Cependant si je supportais de telles avanies c’était
que cette descente aux enfers ne devait être que provisoire. En effet
la chance semblait avoir attendu cette déchéance pour mieux
me sourire. Pendant mes premiers mois de démarchage, mon roman :
« Les Enfants de lumière » , acceptés chez Calmann-Lévy
en même temps que je l’étais à la Compagnie, sortait
en librairie. C’est LE MONDE qui, le premier, en saluait la parution
par un large coup de chapeau. Je ne pouvais pas espérer meilleur
appariteur, aussitôt les autres critiques me consacrèrent plus
ou moins avantageusement leur chronique. Bientôt des échotiers
s’intéressèrent même à l’auteur.
C’était, dans une petite auberge du fond de la Catalogne, que
mes yeux tombèrent sur une rubrique de potins littéraires
: « Un des nouveaux auteurs ,classé comme outsider, pratique,
paraît-il, un métier peu reluisant, il vendrait aux boutiquiers
de sa région des lampes électriques ».J’étais
à la fois humilié et flatté. Pourvu que l’un
ou l’autre de ces critiques ne fassent pas un rapprochement entre
ma nouvelle profession et le titre de l’ouvrage, l’ironiste
aurait beau jeu.
Les titres marquent l’oeuvre de leur griffe. Souvent celle-ci ne sera
connue que de ce signe. Pour moi, il m’attire, m’intrigue ou
m’irrite. Certains auteurs, ou trop modestes ou trop ambitieux, demeurent
dans le vague. Un trop beau titre peut décevoir. Enfant, j’avais
été fasciné par : « Un génie aux cheveux
de feu ». j’en ai voulu à ce héros de roman de
n’être qu’un banal rouquin. Le titre peut être un
programme, une question posée, une provocation, une oeillade, une
plainte, un pied-de-nez, un chant, une harmonique. Dans tous les cas il
apparaît comme une physionomie.
Celui de mon roman m’avait été donné comme une
grâce. C’était un matin d’avril, pendant l’Occupation,
alors que je parcourais à bicyclette la campagne landaise, en quête
de lait pour les biberons de mon premier enfant. Comme les matins précédents
j’accomplissais ce parcours d’une vingtaine de kilomètres,
peinant dans les montées et jouissant des descentes où je
plongeais la tête en avant. Je traversais alors les nappes superposées
des odeurs champêtres décantées par la nuit et au bas
de la combe j’avais la sensation de rebondir sur le corps endormi
du printemps.
Un bruit insolite me fit lever la tête et j’aperçus un
avion allemand volant au dessus de moi à basse altitude. Que pouvait-il
bien inspecter ? Est-ce que l’énorme bidon de lait que je portais
sur mon porte-bagages lui paraissait suspect ? Mais ce n’était
pas la question que je me suis posé à son sujet. Tout au contraire
, j’eus l’impression que cet avion s’était laissé
prendre comme moi aux sortilèges de ce matin d’avril, qu’il
bondissait à l’instar de ma bicyclette dans ce toboggan de
senteurs et son bourdonnement me le faisait comparer à un bon gros
hanneton.
Quelques secondes plus tard j’entendis une mitraillade. Le monde,
autour de moi, perdit sa grâce et reprit son triste aspect d’un
jour de guerre . Comment avais-je pu transformer ce symbole de terreur en
image d’une telle candeur ? Pendant ces trajets matinaux dans la campagne
je vivais si intensément avec les personnages de mon roman en gestation
que je voyais un autre aspect des choses. Les yeux de mes héros,
dans leur enfance, projetaient autour de moi un autre éclairage.
Des enfants de lumière.
Une moquerie redoutée...
Et voici que par un trope dû aux circonstances je risquais de les
avilir, de les ridiculiser. Heureusement, à part la révélation
d’un seul journal, aucun critique ne fit allusion à mon nouvel
emploi. Cependant, dans mes pires moments, je ne pouvais m’empêcher
de voir mes enfants dits de lumière désormais hérissés
de pustuleuses ampoules électriques.