »
Certains risqueront de pousser trop loin l’intellectualisme dans la vente, de se complaire dans de chimériques théories et de se noyer  dans des considérations byzantines. Risque également d’un immobilisme à cause de la prise de conscience de plus en plus aiguë des difficultés considérées.
                                         Mais aussi possibilité d’une mutation qui pourrait transformer la base des échanges commerciaux. Le sens moral qui, jusqu’ici, est demeuré atrophié pourrait peut-être se développer et, au lieu de s’appuyer sur les motivations élémentaires pour le profit d’un groupe d’individus, le vendeur s’intégrerait dans l’évolution de la société et développerait non plus les instincts égoïstes mais les aspirations altruistes dans l’intérêt de la collectivité. Je placerais volontairement cette hypothèse majeure au milieu des autres phénomènes, la juxtaposant aux autres lignes de force pour qu’elle prenne, à leur contact, un début de réalité. Il suffit souvent d’y croire fortement pour qu’une espérance se lève.
                                                 Qu’est-ce qui me rappelle encore, en regardant le commerce d’aujourd’hui, l’apparence de mon jardin d’hiver ? Le souci de l’économie. Comme la graine qui en est une illustration.  Economie dans sa forme et dans ses apparences extérieures, ce qui se traduit, ici, par une plus grande fonctionnalité dans l’agencement des magasins. Economie dans les stocks dont un surplus désaxerait une trésorerie en équilibre. Economie dans l’effort, ce qui incline à la prudence. Suppression de publicité inefficace. Abandon de zones dont la prospection est jugée trop ingrate. Economie également chez le consommateur qui a retrouvé son bas de laine, qui redevient plus exigeant sur le rapport qualité-prix. Economie dans les besoins que la nécessité réduit et sur lesquels les sollicitations de l’offre ont moins de prise.
                              En raison d’un certain ralenti de la consommation, la productivité - qui relève davantage des phénomènes du cycle précédent - se trouve mal à l’aise dans une telle période et son piston risque de tourner à vide.
Alors que l’extériorisation était animée par une force centrifuge, l’intériorisation le sera par une force centripète, elle produit un effet de concentration. Après un tri du superflu, les valeurs éparses sont amenées à se grouper. Formations des groupements d’achat,  chaîne de distribution, fusion de sociétés.
Comme les économistes envisagent un repli de la population des campagnes et des bourgades vers des métropoles, l’organisation commerciale resserre ses réseaux et les directions insufflent davantage la politique du siège à leurs agences. Mais ces sociétés ne s’affirmeront que dans la mesure où elles amplifieront leur personnalisation, qui est d’ailleurs le phénomène le plus important et le plus intéressant du temps de l’intériorisation.
A vrai dire, toutes les étapes précédentes n’étaient qu’une démarche pour arriver à ce but. Si, par ces longs cheminements partis de mon jardin je n’arrivais qu’à déboucher sur cette unique considération j’oublierais vite tout le reste pour ne retenir que celle-ci. Elle est suffisamment chargée d’espérance pour le vendeur de demain.
Pour y voir plus clair et mieux s’entendre, il vaut mieux redéfinir les termes d’individu et de personne.
L’individu tend à l’unité mais par la voie de l’égocentrisme et de l’anarchie. Il retourne à l’inorganisé, il retombe dans la stérilité des choses simples.. C’est une séparation de l’influx général de la création, c’est une complaisance dans un  univers qui se referme, c’est forcément une impasse.
La personne est une tendance vers l’unité également mais qui s’obtiendra par l’organisation générale. Elle puise ses forces dans le milieu, s’en enrichit pour réagir dans ce même milieu et l’enrichir à son tour. Une personne ne peut pas être remplacée par une autre personne alors que les individus sont interchangeables. Les individus s’estiment en valeur quantitative, les personnes en valeur qualitative. C’est pour cette raison que les besoins des individus sont uniformes et qu’intervient la standardisation pour les satisfaire. La personne ne se contente pas de l’article banal, elle exige une marchandise qui corresponde à des besoins et des goûts qui lui soient propres. Elle ne veut pas qu’on pense pour elle, elle ne se laisse pas mettre en condition, elle fait plus pression sur l’offre que l’offre anonyme peut faire sur sa demande.
                                                Bien des symptômes annoncent que la mutation de l’individu en personne apparaît. Seraient-ce les pousses d’un printemps, d’une saison nouvelle ? Même si un retombement provisoire devait retarder sa floraison le mouvement en avant de l’humanité n’est plus réversible et l’homme finira par franchir ce pas. Pour ma part je crois l’événement assez proche  et le vendeur - cette araignée plus que quiconque sensible au moindre frémissement de son réseau - a déjà deviné que le vent avait tourné et que les anciens pièges perdraient leur efficacité. Il faudra retisser, sur un métier nouveau, ces relations commerciales qui, plus ou moins serrées, plus ou moins grossières, plus ou moins utiles, ont toujours formé et formeront toujours le tissu de toute société humaine.
                                              Le choix n’est donc pas entre l’acceptation ou le refus du commerce. La nécessité des échanges, comme toute nécessité, ne peut pas être complètement mauvaise. Il n’y a rien dans les lois naturelles qui soit bon ou mauvais en soi. C’est l’homme qui, dans leur application, donne une coloration morale et c’est pour cette raison que le commerce - aussi maléfique qu’il apparaisse aujourd’hui - peut devenir un lien bénéfique. Les sociétés ont les commerçants qu’elles méritent.
Soyons justes. Le vendeur d’aujourd’hui n’a pas toujours mauvaise conscience et il m’arrive de temps en temps, après une action commerciale, d’être assez satisfait de moi.
Il a fallu remuer des couches d’apathie et de routine, souffler avec constance sur des braises d’espoir, faire le siège des dernières résistances pour enfin décider ce directeur d’école à améliorer l’éclairage des classes. L’installation terminée, je reviens sur les lieux et je revois les écoliers - hier oeuvrant dans un local triste et incommode - aujourd’hui égayé par l’ambiance où ils baignent, comme si j’assistais au passage subit d’une génération à un niveau supérieur. J’ai l’impression d’avoir participé à cette accession. j’ai accompli une bonne action.
                                     Il en sera ainsi chaque fois que dans l’acte commercial prédominera la notion de service, tel que, plus haut, le définissait Saint Thomas : « Celui qui, par des échanges en nature ou en argent, fournit les choses nécessaires à la vie». Avec le service nous retrouvons la notion originelle du commerce qui était à base de troc, d’échange, de communication. C’est une valeur sociale que l’exaspération de l’individualisme a de plus en plus fait disparaître et qui a été supplanté par le profit. A tel point que certaines firmes américaines se vantent d’ignorer le ou les produits qu’elles fabriquent, elles ne vendent, disent-elles, que du profit.
L’ère de la personnalisation se confond avec celle de la socialisation dont, de plus en plus,les « Services publics » en dessinent l’armature où, comme à E.D.F., le commercial lance ses premières antennes. Ces commerçants, nouveau genre, ne se sentent pas toujours à l’aise dans cette mare où grenouillent les vendeurs, leurs compères. C’est le tort de ces grandes administrations de croire qu’elles peuvent envoyer leurs agents commerciaux dans les mêmes écoles de vente que les nôtres et de les nourrir du même lait empoisonné de nos séminaires.
Spontanément j’ai eu la confidence d’un de ces « commerciaux » qui s’étonnait qu’à des gens de Service Public (qu’il confondait, comme il se doit, avec Bien Public)  on apprît à cultiver les mauvais instincts de l’abonné pour lui faire gaspiller de l’énergie électrique. Ce mutant de l’ère de la personnalisation réagissait comme réagiront les commerçants des années futures.
                   Il faut admettre que nous passons actuellement un seuil économique et que notre comportement va s’en trouver modifié. Si le Gaudissart d’avant la productivité n’avait rien de commun avec le V.R.P.d’aujourd’hui et de ses quotas le vendeur de la société post-industrielle sera encore plus dissemblable
Le souci majeur de l’économie présente est de produire le plus possible pour satisfaire les besoins légitimes d’une masse d’individus qui ont droit à une existence moins soumise aux contingences. Souci louable. Il faut que chaque ménage possède son logement, ses robots ménagers, qu’il ait à sa disposition les moyens les plus rapides de transport et de communication. L’homme d’aujourd’hui ne devrait plus se trouver au rang des animaux en consacrant, comme eux, la plus grande partie de ses activités pour se nourrir, se loger, se déplacer ou se vêtir. Le moyen le plus efficace et le plus rapide pour distribuer ces biens élémentaires de consommation ne pouvait être sans doute que la productivité et son moteur principal, le profit. Je vous l’accorde, mais ne perdons pas de vue que ce n’est qu’un moyen et même un pis aller. Pour sortir la voiture de l’ornière je fouette le cheval mais au diable le fouet quand je trotte à l’aise sur le plat.
Malheureusement, comme il arrive souvent dans les oeuvres de longue haleine, le véritable but est perdu de vue et les moyens deviennent des fins. Comme les Hébreux dans le désert, déboussolés de leur véritable divinité salvatrice, finiront par en adorer les mirages, ainsi nous idolâtrons le confort, la vitesse, l’accumulation des biens matériels, en croyant servir le progrès. Nous devenons les servants de ces ersatz du bonheur.
Nous en sommes arrivés à cette aberration parce que les raisons impératives de la productivité disparaissent. Nous n’avons plus faim aussi nous ne mangeons plus pour vivre mais nous continuons à vivre pour manger.
Les déplacements de plus en plus rapides sur la voie de l’histoire nous impose de faire le point plus fréquemment et ne permet plus de nous laisser guider par les comportements précédents. Dans les actes quotidiens, combien d’habitudes de plusieurs siècles qui ne correspondent plus aux besoins actuels : Ainsi , pour rester dans la notion de nourriture, la composition des menus ne convient plus à l’appétit de la plupart. Autrefois un repas ne se faisait pas bien gras tous les jours, ni surtout deux fois par jour. Les dîneurs étaient des hommes qui pratiquaient des exercices physiques que nos robots accomplissent maintenant pour nous. Aussi lorsque le festin comportait un plat de choix - qui était toujours de « résistance » - il fallait assouvir la faim élémentaire des convives par des hors d’oeuvre, des entrées, des entremets pour que ce fût le palais qui appréciât le rôt et non pas simplement l’estomac. Actuellement cette pratique continue alors qu’au contraire, pour le plat d’honneur, il faudrait plutôt exciter l’appétit que le réduire.
L’homme nouveau doit reconsidérer jusqu’au moindre détail de ses anciennes habitudes. Voyez l’Eglise, elle qui renâclait tant aux changements, disant qu’elle avait l’éternité pour elle, remanie sa très traditionnelle liturgie. Pourquoi le commerce, qui se veut tant à l’avant-garde des innovations, ne reconsidérerait pas, lui aussi, ses anciens modes de vie ?
Si, jusqu’ici, le commerce, dans l’intérêt du bien commun, servait d’accélérateur entre le fabricant et l’utilisateur, une telle fonction a perdu son avantage. Les marchandises seront de plus en plus « distribuées » et non plus vendues. Le rôle du vendeur, dans ces conditions, agit dans les relations humaines à la façon des cellules cancéreuses. Il déborde les besoins normaux, il n’intervient qu’après la saturation, il étouffe ; « La vente ne commence qu’à partir où le client dit non. » déclaraient nos maîtres des cours de psychologie de vente;
La position du vendeur qui était une nécessité, et donc un bien, n’est devenu un mal que par un manque d’adaptation, que par un défaut de comportement humain. L’homme s’est différencié de la nature par une adaptation plus rapide.
Si son rôle d’accélérateur est devenu inutile et même nuisible, le vendeur adoptera une autre attitude pour garder sa place dans le concert de la société. Et cette autre attitude, en raison de la conjoncture économique pourrait devenir celle d’un régulateur. Peut-être que le futur vendeur se trouvera vis à vis de ses clients dans l’alternative de conseiller ou de déconseiller son propre produit. La répartition des biens se fera non plus pour satisfaire des individus mais des personnes, non plus dans l’intérêt des particuliers mais pour celui d’une collectivité. Cette façon de concevoir les relations commerciales n’est pas utopique puisqu’elle se pratique déjà dans les services publics.
Cette réforme de commerce ne s’accomplira que dans une révolution morale, en tourneboulant notre actuelle mentalité. Les vendeurs qui s’appuyaient sur les motivations élémentaires feront appel au contraire à leurs harmoniques, sublimées. Au lieu d’aggraver le lest des mauvais instincts et de freiner l’essor de l’âme humaine ils favoriseront son ascension. Peut-être que le commerce futur pourrait alors reprendre une place d’accélérateur - cette fois non plus de la consommation - mais de la moralisation. Son souci serait de promouvoir le véritable intérêt de chacun et par contre coup de celui du bien commun.
Le métier du vendeur -si peu avouable de nos jours - s’ennoblirait. A l’instar des professions particulièrement responsables de la vie même de la société, comme les professeurs, les médecins, les infirmières, les assistantes sociales, il exigerait un apostolat.
          Comment cela !  Ce vendeur que vous avez ravalé si bas, vous le placeriez maintenant si haut ? Oui, le tissu des relations humaines reste le même, il suffit de retourner l’étoffe.
Il suffit aussi d’y croire.
J’y crois tellement que je m’y vois déjà.
LA  METAMORPHOSE
En effet, m’y voici ! Aussi, est-ce comme « assistant commercial » des firmes réunies d’appareils d’éclairage que, ce matin d’avril, j’ai mission de rendre visite à madame D....
Je n’ai pas pu consulter à loisir le dossier de ma cliente, aussi je ne veux pas aborder celle-ci sans avoir préparé ma visite. Du temps où j’étais vendeur je savais qu’on ne prend jamais assez de temps avant et qu’on en prend toujours trop pendant.
J’ai donc choisi pour ce faire un bar à proximité de l’immeuble où réside madame D.. Je me suis d’abord installé à la terrasse tellement l’air printanier m’invitait à jouir de sa tendresse mais je suis entré à l’intérieur pour mieux me concentrer sur mon dossier.
Dans la pénombre j’ai aperçu un client silencieux debout devant le comptoir et, vis à vis, la veste blanche du garçon. j’ai commandé un café qui m’a été apporté sur le guéridon où j’avais déplié mon porte-documents. En touillant la tasse je relis les notes que j’ai amenées du bureau. :Madame D...,disait le dossier, est l’épouse d’un professeur d’un des lycées de la ville. Elle vient d’aménager un confortable appartement dans un immeuble nouvellement construit au centre d’une nouvelle zone verte. Son mari est passé à l’agence pour demander la visite d’un conseiller en équipement d’éclairage. »
Par le détour de périphrases et avec beaucoup de ménagements pour la personnalité de son épouse, il a laissé entendre que celle-ci avait l’intention de donner à son nouvel appartement l’aspect...;(et le rapport citait l’euphémisme employé : « d’avant notre révolution culturelle »)Par notre intermédiaire il souhaiterait pouvoir débarrasser sa femme d’une mentalité périmée.
D’après le portrait esquissé par son mari j’aurais à faire à une jeune femme issue d’une famille de parvenus récemment immigrés. Ce sont d’anciens pauvres enrichis qui n’ont pas encore acquis la sérénité et même la satiété de la richesse. Leur fille a développé tous les défauts si communs, il y a quelques années, à la plupart de nos bourgeois du temps de la société de consommation.
Pour ma part qui suis maintenant un vieux routier, j’aurai  connu les deux versants du métier.
       Autrefois cette femme était un gibier qui venait de lui-même dans le collet et que je n’avais aucun mérite à piéger. Comme Valmont dans sa chasse aux femmes, un bon vendeur se passionnait dans la mesure où ses victimes lui résistaient. Maintenant il en est de même pour un assistant commercial mais les raisons sont inversées et nous sommes moins nombreux à nous lancer dans cette nouvelle chasse.
De mon guéridon j’ai réussi à trouver le bon angle pour viser les fenêtres de l’appartement de madame D...Parfois sa silhouette se dessine sur un des voilages. Je suis comme ces prêtres tapis derrière la grille de leur confessionnal et qui surveillent, dans le lot des pénitents habituels, ce nouveau venu, cette brebis perdue qui ferait abandonner tout le troupeau.
je finis, moi aussi, par ne plus m’intéresser qu’à son cas. D’après ce que le professeur a confié à ma direction je ne serais pas le premier à intervenir auprès de sa femme. Les visites de mes collègues - spécialisés dans d’autres branches de l’équipement de base - l’ont irritée et n’ont apporté aucune modification à son comportement. j’arriverai donc chez elle avec un préjugé très défavorable.
Il est nécessaire, avant de l’aborder, de me rappeler toutes les parades apprises dans mes séances de recyclage psychologique, de mettre en pratique cette dialectique qui doit avoir raison du plus récalcitrant. Rien n’a changé aux méthodes enseignées par nos premiers maîtres en psychologie et le vendeur ou l’assistant commercial empruntent l’un et l’autre le même parcours du combattant. C’est uniquement le sens de ce parcours qui a changé.
Dans les deux situations je retrouve la même difficulté à mettre en jeu sur le tas tous ces mécanismes auxquels nous nous étions tant exercés dans nos séminaires successifs. Peut-être  n’ai-je été formé que trop tardivement et, déjà du temps de la vente,  je me rendais compte que sur des candidats devenus moins malléables il était difficile d’inculquer les réflexes du combat psychologique. Cependant, dans le domaine de l’âme, quiconque pouvait toujours disposer de deux moyens élémentaires, soit le contact humain prolongé  soit la persuasion par la foi.
Si maintenant je pouvais plus ou moins compter sur l’avantage des rencontres fréquentes, dans l’apostolat de l’assistance commerciale, la foi prenait sa véritable dimension.
Mais avais-je suffisamment la foi dans ma mission ? Je le pensais mais elle avait besoin d’être constamment cultivée par un approfondissement de mes convictions. Comme disent les croyants, vivre sa foi.
Puisque je fais allusion à la foi surnaturelle je crois qu’en définitive celle que j’ai en l’épanouissement de l’homme ne fait qu’une avec celle de mes principes religieux. Il m’était difficile autrefois d’écouter à l’église les maximes évangéliques et, dans la rue, et surtout chez le client, de devoir presque toujours les renier au nom d’une autre logique du bonheur. Ce que je considère comme le bonheur immédiat aussi bien pour le client que pour moi-même est du même ordre que celui de l’au delà. Il n’y a , à mon avis, qu’une question de plus ou moins grande intensité.
                                     Ce serait très maladroit de ma part de m’appuyer sur des préceptes religieux  pour convaincre madame D... qui ne pratique peut-être aucune religion. mais existe-t-il une différence de nature entre la morale religieuses et la morale laïque  ? Certains laïcs, comme les philosophes antérieurs au Christ, n’ont-ils pas découvert d’eux-mêmes les véritables principes du savoir-vivre humain ? Beaucoup de moralistes religieux, par un truchement de facilité, ont établi leurs règles sur une base un peu équivoque, celle d’une retraite à assurer, donc d’un profit qui satisfait un appétit assez grossier. La morale laïque qui ne repose sur aucune menace de châtiment ( l’enfer )  ni sur aucune promesse de récompense ( le ciel )séduit davantage une conscience évoluée.
D’ailleurs je me demande si l’Eglise ne devra pas, un jour, abandonner son rôle moralisateur comme elle s’est débarrassée de son rôle politique, pour se cantonner dans son véritable domaine qui sera de plus en plus celui d’une mystique. « La religion est l’élan de l’âme qui...conçoit un idéal transcendant et acquiert, pour y tendre, des forces dépassant la nature...Elle se reconnait à ce signe qu’elle va du devoir au pouvoir. » ( Boutroux, morale et religion)
Comme la société de consommation a été nécessaire pour satisfaire au plus vite les besoins élémentaires, de même l’Eglise a dû, pendant des siècles, pour dégrossir l’âme humaine, insister sur les règles de vie et se confondre presque avec la morale. C’est désormais à la société laïque, maintenant débarrassée des nécessités de l’existence, de prendre en mains elle-même les règles et compas de sa destinée et de mettre le cap sur le vrai et complet bonheur terrestre tandis que l’Eglise prendra de la hauteur, regagnera sa place évangélique et brillera au dessus de nous comme ces autres mondes, ces astres de la nuit, partie de notre univers mais perfectible horizon d’un au-delà.
Les prêtres - ces Martiens en mission - sont les derniers à comprendre, semble-t-il, que leur place n’est plus à oeuvrer avec nous aux basses besognes de la quotidienneté de l’existence, qu’ils perdent leur temps à nous donner des coups de main pour l’économat de la cité, pour l’enseignement du grec ou même des leçons de civisme. C’est sans doute pour se rapprocher davantage de nous qu’ils quittent le haut lieu de leur presbytère pour la cohue de l’usine, qu’ils abandonnent leur soutane pour le banal complet-veston. Bientôt, dans les jardins publics des promenades dominicales, nous les croiserons aux bras d’une bourgeoise, emberlificotés de cinq ou six marmots.
A force de vous rapprocher de nous, pauvres prêtres, vous vous confondez tellement que nous ne vous voyons plus, ni vous ni votre Dieu qui pourtant commençait à intriguer une humanité devenue majeure.
                                   Qu’ai-je besoin, en ce moment, de me tracasser sur le comportement des curés ? Je ferais mieux de m’occuper de mes propres affaires et voici le moment d’ouvrir l’oeil. En effet, ce que j’espérais depuis le coup de soleil qui a fait miroiter les vitres de l’immeuble et briller le vert du cyprès et du gazon, est arrivé. Madame D... est venu ouvrir toute grande la porte-fenêtre du balcon et s’est même penchée un instant à la balustrade.
Présentera-t-elle, tout à l’heure, la même image que celle que je vois maintenant ? En ce moment elle ne cherche pas à « paraître », elle est encore native , telle que le sommeil l’a recomposée ce matin,  Vénus toute neuve sortant de son écume, les cheveux épars sur les épaules, le peignoir enfilé dans un étirement animal qui la déploie et l’allonge. Dans cet instant je la trouve aussi naturelle que le cyprès qui jaillit de la pelouse, que ce vent de printemps qui folâtre, que ce ciel d’avril aussi frais que la mer.
Dans cet état de grâce originel il me serait alors facile de l’aborder mais pour la surprendre ainsi il faudrait ne pas l’effaroucher. Il faudrait, à la façon du merle qui apparaît tantôt sur la pelouse, tantôt sur l’arbre plus qu’il ne s’y transporte, que je survienne sur le balcon et, qu’un instant du moins, rien ne brise la magie d’être uniquement ce que nous sommes.
Derrière la silhouette de madame D... j’aperçois l’intérieur de l’appartement et sur une cloison brille une applique à pendeloques. Je reconnais l’objet. Dans la plus petite dimension se trouve à la fois réuni le maximum de cristaux, de dorures, de contours, de renflements, de poids, de brillances et aussi ....de styles. Bref, un objet « riche ».
Autrefois, du temps de mon rôle de vendeur, il me suffisait d’ouvrir le catalogue ou mieux de montrer l’objet pour exciter dans les yeux des intéressés la flamme de convoitise. Cétait la pomme d’Eve. « Vous serez comme des dieux » Soupesez, madame, comme cette applique est lourde ! » La possession. S’en assurer par le poids, par la taille . « Admirez le chatoiement de ces cristaux !: » « Regardez comme ça attire l’oeil ! » Mobiliser l’attention sur soi. Paraître.
 « Et ces montures dorées qui ne se contentent pas de supporter l’ampoule mais qui décorent, qui rajoutent à l’opulence des cristaux et des ors la variété de leurs contours ! » La complaisance de l’avare qui brasse une malle remplie d’écus et de menues monnaies.
                             Je savais, alors, que par l’appel aux « intérêts fondamentaux » je vendrais facilement   Et c’est parce que vendre était la première nécessité du fabricant que celui-ci composait sa marchandise dans cet esprit. Plus un objet de décoration est bon marché plus il doit faire riche et c’est pour cela qu’il est faux et c’est pour cela qu’il est laid.
C’est un jeune architecte qui, à l’époque de la vente, m’en donna davantage conscience. Je lui faisais une première visite puisqu’il venait de s’installer. Un garçon aux yeux de lance-flammes, la démarche torturée par une polio ou un accident de voiture; il sortait tout chaud de la fournée-fournaise des Beaux Arts mai  68.
La conversation avait commencé badine, voire même très courtoise et le prescripteur semblait disposé à me confier un de ses projets quand, étalant ma documentation, ses yeux tombèrent sur le catalogue des luminaires dits décoratifs. Il feuilleta les premières pages et me regarda avec étonnement et peut-être aussi avec compassion. Il continua de tourner les pages mais cette fois d’une main rageuse puis rejeta le catalogue avec mépris : « Vous n’avez pas honte, me dit-il, de proposer de telles horreurs ! Oh, je sais, vous allez me répondre que votre collection est dans le ton de ce qui se vend mais est-ce une raison, vous ,industriels de l’éclairage, d’industrialiser toutes ces petites saloperies ?C’est bien de votre faute si le mauvais goût, en ce moment, se répand uniformément dans la plupart des nos H.L.M., c’est vous, les grands fournisseurs, qui le débitez en tranches parce que c’est aussi facile et aussi commode à distribuer que le saucisson. Vous ne faites aucun effort pour élever votre clientèle, tout au contraire vous la suivez, vous dégringolez avec elle jusque dans leur plus bête fantaisie.N’allez pas me dire que des lignes simples vous coûteraient plus cher à la fabrication que toutes ces boursouflures et ces contournements ? Non, n’accusez pas tellement vos clients, c’est vous les responsables de l’état de laideur dans lequel ils croupissent, la plupart. Nos arrières-grands-mères des villes et des campagnes nous ont laissé des meubles ou des objets qui sont rarement laids parce qu’ils ont été fabriqués par des artisans. L’un ou l’autre pouvait manquer de goût mais la production était limitée. En tout cas ces produits artisanaux répondaient presque toujours à une fonction et ils étaient souvent tout simplement utiles .Maintenant les formes de vos lanternes ne correspondent presque jamais à un usage précis. On copie et plus on reproduit, plus les défauts minuscules de l’original s’exagèrent. Oui, on copie, on singe et pour masquer le manque d’authenticité on fait des manières. Vous faites toutes ces singeries pour vendre de l’inutile, du faux et voilà pourquoi c’est si laid »                                      Cette diatribe était peut-être injuste pour la Compagnie que je représentais et même pour son catalogue mais l’homme de l’art s’attaquait au représentant anonyme des faux lustres qui foisonnent dans les boutiques et qui pendouillent au dessus de tous les faux Louis XVI, les fausses Régence et tous les pires Empire de nos bourgeoises.
D’ailleurs c’était bien ce genre d’applique lumineuse et décorative que j’apercevais dans le couloir. Elle contrastait d’autant plus en laideur que la silhouette de madame D... m’apparaissait avec la fraîcheur de la jeunesse, la ligne souple de son étirement de chatte, le naturel de ses cheveux dénoués et la simplicité de ses attitudes. Rien que ce lointain contact m’inspirait de la pitié et de la sympathie pour cette femme. Son mari avait raison de s’inquiéter pour elle d’un penchant aux scléroses de l’embourgeoisement mais une personne aussi jeune, aussi belle, aussi naturelle n’était pas irrécupérable. Comment lui porter secours ? Prodiguer des conseils, faire la morale ? Si je n’avais pas le sens du ridicule ce serait un moyen facile de m’acquitter de ma tâche d’assistant.
 Pendant que je réfléchissais et entre deux coups d’oeil au balcon de madame D... j’observais la scène qui se déroulait au bar. Le local était assez étroit et j’étais assis à l’une des trois seules tables.
Quand j’étais entré j’avais remarqué la présence, sans plus, d’un client accoudé au comptoir. Depuis j’avais eu le temps de le détailler. C’était un homme d’une quarantaine d’années que son maintien et sa tenue soignée rangeaient à un certain niveau social.
Au moment où, à nouveau, je m’intéressai à lui, il serrait un ballon de cognac et, de temps en temps, adressait de brèves paroles au garçon qu’il avait l’air de bien connaître.
Avais-je heurté ma tasse plus bruyamment, l’homme tourna le visage vers moi puis se maintint de profil. Indéniablement il portait tous les stigmates : les joues flasques et rayées de veinules violacées, les yeux jaunes et cette cigarette qui tremblait entre les doigts. Par contre, le garçon semblait un homme sain et qui devant ce client paraissait assez gêné de sa bonne mine.
Je finis par deviner la conversation à mi-voix échangée entre eux. L’alcoolique demandait un nouveau verre et le garçon, avec beaucoup de ménagements et d’amabilités, refusait de le servir. Il essayait de lui faire comprendre qu’il était raisonnable de s’arrêter là ce matin.
Le drogué, apparemment, se rangeait à l’avis du garçon. Il se tournait vers la sortie, le regard fixé sur les alignements de fusain de la terrasse comme s’il butait sur un obstacle. Le garçon l’accompagnait jusqu'à l’extrémité du comptoir et lui faisait lever la tête vers le ciel si frais et si ouvert de ce matin d’avril puis, l’abandonnant, il se précipitait vers la plonge où il barbotait avec application.
Après une ou deux minutes de morne contemplation du trottoir, l’homme se retournait, reglissait à sa place primitive et, le doigt vers les étagères, il désignait l’objet de sa convoitise. Ce manège se répéta plusieurs fois et j’admirais la constance du garçon devant l’obstination de son client.
A la réflexion je me rendis compte que le barman et moi jouions le même rôle. L’un et l’autre avions affaire à des clients qu’on appelle aussi des habitués, des fidèles, ce sont nos premiers prochains dont nous ne pouvons plus nous désintéresser. On a parlé ensemble de la pluie et du beau temps, on s’est peut-être trouvé des points communs pour une passion de la pêche à la truite.. Plus tard l’un et l’autre se découvrent les mêmes opinions politiques, ils finissent par se montrer des photos de famille et ne peuvent plus se rencontrer sans se demander des nouvelles des petits. Quand le client fait allusion à son fournisseur et le fournisseur à son client ils déclarent en toute sincérité : « C’est un copain, mieux même :  « C’est un ami »
                                             J’étais encore à mes débuts de prospection de vendeur lorsque je me suis rendu compte de la dimension humaine que pouvait prendre le moindre client.
C’était à l’époque où je butinais tout ce qui se présentait. Le directeur d’agence jugeait de l’efficacité du représentant à la multiplicité des commandes et au nombre des clients visités. C’est ainsi que j’étais venu échouer chez le serrurier d’un petit village de montagne, électricien de surcroît. A ma quatrième ou cinquième visite, la porte du serrurier était encombrée de personnes endimanchées. Tiré et poussé par mon obligation de démarcheur, lesté de mon inséparable serviette bourrée de catalogues et de tarifs, je traverse le groupe agglutiné sur le seuil  et pénétrai à l’intérieur. Je ne fus pas tellement surpris par l’obscurité, habituelle d’ailleurs, de l’atelier-forge mais, bien vite, à côté de l’enclume, je remarquai, sous un drap noir, la forme d’un cercueil. J’avais l’air malin avec mes catalogues et mon carnet de commandes devant ce mort ! J’esquissai un signe de croix pour me donner une contenance et pris l’air absorbé d’un homme en prière. En réalité je pensais : «  Qu’est-ce qu tu viens foutre ici ? Comment vas-tu sortir dignement de là ? »
Dans une telle circonstance je ne pouvais pas ne pas paraître indésirable; J’en étais là de ma consternation quand je sentis une main sur mon épaule. Je me retournai. C’était la femme de l’ex-serrurier qui me faisait signe, à travers son vêtement de deuil, les yeux noyés par le chagrin et la reconnaissance, de me ranger avec la famille.
Depuis cet événement, à chacune de mes visites, j’étais accueilli comme un parent lointain qui revenait s’incliner sur une tombe familiale.
Le fils reprit les prérogatives du père, des enfants naquirent et il s’en fallut de peu que je ne devinsse parrain. Quelques années plus tard la firme des lampes que je représentais avait organisé un concours et -simple effet du hasard - un des gros lots échut à mon petit serrurier-électricien. Or, à cette époque, mon directeur avait reçu des instructions pour inverser la politique de vente d’alors. Il fallait se désintéresser des petit factures et des petites expéditions au profit des gros débouchés. Obéissant à ces nouvelles directives j’espaçais mes visites à mon artisan de la montagne, craignant de ne plus pouvoir honorer ses minuscules commandes. Mais je me rendais bien compte que pour demeurer client le fils forçait ses achats bien au delà de ses besoins. Et c’est dans ces circonstances  que ma Compagnie livrait ce lot d’importance à cet insignifiant et désormais indésirable point de vente. Pour ma part je me réjouis de ce choix du sort et me rendis aussitôt dans la famille pour féliciter les gagnants. On me fit fête comme si j’avais été le véritable artisan de cette réussite. Chacun était comblé par les cadeaux reçus et la veuve, associant le souvenir du disparu, pleurait à la fois de chagrin et de bonheur.
Je croyais que cet inattendu et bénéfique coup de pouce du destin clôturait merveilleusement nos rapports commerciaux et que nous garderions les uns comme les autres un souvenir agréable de nos anciennes relations. Je décidai donc de ne plus faire le crochet, dans ma tournée, pour visiter ce client. Or, quelques mois plus tard je recevais à mon adresse personnelle, un colis qui contenait les cadeaux attribués par le concours. Une lettre
 d’accompagnement expliquait ce retour : «...Sans doute votre maison ne me pardonne pas qu’un lot aussi important me soit attribué.....si c’est cette raison qui vous empêche de revenir mieux vaut le donner à un plus méritant.... »
Je compris alors pourquoi certaines sociétés, uniquement soucieuses de leur propre profit, ne laissaient jamais un représentant « s’attacher » à sa clientèle et changent souvent leur secteur de prospection. En effet les relations commerciales nouent à la longue des liens intimes qui engagent l’homme au plus profond de son coeur et de son âme. S’établit, plus ou moins consciemment, entre les deux parties, pour le meilleur et pour le pire, une sorte de contrat inviolable.
        Ainsi le garçon de ce café devait se sentir lié à son client par cette sorte de contrat et ne pouvait s’en désintéresser. Surtout, comme dans ce cas, quand ce qui était d’abord services tournent maintenant en préjudices.
Il aurait pu tout simplement mettre à la porte cet indésirable « qui ne savait pas boire ». Il avait cent bonnes raisons de se couper du consommateur mais c’était plus difficile de rejeter l’ami ou le copain ou même tout simplement l’homme. D’autant plus que ce garçon de café se sentait plus ou moins responsable de cette déchéance.
Au fond, pensais-je, ma nouvelle fonction d’assistant commercial était déjà tenue par un tas de braves gens qui exerçaient ce rôle sans le savoir. Disons que la société a pris maintenant un peu plus conscience de cette nécessité et qu’elle officialise une mission, officieusement remplie depuis toujours.
Naturellement, puisque c’est la première fois que je vois madame D... et que je n’ai eu aucun contact avec elle, cette femme ne peut pas me coller aux doigts mais je ne peux pas toutefois me dérober parce que cette personne m’a été désignée comme un cas à résoudre, une maladie à déceler mais surtout comme une malade à soigner et à guérir.
Je viens d’appeler madame D... au téléphone, elle consent à me recevoir. Sa voix est agréable mais un peu raide, elle se force à dominer son accent d’espagnole. Elle ne connaît pas les véritables motifs de ma visite, elle doit me prendre pour un fournisseur comme les autres. Je lui ai dit que je serais chez elle dans un quart d’heure, vingt minutes.
Maintenant que j’ai décidé de pénétrer dans la place, ai-je suffisamment préparé cette visite? Est-ce que je ne me fie pas à l’improvisation ? Sais-je clairement ce que je viens faire chez elle ?
On a beau s’imposer des disciplines, boucler un cadre de réflexions, l’esprit vagabonde et dès la moindre relâche, se déroule en accéléré le cinéma le plus hétéroclite. L’homme doit essayer de penser dans un bourdonnement de souvenirs, d’impressions, d’évocations, de rêves, de sensations, de sentiments qui, comme dans un essaim de mouches, s’entrelacent , s’agitent, se fixent et s’imposent apparemment à la vue mais si l’oeil intérieur s’y intéresse tout cela disparaît du regard. C’est pour dominer ce tourbillon qui nous vole les trois quarts de nous-mêmes que Gurdjieff, avait essayé d’imposer à ses novices les disciplines de la concentration mais c’était peut-être une expérience trop précoce; l’homme n’est pas encore prêt d’être le maître absolu de sa pensée.
C’est d’ailleurs mon excuse car, depuis que, de ce café, je guette madame D... je n’ai guère avancé dans l’élaboration de mon plan de siège .
Au fait, que me demande-t-on ?  Comme le définit mon emploi : Une assistance, une aide à mieux acheter. Le rapport que le client peut avoir avec le matériel que je représente doit lui être bénéfique. Il faut donc d’abord que l’objet proposé réponde à un besoin réel, besoin d’ordre pratique, économique, esthétique. Il s’agit d’apprécier la dose nécessaire, ni en excès, ni en insuffisance. La qualité de cet objet sera fonction du contexte où il s’inscrira. Rien n’est bon ni mauvais en soi, c’est le rapport qui peut l’être. Une goutte d’huile est neutre, elle est bonne sur le rouage d’une mécanique, elle est mauvaise sur la manche de mon veston.
Mon rôle d’assistant en éclairage n’aura pas la même valeur suivant l’utilisation qui sera faite. Mon intervention sera pressante et même impérative s’il est question d’éclairer le pupitre d’un écolier ou le poste de travail d’un ouvrier, elle sera beaucoup plus lâche pour l’éclairement d’un vestibule.
                        Je regarde ma montre. Le quart d’heure que je m’étais donné est passé, il faut me décider à quitter ce bar. Tiens! Où se trouve le garçon ?
Devant le comptoir, comme un spectateur devant une scène vide, se découpe l’unique et insatiable client. Il serre entre ses doigts le verre depuis longtemps vidé et semble toujours contempler les rangées de bouteilles multicolores des étagères.
Un froissement de papier me fait me retourner et j’aperçois le garçon assis à la dernière table du bar et feuilletant le journal. Avant même que je lui fasse signe il se trouve à ma hauteur et me rend la monnaie. L’immuable patient du comptoir s’est tourné vers nous et lance un timide appel mais le garçon, sans même desservir la tasse, retourne se plonger dans la lecture du journal. Drôle de commerçant ! penseraient certains. Pour ma part , j’admire la manoeuvre,  aussi je suis convaincu qu’il ne faut pas désespérer de la conscience des gens, même chez ceux qui font profession de ne pas en avoir.
                                                                   Me voici enfin dans la place. Après la sonnerie d’appel, à mon sens toujours trop agressive, je n’ai jamais pu calmer tout à fait mes primitives appréhensions au client nouveau. Rien qu’au bruit des pas j’essaie de faire un portrait rapide de l’inconnu mais ceux-ci, en se rapprochant, me tapent dans le coeur comme les trois coups du théâtre. Je suis l’acteur derrière le rideau, c’est mon nouveau public qui déjà se manifeste, je suis figé dans mon attitude, il est trop tard pour me dérober et Dieu sait pourtant si parfois l’envie me prend de détaler.
La porte s’est ouverte, elle devient le cadre, la niche d’une apparition. Bien que sur le balcon j’eusse déjà deviné la silhouette d’une jeune et jolie femme, de près , c’est l’éblouissement de sa grâce. Non pas peut-être la beauté féminine au nombre d’or mais celle qui, personnellement, m’émeut et me séduit.
Est-ce parce que je suis d’origine nordique, élevé dans l’ouate des ciels en demi-teinte et dans la molle uniformité des verdures, que la violence et les contrastes des paysages méditerranéens m’attirent comme une complémentarité nécessaire ? La beauté féminine  de type méridional me procure le même attrait et la même séduction. Cette chevelure d’encre qui encadre ces aplats du front et des joues et en fait autant de plages de soleil, ces lèvres, l’ourlet de l’intérieur, luisantes et craquelées, un fruit éclaté et ces yeux sombres dans cette lumière comme deux abîmes, la taille si flexueuse que la soie de son vêtement se tend sur la poitrine légèrement mamelonnée, se chiffonne au creux des reins et glisse sur la courbe des fesses. Mais surtout, aussi bien du visage qu’émanant de n’importe quelle partie du corps, ce charme indescriptible qui entoure ce genre de femme comme d’un parfum, d’une atmosphère, d’une nuée.
Pour les gens qui, comme nous, doivent établir des contacts on peut considérer que ces effets paralysants sont les plus difficiles à surmonter et je n’ai entendu aucune école de vente nous donner la recette pour les contrecarrer.
Suivant le geste d’accueil de mon hôtesse je pénètre dans une sorte de petit salon. Une pièce  qui ne doit pas mesurer plus de dix à quinze mètres carrés. En un clin d’oeil je fais l’inventaire de ce qui me concerne : un lustre-plafonnier à pampilles, quatre appliques murales également à pendeloques, un lampadaire qui est la réplique d’un haut chandelier d’église et deux lampes de chevet dont l’une est entièrement en opaline. A part le lustre qui jouit, à lui seul, de tout l’espace du plafond, le reste des luminaires s’est frayé une place dans le coude à coude des meubles, des bibelots, des coussins et des tentures.
Madame D...me fait asseoir et se déclare enchantée de me recevoir puisque ma visite répond à une sollicitation de son mari. Je voudrais au plus tôt lui préciser ma fonction et, en quelques mots, je lui définis mon rôle d’ « assistant commercial » , ce qu’elle écoute avec une apparente attention mais qu’elle n’entend pas. En effet, aussitôt qu’elle prend la parole c’est non pas pour s’adresser au conseiller mais au complice : « -J’espère que dans les catalogues que vous me montrerez je trouverai de nouveaux modèles qui me conviennent. J’ai toujours été une grande amoureuse de la lumière. Ah non pas de ce feu sauvage des étés espagnols qui fanent les plus colorés des paysages, qui les rongent et les blanchissent. J’aime un lumière civilisée, domestiquée, filtrée, qui donne une impression de chaleur et d’ombre à la fois, une sensation de confort et aussi un sentiment d’opulence. » J’essayais d’intervenir pour faire cesser le malentendu mais il était peut-être préférable que la cliente, pour mieux se dévoiler, se laissât aller dans son flot de paroles : « Vous, les marchands de luminaires, vous êtes embêtants parce que vous nous montrez tellement de modèles que nous sommes embarrassées pour choisir. Pourtant j’aime fouiller dans les pages de vos catalogues et j’aime me dire : C’est dommage que tu ne puisses pas te payer cette belle pièce mais plus tard tu te l’offriras. D’ailleurs, je l’ai dit à mon mari qui, lui, est toujours réticent, toujours satisfait. il est vrai qu’il tient les cordons de la bourse. Aussi je l’ai averti que je vais reprendre mon travail de dactylo pour me permettre d’équiper mon intérieur... »
Je ne l’écoutais plus. Je me trouvais en face d’une de ces boulimiques dont la voracité se fait se ferrer sur le premier hameçon qui traîne. Toutes les motivations étaient apparentes, il n’y avait aucun mérite à les déceler et à les faire jouer. Cette femme n’avait plus besoin de vendeur pour exciter ses appétits. Ceux-ci se déclenchent tout seuls, par automatisme. Comme mon alcoolique de tout à l’heure elle était devenue une « droguée ». La sollicitation constante dans laquelle elle baignait avait exaspéré ses besoins et elle n’en était plus la maîtresse. Mon rôle, qui était à l’inverse de mes fonctions antérieures, avait vraiment trouvé son objet. Il fallait, dans les limites de mon emploi, essayait de convaincre cette femme que son appartement était surchargé d’appareils d’éclairage, qu’il fallait en réduire le nombre ou du moins le volume, que le trop était l’ennemi du bien.
C’était le moment de sortir cette dialectique que j’avais fourbie pendant ma préparation de la visite, dans le bar d’en face. Mon plan était le suivant : si la personne est loquace, la laisser parler d’abondance. Dans leur déballage, les bavards finissent par découvrir le fond de la boutique et madame D... s’y employait de bon coeur. Dès les premiers contacts, établir au plus vite le diagnostique, c’est à dire l’inventaire des tendances. Ou, pour parler comme les militaires, reconnaître le terrain.
Dans ma nouvelle fonction, apparemment, je ne devrais faire appel qu’aux motivations nobles. C’est à dire à celles que l’éducation, la religion, le civisme ont pu engendrer dans le coeur de l’homme, telles que l’amour filial, l’altruisme, la patriotisme, l’héroïsme, etc...je m’étais rendu compte qu’autrefois ces motivations n’étaient citées que pour mémoire, qu’elles n’intervenaient que comme ressorts très secondaires et n’étaient qu’un paravent honorable ou qu’un adjuvant mais rarement un élément déterminant de la vente.
En réalité mon nouveau rôle d’assistant commercial a, en commun avec l’ancien, celui de vendeur, de m’adresser à la même clientèle. Il faut juger l’homme tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. Son lot de chair et d’âme ne fait qu’un seul paquet à peser tout ensemble et qui ne fait qu’un seul et même poids. Mes anciens maîtres -ces chimistes de l’homme - avaient trouvé la bonne formule, leur travail n’était plus à refaire. C’était l’emploi du matériau décelé qui devait varier. Autrefois je savonnais la pente des défauts, maintenant j’utilisais la même pente mais en montant dans l’autre sens. Les motivations sont des éléments à deux faces. Je n’ai pas besoin tellement de réapprendre mon métier de palpeur d’étoffe, il suffit, cette fois, de mettre en valeur le bon côté.
Si madame D...démontre une tendance à l’orgueil ( c’est toujours la face  « défaut » la plus voyante )  c’est que cette femme a aussi le désir de se surpasser, qu’elle ne se contente pas de la banalité, qu’elle est capable du pire mais aussi du meilleur.
Si je devine dans ses paroles ou dans ses gestes un soupçon d’avarice je l’engagerai à ne pas gaspiller ses dons, je grossirai l’importance du moindre objet dont il faut être économe. Souvent deux valeurs s’annulent au lieu de se compléter et une femme sent très bien qu’un colifichet de trop met l’harmonie d’une élégante par terre.
Des flammes de colère dans son regard ? Un mot débandé comme un ressort ? C’est qu’il y a de la ressource pour arriver au but, mieux vaut y parvenir par bonds que de s’y traîner. Provoquer l’indignation contre ce qui est méprisable. Dans cette poussée en avant, cette force de colère, si elle est ordonnée, peut faire sauter les obstacles.
Madame D..., comme la plupart des femmes, serait envieuse ? Mieux vaut être envieuse qu’apathique. L’envie peut déboucher sur l’humilité « je voudrais être mieux que je ne suis ». Faire dévier le plus « avoir » sur le plus « être ». Remplacer le : « Je voudrais posséder plus » par : « je voudrais être davantage ». C’est dans cette alternative que l’homme, dans les temps qui viennent, fera ou ne fera pas sa mutation.
Dans le cas présent se limiter à ce que l’envie de madame D... vise des biens plus vrais et plus beaux.
A cette langue qui passe et repasse sur les lèvres, à ses narines dilatées par l’odeur de la cuisine se révélerait-elle gourmande ? Puisqu’elle est heureuse de vivre chantons alors avec elle les bonnes choses de la création. De gourmand à gourmet il n’y a qu’une simple syllabe à changer et l’aspect maléfique est conjuré.
Puisqu’il faut faire l’inventaire de tous les fils, même grossiers, du tissu humain peut-être que la gourmandise de madame D... s’entrelace même avec la luxure. Cet horrible défaut que plusieurs siècles d’angélisme nous ont fait prendre pour le « péché » par excellence, bien que le Christ ait pris un malin plaisir à le minoriser en s’affichant avec les Marie-Madeleine et en pardonnant aux femmes adultères. La luxure, comme les autres motivations, trouvera t-elle aussi sa sublimation  ? Ne serait-ce que dans le désir de complémentarité, dans le besoin de  se fondre dans l’autre et même dans l’aspiration de l’extase.
Voilà qu’après vingt minutes d’entretien madame D... se laisse enfoncer dans le moelleux du divan, qu’elle répugne à se baisser pour ramasser un coussin qui a glissé. Ma cliente serait-elle paresseuse ? Dieu sait si, dans mes manoeuvres de vendeur, je faisais appel à la paresse qui se laisse si facilement gratter le col. Ne serait-elle pas une des plus fortes inclinations de l’homme, un lancinant appel au repos éternel qui est notre ultime destinée ? Le bonheur ne trouve-t-il pas son apogée dans la tranquillité ? Tranquillité, sérénité. Je confonds volontiers dans une même étymologie le serein du calme et celui des soirées (je prends le serein). Les deux sens appellent d’eux-mêmes le sommeil. Depuis ma tendre enfance -et toujours maintenant - j’ai particulièrement apprécié le glissement dans le sommeil. Il me semble que cet apaisement de chaque fin du jour n’a pas été chanté comme les autres grands thèmes lyriques. Est-ce par fausse honte ? Le sommeil n’est pas une déchéance. Bien au contraire, c’est dans notre cheminement la préfiguration de l’étape, la promesse répétée de la suprême quiétude.
                                         Voilà à quoi je pensais pendant que madame D... continuait à me parler de sa prédilection de la lumière tamisée. J’étais en face d’elle avec mon arsenal d’arguments mais comment pourrais-je convaincre un être à la fois aussi comblé et aussi insatiable ?Je fis quelques passes d’armes, au passage, mais la carapace était dure et je me rendais compte de l’inefficacité de mes arguments habituels. J’étais en présence du même cas que celui rencontré tout à l’heure dans le bar. Cette femme ne pouvait plus ne plus acheter comme l’alcoolique ne pouvait plus ne plus boire. C’était devenu chez elle une nécessité tyrannique, nécessité acquise en répondant aux sollicitations qui la pressaient de toutes parts:  les étalages, les vitrines, les libres-services, les affiches, les articles de journaux, les images du cinéma et de la télévision. Une nouvelle fonction s’était créée par l’atmosphère de plus en plus polluante du commerce.
J’essayai à nouveau de pousser mon argumentation par un autre biais. Parfois je prenais espoir, il semblait qu’elle m’écoutait avec intérêt et que j’avais enfin capté son attention. Ses grands yeux noirs demeuraient fixes, ses lèvres s’entrouvraient. Je m’échauffais, devenais-je convaincant ? Je la pressais de questions qui, par le truchement de « l’argumentation socratique » ( comme disait le jargon des séminaires), devaient l’amener à nous trouver d’accord sur un certain nombre de points.
M’écoutait-elle , entendait -elle mes paroles ? Ne lui parlais-je pas un langage étranger ? Ou alors n’étais-je pas en présence d’une somnambule qui avait l’apparence de l’éveil mais qui demeurait enfermée dans le sommeil ?
La fixité du regard n’était qu’indifférence et attention feinte. Mon interlocutrice devait regarder mes lèvres bouger et s’amuser de leurs mouvements. Peut-être ne s’intéressait-elle qu’à cette fausse dent en métal qui jure  dans la rangée du haut ou à cette touffe de poils mal rasés dans la fossette du menton ?
Je regardai ma montre. J’étais ici depuis plus d’une demi-heure et je n’avais pas réussi à compter le moindre avantage. Loin d’avoir persuadé madame D... de la nécessité de réduire le nombre de ses appareils d’éclairage, je finirais peut-être, par lassitude, à me laisser arracher une vente.
Sans doute que son mari, pour faciliter mon entrée dans la place avait dû me présenter non seulement comme un conseil mais comme un vendeur éventuel, ce qui était d’ailleurs la vérité. Mon rôle d’assistant consistait à me rendre utile aussi bien dans l’acquisition que dans un dépouillement nécessaire. Pour éviter le malentendu il ne me restait plus qu’à disparaître. J’avais fait consciencieusement mon travail et j’étais tombé sur une irréductible. Il n’est pas possible d’amener tout le monde à ses convictions, du moins dans un délai aussi court. Je n’avais qu’à faire un rapport dans ce sens à ma direction et l’affaire serait classée, du moins pour le moment. Je commençais déjà à me lever de mon siège quand, en mémoire, surgit le visage du mari de madame D..., ce visage bouleversé du jour de sa visite dans nos bureaux. Il ne savait pas comment exposer son problème . Il fallait qu’il eût un amour profond de sa femme pour que lui, ce professeur exercé à la conquête des âmes, s’abaissât à cette démarche et dévoilât son incapacité devant le mal dont il souffrait dans son épouse. Pourquoi était-il venu spécialement nous voir ? Nous faisait-il plus particulièrement confiance ? Avait-il essuyé des échecs ailleurs ? Etions-nous sa dernière chance ?
Peut-être pensait-il que par l’effet d’une suppression d’inutiles appareils d’éclairage sauterait au moins une maille de cette armure qui emprisonnait sa femme ?
Maintenant que je connaissais un peu mieux madame D... je devinais combien son mari tenait à la rendre à ce bel état originel où je l’avais entrevue sur le balcon dans le soleil, aussi nécessaire au paysage que le cyprès de l’espace vert de l’immeuble, aussi épanouie que chacune des premières roses des massifs, aussi jaillissante que le jet d’eau, aussi libre que les merles, aussi saine que ce ciel d’avril. Son mari n’avait même plus besoin d’appeler à l’aide, je me devais à elle comme n’importe quel amoureux de l’art ou de la nature se sent concerné devant un chef d’oeuvre ou un site en péril. Elle avait droit au bonheur de tout être né libre et il fallait la dégager de cette gangue qu’elle secrétait plus ou moins volontairement et qui la rendait esclave de ses besoins parasites. Elle se superposait à mon buveur de cognac, leurs deux silhouettes se confondaient, mêmes attitudes de drogué, de prisonnier, de victime. Mais ne pouvais-je pas faire davantage que le garçon de café qui, malgré ses bonnes intentions, n’avait trouvé d’autres moyens que la fuite ?
C’est dans de tels moments où je crois tout perdu, où mes forces ont buté sur l’obstacle, qu’il m’arrive de me sentir soulevé, comme tiré par les cheveux, de faire un geste hors de mes habitudes. Ou ce sont les événements qui changent de cours, c’est la suppression de l’obstacle lui-même.

Une lampe brisée à terre... (dessin de Francis Hannoteaux)

Je me rends compte alors que je ne suis pas aussi isolé que je croyais. La somme des petites forces que chacun fait dans le même sens produit une grande force. Il s’établit ainsi un crédit dont inconsciemment nous bénéficions et qui est d’ailleurs le gage du progrès de l’humanité. L’Eglise appelle cette banque la  «  Communion des Saints » et c’est grâce à cette réserve qu’elle n’a jamais désespéré de son avenir, même dans les moments les plus inquiétants de son histoire.
Je m’étais levé de mon siège et j’allais me diriger vers la porte quand je sentis une poigne me retenir. C’était le coup de main, peut-être  de cette secrète Communion des Saints. Je me suis presque regardé agir tellement j’étais moi-même ahuri de mon comportement.
Madame D... s’était levée à son tour et me tendait la main. Je me trouvais à proximité de la porte. Tout à coup, sur le guéridon disposé à l’angle opposé de la pièce, la lampe d’albâtre prit une importance considérable, elle avait l’air de s’enfler : Un volume disproportionné, une présence parasite insoutenable. Elle devenait le symbole du superflu.
Je demandai autoritairement le passage, je m’approchai de l’objet, le saisis à deux mains et, me tournant ostensiblement vers la maîtresse de maison, je jetai la lampe à terre. Le fracas me fit sursauter et me ramena à la simple dimension de mon personnage.
Madame  D...me  regardait avec terreur, elle criait et ses membres se convulsèrent comme les possédés devaient le faire quand le Christ les délivrait d’un démon.
J’étais peut-être plus ébahi qu’elle-même. Je bafouillai des excuses mais j’étais si heureux de ce dénouement que je ne pus réprimer un rire de triomphe.

 

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