Ah! Qu'elle était jolie cette petite Alice...
Regarde dans ce pré cette multitude de coquelicots...
...Et sous ce ciel d'orage pas
de terre,
rien que l'immensité se de l'eau...
...As tu déjà vu
à la télévision ou au cinéma des départs
de fusée?... ...Chaque abordage sur un littoral
à conquérir est forcément une épopée... ...Les mousses, les premières
de toutes les plantes, ...Certainement que tu as déjà
renversé au creux ...Alors que le pissenlit éclatait
au dessus de sa tête ...Ces conifères, ces
porteurs de cônes, que toi tu ...Oh mon Coquelicot. Je te trouve
toujours aussi beau!... ...Nous te mari-e-rons, nous te
mari-e-rons!... ...Comme l'amateur d'astronomie
devant les nuées ...Un jour, j'ai découvert, dans
les cahiers d'école de ma propre ...C'est la Cendrillon du mond
végétal mais un "Comme je voudrais savoir
pourquoi ...Le professeur avait remarqué,
sur le bord de la ..La forme de la tige. Celle-ci
d'un ...Je me trouvais sur la route
de Valensolle quand je vis ...Elle plonge la tête dans
la bouche ouverte, cet espace ...Une liane dessinait un guirlande
de fleurs dont les couleurs ...Pour ma part, je pense aux
belles bannières gonflées de vent ...Apparemment tu as l'impression
de n'avoir affaire qu'à une seule Illustration 1: ...C'est un festival
de la métamorphose de la ...Je t'aime un peu, beaucoup
, passionnément.... ...il
montra à Alice deux petits buissons de plantes Illustration 2: ...Je n'ai jamais
vu un bleu aussi * *
-« Tu entends, Alice, un ordre est donné à ces premières
créatures. C'était le premier commandement de Dieu et le seul. Alors
ces cellules végétales grandirent et pour se multiplier se divisèrent
en deux parties égales. Un donnait deux et deux donnait quatre et ainsi
de suite. Je te dirai qu'aujourd'hui encore on utilise cette façon de faire
quand on bouture ou qu'on marcotte. Cueille à la haie du parc un rameau
de laurier-cerise et plante le en terre. Tu verras, dans quelque temps, si tu
as la main verte, un nouveau laurier poussera. Les premières algues marines
pratiquaient leur reproduction par bouturage. C'était une multiplication
d'eux-mêmes, c'était une production de jumeaux à l'infini.
Une autre comparaison : Un miroir qui n'en finirait pas de se briser et chaque
morceau reproduirait la même image. Tu devines l'impression que ça
devait donner ?
-C'est effrayant de voir partout la même chose.
-Si effrayant que la nature en gardera un mauvais souvenir au point que, par la
suite, elle fera tout pour ne plus revenir à ce stade. Pour suivre l'ordre
donné elle ne se souciait guère de la qualité des moyens.
Il fallait, au plus vite, occuper le terrain.
-Occuper le terrain ? Ceci pour dire qu'on prend toute la place disponible. Mais
cette expression, ici, est impropre parce que ces opérations, ne l'oublions
pas, ne se passaient qu'en milieu aquatique, c'est à dire uniquement dans
l'eau.».
Systématicoïdes
raconta que les choses allèrent ainsi pendant à peu près
un milliard d'années. A cette époque on prenait largement son
temps. Dans cette multitude d'êtres semblables survinrent alors des
exceptions. Certaines cellules devinrent un peu différentes, sans qu'on
sache trop pourquoi. Peut-être à cause d'une eau plus chaude
ou plus salée. Et puis intervint le grand événement,
celui qui allait tout bouleverser, tout accélérer.
Mais comment, aussi bien le professeur que le grand-père allaient pouvoir
expliquer à cette petite fille ce phénomène mystérieux
qui embarrasse même les adultes ? Après un moment de réflexion
le professeur se décida à parler :
-Mais enfin, dit Alice qui piétinait d'impatience, de quoi veux-tu me parler
?
-La création aborde une étape si importante qu'on pourrait dire
que tout commence vraiment à partir de là. Ce qu'on vient de décrire
jusqu'ici n'était qu'un avant-propos, qu'un prélude, que une ouverture.
Sais-tu ce qu'est un opéra?
-Un peu. Papa, qui veut me faire aimer la musique, m'en fait souvent écouter
des passages .
-T'as-t-il fait écouter des « ouvertures » ?
-Oui,il me dit que ce sont des morceaux qui préparent à mieux entendre
l'œuvre principale.
-Eh bien, nous arrivons, après « l'ouverture » à ce
moment où va commencer le grand opéra, où la vie pend sa
nouvelle dimension,où elle..
-Arrête! Au lieu de tourner autour du pot dis moi tout de suite de quoi
il s'agit.
-Jusqu'ici la vie piétinait sur place, les êtres vivants ne se reproduisaient
qu'en se divisant et voici qu'il est décidé d'agir autrement, d'engendrer
des êtres nouveaux, de faire désormais de la constante nouveauté.
C'est l'invention du mâle et de la femelle qui, en s'unissant, produisent
des petits. Si tu veux, c'est l'invention du père et de la mère
qui donnent des enfants. Ces enfants, à leur tour, transmettent à
leurs descendants la richesse ou la pauvreté et leur acquis.
Tu devines l'amoncellement de tels héritages ?
-Mais comment cela a-t-il pu se produire?
-C'est un prodigieux mystère qu'aucun savant n'a jamais su expliquer. Tu
vois, Alice, à partir de ce moment, le sens de la création est définitivement
donné. Une ouverture qui s'élargit à l'infini. Et cette ouverture,
de plus en plus grande qui se fait dans tous les règnes, chez l'homme,
s'appellera :l'amour.
Quand on herborisera ensemble, ces prochains jours, il faudra être conscient
de cette pulsion, de cette grande force qui influe sur le comportement de toutes
les plantes. Celles-ci continuent d'obéir au commandement d'origine : «
Croissez et multipliez-vous » mais, cette fois, si possible, dans un enrichissement
progressif.
-Et nous aussi on reçoit toujours ce même ordre?
-L'homme que quelqu'un a appelé « Un animal dénaturé
» , c'est à dire qui est sorti du système de la Nature, a
reçu d'autres commandements, ceux du Décalogue : « Les commandements
de Dieu » ou, plus récemment : « Les Droits de l'Homme »
qui, en gros,ressemblent beaucoup aux premiers. On pourrait résumer la
grande consigne de la Création autant pour les hommes que pour les animaux
et les plantes par ce que proclamait un des grands saints de l'Eglise : «
Aime et fais ce qu'il te plaît » C'est à dire si tu participes
à la Création en t'ouvrant aux autres, peu importe ta manière
de faire. »
Systématicoïdes regarda sa montre et s'écria : «Mais
tu as passé l'heure de ton goûter. Va vite rejoindre ta grand-mère
qui a dû te préparer tes tartines.
En réalité,
le professeur avait besoin de marquer un temps d'arrêt. Il était
stupéfait de son propre discours. Jamais il n'avait parlé de
la sorte à Amanda, Julien,Claire, Sophie et Gaétan et encore
moins à ses étudiants. Que lui arrivait-il pour s'enflammer
de la sorte et comment se faisait-il que cette petite Alice semblait tant
apprécier ses paroles ?
Mais ne perdait-il pas de temps et n'usait-t-il pas en vain de la salive dans
ces considérations au lieu d'aborder la véritable façon
d'initier à la botanique ? Systématicoïdes se sentait un
peu honteux de son comportement alors que Papé-papou se trouvait si
à l'aise dans ce genre de discours qu'il avait envie de reprendre sa
petite fille sur ses genoux comme il le faisait quatre ans plus tôt.
Il était là à se poser ces questions quand Alice reparut
dans la véranda, une tartine à chaque main et, la bouche pleine,
demanda :
-« Alors, papé, comment toutes ces plantes qui ont grandi se
sont elles multipliées, et comment sont-elles arrivées sur terre
puisque toutes se trouvent dans la mer ? »
As-tu vu, par une cassette-vidéo, l'arrivée des premiers hommes
sur la lune ? Ou alors, en film, le débarquement des troupes américaines
sur les côtes normandes en juin 1944 ?
-Oui, la maîtresse nous a montré ces documents.
-Chaque abordage sur un littoral à conquérir et, surtout, l'accostage
sur un monde inconnu est forcément une épopée.
-Une épopée ?
- Oui, quelque chose d'héroïque et de sublime. L'assaut des plantes
sur le continent a dû être particulièrement épique.
Au début, les algues monocellulaires, qui ne comporte qu'une seule cellule,
bousculées par les flux et les reflux des marées ne pouvaient s'agripper
ni au sable ni aux rochers du rivage. Devine ce qu'elles ont fait ?
-Je n'en sais rien.
réussirent à se servir des quatre éléments, la
terre, l'air,
l'eau, la lumière pour pouvoir subsister en dehors des
océans...
-Une tête de pont ?
-Je veux dire qu'elles ont enfin réussi à débarquer. Sur
certaines plages on peut voir encore les différents types d'algues, descendantes
de ces pionniers qui, à l'époque, ont, après beaucoup d'échecs,
colonisé le littoral. Les mousses, les premières de toutes les plantes,
réussirent à se servir des quatre éléments, la terre,l'air,
l'eau, la lumière, pour pouvoir subsister en dehors des océans.
Quelle réussite !
-C'est un peu comme si des hommes parvenaient à vivre définitivement
sur une autre planète ?
-Tu as raison. Elles inventèrent la tige qui leur permit de se tenir dressées.
Grâce à leurs feuilles, ces petits panneaux solaires, elle captaient
l'énergie de la lumière.
-Et après elles il y eut, sans doute, d'autres plantes encore plus savantes
?
-Oui, ce sont les fougères, qui érigèrent des structures
plus robustes, qui fabriquèrent l'armature de leur squelette avec un matériau
nouvellement inventé : le bois, et construisirent des canalisations comme
nos veines et nos artères.
-Tout allait pour le mieux alors ?
-Malheureusement non. C'est que leurs éléments reproducteurs, les
« spores » , ne pouvaient – et ne peuvent encore- se déplacer
qu'en nageant et donc ne se nourrir qu'en milieu humide. Pour aller plus en avant
sur le sec il fallait se dégager de ce fil-à-la-patte
Que fait le cosmonaute qui se promène sur la lune ? Il emporte sur lui,
avec des habits spéciaux, de quoi respirer, de quoi se nourrir pour vivre
comme il le fait sur la terre. La plante a utilisé la même astuce.
Pour pouvoir se reproduire comme elle le faisait dans l'eau, elle va emporter
sur elle un océan-miniature : l'ovule.
-Maman m'a dit que lorsque j'étais dans son ventre je baignais dans un
ovule.
-Tu vois, il n'y a pas tellement de différence entre la plante et l'homme
dans le système de reproduction. Sais-tu qu'on peut encore voir des arbres
de ce temps préhistorique qui sont des plantes à ovules ?
-On peut les voir ? Dans des musées ?
-Non. Sur les places et sur le bord des routes de nos villes poussent encore des
ginkgos. Ces arbres portent encore des fruits comparables à des prunes
de taille moyenne.
-Qu'y-a-t-il d'extraordinaire ?
-C'est que ces prunes se comportent comme des œufs. Le ginkgo est un arbre
qui pond des œufs. Si le fruit-œuf a été fécondé
l'embryon se développe aussitôt comme celui du poulet. Encore faut-il
que les conditions soient immédiatement favorables à son éclosion.
Quand, à l'automne, on se trouve sous un ginkgo femelle on le repère
tout de suite à cause de l'odeur d'œuf pourri des fruits tombés
à terre.
Comme Alice se montrait
curieuse de cet arbre phénomène, le professeur Systématicoïdes
chercha dans sa bibliothèque des documents sur le Gingko, lui montrant
des illustrations sur le fruit-œuf et aussi sur les feuilles dont la
structure rappelle celle de sa proche-parente, la fougère. Cependant
il lui fit remarquer les inconvénients de son comportement et son gaspillage
d'énergie pour un si piètre résultat.. Il lui fit comprendre
que si la nature n'avait toujours qu'un but :« Croître et se multiplier»,
et qu'elle s'y employait particulièrement en ces premiers temps, elle
était économe de ses moyens :
-« Comment économiser ces réserves accumulées dans
l'ovule, cette fausse prune, pour nourrir un éventuel bébé-plante
? As-tu une idée ?
-Non, je ne vois pas
de ta main un de ces petits sacs de graines que
vendent les marchands...
-Et pourtant, ce que tu tiens ramassé dans si peu de volume et dans des
formes aussi minuscules deviendra plus tard tout un jardin potager, l'étendue
d'une prairie ou la masse d'une forêt.
On t'a déjà parlé de la miniaturisation ?
-Oui, c'est de fabriquer des objets de plus en plus petits. Actuellement les marchands
proposent des montres, des calculatrices, des télés, des caméras
trois à quatre fois plus réduites que celles que vous avez connues,
vous , les parents.
- Bravo pour les performances des temps nouveaux mais les hommes ne sont pas près
d'égaler celles de la graine dans ce domaine. Celle-ci a une autre vertu,et
qui présente un intérêt général, celle de bloquer
son développement jusqu'à l'apparition des conditions idéales.
Tu peux enfermer un paquet de graines de radis dans le tiroir de ton bureau pendant
un, deux trois ou quatre ans et même plus,rien ne se passera. Si, après
cette longue période, tu les sèmes au jardin, à la bonne
époque, quelques jours plus tard, tu les verras lever .
-Il faudra que j'essaye, dit Alice, c'est génial ce que tu dis là
-Un autre avantage de la graine, en raison de son faible encombrement et de sa
légèreté, elle pourra se répandre loin de la plante
pour obtenir un territoire différent où elle germera à l'aise.»
Maintenant que l'orage s'était éloigné et ,qu'au dessus
de la maison, les nuages de pluie s'étaient dissipés, le soleil
traversait les vitres de la véranda, rendant l'atmosphère de la
pièce de plus en plus chaude. Systématicoïdes, toujours à
l'affût d'un inconvénient qui pourrait contrarier sa petite élève
se leva et se dirigea vers la porte qui donnait sur l'extérieur. Il remarqua
avec plaisir que le jardin et les allées conviaient à une promenade:
-Alice, dit-il, sortons. Sans doute verrons- nous quelques exemples de ces
graines dont nous parlons.»
comme un petit feu d'artifice...
-«Oh, laisse moi souffler dessus, dit Alice»
Alors que le pissenlit éclatait au dessus de sa tête comme un petit
feu d'artifice, Systématicoïdes était ravi:
«-Regarde tous ces petits parachutes qui s'envolent. Ils emportent chacun
une graine qui ira au gré du vent se déposer loin les uns des autres
pour occuper, sur la plus grande étendue possible, des lieux à conquérir.»
Passant, dans l'allée, sous la frondaison d'un arbre abondamment feuillu,
ils reçurent une bouffée de senteurs que le dernier orage avait
encore accentuées. Systématicoïdes arrêta Alice :
- «Tu reconnais ?
- «Oh oui, à chaque vacance d'été tu nous donnais des
grands sacs de papier remplis de feuilles de tilleul.
- «Pour faire voyager son fruit le plus loin possible, le tilleul a fabriqué
pour chacun une aile, ou mieux une hélice, qui leur permet d'accomplir
de longs raids aériens.
Tiens, à tes pieds, ramasse le fruit de cette fleur qu'on appelle la Balsamine
-Ca m'a pété dans les doigts !
Son nom latin est :« Noli tangere» ce qui veut dire «:Ne me
touchez pas! sinon j'éclate comme une petite bombe». Tu devines pourquoi
elle agit de la sorte.?»
Ils étaient sortis par la haute grille de la propriété et, pour parvenir à la
maison, avaient emprunté un sentier à travers champs. Systématcoïdes, qui avait
toujours l'œil en éveil, arrêta Alice et il lui fit remarquer ce qu'elle emportait
sur ses socquettes et même au bas de sa jupe.
-Tu vois, dit-il, comment se comporte la Bardane
-Oh oui, les garçons nous jettent ces teignons dans les cheveux et ce n'est pas
facile de les en arracher.
-Sans l'aide des garçons ces graines crochues savent s'agripper aux gens et surtout
aux poils des bêtes et depuis toujours se font ainsi transporter à bon compte
sur de grandes distances. »
appelles pommes de pin, sont les arbres qui
apparurent après le Gingko et qui ont, les
premiers, bénéficié de l'invention de la graine...
« Ces conifères, ces «porteurs de cônes», que toi tu appelles pommes de pin,
sont les arbres qui apparurent après le Gingko et qui ont, les premiers,bénéficié
de l'invention de la graine. Mais la nature qui retouche toujours son ouvrage,
leur trouva un gros défaut, celui de ne pas protéger suffisamment leurs ovules.
-Oui, le petit sac que porte la maman et où se trouve le futur bébé. -Protéger
l'ovule est capital, surtout si le premier but de l'existence, à ce stade, est
de protéger l'espèce. Souviens-toi du commandement :
« Croissez et multipliez-vous ! Si l'ovule est top exposé à tout venant, comme
c'est le cas chez les conifères, il peut subir les outrages du mauvais temps et
surtout devenir la proie des oiseaux et des animaux brouteurs.
La Nature, pour lancer ses nouveaux prototypes, comme disent les constructeurs
d'engins modernes, avait besoin d'améliorer le modèle. Qu'allait-elle inventer
?
Cette dernière question était posée alors que nos deux promeneurs mettaient
le pied sur le seuil de la maison.
Systématicoïdes se rendit compte avec satisfaction
que le visage d'Alice se levait vers le sien avec intérêt, attendant la réponse.
Non, ce serait dommage de déflorer trop tôt la suite de son récit. Il valait mieux
attendre le lendemain ou des jours suivants, laissant en suspens le feuilleton
juste au moment où l'histoire devenait plus particulièrement palpitante. Ils étaient
sortis par la haute grille de la propriété et, pour parvenir à
la maison, avaient emprunté un sentier à travers champs. Systématcoïdes,
qui avait toujours l'œil en éveil, arrêta Alice et il lui fit
remarquer ce qu'elle emportait sur ses socquettes et même au bas de sa jupe.
-Tu vois, dit-il, comment se comporte la Bardane
-Oh oui, les garçons nous jettent ces teignons dans les cheveux et
ce n'est pas facile de les en arracher.
-Sans l'aide des garçons ces graines crochues savent s'agripper aux
gens et surtout aux poils des bêtes et depuis toujours se font ainsi
transporter à bon compte sur de grandes distances. »
Systématicoides et Alice étaient retombés sur l'entrée
principale du parc qui est bordé de deux énormes séquoias
suivis d'un alignement de sapins qui donnent l'impression d'une suite de pyramides
de verdure. Le professeur les désigna à Alice : « Ces
conifères, ces «porteurs de cônes», que toi tu appelles
pommes de pin, sont les arbres qui apparurent après le Gingko et qui ont,
les premiers,bénéficié de l'invention de la graine. Mais
la nature qui retouche toujours son ouvrage, leur trouva un gros défaut,
celui de ne pas protéger suffisamment leurs ovules.
-Oui, le petit sac que porte la maman et où se trouve le futur bébé.
-Protéger l'ovule est capital, surtout si le premier but de l'existence,
à ce stade, est de protéger l'espèce. Souviens-toi du commandement
: « Croissez et multipliez-vous !
Si l'ovule est top exposé à tout venant, comme c'est le cas chez
les conifères, il peut subir les outrages du mauvais temps et surtout devenir
la proie des oiseaux et des animaux brouteurs. La Nature, pour lancer ses nouveaux
prototypes, comme disent les constructeurs d'engins modernes, avait besoin d'améliorer
le modèle. Qu'allait-elle inventer ?
Cette dernière
question était posée alors que nos deux promeneurs mettaient
le pied sur le seuil de la maison. Systématicoïdes se rendit compte
avec satisfaction que le visage d'Alice se levait vers le sien avec intérêt,
attendant la réponse.
Non, ce serait dommage de déflorer trop tôt la suite de son récit.
Il valait mieux attendre le lendemain ou des jours suivants, laissant en suspens
le feuilleton juste au moment où l'histoire devenait plus particulièrement
palpitante.
Le lendemain,Alice ne reparut pas,
ce qui alarma Papé-Papou et contraria le professeur Systématicoïdes.
Quelle était la raison de cette
dérobade ? Tout semblait, la veille, avoir merveilleusement fonctionné.
Jamais il n'avait surpris chez l'enfant le moindre signe d'ennui. Tout au contraire.
Il est vrai que sa sœur Amanda avait donné, aux premières
leçons, les signes d'un évident intérêt et, dès
la cinquième, elle avouait s'être copieusement ennuyée.
Systématicoïdes soignait les termes de son langage et essayait de
rester au niveau du vocabulaire des enfants . Toutefois il estimait qu'il fallait
quand même tenir la barre du langage toujours au niveau de leur élémentaire
compréhension sans trop déflorer la part mystérieuse du
langage botanique. Cette frange mystérieuse n'était pas pour déplaire
aux enfants et c'était le seul moyen d'enrichir les intelligences en
éveil. Non, il ne devait pas déchoir dans la présentation
de ses exposés mais l'essentiel était d'entretenir l'enthousiasme
qu'il avait cru deviner chez la dernière venue de ses petites filles,
Alice.
Si celle-ci n'était pas apparue, ce jour-ci, il y avait sans doute des
raisons qui justifiaient son absence.
Systématicoïdes avait raison de ne pas désespérer
car, dans le courant de l'après-midi, un domestique lui fit savoir que
« mademoiselle Alice » désirait voir son grand-père
dans sa chambre puisqu'elle était alitée. Heureusement cette prescription
donnée par le médecin de famille n'était conséquente
qu'à une légère indisposition.
Quand Systématicoïdes se présenta à la porte de la
chambre d'Alice il portait à la main un Coquelicot qu'il venait de cueillir.:
«- J'étais bien contrarié de te savoir malade, lui dit-il,
mais je vois que tu as bonne mine et que nous allons, à nouveau, pouvoir
bavarder ensemble.
-Si je t'ai fait appeler, dit Alice, c'est que j'ai hâte d'entendre la suite
de l'histoire d'hier sur les plantes.
- «Tant mieux, j'en suis ravi. J'ai pensé qu'après le grand
détour que nous avons fait ensemble depuis l'algue marine, les mousses,
les fougères, le Gingko et les conifères, porteurs de graines, il
serait bon de revenir à notre trouvaille du premier jour. C'est pour cette
raison que je t'ai apporté ce Coquelicot.
-Mais, hier, en nous quittant tu as posé une question que tu as laissée
sans réponse.
- « C'est vrai, j'avais dit : « Qu'allait-elle encore inventer cette
Nature ? Eh bien son invention, voici, je te l'apporte dans toute sa merveille,
c'est la fleur.
-Aujourd'hui, si tu veux bien, Alice nous allons examiner de près sa fleur,
dans toutes ses parties. Sur la tige repose le calice. As-tu déjà
entendu ce mot là ?
-Quand je vais à la messe le prêtre pose sur l'autel un grand vase
qu'on appelle calice.
-En effet et, ici, au lieu d'être posé sur l'autel c'est sur la tige
que ce calice de petit feuilles vertes, appelée sépales, est posé.
Il est fait pour recevoir, pour recueillir. Essaye de retenir ces noms car on
fera souvent allusion à eux et il est bon de s'en faire une idée
bien précise. Combien comptes-tu de sépales ?
-Trois
-Il faut s'habituer à faire l'inventaire de ces pièces florales.
Ce sera précieux quand, un jour, nous aborderons la Systématique.
»
Voilà! Systématicoïdes avait lâché le gros mot,
celui qu'il voulait tenir secret le plus longtemps possible mais il valait mieux
peut-être dédramatiser le terme en le glissant furtivement au milieu
d'une conversation. Alice pourtant broncha sous la piqûre de ce terme
barbare :
-Qu'est-ce que la Systématique ? Demanda-t-elle, effarouchée
-Oh, rien de bien méchant. C'est une façon d'approcher les plantes
en posant toutes sortes de questions auxquelles il faut savoir répondre.
-«Tu me feras connaître toutes ces questions ?
-« Oui, plus tard, beaucoup plus tard. Nous n'en sommes pas encore là.»
Systématicoïdes sentit une sueur froide lui couler dans le dos.
Venait-il de commettre une grave imprudence ou, au contraire, avait-il réussi
à marquer un avantage ? Pour l'instant il était préférable
d'éviter la voie étroite de cette Systématique et reprendre
les larges avenues de la musardise :
«-Au dessus des sépales, sur les bords de ce calice, est disposée
la corolle, on pourrait dire la couronne, avec ses pétales qui sont des
sortes de feuilles mais particulièrement découpées et souvent
très colorées.
- « Oui, ici,chez le Coquelicot, ils sont d'un très beau rouge. Je
vois , au milieu, une petit tache noire.
-Très bien, tu as le sens de l'observation.
- Combien en comptes-tu ?,
-En touchant le premier, les autres sont tombés
-.C'est normal, le Coquelicot se déflore facilement mais c'est tant mieux
car nous découvrons plus à l'aise l'intérieur admirable.
A première vue on dirait une toilette de deuil tellement ce qui habille
cet intérieur a un aspect sombre. Ces nombreuses petites plumes noires
sont les étamines qui sont surmontées d'une petite boule, l'anthère,
rempli de pollen.
-«Oh, là !là! En voilà des mots nouveaux.
-« Ne crains rien, on va, par la suite les rappeler si souvent que tu les
retiendras sans effort. Pour l'instant,contentons-nous d'admirer ce que nous découvrons.
Ce qu'on croyait d'abord tout noir, en cherchant plus minutieusement, apparaît
plein de nuances. Ainsi les filets des étamines vont du violet pourpre
au violet noirâtre. Arrachons les et qu'apparaît-il alors ? C'est
le sanctuaire, le saint des saints. Tout à l'heure pour les sépales
on évoquait le calice de l'autel. Cet organe que voici ressemble, lui aussi,
à un vase sacré d'église, le ciboire, où le prêtre
enferme les hosties consacrées. C'est l'ovaire et ses ovules. Le dessus
a la forme d'un couvercle ciselé d'arêtes saillantes et rayonnantes.
Ces stries c'est ce qu'on appelle les stigmates.
Ne trouves-tu pas cet intérieur magnifique ?
-«Oui, c'est très beau mais la tête me tourne d'entendre, à
la fois, tant de mots inconnus.
« Si tu veux, nous allons les revoir. Juste au dessus de la tige nous avons
découvert les sépales, les petites feuilles vertes et, dessus, la
crête rouge du Coquelicot, les pétales. A l'intérieur nous
avons vu les nombreux petits filets noirâtres avec la petite boule au sommet,
ce sont les étamines et leurs anthères remplis de pollen.
Avec elles nous avons affaire aux éléments mâles de la fleur.
Au centre, nous avons découvert une petite cassolette bien mystérieuse
au couvercle ciselé, c'est l'ovaire avec ses stigmates qui, par leur substance
gluante, captent le pollen. A l'intérieur sont cachés les ovules,
les futurs bébés-Coquelicots qui deviendront des graines. Elles
sont les éléments femelles de la fleur. Veux-tu que nous reprenions
un à un chacun de ces éléments ?
-Non, je crois avoir bien compris mais en énumérant toutes ces choses
tu t'es emballé et je suis resté un peu abasourdie.
-C'est le sujet qui m'a échauffé. Depuis que nous pataugions avec
lenteur dans les algues, les mousses, les fougères, que nous devions nous
contenter d'arbres à ovules ou à graines voici que surgit cette
étonnante construction qu'est la fleur. C'est une telle réussite
de la nature que celle-ci la gardera telle quelle, même dans l'évolution
des genres et des espèces. Les botanistes vont la prendre pour repère
et c'est souvent à partir d'elle qu'ils pourront établir leurs classifications.
Si tu permets, je vais te laisser souffler un peu et je ne voudrais pas que ta
grand-mère me reproche de t'avoir fatiguée. »
Sans vouloir entendre les dénégations d'Alice à son grand-père
de rester à ses côtés, celui-ci s'esquiva pour reprendre,
lui aussi, son souffle. Systématicoïdes avait vraiment forcé
la marche et il s'en voulait d'avoir vidé son sac d'un seul coup. C'est
tout juste si, dans son emballement, il n'avait pas embrayé sur les premiers
mouvements de la Systématique en prenant le parti d'éplucher les
sépales, les étamines et tous les organes de la fleur en débitant
les questions rituelles. Dieu merci, Alice semblait avoir bien accepté
ce déferlement botanique et, en dernier lieu, elle paraissait assez satisfaite
de l'entretien.
Le professeur était sorti dans le parc et s'offrait le loisir d'une promenade
en solitaire quand il entendit qu'on l'appelait. De retour à la maison
il apprit que Alice tenait à prendre son repas du soir en sa compagnie.
Quand il arriva au chevet de sa petite-fille celle-ci lui demanda de bien vouloir
lui parler à nouveau de la fleur.
-« Tu as raison
d'insister sur la fleur, dit Systématicoïdes, car c'est elle qui détient
les pouvoirs de la survie et, chez les plantes, le premier but est, souviens-toi,
de «croître et de se multiplier»
Tu l'as vu, tout à l'heure, dans notre Coquelicot, les étamines
(éléments mâles) et l'ovaire (élément femelle)
se trouvent côte à côte dans une même corolle. C'est
une règle générale. Les exceptions, où les sexes sont
séparés sur des rameaux ou même des sujets différents,
ne se rencontreront, pour la plupart, que dans les plantes les plus primitives,
celles du début de l'évolution. Mais voilà où intervient
la difficulté. Nous avons évoqué, hier, qu'aux origines,
avant l'apparition de la sexualité, les plantes se reproduisaient en se
divisant elles-mêmes.
Tu te souviens, tu l'avais toi-même remarqué, combien cet amoncellement
de jumeaux, à la même apparence, était monstrueusement ennuyeux.
Grâce aux combinaisons nouvelles apportées par un père et
par une mère et leurs ascendants, les nouveaux nés devenaient tous
différents. Un pauvre devenu riche répugne plus que quiconque à
revenir à sa première condition. La Nature redoute de revenir en
arrière, ce serait pour elle une grave erreur. Pire, ce serait pour elle
retourner au chaos primitif, au néant.
Sache, Alice, que pour nous, les hommes, nous avons la même façon
de voir les choses. Sur le plan moral, ce que nous appelons : le péché
ou la faute ou le mal c'est tout simplement un retour en arrière. C'est
un retour sur soi au lieu de s'intéresser aux autres, on fait l'envers
d'une création. Quand on dit du mal des gens, quand on vole une partie
de leurs biens, quand on leur supprime la vie, au lieu de créer, on revient
au néant.
Sur le plan physique l'homme semble toujours garder cette terreur des temps primitifs
avec le tabou de ne pas se marier avec ses proches. Il en est de même avec
les plantes qui répugnent de se féconder elles-mêmes et qui
s'ingénient à envoyer leur pollen sur des plantes étrangères.
- Comment peuvent-elles le faire puisque, d'abord, l'élément mâle
et l'élément femelle sont dans une même corolle et, que, par
ailleurs,une plante est immobile ?
-Elles utilisent plusieurs moyens. Un des plus courants est dans la disposition
des étamines et des pistils pour que le contact direct ne soit pas possible.
Une autre sauvegarde c'est de décaler le temps de maturité des uns
et des autres. Quand le pollen est en mesure d'être libéré
des étamines, le stigmate de l'ovaire, de cette même fleur , n'a
pas encore la possibilité de le recevoir.
- Il n'y a donc jamais de mariage à l'intérieur d'une même
fleur?
-Rarement. La Nature, je te l'ai dit, répugne à une auto-fécondation
(se féconder soi-même) qui rappelle trop la façon de procéder
dans les eaux primitives. Mais tu sais le grand et seul commandement auquel les
plantes sont soumises ?
-Croissez et multipliez-vous!
-Oui, le but essentiel est d'abord de perpétuer l'espèce. Quand
on ne peut pas le faire dans de bonnes conditions on emploie la pire mais l'essentiel
est de survivre.»
Le grand-père s'aperçut
qu'Alice était si absorbée par son récit qu'elle restait
parfois la cuiller à mi-course entre l'assiette et sa bouche. Il prétexta
de faire la visite des tableautins qui décoraient les murs de la chambre
pour lui permettre de finir son repas. Il faisait semblant d'admirer les illustrations
des sous-verres qui, pour la plupart, représentaient le sujet d'une comptine
ou d'une chansonnette enfantine. En réalité il se convainquait
de plus en plus que ceux qui avaient touché davantage le cœur et
l'intelligence des enfants c'étaient ces poètes inconnus dont
les œuvres, à travers les siècles, reprennent une nouvelle
vigueur à chaque génération. Ils avaient trouvé,
eux, le moyen d'être éternellement entendus.
Il était en train d'admirer le tableautin qui illustrait la chansonnette
« Ne pleure pas Jeannette, nous te marierons...» quand il s'entendit
interpeler :
-Papé-Papou, tu n'as pas répondu à mon autre question:
«Comment les plantes peuvent-elles diriger leur pollen vers les autres puisqu'elles
sont immobiles ?»
« - Au début, avant la création du règne animal, l'agent
principal qui intervenait pour le transport du pollen c'était le vent.
S'ajoutait l'eau des ruisseaux et des rivières mais bien secondairement.
Les pollens qui sont transportés par le vent s'appellent : anémophiles
(les amis du vent). Ce sont eux qui fécondaient les arbres primitifs. Souviens-toi,
les conifères, les porteurs de cônes,ainsi quelques autres comme
les arbres à chaton.
A propos, as-tu entendu parler de pluies de soufre ?
-Il pleut parfois du soufre ?
-Non, mais certains matins, on pourrait croire que, la nuit, des nuages de soufre
ont survolé les chemins ou même les cours des maisons. Partout se
remarquent des traces d'une poussière jaune couleur soufre. C'est le pollen
des pins et autres conifères ou arbres à chaton, que le vent a secoués
et qui, à certaines période de l'année,émettent des
nuées jaunâtre de pollen.
-N'est-ce pas du gaspillage comme tu le disais à propos du Gingko?
-Tu as raison et la Nature prendra, par la suite,un moyen plus sûr et plus
économique, c'est le contrat, c'est à dire un accord, dans nos régions
tempérées,entre les plantes et les insectes. Dans les régions
chaudes ce même contrat se fera avec les oiseaux et parfois avec d'autres
animaux.
-Pour ceux qui croit au Dieu- créateur, la réponse est relativement
facile, ils supposent un grand organisateur. Pour les autres, le mystère
reste entier mais la plupart d'entre eux estiment quand même qu'existe une
solidarité universelle et que ces savants aménagements entre l'insecte
et la plante ne peuvent pas être le fait de simples hasards.
Ceux qui sont les plus convaincus sont ceux, comme toi et moi, qui observons ces
rigoureux mécanismes des échanges en herborisant et qui découvrons,
chaque fois un peu plus cet ordre universel, qu'on appelle aussi écologie.
-Que se passe-t-il donc entre l'insecte et la plante ?
-Les insectes, dits pollinisateurs, c'est à dire qui apportent du pollen
d'une plante sur un autre plante, mais cependant de la même espèce,
sont attirés sur les fleurs pour la recherche d'une nourriture qui leur
est indispensable, le pollen, d'une part, mais aussi, le nectar, un liquide sucré
que la fleur emmagasine souvent au fond de la corolle. A l'occasion de cette visite
ils se frottent aux étamines et repartent poudrés de pollen sur
tout le corps que, inconsciemment, ils déposeront sur le pistil de la plante
suivante, visitée pour les mêmes raisons et qui sera ainsi fécondée.
Parfois l'abeille intervient volontairement dans la cueillette de certains pollens.
En le mastiquant avec sa salive il s'attachera mieux aux corbeilles de ses pattes.
On dit de ces pollens qu'ils sont entomophiles (les amis des insectes) et les
plantes qui sont ainsi visitées, des mellifères, parce que, très
souvent, pollen et nectar sont butinés sur ces mêmes fleurs.
-Les insectes butinent-ils au hasard et ne font-ils pas de choix parmi toutes
ces fleurs ?
-Tu sais que dans ces rapports insecte-plante il vaut mieux éviter de parler
de hasard. C'est notre ignorance qui nous incline à l'évoquer. Les
insectes butinent d'abord celles qui sont fournies en nectar et en pollen et qui
sont mieux adaptées à leurs visites. Mais comment choisir parmi
celles – et elles sont nombreuses – qui offrent ces mêmes avantages
?
Quand on contemplait notre première fleur, le Coquelicot, tu me questionnais
au sujet de la beauté des fleurs. Je t'avais répondu qu'elles étaient
belles pour le simple plaisir de la Nature qui se complaît dans la beauté,
mas il y a aussi un côté intéressé.
Les fleurs se présentent aux insectes qui les survolent comme ces filles
à marier qui minaudent, qui font les coquettes, devant les jeunes-gens
du bal. Les unes
et les autres se fardent de couleurs voyantes, elles se distinguent par des robes
originales, elles se parfument d'arôme puissant. C'est à celle qui
se fera le plus remarquer pour ne pas faire tapisserie.
-Qu'est-ce que c'est :«faire tapisserie?»
-Comme le papier peint ou les tentures tendues contre les murs de la salle de
bal, c'est rester en dehors de la ronde des danseurs parce que personne ne vous
invite à danser.
On peut comparer aussi toute ces fleurs épanouies à des enseignes
de restaurant ou d'auberge qui, de plus loin, attirent le client de passage. C'est
à celles qui allécheront le plus possible par des formes curieuses
et des couleurs rutilantes.
Malgré toutes ces sollicitations, ces clins d'œil et ces appels du
pied entre la plante et l'insecte, il n'y a pas marché de dupes, c'est
à dire ni l'un ni l'autre ne sont trompés. L'abeille trouve son
nectar et son pollen que certains appellent « le pain des abeilles»
et la plante, elle, bénéficie de cette fécondation idéale-
qu'on dit croisée – puisque mâle et femelle, ainsi mariés,
ne sont pas issus d'un même individu....»
Le beau ciel bleu du regard d'Alice,
où Systématicoïdes et Papé-Papou écrivaient
ensemble avec jubilation le récit des noces entre les insectes et les
plantes, ce beau ciel bleu se voila soudain. Comme le coup de tonnerre d'un
orage soudain levé, la question éclata :
-C'est bien beau tout ce que tu me racontes mais comment vais-je pouvoir donner
un nom aux plantes que je rencontre ?
La question d'Alice était
la même que se posait le grand chef d'Etat- Major des Alliés à
la guerre 14 -18 lorsque tout s'embrouillait autour de lui :« De quoi
s'agit-il?» lançait-il alors. En effet le professeur Systématicoïdes
devait se souvenir de la demande de sa petite-fille, le jour de leur première
promenade : «Ce que j'aimerais c'est de pouvoir donner un nom à
touts les fleurs que je rencontre .»
C'était bien la question à laquelle il fallait donner réponse.
Jusque maintenant le professeur semblait en faire le tour sans se décider
à vouloir l'aborder.
Pour la sixième fois le Sphinx, ce monstre implacable, déjà
caché sous les apparences de Amanda, Julien,Claire,Sophie et Gaétan
lui avait soumis cette énigme : « Réussir à transmettre
son savoir à ses jeunes petits-enfants sans les dégoûter
à jamais de cette science.» Avec ses petits-enfants précédents
il avait eu recours à la méthode employée avec ses étudiants,
la fameuse «Systématique» qu'il considère comme la
seule efficace. Malgré les différentes variantes, malgré
des accommodements, malgré les récompenses généreusement
distribuées aux étapes, les enfants finissaient toujours par se
lasser de cette course d'obstacles et à sombrer dans l'ennui.
Cette série d'échecs avait rendu le professeur Systématicoïdes
de plus en plus sceptique et de plus en plus prudent de l'emploi de cette méthode.
Il doutait même de son efficacité, du moins auprès des enfants.
Heureusement le professeur Systématicoïdes était constamment
secondé par Papé-papou qui, lui, avait toujours en réserve
tout un fonds d'anecdotes qui ranimaient les attentions en sommeil.
En réalité, avec Alice, c'était plutôt Papé-papou
qui avait pris l'initiative des opérations, c'était lui aussi
qui tournait depuis le début autour du pot sans aborder l'essentiel.
Il fallait quand même s'y résoudre, il fallait bien répondre
à la dernière question d'Alice. C'est le professeur Systématicoïdes
qui s'en chargea :
« - Tu as bien vu, l'autre jour, que, en cueillant notre première
fleur , on était bien embarrassé en l'examinant. On était
là, à la retourner en tous sens comme une poule qui aurait trouvé
un peigne. On ne savait comment s'y prendre pour en faire l'inventaire, c'est
à dire faire la liste des détails importants et de savoir à
quoi servait chacun de ces éléments. Grâce au portrait-robot
de la fleur on va pouvoir mieux distinguer les uns des autres, établir
des classifications et, ainsi, envisager de donner des noms.
Dans l'Antiquité et même au Moyen-âge chaque botaniste, on
disait chaque naturaliste, avait sa flore personnelle, avec ses propres nominations.
C'était l'anarchie. Au XVIIIème siècle un suédois
: Carl Linné, proposa une première classification qui permit d'y
voir un peu plus clair. Plus tard la célèbre famille des de Jussieu
opéra de nombreuses mises au point. Aux siècles derniers, de grands
botanistes comme Bonnier, Costes, Fournier, « établirent des flores
avec des clefs qui permettaient de ranger chacun à sa place. Le dernier
ouvrage qui fait autorité est : «Flora Europea» mais qui n'est
consulté que par les spécialistes.
-Avec les livres dont tu me parles vais-je enfin pouvoir trouver le nom des fleurs
que je rencontre ?
-Oui et non. Oui si tu as une certaine formation botanique et non si tu n'y es
pas encore parvenue. Tu te perdrais vite dans les détours de ces labyrinthes
dont tu n'as pas l'habitude de manier les clefs.
-Alors, pour l'instant,je ne peux rien savoir ?
d'étoiles...
Nous allons, nous aussi, commencer par le plus facile...»
Assis sur le bord du lit, il regardait du coin de l'œil Alice qui allongeait
sa tête sur l'oreiller comme pour mieux enregistrer ce discours un peu
plus austère que de coutume. Il se leva, arpentant la pièce de
long en large pour prendre un peu de distance avec sa petite-fille qui semblait
saturée de ses propos. Pourtant il ne fallait pas avoir l'air d'abandonner
la partie et surtout il fallait répondre à la question qui lui
avait été posée; Il avait presque repris le ton du professeur
devant ses étudiants de l'université:-
- «....Les botanistes ont classé les plantes en deux types de
familles. Les premières sont fondées sur l'aspect de la fleur. On
les appelle « Familles à architecture florale». Les autres
sont dites «à enchaînement». Chez ces dernières
la nature a fabriqué un prototype mais elle le retouche souvent. Alors
il est difficile, sans faire un inventaire précis des principaux caractères
de la fleur, de savoir si oui ou non on se trouve dans une même famille.
Nous allons choisir les routes les plus larges, celles où nous avons les
risques moindres de nous perdre. Nous ne nous intéresserons qu'aux plantes
qui ont de remarquables airs de famille. Ca représente déjà
quelques centaines de milliers de fleurs. Au départ nous nous contenterons
de donner à la plante rencontrée le nom de famille, de celles ,bien
entendu à architecture florale...»
Le professeur Systématicoïdes avait repris son pas de va-et-vient
sur l'estrade de l'amphithéâtre qu'il adoptait souvent pendant
ses cours. Il s'entendait débiter ses propos sur le ton magistral et
sa voix se mit à résonner bizarrement comme répercutée
dans un chambre à échos. Oh là ! Que se passait-il ? Etait-il
le jouet d'une hallucination ?
Il se ravisa et revint vers le lit d'Alice. L'enfant, assoupie, avait enfoncé
sa jolie tête au creux de l'oreiller comme si elle avait déjà
trouvé le plus moelleux du sommeil.
Systématicoïdes, voulant respecter le repos de la dormeuse, sortit
de la chambre sur la pointe des pieds.
Quelques jours plus tard, il était
heureux de voir courir Alice devant lui sur les talus d'un terrain vague où
il avait décidé d'aller herboriser.
Monsieur Seguin-Systhématicoïdes avait libéré sa chèvre
Blanchette, fêtée par les arbres et les herbes de la montagne.
Alice, son double, s'enfonçait dans les hautes folles avoines, ne laissant
deviner que la trace de son passage par la coiffe de son grand chapeau de paille
qui planait au dessus des graminées comme un oiseau.
Il avait été décidé qu'aujourd'hui on rechercherait
un certain type de fleur, celles dont les pétales sont en croix et qu'on
nomme les crucifères. C'était une première tentative d'identification,
une première possibilité de donner un nom à des inconnues.
Alice se comportait comme ces jeunes chiens de chasse qu'on lâche, la
première fois, le jour de l'ouverture et qui, avant de jouer leur rôle
de rabatteurs, se paient d'abord de bonnes lieues de courses, de gambades et
de folies.
Après s'être bien dégourdi les jambes et s'être égaillée
tout son soûl, elle revint aux pieds des son grand-père qui l'invita
à s'asseoir près de lui :
-«Figure-toi que, devant nous, c'est l'océan et, là, en
contre-bas , un navire en perdition qui vient d'échouer sur une île
déserte. Le capitaine du bateau est entouré d'un bien triste équipage,
abattu par les privations et, surtout, par cette terrible maladie du scorbut.
Certains marins, les plus atteints, crachent même des dents qui leur tombent
des mâchoires.
-C'est vrai ton histoire ?
-Oui, ça s'est passé un certain jour de juin 1714, d'après
les récits retrouvés dans un bibliothèque anglaise.
-Pourquoi me racontes-tu ça ?Eh bien voilà. Le capitaine, homme
de science et botaniste, eut une idée de génie. Il cueillit une
certaine fleur, qui se trouvait dans les parage, la montra à ses hommes
et leur dit : «Chacun de vous va parcourir l'île et ramasser toutes
fleurs qui ont, comme celle-ci, les pétales en croix. Faites vite et revenez
au plus tôt avec votre récolte. Seules, ces plantes peuvent assurer
votre salut.» Il savait que les crucifères, ce qui veut dire porteurs
de croix, avaient, presque toutes la réputation de guérir le scorbut.
En effet, grâce à l'initiative de ce capitaine-botaniste l'équipage
fut sauvé.
Si tu veux bien, nous allons faire comme ces marins et nous mettre en quête
de ces plantes aux fleurs en croix. Pendant que tu gambadais j'ai exploré
cet endroit, il ne sera pas difficile d'en trouver autour de toi. Regarde, à
quelques mètres de nous, cette plante à fleurs blanches, nous avons
là un représentant de cette famille
-Elle est rare ?
-Pas du tout, au contraire, c'est la plus répandue, non seulement en France
mais aussi en Europe et même sur tout le globe. C'est une plante universelle
qui fleurit toute l'année, elle a l'avantage de porter fleurs et fruits
en même temps. C'est un gros avantage de pouvoir examiner et la fleur et
le fruit car, tu verras, pour certaines plantes, on ne peut les déterminer
que si on connaît l'un et l'autre.
-C'est alors une bonne trouvaille qu'on vient de faire ?
-Si tu la montrais à ton entourage on ne t'en féliciterait pas,
on aurait même pour elle un petit air de mépris.
-Et pourquoi donc ?
-Les gens ne jugent guère les plantes que par rapport à leur utilité
et à leur valeur nutritive. Cette façon de se comporter vis à
vis de la plupart des plantes sauvages relève d'un sorte de xénophobie
-Tu sais, quand les uns traitent les autres de : sales étrangers –
Devine comment mes neveux et nièces du nord appellent des plantes sauvages
comme celles-ci ? Ils les traitent, tout simplement «d'ordures»! Et
ils lancent cette insulte sans sourciller, ne se rendant pas compte de l'énormité
de leur propos.
-Mais, pour l'instant, tu ne m'as toujours pas donné le nom de cette «crucifère».
-Pour l'instant tu devras te contenter de connaître son nom de famille mais
profitons de cette rencontre pour l'identifier. Cette plante a un nom caractéristique
qui, une fois connu,reste à jamais dans la mémoire .Je t'ai dit,
tout à l'heure, que sur elle on avait la chance de trouver fleur et fruit
en même temps. Ici c'est l'aspect du fruit qui a déterminé
l'appellation.
-Il ressemble à un petit triangle plat.
-Ceux qui ont donné le nom ont vu quelque chose de plus concret. Il faut
dire qu'ils vivaient au temps où circulaient beaucoup de gardiens de moutons,
autrement dits des bergers ou encore des pasteurs. Ceux-ci avaient coutume de
porter une bourse plate reliée à leur ceinture par un cordon de
cuir D'où cette appellation : «Bourse à pasteur».
-La plante a-t-elle un double nom en latin ?
-Naturellement. Le premier, celui du genre est Capsella (petite bourse), celui
de l'espèce est , tout simplement, :bursa pastoris. Ce n'est pas la peine
de traduire et, ce qui est amusant, les deux noms disent la même chose :bourse
à pasteur. Les botanistes, dans leur nomenclature, répètent
le même nom. On ne peut pas l'oublier.
fille, ta tante, un magnifique album bien décoré, intitulé:
Herbier.
Je l'ai ouvert et sais -tu ce que j'ai trouvé, une seule plante et
c'était
La Bourse à pasteur...
Le professeur autant que le grand-père estimaient qu'Alice semblait prendre
grand intérêt aux découvertes faites sur le terrain. Elle
avait facilement reconnu la position des pétales en croix de la fleur
proposée et comprenait fort bien le titre de crucifère, porte-croix,
accordé aux plantes de ce type. Le choix de la Bourse-à-pasteur
n'était pas fortuit. Papé-Papou estimait que l'appellation et
la forme du fruit piqueraient la curiosité de l'enfant. Systématicoides
l avait plutôt choisi parce que fleur et fruit cohabitent. Il lui serait
ainsi commode d'attirer l'attention d'Alice sur les fruits qui ont une certaine
importance dans la détermination du genre.
Pendant que Alice s'amusait à détacher de la tige les petites
bourses de berger et à les examiner de plus près, Systématicoïdes
crut le moment favorable de tenter le déclenchement de quelques rouages
de la Systématique. De la plate-forme de la famille, celle des crucifères,
où il se trouvait déjà installé, il pourrait, grâce
à la conformation du fruit, dans une démarche classique, déterminer
le genre:
-Tu vois, Alice, tu tiens entre tes doigts des éléments qui
vont nous permettre de savoir de quel genre de crucifère il s'agit. En
frottant la petite bourse entre tes doigts elle s'ouvrira en deux parties, en
deux valves. La cloison entre elles est moins large que la plus grande largeur
du fruit...»
Alice leva sur son grand-père de grands yeux affolés. Naturellement
Systématicoïdes y lut d'abord l'étonnement, le doute puis
le désappointement. Il revit passer , sur ce ciel d'azur, les mêmes
gros nuages d'ennui qui s'étaient accumulés, jour après
jour, dans les regards d'Amanda, de Julien, de Claire, de Sophie et de Gaëtan
. Il prit peur et, prenant Alice par la main il décida, pour lui laver
les yeux de ces sombres pensées de l'emmener dans un champ, en contre-bas
d'une fontaine où les cardamines abondaient.
Il la regarda avec plaisir s'enfoncer au milieu des hautes fleurs roses dont
elle se garnissait les bras.
Arrivée à la maison, précédant le professeur Systématicoïdes,
Alice courut au devant devant de sa grand-mère, lui tendit sa grosse
touffe de fleurs roses et lui cria, joyeuse : «Tiens, mamé, je
t'offre un bouquet de crucifères !»
Au moment de se rendre au lit, avant de fermer la porte de sa chambre Alice,malicieusement,
avait lancé à son grand-père : «Est-ce que la famille
botanique qu'on doit rencontrer demain fera autant de chichi que celle qu'on
a vue aujourd'hui ?» Le rire franc qui suivit cette boutade en effaçait
l'amertume. Cependant le professeur Systematicoïdes devait se le tenir
pour dit, ses petits-enfants, sans exception, étaient particulièrement
allergiques à la Systématique et, à son moindre contact,
leur réaction était parfois brutalement épidermiques. Une
longue préparation ou, peut-être, des inoculations, à dose
homéopathique, finiraient par faire accepter sa méthode.
Papé-papou, lui, riait dans sa barbe et se confortait dans l'idée
que seules de bonnes et savoureuses anecdotes auraient fait avaler la purge.
Jeune enfant, il se souvenait que, pour lui faire prendre l'amère cuiller
de foie de morue, sa mère lui mettait aussitôt dans la bouche une
juteuse tranche d'orange ou de mandarine.
La promenade de l'après-midi
de ce jour-là n'avait pas besoin de les emmener loin de la maison. Ce
que le professeur Systématicoïdes avait prévu de rencontrer
se trouvait à portée de la main, sur tous les bord de route. D'ailleurs,
à peine sortis de l'avenue du parc il désigna la plante en question
:
-La connais-tu ?
-Je la rencontre partout, dit Alice. Il n'y a pas d'endroit où je ne la
trouve.
-C'est vrai. C'est une plante très commune qui pousse au nord comme au
sud, même près de la Méditerranée, à l'est comme
à l'ouest et sur tous les sols. Cette plante sauvage est considérée
comme la plus ordinaire. C'en est une que les «neveux du nord» doivent
particulièrement traiter d'ordures. C'est la Cendrillon du monde végétal
mais un coup de baguette magique pourrait la transformer en princesse.
-Tu pourrais le faire ?
-Nous allons voir. Mais comment la nomme-t-on ?
coup de baguette magique pourrait la transformer
en princesse...
-Presque pareil: Daucus carotta.
-Chaque fois que j'en verrai une je la saluerai en latin, elle sera flattée.
-Cueillons en une et observons la. Qu'a-telle de franchement différent
avec le Coquelicot et la Bourse à pasteur ?
-Au dessus de la tige les fleurs partent dans tous les sens
-Oui, au-dessus de la tige et d'un même point. Retiens bien ce détail
: D'un même point, c'est essentiel. On dit que ces plantes sont en «ombelle»
-En ombelle ?-
-Ou, si tu préfères : en ombrelle pour ne pas dire en parapluie.
Ombelle vient d'un mot latin qui veut dire parasol et aussi ombrelle,que les élégantes
n'utilisent plus. Dommage pour le charme qu'elles savaient tirer de cet accessoire.
Son tissu, protecteur du soleil et donneur d'ombre, est sous-tendu par des rayons
d'acier qui partent du support et rayonnent sur le pourtour. La carotte sauvage
est souvent désignée comme le type même des ombellifères,
des porteuses d'ombrelles.
C'est une famille qui compte plus de 200 espèces dans la flore française.
Chaque fois que tu seras en présence d'une plante dont les pédoncules
( les queues de la fleur) partent du même point de la tige tu pourras déclarer
: «C'est une ombellifère».
-Cette ombellifère, comme tu dis,semble s'être fait un petit chignon
mais sur la masse bien ramassée et tirée vers le haut frisottent
quelques petits cheveux fous. -Bien observé ! Ta réflexion fait
voir que tu es bien une fille. Je n' aurais pas pensé à cette comparaison.
Ces «Cheveux fous» sont de petites feuilles placées à
la base des pédoncules floraux (tu te souviens,pédoncules: queues
de fleur). On les appelle des : bractées. On va essayer de retenir ce mot.
En Systématique on y fait souvent allusion, on verra ça plus tard,
oui, beaucoup plus tard, quand cette Systématique t'apparaitra plus avenante.
-Mais pourquoi parles-tu maintenant de feuilles ? Ne m'as-tu pas dit qu'il ne
fallait considérer que la fleur ?
-La fleur a une grande importance pour le botaniste parce qu'elle présente
des caractères immuables mais les autres organes ne sont pas à négliger.
Tu as vu comment on a décortiqué le fruit de la Bourse à
pasteur ?
-Les feuilles ne sont-elles pas des détails sans trop d'importance ?
-Malheureuse! Certains considèrent la feuille comme élément
primordial. Un des plus grands savants, philosophes et poètes de son temps,
l'incomparable Goethe, a exposé une théorie révolutionnaire
sur les plantes. Or, il a déclaré, entre autre, que dans la feuille
se révélaient toutes les formes futures de la plante. Qu'elle soit
graine, tige, fleur ou fruit, la plante, d'après lui, est toujours issue
de la feuille.
Tu apprendras plus tard que pour expliquer de telles transformations, de telles
«métamorphoses» comme il dit, jouent les phénomènes
des grandes lois qui régissent l'univers.
Si je te raconte cela c'est pour t'éveiller aux idées les plus hardies,
les plus bouleversantes. Les savants n'ont pas fini de nous étonner. Mais
revenons à la feuille. Au fait, quand, dans l'évolution des plantes,
est-elle apparue ? Au moment du débarquement sur la terre ? Tu te souviens
?
-Je crois que c'était avec les mousses ..
-Oh, très bien Alice. Oui, elle était un des premiers organes de
survie, le «panneau solaire» de ce transfuge de l'océan primitif.
Elle lui permettait de fabriquer de la chlorophylle, comme les filtres verts des
premières algues marines.
-Pourquoi a-t-elle des formes si différentes ?
-Rien de plus fantaisiste que la mode des feuilles..Pour elles la nature a une
imagination plus débordante que celle de tous nos couturiers réunis.
-C'est pour les faire jolies ?
-Peut-être. Pourquoi pas ? Mais ces formes répondent presque toujours
à des nécessités.
-Si tu me permets de faire encore allusion à la Systématique..
-Oui, mais fais vite.
-L'implantation des feuilles sur la tige donne des indices très intéressants.
Si, un jour, à cette méthode..
-De la Sys-té-ma-tique.
-Oui, comme tu dis, tu verras que c'est aussi passionnant qu'une enquête
policière. Pour ça, on réunit tous les indices, on les passe
au peigne fin, on les filtre, on les compare, on les regarde même à
la loupe et, quand on a tout bien examiné, qu'on a bien réfléchi,qu'on
a bien fait fonctionner son flair de flic, tout à coup on s'écrie
, comme un certain héros de feuilleton télé,: « Evidemment
bien sûr, ce ne peut être que lui !» et tu verras comme on est
heureux d'avoir dépisté et identifié le suspect !
-Oui, mais en attendant, sortons de ton commissariat un peu poussiéreux
pour revenir dans la nature.
--Tu as raison. Comment trouves-tu cette Daucus Carotta, notre carotte sauvage
? Te séduit-elle autant que le Coquelicot ?
--Oh non, bien sûr. D'abord elle n'a pas de belles couleurs.
-Peut-être, mais ça permet de mieux contempler la pureté de
ses formes. Sache que la grâce de la ligne des ombellifères a été
remarquée par les anciens architectes grecs. Ils les ont prises comme modèles
pour sculpter les colonnes des temples de leurs dieux. Regarde ce jaillissement
bien ordonné autour de la tige pour distribuer également la masse
de ses petites fleurs blanches qui est une symphonie de blancheur. Continue à
admirer en contemplant cette petite rosace et regarde autour de quel joyau elle
tourne .
l'ombrelle blanche de la carotte sauvage porte
si souvent en son centre une seule fleur
pourpre foncée..."
Théodore Monod
Le jour où j'ai fait cette découverte -j'avais alors ton âge-
la carotte sauvage m'est apparue comme une plante à trésor. Et toi,
qu'en penses- tu ?
-Je regrette d'être passée si souvent à côté
d'elle sans avoir remarqué cette merveille. Désormais je l'aimerai
autant que le Coquelicot .
-Attention, si sur certaines fleurs tu ne vois pas de point rouge ne décrète
pas que ce n'est pas une vraie carotte sauvage. La Nature aime bien faire des
exceptions. L'essentiel c'est que tu saches que ce phénomène existe.
Tu vas pouvoir faire une chasse aux trésors.
Je veux encore t'étonner. Continuons notre route et observons toujours
nos carottes sauvages qui, ici, sont particulièrement nombreuses, en «station»,
comme disent les botanistes.
Voilà ! Ce n'était pas la peine d'aller bien loin pour découvrir
ce que nous cherchions . Lorsque cette plante est en fruit, l'inflorescence, c'est
à dire la disposition des fleurs sur la plante, prend une forme particulière.
Regarde, à quoi te fait-elle penser ?
-Une fois, papa m'a amené voir, dans un buisson, un nid de pinsons. C'était
aussi joli que ce que tu me montres.
-Eh bien, les botanistes,qui ont rarement des mots fleuris dans leur jargon, appellent
cette position de la fleur de carotte sauvage : Un nid d'oiseau.
-Cette fois, on a pensé la même chose, j'en suis ravie.
-Il va falloir rentrer à la maison. Avant de quitter notre échantillon
aurais-tu d'autres questions à poser à son sujet ?
-Pour moi, une carotte c'est un gros fruit rouge en forme de toupie allongée.
Qu'y a-t-il de commun entre ce légume et cette plante sauvage ?
-D'après la plupart des botanistes la carotte des jardins n'est rien d'autre
que notre Daucus carotta mais améliorée en plante potagère.
Tu vois, quand on herborise, il faudrait non seulement emporter de quoi écrire
mais aussi un outil pour creuser la terre et extirper la racine.
-Qu'aurait-on vu sous notre carotte sauvage ?
-Une racine grise, pas plus grosse que le doigt et guère plus longue que
la largeur de la main. Pourtant, l'auteur d'une des plus célèbres
flores françaises, Paul Fournier, estime que la carotte des jardins n'est
pas une amélioration de la race sauvage mais une race différente.
-Eh bien , tant mieux, car moi je n'aime pas manger de carottes alors que je me
suis mis à aimer la sauvage à cause de son petit point rouge et
de son nid d'oiseau.
Des raisons familiales avaient obligé
le professeur Systématicoïdes à s'absenter de la maison pendant
quelques jours. A l'occasion de ce voyage il avait réfléchi à
l'attitude de sa petite-fille sur les bribes de botanique que, de temps en temps,
il essayait de lui inculquer. Comme chez les cinq précédents petits-enfants
en visite chez lui, il constatait les réticences évidentes pour
cette méthode de la Systématique dont, toute sa vie d'enseignant,
il avait été le zélateur fidèle. Par ailleurs, il
retrouvait chez Alice ces mêmes enthousiasmes qu'il avait connus, à
ce même âge, à la découverte de certaines merveilles
du monde végétal.
Si le professeur était quelque peu désappointé par son
élève, Papé-papou, lui, était ravi que sa petite
fille écoute si volontiers ses histoires et ses souvenirs.
Le professeur et le grand-père, qui n'étaient en somme qu'une
seule et même personne, avaient fini par trouver un terrain d'entente.
Ils n'avaient l'un et l'autre qu'un seul et même but, après les
cinq décevantes tentatives avec Amanda, Julien, Claire, Sophie et Gaëtan.
Ils voulaient à tout prix conserver Alice tout le temps des vacances
et lui faire profiter de leur savoir. Ils espéraient la voir repartir
comme ces abeilles, frottées au pollen des fleurs visitées, s'en
reviennent enrichies, bon gré mal gré, à leur ruche.
route une station de sauge-des-Prés...
-Je te présente une plante , dit à Alice le professeur Systématicoïdes,
de la famille des labiées.
-Qu'a-t-elle de particulier cette famille ?
-Je la considère à part des autres. Je la trouve aristocrate .
-Qu'est-ce que c'est : aristocrate ?
-C'est le fait de se distinguer des autres par toutes sortes de qualités
et de vertus. Les Labiées, comme on dit des artistes, ont de la classe.
La plupart ont une belle allure et ornent souvent nos jardins, elles accompagnent
nos mets sur la table et, éventuellement,nous assistent dans nos maladies.
-Comment appelles-tu celle-ci ?
-Sauge- des- prés et je te donne tout de suite son nom latin : Salvia pratensis
- Sauge- des- prés ! Voilà, c'est une plante que je viens de créer,
comme Adam faisait dans son paradis. Suivant ton conseil j'examine la partie essentielle,
c'est à dire la fleur.
-D'autant plus que nous allons ainsi découvrir l'explication de son nom
de famille puisque c'est sur la forme de la fleur qu'a été établie
sa classification. Je te rappelle qu'on avait décidé, pour l'instant,
de ne nous intéresser qu'aux familles dites à « architecture
florale ». Un mot bien pompeux pour dire qu'on met dans le même sac
les plantes qui ont un même air de famille. On a vu celles qui étaient
porteuses d'une croix (les crucifères) puis celles qui dressent en l'air
une ombrelle ou une ombelle (les ombellifères). Nous voici avec celles
qui ont deux lèvres ouvertes.
-Oui, celles-ci donne l'impression d'une bouche ouverte avec une petite langue
qui dépasse.
-Linné, le grand classificateur, lui, de cette bouche a surtout vu les
deux lèvres. Lèvre, en latin se dit : labia et c'est ainsi qu'il
a baptisé cette famille : les Labiées.
Les botanistes actuels disent les Labiacées.
Attention, rien n'est tout à fait sûr. La Nature n'aime pas se laisser
trop enfermer dans des classifications. C'est notre manie, à nous les humains,
de vouloir tout de suite généraliser. Il y a aussi d'autres familles
dont les corolles présentent deux lèvres mais moins spectaculairement.
Pour affirmer notre identification nous allons nous intéresser à
d'autres détails. Tu te souviens de ce que je te disais déjà
avec les ombellifères, ces indices que relève le policier dans son
enquête.
mètre de haut de la grosseur d'un
arbuste, était carrée...
-Oui, ces petits fils qui surmontent la petite boule de leur anthère.
-Combien en comptes-tu ?
-J'en vois deux.
-C'est exact mais nous n'avons pas de chance, nous sommes tombés, pour
notre premier exemple, sur l'exception. Habituellement les labiées ont
quatre étamines. L'exception confirme la règle, dit-on. As-tu remarqué
un autre élément à côté de deux étamines
?
-Oui, un grand fil courbé qui pend comme une langue.
-C'est le pistil. Nous verrons , tout à l'heure, pourquoi il a cette disposition.
Continuons notre petite enquête. Regardons au dessous de la fleur. Quelle
forme a la tige?
-Une forme curieuse, elle est carrée. Cette forme sied très bien
à nos aristocrates. A ce propos, je veux te raconter un souvenir personnel.
Il y a une vingtaine d'années, je m'intéressais alors, de plus prés,
aux différentes espèces de sauge. J'avais, naturellement rencontré
celle-ci, dite des prés, l'officinale, qui pousse au jardin, la fausse-verveine
qu'on trouve facilement dans la région mais je n'avais jamais approché
la Sauge sclarée qu'il faut aller chercher, au plus prés, du côté
de la Provence.
C'est ce que je fis un beau jour de juin. Je savais que dans les environs de Manosque
des agriculteurs en font pousser des champs entiers, des «saugeraies »
pourrait-on dire.
sur le bord du chemin un buisson de plantes apparemment
sauvages qui, par leur taille imposante, par la splendeur de
leurs fleurs, ne pouvaient être que la Sauge que je
recherchais...
-Qu'est-ce que c'est qu'une présomption ?
-Une présomption c'est un jugement basé sur des vraisemblances,
sur des choses apparemment vraies.
Le professeur SystématicoÏdes fut un peu surpris de devoir expliquer
ses expressions. Il croyait contrôler son discours pour le tenir à
la portée d'Alice. En réalité il lui était difficile
de rester toujours au niveau de l'entendement de l'enfant.
N'était-il pas bon d'ailleurs de parler un langage qui passe un peu au
dessus de la tête de l'enfant, l'obligeant à la tenir haute, à
le dresser un peu au delà de sa condition? Il en était de même
avec le jargon botanique auquel il faudrait l'habituer, sans le déconcerter,
à le distiller avec mesure.
-Bon, dit Alice,revenons à ton histoire, à ta «présomption»
En effet, ce qui te permettait de croire que tu étais en face de la plante
que tu cherchais, c'est la forme de la tige.
Celle-ci, d'un mètre de haut, de la grosseur d'un arbuste mais verte et
tendre comme celle des herbes, était carrée. Chaque face, comme
tu dis, mesurait au moins cinq millimètres de côté. Et en
bon botaniste-commissaire que tu es
tu as déclaré :« C'est une labiée !»
-Très bien raisonné, dit le professeur, bien que se rencontrent,
dans d'autres familles des tiges également quadrangulaires. Mais ,ici,
d'autres indices me laissaient croire que j'étais sur la bonne piste, d'autant
que les fleurs montraient ostensiblement leurs deux lèvres de la famille.
Par dessus le marché, à un mètre du buisson se dégageait
un parfum si puissant qu'il en était presque incommodant. Or, je te le
disais tout à l'heure, la plupart des labiées sont des plantes aromatiques.
Je vais t'en citer quelques unes que tu connais sans doute pour les avoir froissées
au passage : le Romarin, le Basilic, le Thym, la Marjolaine, la Menthe, l'Hysope,
la Sarriette. Une fleur à deux lèvres, une tige carrée et
un tel arôme, ça ne pouvait être qu'une labiée.
-Mais comment as-tu pu savoir que tu étais bien en présence de l'espèce
que tu appelles : sclarée ?
-Tout d'abord parce que j'étais dans cette région de Provence où
elle pousse en abondance, à cause d'autres indices évidents comme
la taille des fleurs et des feuilles et puis,parce que,aussi, j'avais l'intuition
de la reconnaître. Tu sais, il y a une forme de connaissance directe qui
joue parfois aussi sûrement que celle par raisonnement.
-Dans ce cas, on peut alors se passer de la Systématique ?-
-Sans doute mais c'est souvent après un long usage de celle-ci qu'on est
ainsi, parfois, directement porté au but...ou alors c'est une grâce
donnée, comme dit l'Evangile, aux simples et aux enfants.
En tout cas,ce jour-là, j'étais heureux d'avoir pu déterminer
aussi vite cette plante pour laquelle j'avais eu un tel coup de cœur. J'avais
cette joie de
l' explorateur qui, subitement découvre un nouveau monde. De plus , en
contemplant cette plante, j'ai eu la révélation de la probable origine
de : La légende de la Sauge ».
-La Sauge a une légende ?
-Celle que raconte le félibrige Roumanille, de cette région de Provence.
Ca se passe au temps du premier Noël. Les Mages, en cherchant la crèche
vers laquelle l'Etoile les a guidés, ont avisé le roi Hérode
de la naissance du Messie, nouveau roi des Juifs. Pour supprimer ce rival celui-ci
décide de faire tuer tous les enfants à la mamelle de la région
de Bethléem. Marie et Joseph, prévenus en songe, fuient avec Jésus
pour échapper aux bourreaux. Sur la route de l'exil ils entendent derrière
eux, au loin, les rumeurs de la troupe des égorgeurs. Or, dans ces parages
dénudés, ne se trouve aucun abri pour dissimuler l'Enfant. Marie,
éplorée, demande à différentes fleurs de bien vouloir
cacher la petite victime. La rose refuse pour ne pas s'exposer à la fouille
des soldats qui froisseraient sa robe. La Giroflée, trop préoccupée
à se fleurir, ne veut pas qu'on l'importune. Heureusement la Sauge, la
Sclarée, celle qu'on appellera désormais : «La toute bonne»
accepte de gonfler ses feuilles et ainsi sauve Celui qu'on veut faire mourir.
C'est depuis, dit-on, que la sclarée garde, au pied, ce bouquet de larges
feuilles.
Aux siècles derniers, un grand musicien, a écrit une chanson qui
s'intitule : «La légende de la Sauge» . Sa musique est un de
ces airs qui vous reste toujours dans la mémoire. Mais, que nous voilà
loin de la botanique !
-Oh non, pour moi la botanique, racontée de cette manière, devient
de plus en plus aimable et me donne davantage envie de la mieux connaître.
Mais cette Sauge des prés , qui est devant nous,n'aurait-elle pas, elle
aussi, sa légende ? - -Non, elle n'a pas sa légende mais elle accomplit
des faits qui sont aussi merveilleux que ceux des contes. C'est une des plus belles
illustrations des relations entre les fleurs et les insectes.
Crois-tu, toi, que la plante puisse être plus maligne que l'insecte?
--Ca me paraît difficile. Un animal, en principe,est plus évolué
qu'une plante.
-Pourtant il arrive que l'insecte, en l'occurrence, l'abeille, subisse, du moins
dans un premier temps, le bon vouloir de la Sauge-des prés.
-Pourquoi dis-tu : dans un premier temps ?
-je ne veux pas déflorer la fin de l'histoire. Celle-ci est un match de
débrouillardise entre la Sauge et l'abeille. Dans un premier round...
-Qu'est-ce qu'un round ?
-Disons, si tu veux, dans une première partie, c'est la Sauge qui gagne.
Nous l'avons vu, ce que désire à tout prix la plante c'est faire
transporter son pollen pou féconder d'autres fleurs de son espèce.
Les insectes ne se prêtent pas toujours, aussi volontiers que l'abeille
le désirerait, à cette mission. La Sauge,pour les y contraindre,
a inventé une astuce.
Regarde -les,en face de nous, par dizaines, qui attendent, la bouche ouverte,
sollicitant le passage de l'abeille, lui proposant comme appât, le nectar
enfoui au fond de leur corolle.
relativement étroit, et ses deux pattes appuient
inconsciemment sur une sorte de pédale disposée à la
partie basse de la corolle....
Le nectar bu, l'abeille se retire, couverte du précieux fardeau dont, malicieusement,
la Sauge l'a chargé. Elle se dirige vers une fleur voisine et là,
toujours à l'entrée de la lèvre supérieure, l'attend
le pistil qui lui barre le chemin. Ce pistil, avec la brosse râpeuse de
son stigmate, ramasse le pollen qui a été collé sur la tête
et le dos de l'insecte par la fleur précédemment visitée.
L'abeille recevra ensuite une nouvelle charge de pollen pour le transporter, à
nouveau, à la fleur suivante qui, à son tour et..etc..
-Tu avais raison de dire, tout à l'heure, que la plante est plus maligne
que l'insecte.
-Attends la fin de l'histoire. L'abeille a peut-être la tête dure
mais elle a fini par comprendre qu'on l'exploite assez cavalièrement. Elle
accepte sans doute le rôle de pollinisatrice que lui a confié la
Nature mais elle n'aime pas qu'une plante particulière le lui rappelle,
à chaque visite, par de tels coups sur la tête.
-Et alors elle se fâche ?
-Non, tout simplement elle contourne la difficulté. A maligne maligne et
demi. Pour éviter le choc des deux étamines, elle n'entre plus directement
dans la corolle mais puise le nectar en se plaçant de travers.
-Et alors que se passe-t-il?
-C'est qu'à vouloir trop perfectionner ses pièges, la Sauge-des-
prés, dans ce deuxième round, se trouve être la perdante.
Elle ne pourra compter, pour la propagation de son pollen que sur les premières
visites des butineuses nouvellement venues.
Notre bon La Fontaine en aurait pu faire le sujet d'une fable : «La Sauge
et l'abeille» avec cette morale : «Le trop est l'ennemi du bien».
Je te vois m'écouter, la bouche bée et tu te demandes certainement
si je ne suis pas en train, moi, de raconter une fable. Tu dois te dire : J'aimerais
le voir pour le croire.
-Oui, sans doute mais il faudrait attendre longtemps ici. D'abord pour voir des
abeilles qui sucent le nectar en pompant sur le côté et puis de surprendre
celles qui reçoivent le coup de marteau des étamines. Il faudrait
installer une caméra, filmant au ralenti pour se rendre compte du mécanisme
en question.
Sur ce dernier point il est inutile d'attendre le passage d'une abeille ou ton
savant cinéma pour vérifier de visu ce que je te dis
-Comment ça : de visu ?
-Avec tes propres yeux. Tiens, prends ce fétu de paille et introduis le
dans la fleur comme font les pattes de l'insecte quand elles s'y posent.
-C'est vrai, ça marche, les étamines basculent et, d'elles-mêmes,
se relèvent
-Si nous avions une loupe à fort grossissement nous ouvririons la corolle
et nous verrions les rouages de cette machinerie.
Ce commerce entre la plante et l'insecte, avec leurs astuces et leurs roueries,
ne paraît-il pas des plus extravagants? On s'étonnerait moins que
deux plantes ou deux animaux se concertent ou se défient mais, là
, nous sommes à cheval sur deux règnes.
Tu vois, Alice, c'est à partir de ces petits détails qu'on pressent,
qu'on devine un grand ordre universel. Les animaux, les plantes, peut-être
aussi les minéraux sont engrenés dans une même machine, dans
un même système qu'on appelle l'écologie. C'est à l'homme,
l'animal «dénaturé», le «hors nature», que
cette belle organisation a été confiée pour qu'il en tire
profit, certes, mais aussi pour qu'il la sauvegarde. Que penses-tu de tout ça
, Alice ?
-Je pense que je m'étonne de plus en plus du monde dans lequel nous vivons.
L'autre jour, tu me disais qu'on est vite perdu dans le fouillis d'étoiles,
aperçues, certaines nuits d'été. C'est vrai et je n'ai jamais
osé m'intéresser à cette grande horlogerie qui, paraît-il,
tourne autour de l'Etoile polaire. Ca me fait peur. J'ai préféré
essayé de reconnaître les fleurs que je rencontre au ras du sol,
le long de mon chemin.
A t'entendre elles ont l'air, aussi bien entre elles qu'avec les animaux et avec
nous aussi, peut-être de tourner de la même façon dans un même
grand système. Je ne pensais pas être si proche d'elles ...On dirait
même qu'elles pensent comme nous et qu'on pourrait parler avec elles .
-C'est pour cette raison, sans doute, que tu désires tant les connaître
chacune par leur nom ?
-Oh oui ! Mais chaque fois que tu essayes de me mettre le nez dans tes flores
et dans ta Systématique j'ai le même appréhension que celle
que j'ai de me perdre dans les étoiles.
-Viens, rentrons à la maison. Ce soir,tu apporteras à ta grand-mère
ce beau bouquet que tu viens de cueillir et, cette fois, dis-lui, quand tu lui
offriras :« Voici, mamé, des Sauges-des-prés» . Ainsi
tu auras l'air d'avoir, aujourd'hui, appris un peu plus que l'autre jour quand
tu ne savais offrir qu'un bouquet de «crucifères».
Les jours, les semaines passaient
alors que les promenades botaniques étaient suspendues sans qu'on sache
la véritable raison de cette interruption. Alice était-elle saturée
de botanique comme l'avaient été précédemment les
autres petits-enfants ? Ou, par peur d'effaroucher, le double personnage «Systématicoïdes-
Papé-papou» devenait-il de plus en plus prudent et réticent
?
Il aurait été alors plaisant de voir son visage qu'on aurait pu
diviser en deux parties, droite et gauche. D'un côté on aurait
vu un œil gai et la commissure droite des lèvres relevée
vers le haut et, de l'autre, un œil triste et la commissure gauche rabattue
vers le bas. A la fois Jean-qui-rit et Jean-qui-pleure-, Monsieur tant pis et
Monsieur tant mieux. L'un dépité de n'avoir pas pu faire accepter
sa méthode de la Systématique et l'autre satisfait de pouvoir
dispenser son fonds d'histoires. Le bilan était quand même positif
pour le personnage bi-face puisque Alice ne s'était pas éclipsée
comme l'avaient fait Amanda, Julien,Claire, Sophie et Gaétan.
Les choses étaient ainsi pendantes quand Alice, d'elle-même, s'étonna
de ne plus entendre parler de plantes et proposa une nouvelle herborisation.
Dans le fond, c'était peut-être la bonne tactique de laisser désirer
la cuiller de soupe plutôt que de l'enfoncer de force dans la bouche.
Systématicoïdes avait eu le temps de rôder dans les parages
pour préparer cette éventuelle sortie. Après l'exposé
sur les crucifères, les ombellifères et les labiées il
avait envisagé de lui présenter les Papilionacées; aussi
avait-il parcouru les environs pour trouver une plante représentant cette
famille le plus avantageusement possible et qui, surtout, sauterait au cœur
d'Alice comme, à la première promenade , l'avait fait le Coquelicot.
Il avait ménagé la surprise en menant son élève
sur la berge d'une rivière afin de la laisser découvrir le spectacle
de sa découverte en se faisant précéder, dans le sentier,
par l'enfant. L'effet souhaité dépassa les espérances.
Alors que la rivière marquait une courbe vers la gauche, le chemin, lui,
semblait continuer et mener directement sur l'eau. A cet endroit, sur la cime
des buissons de la rive, comme l'arc d'un porche, une liane dessinait un guirlande
de fleurs dont les couleurs passaient par toutes les nuances du rose. Alice
ne put retenir un cri d'admiration et de surprise :
passaient par toutes les nuances du rose... -C'est Lathyrus
latifolius ou, si tu préfères, la Gesse à large feuille...
-C'est lathyrus latifolius ou, si tu préfères, la Gesse à
large feuille
-Comme ses formes sont élégantes, que ses couleurs sont tendres
et comme elle paraît légère!
-A quel insecte te fait-elle penser ?
-J'ai l'impression de voir un vol de papillons.
-Linné, le grand botaniste classificateur, a dû avoir la même
impression que toi puisqu'il appelé les fleurs de cette famille : les Papilionacées.
-C'est une grande famille comme les Crucifères, les Ombellifères
ou les
Labiées ?
-Elle compte plus de 7000 espèces à travers le globe et dans les
250 sur le territoire français.
-On n'ose pas la manipuler tellement elle paraît fragile.
-Examinons la avec délicatesse. Les botanistes qui ont détaillé
cette fleur semblent avoir eu beaucoup de tendresse pour chacune des parties qui
composent la corolle. Dans le pétale supérieur, dressé, large,
enveloppant, ils voient un étendard. Pour ma part, je pense aux belles
bannières gonflées de vent qui tanguaient autrefois au dessus de
nos défilés ou de nos processions.
qui tanguaient autrefois au dessus de nos défilés ou de nos
processions...
-- Qu'est-ce qu'une gousse ?
-C'est un fruit sec qui s'ouvre généralement en deux volets, par
dessus et par dessous. Tu en vois chaque fois que ta mère écosse
des petit pois ou des haricots.
-Les petits pois et les haricots sont des papilionacées ?
-Naturellement et il y a tellement de papilionacées qui se mangent qu'on
les appelle aussi : légumineuses.
-Avec tous ces indices sur la fleur et sur les fruits je ne devrais pas me tromper
pour les identifier.
-Attention, il y a quelques papilionacées, et non des moindres, qui pourraient
te jouer le coup de la miniaturisation.
-Que veux-tu dire?
-Tu sais combien la Nature s'est exercée dans ce domaine? Souviens-toi
de l'invention de la graine. Elle est capable de miniaturiser aussi ses fleurs
. Tiens, cueille celle-ci qui est à nos pieds. Tu connais ?
-Oui,c'est un trèfle.
fleur en pompon...
-je n'en sais rien. On n'a pas encore vu ce genre de fleur.
-Et si, justement, de celle que nous sommes en train de considérer
-Les papilionacées ?
-C'est là qu'on doit sortir la loupe et regarder au plus prés. Apparemment
tu as l'impression de n'avoir affaire qu'à une seule fleur en pompon. Or,
il faut détacher chaque élément de ce pompon et, grâce
à la loupe, tu vas découvrir que chacun est composé d'un
calice, d'un étendard, de deux ailes et d'une carène. Si tu possèdes
une loupe très puissante tu apercevras les dix étamines et un pistil
mais si petit que tu auras du mal à le reconnaître.
-J'aimerais pouvoir le dénicher
-Tu feras mieux encore, tu essaieras de trouver sur des fleurs flétries
les gousses minuscules desquelles sortiront des graines plus fines que des têtes
d'épingle.
-Comment ces pauvres petites gousses et leurs graines microscopiques ne se perdent
pas au milieu des grandes herbes des champs?
-Tu as raison de les plaindre mais la Nature prend soin d'elles, grâce à
une collaboration règne végétal -règne animal, mais,
cette fois, il n'est pas question d'insectes .
Avec quels animaux, d'après toi, le trèfle est-il le plus souvent
en contact?
-je ne connais pas la campagne mais je dirais : avec les troupeaux de bœufs
et de vaches. Et si ces bêtes sont au pâturage c'est pour manger les
herbes et donc aussi les trèfles. Non ?
-Très bien et ,justement, le trèfle est content, en se faisant avaler,
de confier sa progéniture à ces bons gros brouteurs qui font passer
les minuscules graines dans leurs estomac et leurs intestins où elle subissent
une bonne préparation à la germination; Quand elles se retrouvent
au sol, dans les bouses, elles sont dans les meilleures conditions pour s'enraciner
et pour lever dès le premier rayon de soleil et la première averse.
Si, par hasard,ce «transit intestinal» n'avait pas réussi à
ramener au sol suffisamment de graines, le trèfle se multipliera quand
même.
-Comment ?
-Les racines ont le don de pouvoir se ramifier. Tu te souviens de la méthode
des algues employée dans les océans de l'origine ? Le trèfle
se multiplie lui-même.
-Ne m'as-tu pas dit que la Nature répugnait à de tels procédés
?
-Oui, pour la généralité des cas mais si, ici, elle autorise
une telle façon de faire c'est qu'elle compte particulièrement sur
le trèfle pour nourrir son monde, je veux dire les animaux et même
l'homme mange du trèfle.
-L'homme mange du trèfle ?
- Il en consommait beaucoup au temps primitif de la cueillette et, même
encore, au Moyen-âge. Le trèfle portait même le nom de légume.
D'ailleurs toute plante à gousse s'appelait alors légume et c'est
pour cette raison, comme je t'ai dit tout à l'heure, qu'on appelle encore
aujourd'hui les papilionacées des légumineuses
Sais-tu que celles-ci ne se contentent pas de nourrir les animaux et les hommes?
Devines-tu pour qui elles sont aussi une nourriture précieuse ?
- Je ne vois rien d'autres à nourrir que les animaux et les hommes.
-Eh bien, figure toi que ces papilionacées se chargent d'alimenter la terre
elle-même. Quand on parlait de la Sauge-des-prés, à propos
des étamines qui basculent sur le dos des abeilles, je te faisais cette
remarque :«Les animaux, les plantes, peut-être aussi les minéraux
sont comme les rouages d'une même machine, d'un même système
qu'on appelle l'écologie». Nous y voilà, les papilionacées
rendent non seulement service aux plantes, non seulement aux animaux mais, cette
fois, même au minéral, à la terre.
-Comment peuvent-t-elles rendre service à la terre ?
-Leurs racines savent emmagasiner de l'azote, un gaz précieux, et en fait
profiter le sol où elles se trouvent. Dans les terres pauvres on enterre
les papilionacées qui font ce qu'on appelle un «engrais vert»
-Maintenant les agriculteurs peuvent s'en passer puisqu'ils répandent dans
leurs champs des engrais chimiques.
-Hélas, c'est bien le tort de notre agriculture moderne d'abuser de la
chimie et de renoncer à ce que propose la Nature, sous prétexte
d'avoir, avec ces moyens artificiels, des rendements plus importants .On appelle
les propriétaires des grandes surfaces de culture des exploitants agricoles.
C'est un titre honorable s'ils respectent les lois de l'écologie mais s'ils
les oublient, pour un plus grand profit au détriment du sol, ils mériteraient
plutôt le nom d'exploiteurs.
-Ne trouves-tu pas, papé, que nous sommes loin de la belle plante, la Gesse
à feuille large, que nous avons trouvée tout à l'heure ?
-Oui et non. Tu sais, quand on herborise, l'esprit facilement vagabonde et on
est vite emporté dans le tourbillon du système écologique
-Mais pas, dans ta «Systématique», répliqua malicieusement
Alice
-Justement on ferait bien d'y faire appel car elle pourrait te faire découvrir
des curiosités dont tu raffoles.
feuille...
-Qu'est-ce que veut dire : métamorphose ?
-J'ai déjà dû te le dire mais il est préférable
de le répéter : C'est un changement de forme, de structure qui fait
qu'on ne reconnaît plus ni la forme ni la structure d'origine. Regardons
cette feuille : Le sens des nervures secondaires suivent presque une ligne parallèle
à la nervure principale. C'est d'ailleurs un moyen de distinguer les Gesses
du genre voisin les Vesces. Cette façon d'orienter leurs nervures rappelle
celle d'une petite catégorie de plantes, les Monocotylédones.
Mais oublions ce que je viens de dire et ne compliquons pas les choses.
Les pétioles, c'est à dire les queues des feuilles, sont presque
aussi larges que la tige. Autre fantaisie, comme tu le vois,les feuilles sont
réduites à un simple pétiole ou encore, plus étrange,à
une vrille.
Rappelle -toi le couplet que j'ai entonné en l'honneur de la théorie
de Goethe sur les transformations possibles de la feuille depuis la graine jusqu'à
la fleur. Tu as ici une petite démonstration, un petit exercice de la virtuosité
de la feuille sur ces capacités transformatrices.
-Pour une fois je dis merci à ta Systématique qui permet d'attirer
l'attention sur de telles acrobaties de la Nature. J'en suis éberlué
et tu peux dire, qu'aujourd'hui, tu m'en mets plein la vue. Il est vrai que j'aime
la botanique quand elle m'étonne.
- Eh bien tant mieux parce qu'elle n'a pas fini de le faire.
Ce contre-temps survenait alors que le professeur Systématicoïdes
se félicitait de la bonne tournure que prenaient les dernières herborisations.
Il envisageait même que, pendant le mois d'août, il accompagnerait,
probablement, Alice dans les premiers dédales de la Systématique.
Ce premier galop d'essai dans les familles dites à «architecture
florale» , d'accès relativement facile, montrait le goût et
l'intérêt de la fillette pour le monde végétal. La
réflexion entendue, lors de leur dernière entrevue : « Je
dis merci à ta Systématique...» le comblait d'aise. Cependant,
encore avant l'annonce de la nouvelle de tout à l'heure, il pensait qu'il
ne fallait pas précipiter les choses et tenir une distance prudente avec
cette discipline qui gardait toujours pour l'enfant un aspect trop revêche.
D'ailleurs , après les ombellifères, les labiées et les papilionacées,
il lui restait à présenter la famille des Composées. Ce n'était
pas une petite affaire puisque dans le règne végétal elle
est la plus vaste des plantes à fleurs et, qu'en plus, dans l'ordre de
l'Evolution, elle est une des plus récentes.
Bien que cette famille soit classée dans celles à «architecture
florale» on ne retrouve plus, à l'intérieur de ce même
groupe, le même type de fleur comme c'est le cas chez les familles précédentes.
Pour cette raison il a fallu la rediviser en trois branches : les Radiés,
les Tubuliflores et les Liguliflores. Voilà déjà un jargon
technique qui, à l'entendre, ferait sourciller Alice mais c'était
quand même un moyen d'approcher les familles dites «à enchaînement»
où, seule, la Systématique sait en parcourir les dédales.
Les choses en étaient donc là quand survint l'annonce du prochain
départ d'Alice; le professeur Systématicoïdes n'avait plus
tellement le temps d'échafauder des plans et d'imaginer de nouvelles tactiques.
Heureusement le bon conseil de Papé-papou intervint pour rappeler que la
méthode employée jusqu'ici n'avait pas été tellement
mauvaise et que cette dernière leçon devait être aussi illustrée
et aussi bon-enfant que les précédentes. Pour ça on n'avait
qu'à faire confiance à sa mémoire et surtout à son
aptitude naturelle à plaire aux enfants.
En vue de cette dernière herborisation du lendemain, Systématicoïdes
et Papé-papou avaient repéré un itinéraire relativement
court qui longeait des talus, extérieurs au parc, où poussaient
en abondance des marguerites sauvages, qui passerait par un sentier au milieu
d'un terrain vague garni de Chardons et de Circes et qui ferait un crochet pour
aborder, dans les mêmes parages, une station de Chicorées.
Dès qu'ils furent au pied du talus le professeur Systématicoïdes
encouragea Alice à cueillir quelques tiges de marguerite :
-Pour notre dernière promenade botanique nous allons examiner la fleur
la plus représentative parmi la famille des Composées- Radiées.
-Voilà un nom bien terne en comparaison de celui donné aux Papilionacées.
-C'est vrai, les botanistes devaient être en panne d'inspiration poétique
pour baptiser cette famille, cependant ce nom dit bien ce qu'il veut dire....
-Attends, papé, avant que tu t'expliques, je veux savoir combien je t'aime.
-Que fais-tu ?
-J'enlève un premier pétale et je dis : Je t'aime puis un deuxième
et je dis :un peu puis un troisième et je dis : beaucoup et puis un quatrième
et je dis :passionnément. Je continue avec un cinquième pétale
et je dis..
-Arrête ton petit jeu parce que je sais que tu m'aimes beaucoup mais je
suis aussi ravi que tu sois tombée, de toi-même, dans ce piège.
C'est la cinquième erreur que tu allais commettre.
Ce n'est pas que je me réjouisse que tu te sois mise dans un mauvais pas
mais ça va me permettre de justifier le nom de «Composée»
donné à cette fleur. En arrachant, dis-tu, le premier, le deuxième,
le troisième, le quatrième et le cinquième pétale,
tu n'arrachais pas de pétales mais, à chaque fois, toute une fleur.
-Toute une fleur ?
-Eh oui, la marguerite est «composée» d'un grand nombre de
fleurs. D'abord ces grandes languettes blanches que tu as prises pour des pétales
et puis ces centaines de petits tubes qui forment le tapis jaune du centre.
-J'ai beau regarder de prés ces languettes blanches, je n'y vois pas des
apparences de fleurs.
-Dans la partie haute se dessinent trois lobes ou trois dents, si tu préfères.
Ce sont les pétales de cette fleur qui se sont soudés entre eux.
Dans la partie basse on devine un tout petit pistil mais sans ovaire car se sont
des fleurs stériles.
-Et tu dis, qu'au milieu , ce tapis jaune, ce sont d'autres types de fleurs ?
-Oui, elles sont franchement différentes. Dans chaque petit tube à
5 pétales jaunes se trouvent 5 étamines qui sont traversées
par 5 pistils. Tu devines la taille de plus en plus réduite de ces éléments
qui s'enchâssent. Alors que sur le pourtour ne s'alignent qu'une vingtaine
de fleurs blanches, ici, au centre, elles s'entassent par centaines.
-La Nature a voulu encore faire, avec cette famille, de la « miniaturisation
», comme tu dis.
-Et, en plus , de la concentration organisée, comme si, après avoir
organisé ses plantes par ci par là comme des gens disséminés
dans la campagne elle avait voulu les rassembler dans un ville.
Quand, autrefois, l'homme était isolé, il devait, à lui seul,subvenir
à tous ses besoins. Tu n'as peut-être pas connu de ces paysans qui
se faisaient le pain, qui construisaient leur maison, qui se fabriquaient leurs
outils, qui se taillaient leurs vêtements..
-On m'a parlé d'un arrière-grand- oncle qui vivait de la sorte.
-Les famille qu'on vient de voir: Les crucifères, les ombellifères,
les labiées, les papilionacées se comportent comme faisait ton arrière-grand-oncle
tandis que les composées ont leurs spécialistes comme nous avons
ceux de nos villes.
Les fleurs blanches du pourtour ont pour métier de faire appel aux insectes.
Elles n'ont pas à se préoccuper de faire des enfants et, d'ailleurs,
elles sont stériles. Elles travaillent pour le compte des fleurs jaunes
du centre.
-Ce sont des esclaves ?
-Si tu veux, mais disons plutôt qu'elles font partie de l'organisation d'une
société. On retrouve cette façon de faire chez les animaux
sociaux comme les abeilles. Chacun a sa tâche et tout le monde travaille
pour le bien commun, c'est à dire la reproduction de l'espèce...
Tu te souviens du grand commandement ?
-Oui, croîssez et multipliez-vous !
Même après les millions d'années d'évolution c'est
toujours la même et unique loi. Mais pour que toutes ces fleurs fonctionnent
au mieux de l'intérêt général il faut un règlement,
il faut une organisation.
-Qui commande cette organisation ?
-C'est comme pour les soixante mille abeilles d'une ruche, il n'y a aucun chef,
même celle qu'on appelle : la reine, doit obéir comme tout le monde.
-A qui ?
-On ne sait pas. C'est le mystère de l'organisation de l'univers.
-Comment fonctionne la marguerite?
-Tu connais le rôle des grandes fleurs du pourtour. La vie durant,elles
font signe aux insectes pour les inviter à se poser sur le tapis jaune
du centre où se presse cette multitude de fleurs à polliniser. Celles-ci
n'essayent pas de supplanter leurs voisines ou d'avoir un comportement particulier.
C'est un peu comme à la caserne, on s'exécute au coup de sifflet.
D'abord c'est le rang qui se situe le plus à l'extérieur qui reçoit
un commandement : «Déployez vos étamines et vos sacs à
pollen!» Les pistils, eux, restent enfouis dans les profondeurs. Pendant
ce temps les fleurs centrales doivent se tenir immobiles, comme des soldas au
garde-à-vous, sans broncher ni des étamines ni du pistil.
Répondant aux signaux des grandes bannières blanches du pourtour
les insectes arrivent et piétinent allègrement le pollen des fleurs
ouvertes. Comme il n'y a pas de pistil apparent, il n'y a aucun risque de féconder
sur place les fleurs de la maison. On respecte la règle en n'accomplissant
que, hors du circuit, la pollinisation sur des fleurs étrangères,
ce qu'on appelle : la pollinisation croisée. Que penses-tu de cela ?
-Que la Marguerite répond tout à fait à ce que réclame
la Nature depuis l'apparition de la sexualité.
-Parfait! Parfait ! Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et nous
sommes heureux de voir la Nature exécuter à la lettre le règlement
des théories
qu'elle avait établies.
Mais, attention au retour du bâton! Que se passe-t-il en deuxième
temps ?
-Je suppose que les fleurs du centre vont s'ouvrir.
_Oui, leur pollen va jaillir de leurs étamines mais sur celles du pourtour
apparaissent les pistils. Les insectes, à nouveau convoqués, ne
vont plus respecter les conventions de la pollinisation croisée. Ils vont,
par leurs piétinements, auto-féconder la marguerite puisqu'aucune
protection, aucun retard n'empêche plus de se répandre sur les pistils
voisins.
-C'est alors la catastrophe ?
-Pas du tout. Nous, les hommes, ne comprenons plus très bien les règles
du jeu et devons avouer qu'on n'a pas encore deviné les secrètes
intentions de la Nature. C'est un coup sur le bec de ceux qui croient avoir tout
découvert des lois de la Nature et qui veulent les enfermer dans leur propre
logique.
-Eh bien ! Ta démonstration pour cette dernière herborisation, n'engage
guère à l'étude d'une botanique aussi contradictoire.
-Tout au contraire, ma petite Alice. Au fond, je ne suis pas mécontent
qu'au lieu de t'avoir guidé dans les labyrinthes de la Systématique
nous ayons pris ensemble du large et de la hauteur, ça te donnera plus
tard, plus d'assurance pour affronter des parcours difficiles»
En s'écoutant parler, le professeur Systématicoïdes se demandait
si ce n'était pas à lui-même qu'il adressait son discours.
En réalité il n'avait jamais trop pris le temps de réfléchir
sur tous ses aspects de la botanique qui n'avaient rien à voir avec la
logique des déterminations de genres, d'espèces, de variétés
et de sous-variétés.
En conversant avec Alice et surtout en donnant au Papé-papou la préséance
il avait été quelque peu contraint de voir autrement les choses.
Actuellement il se demandait si ce n'étaient pas ces nouveaux points de
vue les plus importants. Il prit Alice pour l'emmener un peu plus loin .
« Comme le temps ne nous permet pas de prolonger cette conversation sur
les autres sous-familles, les Tubuliflores, c'est à dire celles uniquement
porteuses de fleurs à tube comme le Chardon et le Circe et les Liguliflores,
uniquement porteuses de ligules ou languettes comme la Chicorée, nous allons
quand même, en rentrant à la maison, faire une petite halte devant
chacune d'elles.»
épineuses...
- «Tiens,dit-il à Alice, voici des représentant de Tubuliflores.
Il est facile de s'en rendre compte en épluchant un à un leurs petits
tubes roses.
-Tu me dis que les uns sont des Chardons et les autres des Circes. Comment les
reconnaître, ils se ressemblent tant ?
-Je me doutais que tu me poserais la question. Tu vois, en botanique, les différences
sont parfois très ténues. On dit de certaines différences
qu'elles ne tiennent qu'à un cheveu. Là, c'est à une partie
de cheveu.
-C'est pour ça que tu portes toujours sur toi une loupe
-Cette fois, elle nous sera indispensable. Au début de nos premières
herborisations je te disais que le botaniste a surtout recours à la fleur
pour pouvoir déterminer la plante. Mais je t'ai dit ensuite que,comme le
policier, il fallait ne négliger aucun indice dans l'enquête.
Oui, il faut parfois examiner les feuilles, les racines, le fruit.
Ici ce n'est pas au fruit proprement dit qu'on s'en prend mais à son aigrette,
cette petite touffe de poils qui se hérisse au sommet, signe de la maturité.
-Peut-être faut-il apprécier cette aigrette en mesurant sa hauteur
ou son épaisseur ?
-C'est encore plus chinois. Il faut en prélever une des soies et la regarder
de profil. Naturellement une telle observation ne peut se faire qu'à la
loupe. Si cette soie est simple et lisse, elle appartient au Chardon, si elle
est ramifiée, c'est à dire si elle est hérissée, de
part et d'autre, de petits poils de barbe, c'est la soie d'un Circe.
Tu vois que,parfois, la détermination se fait par un détail minuscule.
-Eh bien , j'aime ça. J'aime maintenant pousser les enquêtes à
fond . D'ailleurs, chaque fois que je verrai un Chardon ou un Cirse mon premier
mouvement sera de découvrir son identité par le bout du poil de
son aigrette.
-Tant mieux, c'est un réflexe de botaniste que de s'intéresser à
des détails aussi infimes. On ne peut entrer dans ce monde là que
par de petites portes. Il faut pour cela avoir pris l'habitude de fixer son attention
sur les plus petites choses. Je te dirais que c'est un exercice bien utile dans
la vie, tu finiras par regarder les choses et les gens à la loupe. Tu feras
alors la découverte d'un univers inconnu dont tu ne pouvais soupçonner
l'existence.
Pouvait-il trouver meilleur commentaire pour la préparation au difficile
accès de la Systématique ? Systématicoïdes avait désormais
devant lui un enfant qui avait acquis la souplesse du mouvement, l'acuité
de la vue, la concentration de la pensée et qui ne flottait pas dans le
vide de l'ennui comme le faisaient Amanda , Julien, Claire, Sophie et Gaétan.
N'était-ce pas dommage de le quitter dans un tel état de grâce
?
L'heure avançait et pour cette dernière herborisation le professeur
Systémaaticoïdes avait prévu de la terminer en beauté.
Il fallait d'abord épuiser le sujet du jour en exposant cette sous-famille
des Liguliflores.
Comme il avait un projet bien précis sur la finale de ses leçons
botaniques il emmena Alice des buissons de Chardons et de Circes sur un sentier
qui devait les conduire devant une des plantes-modèles des tubuliflores:
la Chicorée.
Le long du parcours,intentionnellement, il décrivit cette plante sans enthousiasme
et même avec un peu de mépris:
-Elle pousse le long des chemins et peut surprendre par son aspect difforme.
Des auteurs de flore la décrivent même comme squelettique avec ses
tiges tortueuses et raides où s'accrochent quelques moignons de feuilles.
Certains l'ont même surnommée : «La laideronne». Sa fleur
est quand même le modèle des liguliflores, elle est du même
type que les faux pétales de la Marguerite. Avec cette différence
toutefois que ceux-ci possèdent étamines et pistils.
As-tu déjà eu l'occasion d'en rencontrer ?
-Tu sais, en ville, il m'est difficile de faire connaissance avec les plantes
sauvages .
-Tant mieux, pensa Systématicoïdes;
Ils étaient arrivés au terme de leur promenade et il suffisait de
franchir le fossé pour se trouver en présence du massif de chicorée.
«Les voilà ! cria Systématicoïdes en soulevant
sa petite-fille à bout de bras.
Alice poussa alors un cri d'admiration et, se dégageant brusquement des
bras de son grand-père, sauta le fossé et demeura statufiée
de ravissement devant la plante apparue.
-Que penses-tu de cette rencontre ? Dit Systématioïdes
-je n'ai jamais vu un bleu aussi vif, aussi lumineux.
-C'est vrai, c'est une teinte qui n'a pas d'équivalent dans la Nature,
c'est un bleu unique sous nos climats.
Nous qui sommes maintenant des habitués de la loupe, contemplons une de
ces fleurs derrière un verre grossissant. Ses éléments sont
organisés comme dans la rosace d'un vitrail de cathédrale et dans
cette seule couleur qui étonne tant. Chaque ligule rayonne d'une façon
égale et se termine par une crénelure, celle d'une roue dentée,
le rouage, pour l'instant immobile, prêt aux tournoiements. Au centre étamines
et pistils flambent comme les flammes courtes et azurées du gaz..
Te souviens-tu,Alice, de la première couleur aperçue, le premier
jour de nos herborisations ?
-Oui, le rouge, avec le Coquelicot. J'ai d'ailleurs la même admiration pour
ces deux fleurs. Elle me donnent le même choc.
-Figure-toi que de passer du rouge au bleu c'est traverser l'étendue du
spectre solaire. Avec le rouge nous étions au plus bas, dans les balbutiements,
les hésitations, les piétinements. Mais aussi dans le feu, le sang,
les ardeurs, les violences, les passions, les révolutions. Avec le le bleu
nous sommes à la limite des choses, dans la sérénité,
dans les accomplissements. Nous sommes au zénith, au plus haut du ciel,
à la frontière de l'au-delà, dans la mystique.
Le bleu est aussi le symbole de la fidélité, du souvenir. On raconte
cette histoire au sujet d'une autre fleur bleue, le Myosotis. Un couple d'amoureux
longe la rive d'un cours d'eau. L'homme, en hommage à sa bien-aimée,
se penche pour ramasser des fleurs de Myosotis. Il se penche tant qu'il se noie
dan la rivière. Alors, cet homme qui ne veut pas entraîner dans la
mort avec lui son acte d'amour lance sur la berge son bouquet de fleurs bleues.
Depuis, dans toutes les langues d'Europe, le Myosotis est appelé : «Ne
m'oublie pas ! ».
vif, aussi lumineux... -C'est vrai, c'est une teinte
qui n'a pas d'équivalent dans la nature, C'est un
bleu unique sous nos climats...
-Mais, papé, nous nous reverrons sans doute prochainement. Je voudrais
alors qu'on continue nos promenades botaniques et qu'on aborde même la Systématique.
-Que tu es gentille, ma petite Alice, mais si j'ai pu te donner quelque envie
d'entrer dans le monde des plantes crois bien que toi tu m'as rendu un bien plus
grand service.
-Quel service puis-je rendre moi qui ne sais rien et qui ai tout à apprendre
?
-De mes trente années d'enseignement je n'ai jamais connu que la monotonie
des manuels, que la fade odeur des laboratoires, que les tristes murs de l'amphihéâtre.
Grâce à toi j'ai redécouvert tout ce que je savais mais, cette
fois, avec une âme d'enfant.
Oui, Alice c'est à moi de te dire :merci.»
C'était dans l'après-midi du lendemain que Alice devait rejoindre
le domicile de ses parents. Ce départ préoccupait tellement le grand-père
que, dès les premières heures de la matinée, il s'était
rendu dans la chambre de sa petite-fille :
« Ma petite Alice, je n'ai pas bien dormi cette nuit car je craignais
de te laisser repartir sans te redire combien je compte sur ton retour ici aux
prochaines vacances. J'aimerais que ensemble nous reprenions nos promenades dans
la campagne et surtout que tu y retrouves le même plaisir que, lors de ces
parcours,tu manifestais.
-Regrettes-tu de n'avoir pas pu aborder, avant mon départ, cette fameuse
« Systématique »à laquelle tu faisais, de temps en temps
allusion ?
-Peut-être oui, peut-être non...mais, tu sais, à la réflexion,je
n'avais pas l'intention d'entreprendre cette initiation ces jours prochains. J'envisageais
de faire une pause dans notre comportement qui, chez moi, a sensiblement évolué.
Si tu as beaucoup appris, je t'avoue que moi aussi, de ta part, j'ai reçu
beaucoup d'enseignement.
-D'enseignement ?
-Oui,celui de découvrir avec toi la nature avec des yeux d'enfant.
-N'as-tu pas, toi aussi, été un enfant ?
-Peut-être mais c'est si loin, j'ai l'impression d'en avoir perdu la mémoire.
-Qu'ai-je pu te révéler et que tu aurais oublié ?
-L'étonnement, ma petite Alice, l'enthousiasme. Tu apprendras que ce mot
vient du grec et qu'il signifie : révélation divine, découverte
d'un secret de l'au-delà. Ce don est surtout réservé aux
enfants et à ceux qui leur ressemblent, les poètes par exemple.
-Je ne te savais pas poète, papou.
-Avec toi, je le suis un peu devenu. Et c'est pour cela que je souhaiterais faire
une pause dans nos dernières considérations qui, jusqu'ici, sont
bien prosaïques, bien communes.
Je me suis rendu compte qu'avant de s'étonner des prouesses de la science
botanique il faut, comme toi, d'abord s'émerveiller de la beauté
des plantes.
C'est par ce biais qu'il faut les aborder. Avant le contact de l'intelligence,
de la raison il faut que intervienne celui du cœur. C'est ce que tu m'as
fait constater à cause de ton admiration, dès le premier jour, pour
le Coquelicot et, lors de notre dernière herborisation, pour la Chicorée.
Si avec Amanda, Julien, Claire, Sophie et Gaétan j'ai vite constaté
leur désaffection de l'approche des plantes c'est que nous avions emprunté
un mauvais chemin pour faire leur connaissance. Je ne voudrais plus commettre
la même erreur avec toi. Tu es, d'ailleurs ma dernière chance.
-Que signifie : «ma dernière chance ?»
-je te l'ai peut-être déjà avoué. Mon plus grand regret
serait de ne pas laisser au moins à l'un des miens ce qui fut la passion
de ma vie, l'amour des plantes.
-C'est bien ce à quoi tu t'appliques depuis le début de mon séjour
ici.
-Je te remercie, ma petite Alice, aussi ne faudrait-il pas, cette fois-ci, comme
pour tes cousins et cousines, rater ce qui devrait être le bon moyen d'y
parvenir. Avant de reprendre le parcours que nous avons amorcé, nous allons
momentanément l'interrompre et réfléchir à la façon
de le poursuivre autrement, lors de nos prochaines rencontres.
-Si, à la différence de tes cousins et cousines tu n'as pas succombé
à leur maladie de l'ennui c'est que tu as bénéficié,
presque au départ,de la rencontre du Coquelicot qui a été
pour toi, comme ce fut le cas dans la conversion de Saint Paul, par le miraculeux
Chemin de Damas
-Un Chemin de Damas ?
-Oui, c'est vrai. Actuellement, à l'école, on ne fait plus allusion
à ce fait, pourtant «historique» qui est à l'origine
de cette expression, signifiant la révélation éblouissante
d'une vérité ignorée et qui devient subitement évidente.
Je t'en ferai plus tard le récit. Pour toi cette vérité ignorée
et soudain révélée c'est la rencontre du Coquelicot et quelque
temps plus tard, celle de la Chicorée. Grâce à cette double
révélation ta connaissance des choses et, en particulier celles
des plantes,a, comme on dit en mathématiques, «changé de signe».
Tu auras connu ,comme Saint Paul, mais, toi, dans ton tout premier âge,
le phénomène métaphysique de «la Transcendance».
(Ne cherche pas, actuellement,à en savoir davantage, tu le découvriras
plus tard mais tu auras sur tes contemporains une bonne longueur d'avance.)
Je t'avais prévenu que parfois les termes de mon langage se tiendraient
un peu au dessus du niveau habituel de celui réservé aux enfants.-Jusqu'ici,Alice,
malgré quelques passages à vide, tu ne semblais pas perdre le fil
de mes propos.-
Pour prendre un exemple de la situation où tu te trouves je l'emprunterais
à l'Eglise. Elle octroie aux tout jeunes baptisés un privilège
dont la plupart n'en apprennent la dimension que beaucoup plus tard ou même
en demeurent à jamais ignorants: Celui d'être nés entachés
d'une souillure originelle et qui, par la grâce du baptême, en sont
purifiés.
-Oh la la, papou ! Je crois que, cette fois,la barre a été placée
trop haute et je ne sais si je pourrai la sauter.
-Ca n'a pas d'importance. L'essentiel est que tu me fasses confiance. Saute !
Je suis de l'autre côté du sautoir et, sûrement,je te recevrai
dans mes bras. Mais, pour l'instant, envisageons l'éventuel résultat.
Grâce au «rouge» du Coquelicot et au «bleu» de la
Chicorée, tu as connu un aspect nouveau de ces fleurs, une connaissance
idéale, sublimée, à qui tu témoignes d'ailleurs davantage
de considération. Ce qui engendrera un besoin de mieux les connaître
et plus tu les connaîtras plus tu les aimeras.
Tu vois, ce saut dans l'inconnu te fait envisager une autre façon d'estimer
le monde des plantes.
Si, par exemple on examine, comme tu l'as fait, les plantes par la coloration
de leurs fleurs on leur découvre des vertus qui davantage les personnalisent.
Considérons les fleurs rouges sur le plan symbolique ( et c'est surtout
ainsi qu'elles sont perçues) elles évoquent le dynamisme, l'énergie,
la générosité, la pulsion du désir. Les fleurs bleues
qui, sur l'échelle du spectre, sont à l'opposé, donnent plutôt
des impressions de fraîcheur, de pureté, d'apaisement, de calme,
elles invitent à l'évasion spirituelle.
Voilà des notions assez éloignées d'abord de la physique
mais aussi des mathématiques, de la logique et peut-être même
de la simple raison. Ce cheminement hors des parcours traditionnels nous dirigent
plutôt vers la philosophie et, en franchissant la frontière de la
transcendance, déboucherait dans la mystique où la botanique côtoierait
les Arts et les Religions.
Je comprends , Alice, à ton regard un peu perdu, que tu refuses de me suivre
dans des domaines aussi mystérieux
-Tu sais, papou, je te fais confiance et voudrais bien te suivre mais je me demande,
quand même, si il ne faudrait pas mieux revenir tout simplement à
la botanique.
-Tu as raison. Si je t'ai fait entrevoir la possibilité de nous perdre
dans les nues c'est pour mieux te faire apprécier notre habitat présent
qu'on appelle : «le plancher des vaches» et qui nous est commun avec
les plante. Soyons leur reconnaissants de nous servir de guide dans l'exploration
de notre commun univers. Suivons leurs propres démarches qui, avec leurs
racines,explorent les profondeurs de la terre, accompagnons les dans l'ascension
de leurs tiges ou de leurs troncs, dans les élaborations de leurs sèves,
épanouissons-nous avec elles dans leurs ramures et dans l'expansion de
leur feuillage.
Nous ne sommes qu'au début de cette quête et prenons exemple de leurs
longues patiences et de leur courage.
Qu'en penses-tu, ma petite Alice ?
-Je pense qu'à t'entendre j'ai encore une longue route à parcourir,
que je dois continuer mes observations, à écarquiller les yeux sur
ma loupe- je dois regarder au plus loin possible, au delà de mes flores,
de mon herbier de débutante. Et, comme on ne se lasse jamais de regarder
le ciel, d'envisager quand même de connaître le summum de la botanique
et que, pour en finir, après que tu m'auras emmené aux dernières
limites, nous abordions enfin à cette dernière leçon de botanique
que tu dis si nécessaire,si importante,si essentielle, si indispensable...
-Oui, l'indispensable Systématique !Oui, il en sera plus que jamais question
car tu es engagé sur le bon chemin et quand il faudra t'empoigner avec
elle tu te rendras compte que tes nouvelles dispositions t'aideront dans ce combat.
Comme compagnon de route je te conseille d'adopter Saint Augustin , l'éminent
philosophe, le grand inspiré de l'au-delà, qui a proclamé
: « Ama et fac quod vis »qu' on traduit habituellement « Aime
et fais ce qu'il te plaît» et que j'interprète plutôt
par : «Aime et ce que tu as à faire deviendra relativement facile».
C'est ce que tu vérifieras, du moins je le souhaite, quand tu te décideras
à entreprendre de déchiffrer les premières énigmes
de ce sphinx de la botanique.
Equipé désormais des ailes de l'amour, j suis persuadé que
ce parcours , réputé ingrat et pénible t'apparaîtra
profitable et même agréable.. C'est le vœu que je formule et
que, connaissant tes dons naturels , je sais que tu les développera s jusqu'à
la fin de tes jours.
Quant à moi, une fois disparu, m'exprimant comme un romain, mes mânes
se réjouiront de voir satisfait mon ardent désir d'avoir transmis
mon amour des plantes à l'un de mes petits enfants qui saura, je l'espère,
le transmettre à son tour.,. »
Le lendemain soir,après le départ de leur petite-fille, les grands
-parents se trouvaient face à face:
-Alors, Systématicoïdes, dit la grand-mère, as-tu réussi,
cette fois, mieux qu'avec Amanda, Julien, Claire, Sophie et Gaétan, à
enseigner ta doctrine à notre petite Alice?
-O oui, dit le grand-père,dont le regard s'embuait d'attendrissement. Nous
avons, Alice et moi, parcouru non seulement les plus abrupts chemins de la botanique
mais la petite m' a entraîné bien au-delà.
Systématicoïdes ne répondit pas. Il redevenait le monsieur
Seguin du premier jour qui avait craint pour sa chèvre Blanchette , ivre
de liberté. Aujourd'hui au lieu de la retenir dans les limites de la Systématique;
c'est lui qui, maintenant la suivait, heureux de connaître d'aussi agréables,
d'aussi vastes ,et d'aussi nouveaux champs de fleurs.