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Ah qu'elle était jolie la petite chèvre de monsieur Seguin

Ah! Qu'elle était jolie cette petite Alice...

Comme monsieur Seguin avec ses chèvres, le professeur Systématicoïdes n'avait pas de chance avec ses petits-enfants. Successivement, trois filles et deux garçons que lui avaient confiés leur père et mère, pendant le temps des vacances, s'étaient tellement morfondus chez lui que les parents avaient dû les reprendre avant la fin des congés .

Originaire de la région du nord de la France, le professeur Systématicoïdes avait enseigné, pendant de très nombreuses années, la botanique aux étudiants de l'université de Toulouse. En raison de son âge il ne professait plus mais il s'était tellement attaché à cette région qu'il avait décidé d'y demeurer le reste de ses jours. Il vivait retiré dans une vaste demeure campagnarde où il pouvait recevoir sa nombreuse famille et ses amis botanistes.

C'était un homme qui avait exercé patiemment plus de trente ans, ayant répété inlassablement les grands principes et les lois du règne végétal. Très lié à la discipline classique de cette science exacte il exigeait de ses élèves une démarche aussi rigoureuse et aussi précise que celle des rouages d'une mécanique. Il avait habitué chaque génération d'étudiants à la gymnastique quelque peu acrobatique de la méthode d'identification des plantes. Il allait souvent répétant : « Il n'y a qu'un procédé pour sortir du labyrinthe des familles, genres, espèces et variétés du règne végétal, c'est la systématique. C'est pour cette raison que ses étudiants, l'ayant pris au mot, lui appliquait cette appellation, ajoutant le radical oïdes que les botanistes accordent volontiers à certaines plantes et qui leur donnent un panache de pédanterie un peu ridicule. Ce surnom lui avait tellement collé à la peau que son entourage et même sa famille le lui servaient à l'occasion.

Le professeur, en dehors de ses fonctions, avait été un bon père de famille et se trouvait actuellement le plus grand-paternel de tous les grands-pères de sa génération. Il avait accumulé un fond d'anecdotes qu'il réservait aux plus petits, les asseyant sur ses genoux pour les leur raconter et les tenant charmés pendant des heures.

Autant avec ses étudiants il était rigoureux, austère et souvent ennuyeux,autant avec ses petits-enfants il était fantaisiste, gai et toujours distrayant. C'était un homme ou plutôt il y avait en lui deux hommes bien distincts, le professeur Systématicoïdes et Papé-papou avec ses petits-enfants, diminutif admis de grand-père paternel. Si, avec ses étudiants il avait montré bien rarement le bout de l'oreille de Papé-papou, avec ses petits-enfants, lorsqu'il entreprenait de les endoctriner de botanique, le professeur Systématicoïdes faisait trop souvent une déplaisante apparition. C'était d'ailleurs la raison de ses échecs successifs dans l'enseignement qu'il s'obstinait à donner à ses petits-enfants.

Le pauvre homme était désolé car il éprouvait de plus en plus de nostalgie pour cette science des plantes qu'il ne pratiquait plus qu'en solitaire et qu'il aurait voulu continuer à partager. Ce qui aurait consolé son vieux cœur de papé c'eût été de transmettre sa passion aux siens et surtout aux plus petits. Cet espoir naissait chaque fois que son fils ou sa fille lui envoyaient, à l'occasion des vacances, un ou plusieurs des petits-enfants. Pendant ces dernières années il avait reçu successivement Amanda, Julien, Claire, Sophie et Gaétan avec un même désir de les initier. Les jours de beau temps il emmenait son ou ses petits élèves à travers champs, bords des routes et talus, revenant avec une gerbe de plantes à identifier. Pendant la promenade tout allait bien et les gambades champêtres étaient joyeuses. Au retour, quand il fallait décortiquer chacune de ces fleurs et, tout en se référant à une liste de noms savants, étiqueter la plante martyrisée, l'enthousiasme était vite éteint.

Il avait essayé de modifier sa méthode. Ainsi pour rendre moins monotone ce parcours, plein de chausse-trappes, où il fallait aboutir, de questions en questions, à des réponses en latin et en grec, il avait inventé des récompenses, qu'il distribuait aux gagnants. Les sucres d'orge, les caramels et autres friandises ne réussissaient pas à guérir ses petits-enfants d'un ennui qui les gagnait de jour en jour dans ces séances de botanique.

Systématicoïdes n'avait jamais remarqué ces phénomènes chez ses étudiants. Certes ceux-ci ne manifestaient jamais de visible satisfaction à son endoctrinement mais ils demeuraient appliqués et leurs regards ne manifestaient pas de désintéressement.

Chez ses cinq petits-enfants ses leçons de botanique provoquaient les mêmes symptômes. Dans les premiers jours leurs petites têtes se braquaient sur lui et semblaient avides de ses paroles puis, les jours suivants,les yeux se levaient au plafond et s'égaraient sur les vitres des fenêtres. Leurs regards, si vifs, si gais, si heureux se comportaient comme des fleurs coupées dans un vase qui, manquant de plus en plus d'eau, perdaient leur éclat, se penchaient puis se fanaient misérablement.
Après chaque vacance, quand Papou—Systématicoïdes voyait repartir, tour à tour, Amanda, Julien,Claire,Sophie et Gaétan, il se sentait, toutes les fois, le cœur serré. Chacun de ses petits-enfants contractait donc cette même maladie de l'ennui que semblait leur inculquait la botanique. Etait-il condamné à ne pas pouvoir transmettre cet héritage qu'il considérait comme le plus précieux de ses biens ? Non, il avait encore une chance avec l'arrivée de la dernière de ses petites-filles, Alice.

Sans qu'il eût pris conscience de la similitude de sa situation avec celle du conte d'Alphonse Daudet, le professeur Systémacoïdes, en voyant surgir devant lui la petite fille Alice, eût la la même exultation que M. Seguin devant sa chèvre Blanchette. Ah! Qu'elle étai jolie cette petite Alice, avec ses profonds yeux bleus sur lesquels de grand cils frémissaient, avec sa crinière blonde qui lui descendait jusqu'aux épaules, avec sa légère et lumineuse toilette d'été et avec, aux pieds, cette paire d'espadrilles catalanes qui la rendaient légère comme si elle se trouvait constamment soulevée du sol.

Et, de plus, Papé-Papou savait combien cette enfant de huit ans était agréable en société, serviable pour ses parents, attentive en classe, pétillante de gaieté et d'esprit et, de surcroît, particulièrement douée pour les études. Bref,un amour rêvé de petite-fille !

Aussi non et non !Cette délicieuse Alice ni Papé-Papou, ni le professeur Systématicoîdes n'en seraient frustrés. Ils allaient l'un et l'autre s'y employer.


Le coup de foudre pour le Coquelicot

La nuit précédant la première promenade botanique avec Alice, le professeur Systématicoïdes avait bien réfléchi.

Regarde dans ce pré cette multitude de coquelicots...

Il était décidé de partir avec Alice du bon pied pour ne pas subir les échecs essuyés avec Amanda, Julien, Claire, Sophie et Gaëtan.

Cette fois-ci, au lieu de guider la promeneuse, il la laisserait partir devant au gré de sa fantaisie et c'est elle qui cueillerait les quelques fleurs de son choix. Arrivé sur le terrain quelle ne fut pas la stupéfaction du professeur Systématicoïdes quand il entendit Alice déclarer :

-« Ce que j'aimerais c'est de pouvoir donner un nom à toutes les plantes que je rencontre.

-« Belle ambition pour une fille de huit ans ! Répondit Systématicoïdes, mais c'est une grande entreprise. Qu'est-ce qui te fait croire que tu pourrais réussir ?

-Parce que je les aime. Tiens, tu vois cette fleur sur le talus, je suis contente de savoir déjà qu'elle s'appelle : Coquelicot.

-Sans doute...sans doute... »


Le professeur Systématicoïdes, tout en savourant discrètement sa joie, se rappelait ses consignes de prudence. Dans ses parties de pêche il savait bien que lorsque le poisson a mordu à l'hameçon il vaut mieux parfois le laisser filer dans son sens.

-Ce mot de Coquelicot t'évoque-t-il quelque animal que tu connais ?

-Le coq ?

_En effet. Regarde dans ce pré ces quelques Coquelicots dont la couleur éclate dans la verdure, on dirait des crêtes de coq au milieu d'un poulailler. »


Pendant qu'elle contemplait l'image qu'avait fait surgir la comparaison,

Systématicoïdes estima qu'il était peut-être temps de mettre un peu plus au net ce flou artistique :

« Ce nom de Coquelicot est une façon à nous, les Français, de le nommer. Pour être complet il faudrait dire : Pavot Coquelicot »

Il hésita un moment puis s'enhardit :

-Mieux encore, il faudrait lui donner son vrai nom en latin.

-En latin et pourquoi ?

-Parce que c'est une entente entre ces grands savants du monde entier, les botanistes qui, depuis longtemps, parlent cette langue universelle, le latin. C'est

aussi la langue des fleurs.

-Comment appellent-ils le Coquelicot ?

-Ils lui donnent deux noms. Toi aussi, d'ailleurs tu as deux noms, ton prénom et ton nom propre. Le premier, pour les plantes, est pour désigner ce qu'on appelle le genre et le second, ce qu'on appelle l'espèce. Pavot-Coquelicot se dit : Papaver Rhaeas.


C'était peut-être déjà un premier faux-pas. Pourquoi aller si vite ? Mieux valait mieux quitter ce genre de discours et aborder d'autres considérations .

-« Sais-tu, Alice, qu'à partir de maintenant,puisque tu l'as nommée, cette plante commence seulement à exister pour toi.

-Et comment cela ?

- Parce que, désormais, cette plante est sortie de l'anonymat, c'est à dire de l'obscurité, du néant. Tu l'as créée, du moins à ton intention.»


Comme Alice le regardait avec ses grands yeux bleus interrogateurs, Systématicoïdes poursuivit :

-«Connais-tu l'histoire de la création des animaux ? D'après la Bible, dans son premier chapitre intitulé : «La Genèse», quand Dieu eut créé les animaux il amena ceux-ci au premier homme, c'est à dire : Adam, qui «désigna par leur nom tout bétail, tout oiseau du ciel et toute bête des champs». Sans doute que Dieu amena Adam aussi devant chaque plante pour qu'il coopère de la même façon à la création du règne végétal, en donnant un nom à chacune des plantes .

-Tu vois, Alice, ce que nous faisons aujourd'hui, donner un nom, c'est collaborer à la création.»


Alice soupira puis déclara :

-«Papaver c'est quand même un drôle de nom.

-Il faut toujours essayer, dans la mesure du possible de savoir la raison d'une appellation. On dit alors qu'on fait appel à l'étymologie. Elle nous apprend que Papaver est tiré d'un mot celtique : «Papa» qui signifie : bouillie. A une certaine époque on mêlait des grains de papaver à la bouillie des enfants pour les aider à mieux s'endormir. Tu vois, par l'étymologie, on découvre une vertu de cette plante, celle de donner le sommeil.

On va bien retenir ce mot de papaver parce qu'il va désigner toute une série de plantes qui ont un même air de famille. On dit d'ailleurs qu'ils sont de la famille des Papavéracées.



Un coup d'œil sur sa petite élève fit comprendre au professeur qu'il avançait trop vite sur cette route périlleuse. Il fit aussitôt marche arrière :

-« Mais ce n'est pas parce qu'il est de la famille des Papavéracées que tu as choisi de me désigner le Coquelicot ? C'est pourquoi ?

-Parce qu'il me plaît, parce qu'il est beau.

-Eh oui, tu as raison, je n'y avais pas pensé. Le Coquelicot a d'abord le mérite d'être beau. C'est une qualité importante qui ne laisse personne insensible. Des fois, on dit : «Ce n'est pas une parole d'évangile». La beauté des fleurs des champs en est une : «Regardez les fleurs des champs, y est-il écrit, celles-ci sont plus somptueusement vêtues que ne l'était le roi Salomon dans toute sa splendeur».

-Pourquoi les fleurs des champs sont-elles si belles? Est-ce pour nous plaire ?

-En partie sans doute. Le monde créé n'est pas qu'une mécanique insensible. L'harmonie de ses formes, l'éclat de ses couleurs, la suavité de ses parfums ne peuvent que nous émouvoir. Cependant le déploiement des charmes de la fleur a un but intéressé dans ses relations avec les insectes.

Je t'en parlerai plus tard mais il faudrait d'abord que tu saches comment les plantes font partie de ce grand concert de l'univers et qu'on appelle l'écologie.

Si tu savais comment s'est organisé le monde végétal tout s'éclairerait mieux pour toi, bien des mystères se dissiperaient. Alors, plus tu connaîtras, plus tu aimeras et plus tu aimeras, plus tu désireras connaître.»


La plus vieille histoire du monde

Ni le professeur Systématicoïdes ni Papé-Papou n'étaient mécontents de cette première herborisation avec Alice. Si le professeur avait réussi à faire avancer de quelques pas son élève sur le sentier botanique , le grand-père avait allègrement gambadé dans la fantaisie. Pour la prochaine entrevue il n'était toujours pas question encore d'entrer dans les engrenages de la Systématique et c'était plus au grand-père qu'au professeur de donner la cadence.
Comme prévu il ferait le récit d'une longue histoire, celle de l'évolution des plantes depuis la création du monde. Ce programme convenait d'autant mieux que cet après-midi là un orage se leva soudainement sur le pays et obligea le grand-père et la petite-fille à demeurer enfermés dans la véranda. En désignant ce décor idéal au préalable de son histoire, Systématicoïdes déclara :

...Et sous ce ciel d'orage pas de terre,
rien que l'immensité se de l'eau...

-Vois, Alice, la couleur sombre du ciel traversé d'éclairs aveuglants et entends les grognements sourds ou éclatants du tonnerre. Tu n'as pas peur, j'espère ?

-Non, mais, comme dit Mamé, c'est un méchant orage.

-Eh bien, figure-toi que le ciel soit encore plus noir, que les éclairs ne cessent de jaillir de l'est à l'ouest, du nord au sud, que les coups de tonnerre soient cent fois plus fracassants, tu te ferais peut-être alors une idée de l'ambiance de la création du monde, du grand remue-ménage de l'enfantement de l'univers, du «big-bang» comme disent les savants d'aujourd'hui.

Et, sous ce ciel d'orage, pas de terre, rien que l'immensité de l'eau. Ca s'agitait là- dedans comme une soupe en pleine ébullition, c'étaient les premiers grouillements de la vie. Si tu avais puisé dans cette eau tu en aurais sorti un paquet de minuscules petits œufs, plus petits que ceux des têtards. Tu en aurais vu entourés d'un étui de couleur verte. C'étaient les premiers représentants du monde végétal.

_Pourquoi étaient-ils entourés de cet étui vert ?

-C'était un filtre.

_Comme les magiciens ?

-Non, ne confonds pas ces deux homonymes, c'est à dire ces deux mots qui se prononcent pareillement mais ont une orthographe et un sens différents. Les magiciens, eux, emploient un philtre magique.

Mais tu as peut-être raison, le filtre dont s'entouraient les premières cellules vivantes, tient presque, lui aussi, de la magie. En effet, il leur permettait, pour se nourrir, de transformer le gaz carbonique de l'atmosphère d'alors en sucre. C'est ce qu'on appellera la photosynthèse, une des plus belles prouesses de la vie. Quel tour de passe-passe ! Rien qu'en traversant ce fameux filtre vert, du gaz devient du sucre !

_Et d'où venait ce gaz?

_Ce gaz carbonique était dû aux bouillonnements de cet immense océan qui couvrait toute la terre. Tu le connais bien , c'est celui que tu rejettes à chacune de tes respirations.

-Alors ces petits êtres respiraient à l'envers de nous ?

-Tout à fait, puisqu'au lieu de rejeter comme nous le gaz carbonique ils l'absorbaient. Par contre ils rejetaient cet oxygène que nos poumons absorbent.

-Ce n'était pas mauvais que ces premiers petits êtres respirent à l'envers ?

-Au contraire, leur façon de faire allait vider l'atmosphère du gaz carbonique et le remplir d'oxygène, ce qui allait permettre à l'animal et donc, plus tard, à l'homme d'apparaître puisque l'univers devenait pour eux respirable.

Je t'ai dit, tout à l'heure, que le ciel, auparavant, était noir. Grâce à l'accumulation de l'oxygène fabriqué par ces milliards d'algues microscopiques le ciel allait désormais devenir tout bleu. Ce devait être un fameux spectacle que ces premiers temps de la création !

Tiens, regarde au dehors,maintenant que l'orage s'éloigne, nous avons une petite illustration d'un ciel qui, progressivement se colore et s'illumine comme cela se fit dans les premiers matins du monde.»


Le professeur Systématicoïdes se leva du fauteuil où il s'était assis et, tout en faisant les cent pas dans la véranda, guignait Alice qui, la figure collée au vitrage , regardait s'écouler le ruissellement de la dernière averse et, à travers les arbres, les pans de plus en plus larges d'un ciel qui s'éclaircissait.

Pourquoi regardait-elle ainsi au dehors ? Etait-ce pour échapper au discours du professeur ? Celui-ci aurait pu le craindre mais, se retournant vers lui, elle lança :

« - Alors, tu la continue ton histoire ?


Aime et fais tout ce qu'il te plaît

Rasséréné, Systématicoïdes se composa une attitude, celle du Créateur de la Genèse dominant le monde de toute sa majesté : « Croissez et multipliez vous ! » proclama-t-il d'une voix solennelle.

-« Tu entends, Alice, un ordre est donné à ces premières créatures. C'était le premier commandement de Dieu et le seul. Alors ces cellules végétales grandirent et pour se multiplier se divisèrent en deux parties égales. Un donnait deux et deux donnait quatre et ainsi de suite. Je te dirai qu'aujourd'hui encore on utilise cette façon de faire quand on bouture ou qu'on marcotte. Cueille à la haie du parc un rameau de laurier-cerise et plante le en terre. Tu verras, dans quelque temps, si tu as la main verte, un nouveau laurier poussera. Les premières algues marines pratiquaient leur reproduction par bouturage. C'était une multiplication d'eux-mêmes, c'était une production de jumeaux à l'infini. Une autre comparaison : Un miroir qui n'en finirait pas de se briser et chaque morceau reproduirait la même image. Tu devines l'impression que ça devait donner ?

-C'est effrayant de voir partout la même chose.

-Si effrayant que la nature en gardera un mauvais souvenir au point que, par la suite, elle fera tout pour ne plus revenir à ce stade. Pour suivre l'ordre donné elle ne se souciait guère de la qualité des moyens. Il fallait, au plus vite, occuper le terrain.

-Occuper le terrain ? Ceci pour dire qu'on prend toute la place disponible. Mais cette expression, ici, est impropre parce que ces opérations, ne l'oublions pas, ne se passaient qu'en milieu aquatique, c'est à dire uniquement dans l'eau.».


Systématicoïdes raconta que les choses allèrent ainsi pendant à peu près un milliard d'années. A cette époque on prenait largement son temps. Dans cette multitude d'êtres semblables survinrent alors des exceptions. Certaines cellules devinrent un peu différentes, sans qu'on sache trop pourquoi. Peut-être à cause d'une eau plus chaude ou plus salée. Et puis intervint le grand événement, celui qui allait tout bouleverser, tout accélérer.

Mais comment, aussi bien le professeur que le grand-père allaient pouvoir expliquer à cette petite fille ce phénomène mystérieux qui embarrasse même les adultes ? Après un moment de réflexion le professeur se décida à parler :

...As tu déjà vu à la télévision ou au cinéma des départs de fusée?...

-«Alice,tu as déjà vu à la télévision ou au cinéma des départs de fusée? Il y a d'abord une force qui la pousse en l'air mais s'il n'y avait qu'elle, la fusée tournerait bêtement autour de la terre. Alors s'allume un nouveau moteur qui permet de franchir les frontières de l'atmosphère. Le grand événement c'est ce nouveau moteur qui permet de franchir les frontières de l'atmosphère. Le grand événement c'est ce nouveau moteur qui donna une poussée considérable à l'élan de la création.

-Mais enfin, dit Alice qui piétinait d'impatience, de quoi veux-tu me parler ?

-La création aborde une étape si importante qu'on pourrait dire que tout commence vraiment à partir de là. Ce qu'on vient de décrire jusqu'ici n'était qu'un avant-propos, qu'un prélude, que une ouverture. Sais-tu ce qu'est un opéra?

-Un peu. Papa, qui veut me faire aimer la musique, m'en fait souvent écouter des passages .

-T'as-t-il fait écouter des « ouvertures » ?

-Oui,il me dit que ce sont des morceaux qui préparent à mieux entendre l'œuvre principale.

-Eh bien, nous arrivons, après « l'ouverture » à ce moment où va commencer le grand opéra, où la vie pend sa nouvelle dimension,où elle..

-Arrête! Au lieu de tourner autour du pot dis moi tout de suite de quoi il s'agit.

-Jusqu'ici la vie piétinait sur place, les êtres vivants ne se reproduisaient qu'en se divisant et voici qu'il est décidé d'agir autrement, d'engendrer des êtres nouveaux, de faire désormais de la constante nouveauté. C'est l'invention du mâle et de la femelle qui, en s'unissant, produisent des petits. Si tu veux, c'est l'invention du père et de la mère qui donnent des enfants. Ces enfants, à leur tour, transmettent à leurs descendants la richesse ou la pauvreté et leur acquis.

Tu devines l'amoncellement de tels héritages ?

-Mais comment cela a-t-il pu se produire?

-C'est un prodigieux mystère qu'aucun savant n'a jamais su expliquer. Tu vois, Alice, à partir de ce moment, le sens de la création est définitivement donné. Une ouverture qui s'élargit à l'infini. Et cette ouverture, de plus en plus grande qui se fait dans tous les règnes, chez l'homme, s'appellera :l'amour.

Quand on herborisera ensemble, ces prochains jours, il faudra être conscient de cette pulsion, de cette grande force qui influe sur le comportement de toutes les plantes. Celles-ci continuent d'obéir au commandement d'origine : « Croissez et multipliez-vous » mais, cette fois, si possible, dans un enrichissement progressif.

-Et nous aussi on reçoit toujours ce même ordre?

-L'homme que quelqu'un a appelé « Un animal dénaturé » , c'est à dire qui est sorti du système de la Nature, a reçu d'autres commandements, ceux du Décalogue : « Les commandements de Dieu » ou, plus récemment : « Les Droits de l'Homme » qui, en gros,ressemblent beaucoup aux premiers. On pourrait résumer la grande consigne de la Création autant pour les hommes que pour les animaux et les plantes par ce que proclamait un des grands saints de l'Eglise : « Aime et fais ce qu'il te plaît » C'est à dire si tu participes à la Création en t'ouvrant aux autres, peu importe ta manière de faire. »


Systématicoïdes regarda sa montre et s'écria : «Mais tu as passé l'heure de ton goûter. Va vite rejoindre ta grand-mère qui a dû te préparer tes tartines.

En réalité, le professeur avait besoin de marquer un temps d'arrêt. Il était stupéfait de son propre discours. Jamais il n'avait parlé de la sorte à Amanda, Julien,Claire, Sophie et Gaétan et encore moins à ses étudiants. Que lui arrivait-il pour s'enflammer de la sorte et comment se faisait-il que cette petite Alice semblait tant apprécier ses paroles ?

Mais ne perdait-il pas de temps et n'usait-t-il pas en vain de la salive dans ces considérations au lieu d'aborder la véritable façon d'initier à la botanique ? Systématicoïdes se sentait un peu honteux de son comportement alors que Papé-papou se trouvait si à l'aise dans ce genre de discours qu'il avait envie de reprendre sa petite fille sur ses genoux comme il le faisait quatre ans plus tôt.

Il était là à se poser ces questions quand Alice reparut dans la véranda, une tartine à chaque main et, la bouche pleine, demanda :

-« Alors, papé, comment toutes ces plantes qui ont grandi se sont elles multipliées, et comment sont-elles arrivées sur terre puisque toutes se trouvent dans la mer ? »

Un abordage particulièrement épique

...Chaque abordage sur un littoral à conquérir est forcément une épopée...

-D'abord, toujours avec la lenteur d'opération habituelle de ces premiers temps, la terre a émergé des eaux et se trouvait complètement déserte. Toutes les plantes qui grouillaient dans la mer eurent le légitime désir d'envahir la terre.

As-tu vu, par une cassette-vidéo, l'arrivée des premiers hommes sur la lune ? Ou alors, en film, le débarquement des troupes américaines sur les côtes normandes en juin 1944 ?

-Oui, la maîtresse nous a montré ces documents.

-Chaque abordage sur un littoral à conquérir et, surtout, l'accostage sur un monde inconnu est forcément une épopée.

-Une épopée ?

- Oui, quelque chose d'héroïque et de sublime. L'assaut des plantes sur le continent a dû être particulièrement épique. Au début, les algues monocellulaires, qui ne comporte qu'une seule cellule, bousculées par les flux et les reflux des marées ne pouvaient s'agripper ni au sable ni aux rochers du rivage. Devine ce qu'elles ont fait ?

-Je n'en sais rien.

...Les mousses, les premières de toutes les plantes,
réussirent à se servir des quatre éléments, la terre, l'air,
l'eau, la lumière pour pouvoir subsister en dehors des
océans...

-Eh bien, ces algues, impuissantes parce que elles étaient seules, se sont réunies. De monocellulaires elles sont devenues pluricellulaires, c'est à dire qu'elles se soudèrent l'une à l'autre pour se grouper. Aussi, l'union faisant la force, elles ont réussi à fixer au rivage une tête de pont.

-Une tête de pont ?

-Je veux dire qu'elles ont enfin réussi à débarquer. Sur certaines plages on peut voir encore les différents types d'algues, descendantes de ces pionniers qui, à l'époque, ont, après beaucoup d'échecs, colonisé le littoral. Les mousses, les premières de toutes les plantes, réussirent à se servir des quatre éléments, la terre,l'air, l'eau, la lumière, pour pouvoir subsister en dehors des océans. Quelle réussite !

-C'est un peu comme si des hommes parvenaient à vivre définitivement sur une autre planète ?

-Tu as raison. Elles inventèrent la tige qui leur permit de se tenir dressées. Grâce à leurs feuilles, ces petits panneaux solaires, elle captaient l'énergie de la lumière.

-Et après elles il y eut, sans doute, d'autres plantes encore plus savantes ?

-Oui, ce sont les fougères, qui érigèrent des structures plus robustes, qui fabriquèrent l'armature de leur squelette avec un matériau nouvellement inventé : le bois, et construisirent des canalisations comme nos veines et nos artères.

-Tout allait pour le mieux alors ?

-Malheureusement non. C'est que leurs éléments reproducteurs, les « spores » , ne pouvaient – et ne peuvent encore- se déplacer qu'en nageant et donc ne se nourrir qu'en milieu humide. Pour aller plus en avant sur le sec il fallait se dégager de ce fil-à-la-patte

Que fait le cosmonaute qui se promène sur la lune ? Il emporte sur lui, avec des habits spéciaux, de quoi respirer, de quoi se nourrir pour vivre comme il le fait sur la terre. La plante a utilisé la même astuce. Pour pouvoir se reproduire comme elle le faisait dans l'eau, elle va emporter sur elle un océan-miniature : l'ovule.

-Maman m'a dit que lorsque j'étais dans son ventre je baignais dans un ovule.

-Tu vois, il n'y a pas tellement de différence entre la plante et l'homme dans le système de reproduction. Sais-tu qu'on peut encore voir des arbres de ce temps préhistorique qui sont des plantes à ovules ?

-On peut les voir ? Dans des musées ?

-Non. Sur les places et sur le bord des routes de nos villes poussent encore des ginkgos. Ces arbres portent encore des fruits comparables à des prunes de taille moyenne.

-Qu'y-a-t-il d'extraordinaire ?

-C'est que ces prunes se comportent comme des œufs. Le ginkgo est un arbre qui pond des œufs. Si le fruit-œuf a été fécondé l'embryon se développe aussitôt comme celui du poulet. Encore faut-il que les conditions soient immédiatement favorables à son éclosion. Quand, à l'automne, on se trouve sous un ginkgo femelle on le repère tout de suite à cause de l'odeur d'œuf pourri des fruits tombés à terre.


Une invention révolutionnaire


Comme Alice se montrait curieuse de cet arbre phénomène, le professeur Systématicoïdes chercha dans sa bibliothèque des documents sur le Gingko, lui montrant des illustrations sur le fruit-œuf et aussi sur les feuilles dont la

structure rappelle celle de sa proche-parente, la fougère. Cependant il lui fit remarquer les inconvénients de son comportement et son gaspillage d'énergie pour un si piètre résultat.. Il lui fit comprendre que si la nature n'avait toujours qu'un but :« Croître et se multiplier», et qu'elle s'y employait particulièrement en ces premiers temps, elle était économe de ses moyens :

-« Comment économiser ces réserves accumulées dans l'ovule, cette fausse prune, pour nourrir un éventuel bébé-plante ? As-tu une idée ?

-Non, je ne vois pas

...Certainement que tu as déjà renversé au creux
de ta main un de ces petits sacs de graines que
vendent les marchands...

-Je le comprends. La Nature a dû faire un rude effort d'imagination en créant cette nouveauté :La graine. Certainement que tu as déjà renversé au creux de ta main un de ces petits sachets de graines que vendent les marchands. C'est tout petit, ça n'a pas de couleur ni d'odeur.

-Et pourtant, ce que tu tiens ramassé dans si peu de volume et dans des formes aussi minuscules deviendra plus tard tout un jardin potager, l'étendue d'une prairie ou la masse d'une forêt.

On t'a déjà parlé de la miniaturisation ?

-Oui, c'est de fabriquer des objets de plus en plus petits. Actuellement les marchands proposent des montres, des calculatrices, des télés, des caméras trois à quatre fois plus réduites que celles que vous avez connues, vous , les parents.

- Bravo pour les performances des temps nouveaux mais les hommes ne sont pas près d'égaler celles de la graine dans ce domaine. Celle-ci a une autre vertu,et qui présente un intérêt général, celle de bloquer son développement jusqu'à l'apparition des conditions idéales. Tu peux enfermer un paquet de graines de radis dans le tiroir de ton bureau pendant un, deux trois ou quatre ans et même plus,rien ne se passera. Si, après cette longue période, tu les sèmes au jardin, à la bonne époque, quelques jours plus tard, tu les verras lever .

-Il faudra que j'essaye, dit Alice, c'est génial ce que tu dis là

-Un autre avantage de la graine, en raison de son faible encombrement et de sa légèreté, elle pourra se répandre loin de la plante pour obtenir un territoire différent où elle germera à l'aise.»


Maintenant que l'orage s'était éloigné et ,qu'au dessus de la maison, les nuages de pluie s'étaient dissipés, le soleil traversait les vitres de la véranda, rendant l'atmosphère de la pièce de plus en plus chaude. Systématicoïdes, toujours à l'affût d'un inconvénient qui pourrait contrarier sa petite élève se leva et se dirigea vers la porte qui donnait sur l'extérieur. Il remarqua avec plaisir que le jardin et les allées conviaient à une promenade:

-Alice, dit-il, sortons. Sans doute verrons- nous quelques exemples de ces graines dont nous parlons.»

...Alors que le pissenlit éclatait au dessus de sa tête
comme un petit feu d'artifice...

A peine engagés sur le perron ils virent, blottis à l'abri d'une marche d'escalier, la chandelle d'un pissenlit.

-«Oh, laisse moi souffler dessus, dit Alice»

Alors que le pissenlit éclatait au dessus de sa tête comme un petit feu d'artifice, Systématicoïdes était ravi:

«-Regarde tous ces petits parachutes qui s'envolent. Ils emportent chacun une graine qui ira au gré du vent se déposer loin les uns des autres pour occuper, sur la plus grande étendue possible, des lieux à conquérir.»

Passant, dans l'allée, sous la frondaison d'un arbre abondamment feuillu, ils reçurent une bouffée de senteurs que le dernier orage avait encore accentuées. Systématicoïdes arrêta Alice :

- «Tu reconnais ?

- «Oh oui, à chaque vacance d'été tu nous donnais des grands sacs de papier remplis de feuilles de tilleul.

- «Pour faire voyager son fruit le plus loin possible, le tilleul a fabriqué pour chacun une aile, ou mieux une hélice, qui leur permet d'accomplir de longs raids aériens.

Tiens, à tes pieds, ramasse le fruit de cette fleur qu'on appelle la Balsamine

-Ca m'a pété dans les doigts !

Son nom latin est :« Noli tangere» ce qui veut dire «:Ne me touchez pas! sinon j'éclate comme une petite bombe». Tu devines pourquoi elle agit de la sorte.?»


Ils étaient sortis par la haute grille de la propriété et, pour parvenir à la maison, avaient emprunté un sentier à travers champs. Systématcoïdes, qui avait toujours l'œil en éveil, arrêta Alice et il lui fit remarquer ce qu'elle emportait sur ses socquettes et même au bas de sa jupe.

-Tu vois, dit-il, comment se comporte la Bardane

-Oh oui, les garçons nous jettent ces teignons dans les cheveux et ce n'est pas facile de les en arracher.

-Sans l'aide des garçons ces graines crochues savent s'agripper aux gens et surtout aux poils des bêtes et depuis toujours se font ainsi transporter à bon compte sur de grandes distances. »


...Ces conifères, ces porteurs de cônes, que toi tu
appelles pommes de pin, sont les arbres qui
apparurent après le Gingko et qui ont, les
premiers, bénéficié de l'invention de la graine...

Systématicoides et Alice étaient retombés sur l'entrée principale du parc qui est bordé de deux énormes séquoias suivis d'un alignement de sapins qui donnent l'impression d'une suite de pyramides de verdure. Le professeur les désigna à Alice :

« Ces conifères, ces «porteurs de cônes», que toi tu appelles pommes de pin, sont les arbres qui apparurent après le Gingko et qui ont, les premiers,bénéficié de l'invention de la graine. Mais la nature qui retouche toujours son ouvrage, leur trouva un gros défaut, celui de ne pas protéger suffisamment leurs ovules. -Oui, le petit sac que porte la maman et où se trouve le futur bébé. -Protéger l'ovule est capital, surtout si le premier but de l'existence, à ce stade, est de protéger l'espèce. Souviens-toi du commandement :

« Croissez et multipliez-vous ! Si l'ovule est top exposé à tout venant, comme c'est le cas chez les conifères, il peut subir les outrages du mauvais temps et surtout devenir la proie des oiseaux et des animaux brouteurs.

La Nature, pour lancer ses nouveaux prototypes, comme disent les constructeurs d'engins modernes, avait besoin d'améliorer le modèle. Qu'allait-elle inventer ?


Cette dernière question était posée alors que nos deux promeneurs mettaient le pied sur le seuil de la maison. Systématicoïdes se rendit compte avec satisfaction que le visage d'Alice se levait vers le sien avec intérêt, attendant la réponse.

Non, ce serait dommage de déflorer trop tôt la suite de son récit. Il valait mieux attendre le lendemain ou des jours suivants, laissant en suspens le feuilleton juste au moment où l'histoire devenait plus particulièrement palpitante. Ils étaient sortis par la haute grille de la propriété et, pour parvenir à la maison, avaient emprunté un sentier à travers champs. Systématcoïdes, qui avait toujours l'œil en éveil, arrêta Alice et il lui fit remarquer ce qu'elle emportait sur ses socquettes et même au bas de sa jupe.

-Tu vois, dit-il, comment se comporte la Bardane

-Oh oui, les garçons nous jettent ces teignons dans les cheveux et ce n'est pas facile de les en arracher.

-Sans l'aide des garçons ces graines crochues savent s'agripper aux gens et surtout aux poils des bêtes et depuis toujours se font ainsi transporter à bon compte sur de grandes distances. »

Systématicoides et Alice étaient retombés sur l'entrée principale du parc qui est bordé de deux énormes séquoias suivis d'un alignement de sapins qui donnent l'impression d'une suite de pyramides de verdure. Le professeur les désigna à Alice : « Ces conifères, ces «porteurs de cônes», que toi tu appelles pommes de pin, sont les arbres qui apparurent après le Gingko et qui ont, les premiers,bénéficié de l'invention de la graine. Mais la nature qui retouche toujours son ouvrage, leur trouva un gros défaut, celui de ne pas protéger suffisamment leurs ovules.

-Oui, le petit sac que porte la maman et où se trouve le futur bébé.

-Protéger l'ovule est capital, surtout si le premier but de l'existence, à ce stade, est de protéger l'espèce. Souviens-toi du commandement : « Croissez et multipliez-vous !

Si l'ovule est top exposé à tout venant, comme c'est le cas chez les conifères, il peut subir les outrages du mauvais temps et surtout devenir la proie des oiseaux et des animaux brouteurs. La Nature, pour lancer ses nouveaux prototypes, comme disent les constructeurs d'engins modernes, avait besoin d'améliorer le modèle. Qu'allait-elle inventer ?


Cette dernière question était posée alors que nos deux promeneurs mettaient le pied sur le seuil de la maison. Systématicoïdes se rendit compte avec satisfaction que le visage d'Alice se levait vers le sien avec intérêt, attendant la réponse.

Non, ce serait dommage de déflorer trop tôt la suite de son récit. Il valait mieux attendre le lendemain ou des jours suivants, laissant en suspens le feuilleton juste au moment où l'histoire devenait plus particulièrement palpitante.

La présentation du chef d'œuvre


Le lendemain,Alice ne reparut pas, ce qui alarma Papé-Papou et contraria le professeur Systématicoïdes. Quelle était la raison de cette

dérobade ? Tout semblait, la veille, avoir merveilleusement fonctionné. Jamais il n'avait surpris chez l'enfant le moindre signe d'ennui. Tout au contraire. Il est vrai que sa sœur Amanda avait donné, aux premières leçons, les signes d'un évident intérêt et, dès la cinquième, elle avouait s'être copieusement ennuyée.

Systématicoïdes soignait les termes de son langage et essayait de rester au niveau du vocabulaire des enfants . Toutefois il estimait qu'il fallait quand même tenir la barre du langage toujours au niveau de leur élémentaire compréhension sans trop déflorer la part mystérieuse du langage botanique. Cette frange mystérieuse n'était pas pour déplaire aux enfants et c'était le seul moyen d'enrichir les intelligences en éveil. Non, il ne devait pas déchoir dans la présentation de ses exposés mais l'essentiel était d'entretenir l'enthousiasme qu'il avait cru deviner chez la dernière venue de ses petites filles, Alice.

Si celle-ci n'était pas apparue, ce jour-ci, il y avait sans doute des raisons qui justifiaient son absence.

Systématicoïdes avait raison de ne pas désespérer car, dans le courant de l'après-midi, un domestique lui fit savoir que « mademoiselle Alice » désirait voir son grand-père dans sa chambre puisqu'elle était alitée. Heureusement cette prescription donnée par le médecin de famille n'était conséquente qu'à une légère indisposition.

Quand Systématicoïdes se présenta à la porte de la chambre d'Alice il portait à la main un Coquelicot qu'il venait de cueillir.:

«- J'étais bien contrarié de te savoir malade, lui dit-il, mais je vois que tu as bonne mine et que nous allons, à nouveau, pouvoir bavarder ensemble.

-Si je t'ai fait appeler, dit Alice, c'est que j'ai hâte d'entendre la suite de l'histoire d'hier sur les plantes.

- «Tant mieux, j'en suis ravi. J'ai pensé qu'après le grand détour que nous avons fait ensemble depuis l'algue marine, les mousses, les fougères, le Gingko et les conifères, porteurs de graines, il serait bon de revenir à notre trouvaille du premier jour. C'est pour cette raison que je t'ai apporté ce Coquelicot.

-Mais, hier, en nous quittant tu as posé une question que tu as laissée sans réponse.

- « C'est vrai, j'avais dit : « Qu'allait-elle encore inventer cette Nature ? Eh bien son invention, voici, je te l'apporte dans toute sa merveille, c'est la fleur.

...Oh mon Coquelicot. Je te trouve toujours aussi beau!...

- «O mon Coquelicot je te trouve toujours aussi beau

-Aujourd'hui, si tu veux bien, Alice nous allons examiner de près sa fleur, dans toutes ses parties. Sur la tige repose le calice. As-tu déjà entendu ce mot là ?

-Quand je vais à la messe le prêtre pose sur l'autel un grand vase qu'on appelle calice.

-En effet et, ici, au lieu d'être posé sur l'autel c'est sur la tige que ce calice de petit feuilles vertes, appelée sépales, est posé. Il est fait pour recevoir, pour recueillir. Essaye de retenir ces noms car on fera souvent allusion à eux et il est bon de s'en faire une idée bien précise. Combien comptes-tu de sépales ?

-Trois

-Il faut s'habituer à faire l'inventaire de ces pièces florales. Ce sera précieux quand, un jour, nous aborderons la Systématique. »




Voilà! Systématicoïdes avait lâché le gros mot, celui qu'il voulait tenir secret le plus longtemps possible mais il valait mieux peut-être dédramatiser le terme en le glissant furtivement au milieu d'une conversation. Alice pourtant broncha sous la piqûre de ce terme barbare :

-Qu'est-ce que la Systématique ? Demanda-t-elle, effarouchée

-Oh, rien de bien méchant. C'est une façon d'approcher les plantes en posant toutes sortes de questions auxquelles il faut savoir répondre.

-«Tu me feras connaître toutes ces questions ?

-« Oui, plus tard, beaucoup plus tard. Nous n'en sommes pas encore là.»


Systématicoïdes sentit une sueur froide lui couler dans le dos. Venait-il de commettre une grave imprudence ou, au contraire, avait-il réussi à marquer un avantage ? Pour l'instant il était préférable d'éviter la voie étroite de cette Systématique et reprendre les larges avenues de la musardise :



«-Au dessus des sépales, sur les bords de ce calice, est disposée la corolle, on pourrait dire la couronne, avec ses pétales qui sont des sortes de feuilles mais particulièrement découpées et souvent très colorées.

- « Oui, ici,chez le Coquelicot, ils sont d'un très beau rouge. Je vois , au milieu, une petit tache noire.

-Très bien, tu as le sens de l'observation.

- Combien en comptes-tu ?,

-En touchant le premier, les autres sont tombés

-.C'est normal, le Coquelicot se déflore facilement mais c'est tant mieux car nous découvrons plus à l'aise l'intérieur admirable. A première vue on dirait une toilette de deuil tellement ce qui habille cet intérieur a un aspect sombre. Ces nombreuses petites plumes noires sont les étamines qui sont surmontées d'une petite boule, l'anthère, rempli de pollen.

-«Oh, là !là! En voilà des mots nouveaux.



-« Ne crains rien, on va, par la suite les rappeler si souvent que tu les retiendras sans effort. Pour l'instant,contentons-nous d'admirer ce que nous découvrons. Ce qu'on croyait d'abord tout noir, en cherchant plus minutieusement, apparaît plein de nuances. Ainsi les filets des étamines vont du violet pourpre au violet noirâtre. Arrachons les et qu'apparaît-il alors ? C'est le sanctuaire, le saint des saints. Tout à l'heure pour les sépales on évoquait le calice de l'autel. Cet organe que voici ressemble, lui aussi, à un vase sacré d'église, le ciboire, où le prêtre enferme les hosties consacrées. C'est l'ovaire et ses ovules. Le dessus a la forme d'un couvercle ciselé d'arêtes saillantes et rayonnantes. Ces stries c'est ce qu'on appelle les stigmates.

Ne trouves-tu pas cet intérieur magnifique ?

-«Oui, c'est très beau mais la tête me tourne d'entendre, à la fois, tant de mots inconnus.

« Si tu veux, nous allons les revoir. Juste au dessus de la tige nous avons découvert les sépales, les petites feuilles vertes et, dessus, la crête rouge du Coquelicot, les pétales. A l'intérieur nous avons vu les nombreux petits filets noirâtres avec la petite boule au sommet, ce sont les étamines et leurs anthères remplis de pollen.

Avec elles nous avons affaire aux éléments mâles de la fleur. Au centre, nous avons découvert une petite cassolette bien mystérieuse au couvercle ciselé, c'est l'ovaire avec ses stigmates qui, par leur substance gluante, captent le pollen. A l'intérieur sont cachés les ovules, les futurs bébés-Coquelicots qui deviendront des graines. Elles sont les éléments femelles de la fleur. Veux-tu que nous reprenions un à un chacun de ces éléments ?

-Non, je crois avoir bien compris mais en énumérant toutes ces choses tu t'es emballé et je suis resté un peu abasourdie.

-C'est le sujet qui m'a échauffé. Depuis que nous pataugions avec lenteur dans les algues, les mousses, les fougères, que nous devions nous contenter d'arbres à ovules ou à graines voici que surgit cette étonnante construction qu'est la fleur. C'est une telle réussite de la nature que celle-ci la gardera telle quelle, même dans l'évolution des genres et des espèces. Les botanistes vont la prendre pour repère et c'est souvent à partir d'elle qu'ils pourront établir leurs classifications. Si tu permets, je vais te laisser souffler un peu et je ne voudrais pas que ta grand-mère me reproche de t'avoir fatiguée. »


Sans vouloir entendre les dénégations d'Alice à son grand-père de rester à ses côtés, celui-ci s'esquiva pour reprendre, lui aussi, son souffle. Systématicoïdes avait vraiment forcé la marche et il s'en voulait d'avoir vidé son sac d'un seul coup. C'est tout juste si, dans son emballement, il n'avait pas embrayé sur les premiers mouvements de la Systématique en prenant le parti d'éplucher les sépales, les étamines et tous les organes de la fleur en débitant les questions rituelles. Dieu merci, Alice semblait avoir bien accepté ce déferlement botanique et, en dernier lieu, elle paraissait assez satisfaite de l'entretien.

Le professeur était sorti dans le parc et s'offrait le loisir d'une promenade en solitaire quand il entendit qu'on l'appelait. De retour à la maison il apprit que Alice tenait à prendre son repas du soir en sa compagnie.

Quand il arriva au chevet de sa petite-fille celle-ci lui demanda de bien vouloir lui parler à nouveau de la fleur.


Les plantes ont de la mémoire


-« Tu as raison d'insister sur la fleur, dit Systématicoïdes, car c'est elle qui détient les pouvoirs de la survie et, chez les plantes, le premier but est, souviens-toi, de «croître et de se multiplier»

Tu l'as vu, tout à l'heure, dans notre Coquelicot, les étamines (éléments mâles) et l'ovaire (élément femelle) se trouvent côte à côte dans une même corolle. C'est une règle générale. Les exceptions, où les sexes sont séparés sur des rameaux ou même des sujets différents, ne se rencontreront, pour la plupart, que dans les plantes les plus primitives, celles du début de l'évolution. Mais voilà où intervient la difficulté. Nous avons évoqué, hier, qu'aux origines, avant l'apparition de la sexualité, les plantes se reproduisaient en se divisant elles-mêmes.

Tu te souviens, tu l'avais toi-même remarqué, combien cet amoncellement de jumeaux, à la même apparence, était monstrueusement ennuyeux. Grâce aux combinaisons nouvelles apportées par un père et par une mère et leurs ascendants, les nouveaux nés devenaient tous différents. Un pauvre devenu riche répugne plus que quiconque à revenir à sa première condition. La Nature redoute de revenir en arrière, ce serait pour elle une grave erreur. Pire, ce serait pour elle retourner au chaos primitif, au néant.

Sache, Alice, que pour nous, les hommes, nous avons la même façon de voir les choses. Sur le plan moral, ce que nous appelons : le péché ou la faute ou le mal c'est tout simplement un retour en arrière. C'est un retour sur soi au lieu de s'intéresser aux autres, on fait l'envers d'une création. Quand on dit du mal des gens, quand on vole une partie de leurs biens, quand on leur supprime la vie, au lieu de créer, on revient au néant.

Sur le plan physique l'homme semble toujours garder cette terreur des temps primitifs avec le tabou de ne pas se marier avec ses proches. Il en est de même avec les plantes qui répugnent de se féconder elles-mêmes et qui s'ingénient à envoyer leur pollen sur des plantes étrangères.

- Comment peuvent-elles le faire puisque, d'abord, l'élément mâle et l'élément femelle sont dans une même corolle et, que, par ailleurs,une plante est immobile ?

-Elles utilisent plusieurs moyens. Un des plus courants est dans la disposition des étamines et des pistils pour que le contact direct ne soit pas possible. Une autre sauvegarde c'est de décaler le temps de maturité des uns et des autres. Quand le pollen est en mesure d'être libéré des étamines, le stigmate de l'ovaire, de cette même fleur , n'a pas encore la possibilité de le recevoir.

- Il n'y a donc jamais de mariage à l'intérieur d'une même fleur?

-Rarement. La Nature, je te l'ai dit, répugne à une auto-fécondation (se féconder soi-même) qui rappelle trop la façon de procéder dans les eaux primitives. Mais tu sais le grand et seul commandement auquel les plantes sont soumises ?

-Croissez et multipliez-vous!

-Oui, le but essentiel est d'abord de perpétuer l'espèce. Quand on ne peut pas le faire dans de bonnes conditions on emploie la pire mais l'essentiel est de survivre.»


Ne pleure pas, Jeannette, nous te marierons, nous te marierons...


Le grand-père s'aperçut qu'Alice était si absorbée par son récit qu'elle restait parfois la cuiller à mi-course entre l'assiette et sa bouche. Il prétexta de faire la visite des tableautins qui décoraient les murs de la chambre pour lui permettre de finir son repas. Il faisait semblant d'admirer les illustrations des sous-verres qui, pour la plupart, représentaient le sujet d'une comptine ou d'une chansonnette enfantine. En réalité il se convainquait de plus en plus que ceux qui avaient touché davantage le cœur et l'intelligence des enfants c'étaient ces poètes inconnus dont les œuvres, à travers les siècles, reprennent une nouvelle vigueur à chaque génération. Ils avaient trouvé, eux, le moyen d'être éternellement entendus.

Il était en train d'admirer le tableautin qui illustrait la chansonnette « Ne pleure pas Jeannette, nous te marierons...» quand il s'entendit interpeler :

-Papé-Papou, tu n'as pas répondu à mon autre question: «Comment les plantes peuvent-elles diriger leur pollen vers les autres puisqu'elles sont immobiles ?»

« - Au début, avant la création du règne animal, l'agent principal qui intervenait pour le transport du pollen c'était le vent. S'ajoutait l'eau des ruisseaux et des rivières mais bien secondairement. Les pollens qui sont transportés par le vent s'appellent : anémophiles (les amis du vent). Ce sont eux qui fécondaient les arbres primitifs. Souviens-toi, les conifères, les porteurs de cônes,ainsi quelques autres comme les arbres à chaton.

A propos, as-tu entendu parler de pluies de soufre ?

-Il pleut parfois du soufre ?

-Non, mais certains matins, on pourrait croire que, la nuit, des nuages de soufre ont survolé les chemins ou même les cours des maisons. Partout se remarquent des traces d'une poussière jaune couleur soufre. C'est le pollen des pins et autres conifères ou arbres à chaton, que le vent a secoués et qui, à certaines période de l'année,émettent des nuées jaunâtre de pollen.

-N'est-ce pas du gaspillage comme tu le disais à propos du Gingko?

-Tu as raison et la Nature prendra, par la suite,un moyen plus sûr et plus économique, c'est le contrat, c'est à dire un accord, dans nos régions tempérées,entre les plantes et les insectes. Dans les régions chaudes ce même contrat se fera avec les oiseaux et parfois avec d'autres animaux.

...Nous te mari-e-rons, nous te mari-e-rons!...

-Comment peut se faire un accord entre des plantes et des animaux?

-Pour ceux qui croit au Dieu- créateur, la réponse est relativement facile, ils supposent un grand organisateur. Pour les autres, le mystère reste entier mais la plupart d'entre eux estiment quand même qu'existe une solidarité universelle et que ces savants aménagements entre l'insecte et la plante ne peuvent pas être le fait de simples hasards.

Ceux qui sont les plus convaincus sont ceux, comme toi et moi, qui observons ces rigoureux mécanismes des échanges en herborisant et qui découvrons, chaque fois un peu plus cet ordre universel, qu'on appelle aussi écologie.

-Que se passe-t-il donc entre l'insecte et la plante ?

-Les insectes, dits pollinisateurs, c'est à dire qui apportent du pollen d'une plante sur un autre plante, mais cependant de la même espèce, sont attirés sur les fleurs pour la recherche d'une nourriture qui leur est indispensable, le pollen, d'une part, mais aussi, le nectar, un liquide sucré que la fleur emmagasine souvent au fond de la corolle. A l'occasion de cette visite ils se frottent aux étamines et repartent poudrés de pollen sur tout le corps que, inconsciemment, ils déposeront sur le pistil de la plante suivante, visitée pour les mêmes raisons et qui sera ainsi fécondée.

Parfois l'abeille intervient volontairement dans la cueillette de certains pollens. En le mastiquant avec sa salive il s'attachera mieux aux corbeilles de ses pattes.

On dit de ces pollens qu'ils sont entomophiles (les amis des insectes) et les plantes qui sont ainsi visitées, des mellifères, parce que, très souvent, pollen et nectar sont butinés sur ces mêmes fleurs.

-Les insectes butinent-ils au hasard et ne font-ils pas de choix parmi toutes ces fleurs ?

-Tu sais que dans ces rapports insecte-plante il vaut mieux éviter de parler de hasard. C'est notre ignorance qui nous incline à l'évoquer. Les insectes butinent d'abord celles qui sont fournies en nectar et en pollen et qui sont mieux adaptées à leurs visites. Mais comment choisir parmi celles – et elles sont nombreuses – qui offrent ces mêmes avantages ?

Quand on contemplait notre première fleur, le Coquelicot, tu me questionnais au sujet de la beauté des fleurs. Je t'avais répondu qu'elles étaient belles pour le simple plaisir de la Nature qui se complaît dans la beauté, mas il y a aussi un côté intéressé.

Les fleurs se présentent aux insectes qui les survolent comme ces filles à marier qui minaudent, qui font les coquettes, devant les jeunes-gens du bal. Les unes

et les autres se fardent de couleurs voyantes, elles se distinguent par des robes

originales, elles se parfument d'arôme puissant. C'est à celle qui se fera le plus remarquer pour ne pas faire tapisserie.

-Qu'est-ce que c'est :«faire tapisserie?»

-Comme le papier peint ou les tentures tendues contre les murs de la salle de bal, c'est rester en dehors de la ronde des danseurs parce que personne ne vous invite à danser.

On peut comparer aussi toute ces fleurs épanouies à des enseignes de restaurant ou d'auberge qui, de plus loin, attirent le client de passage. C'est à celles qui allécheront le plus possible par des formes curieuses et des couleurs rutilantes.

Malgré toutes ces sollicitations, ces clins d'œil et ces appels du pied entre la plante et l'insecte, il n'y a pas marché de dupes, c'est à dire ni l'un ni l'autre ne sont trompés. L'abeille trouve son nectar et son pollen que certains appellent « le pain des abeilles» et la plante, elle, bénéficie de cette fécondation idéale- qu'on dit croisée – puisque mâle et femelle, ainsi mariés, ne sont pas issus d'un même individu....»


Le beau ciel bleu du regard d'Alice, où Systématicoïdes et Papé-Papou écrivaient ensemble avec jubilation le récit des noces entre les insectes et les plantes, ce beau ciel bleu se voila soudain. Comme le coup de tonnerre d'un orage soudain levé, la question éclata :

-C'est bien beau tout ce que tu me racontes mais comment vais-je pouvoir donner un nom aux plantes que je rencontre ?



Comme devant un ciel rempli d'étoiles


La question d'Alice était la même que se posait le grand chef d'Etat- Major des Alliés à la guerre 14 -18 lorsque tout s'embrouillait autour de lui :« De quoi s'agit-il?» lançait-il alors. En effet le professeur Systématicoïdes devait se souvenir de la demande de sa petite-fille, le jour de leur première promenade : «Ce que j'aimerais c'est de pouvoir donner un nom à touts les fleurs que je rencontre .»

C'était bien la question à laquelle il fallait donner réponse. Jusque maintenant le professeur semblait en faire le tour sans se décider à vouloir l'aborder.

Pour la sixième fois le Sphinx, ce monstre implacable, déjà caché sous les apparences de Amanda, Julien,Claire,Sophie et Gaétan lui avait soumis cette énigme : « Réussir à transmettre son savoir à ses jeunes petits-enfants sans les dégoûter à jamais de cette science.» Avec ses petits-enfants précédents il avait eu recours à la méthode employée avec ses étudiants, la fameuse «Systématique» qu'il considère comme la seule efficace. Malgré les différentes variantes, malgré des accommodements, malgré les récompenses généreusement distribuées aux étapes, les enfants finissaient toujours par se lasser de cette course d'obstacles et à sombrer dans l'ennui.

Cette série d'échecs avait rendu le professeur Systématicoïdes de plus en plus sceptique et de plus en plus prudent de l'emploi de cette méthode. Il doutait même de son efficacité, du moins auprès des enfants. Heureusement le professeur Systématicoïdes était constamment secondé par Papé-papou qui, lui, avait toujours en réserve tout un fonds d'anecdotes qui ranimaient les attentions en sommeil.

En réalité, avec Alice, c'était plutôt Papé-papou qui avait pris l'initiative des opérations, c'était lui aussi qui tournait depuis le début autour du pot sans aborder l'essentiel. Il fallait quand même s'y résoudre, il fallait bien répondre à la dernière question d'Alice. C'est le professeur Systématicoïdes qui s'en chargea :

« - Tu as bien vu, l'autre jour, que, en cueillant notre première fleur , on était bien embarrassé en l'examinant. On était là, à la retourner en tous sens comme une poule qui aurait trouvé un peigne. On ne savait comment s'y prendre pour en faire l'inventaire, c'est à dire faire la liste des détails importants et de savoir à quoi servait chacun de ces éléments. Grâce au portrait-robot de la fleur on va pouvoir mieux distinguer les uns des autres, établir des classifications et, ainsi, envisager de donner des noms.

Dans l'Antiquité et même au Moyen-âge chaque botaniste, on disait chaque naturaliste, avait sa flore personnelle, avec ses propres nominations. C'était l'anarchie. Au XVIIIème siècle un suédois : Carl Linné, proposa une première classification qui permit d'y voir un peu plus clair. Plus tard la célèbre famille des de Jussieu opéra de nombreuses mises au point. Aux siècles derniers, de grands botanistes comme Bonnier, Costes, Fournier, « établirent des flores avec des clefs qui permettaient de ranger chacun à sa place. Le dernier ouvrage qui fait autorité est : «Flora Europea» mais qui n'est consulté que par les spécialistes.

-Avec les livres dont tu me parles vais-je enfin pouvoir trouver le nom des fleurs que je rencontre ?

-Oui et non. Oui si tu as une certaine formation botanique et non si tu n'y es pas encore parvenue. Tu te perdrais vite dans les détours de ces labyrinthes dont tu n'as pas l'habitude de manier les clefs.

-Alors, pour l'instant,je ne peux rien savoir ?

...Comme l'amateur d'astronomie devant les nuées
d'étoiles...

-Si! Au stade où nous en sommes on va d'abord repérer ce qui est plus facile à déterminer. Tu sais, celui ou celle qui herborise est en face de la multitude des fleurs comme l'amateur d'astronomie devant les nuées d'étoiles. Au début, il commence par reconnaître ce qu'il y a de plus évident : L'Etoile polaire, la Grande et la Petite Ourse, la Voie lactée, Le Lion, Les Pléiades, la Vierge, le Taureau, bref les signes du ciel les plus nets à reconnaître.

Nous allons, nous aussi, commencer par le plus facile...»




Assis sur le bord du lit, il regardait du coin de l'œil Alice qui allongeait sa tête sur l'oreiller comme pour mieux enregistrer ce discours un peu plus austère que de coutume. Il se leva, arpentant la pièce de long en large pour prendre un peu de distance avec sa petite-fille qui semblait saturée de ses propos. Pourtant il ne fallait pas avoir l'air d'abandonner la partie et surtout il fallait répondre à la question qui lui avait été posée; Il avait presque repris le ton du professeur devant ses étudiants de l'université:-

- «....Les botanistes ont classé les plantes en deux types de familles. Les premières sont fondées sur l'aspect de la fleur. On les appelle « Familles à architecture florale». Les autres sont dites «à enchaînement». Chez ces dernières la nature a fabriqué un prototype mais elle le retouche souvent. Alors il est difficile, sans faire un inventaire précis des principaux caractères de la fleur, de savoir si oui ou non on se trouve dans une même famille.

Nous allons choisir les routes les plus larges, celles où nous avons les risques moindres de nous perdre. Nous ne nous intéresserons qu'aux plantes qui ont de remarquables airs de famille. Ca représente déjà quelques centaines de milliers de fleurs. Au départ nous nous contenterons de donner à la plante rencontrée le nom de famille, de celles ,bien entendu à architecture florale...»


Le professeur Systématicoïdes avait repris son pas de va-et-vient sur l'estrade de l'amphithéâtre qu'il adoptait souvent pendant ses cours. Il s'entendait débiter ses propos sur le ton magistral et sa voix se mit à résonner bizarrement comme répercutée dans un chambre à échos. Oh là ! Que se passait-il ? Etait-il le jouet d'une hallucination ?

Il se ravisa et revint vers le lit d'Alice. L'enfant, assoupie, avait enfoncé sa jolie tête au creux de l'oreiller comme si elle avait déjà trouvé le plus moelleux du sommeil.

Systématicoïdes, voulant respecter le repos de la dormeuse, sortit de la chambre sur la pointe des pieds.




Quand les fleurs sont en croix


Quelques jours plus tard, il était heureux de voir courir Alice devant lui sur les talus d'un terrain vague où il avait décidé d'aller herboriser.

Monsieur Seguin-Systhématicoïdes avait libéré sa chèvre Blanchette, fêtée par les arbres et les herbes de la montagne. Alice, son double, s'enfonçait dans les hautes folles avoines, ne laissant deviner que la trace de son passage par la coiffe de son grand chapeau de paille qui planait au dessus des graminées comme un oiseau.

Il avait été décidé qu'aujourd'hui on rechercherait un certain type de fleur, celles dont les pétales sont en croix et qu'on nomme les crucifères. C'était une première tentative d'identification, une première possibilité de donner un nom à des inconnues.

Alice se comportait comme ces jeunes chiens de chasse qu'on lâche, la première fois, le jour de l'ouverture et qui, avant de jouer leur rôle de rabatteurs, se paient d'abord de bonnes lieues de courses, de gambades et de folies.

Après s'être bien dégourdi les jambes et s'être égaillée tout son soûl, elle revint aux pieds des son grand-père qui l'invita à s'asseoir près de lui :

-«Figure-toi que, devant nous, c'est l'océan et, là, en contre-bas , un navire en perdition qui vient d'échouer sur une île déserte. Le capitaine du bateau est entouré d'un bien triste équipage, abattu par les privations et, surtout, par cette terrible maladie du scorbut. Certains marins, les plus atteints, crachent même des dents qui leur tombent des mâchoires.

-C'est vrai ton histoire ?

-Oui, ça s'est passé un certain jour de juin 1714, d'après les récits retrouvés dans un bibliothèque anglaise.

-Pourquoi me racontes-tu ça ?Eh bien voilà. Le capitaine, homme de science et botaniste, eut une idée de génie. Il cueillit une certaine fleur, qui se trouvait dans les parage, la montra à ses hommes et leur dit : «Chacun de vous va parcourir l'île et ramasser toutes fleurs qui ont, comme celle-ci, les pétales en croix. Faites vite et revenez au plus tôt avec votre récolte. Seules, ces plantes peuvent assurer votre salut.» Il savait que les crucifères, ce qui veut dire porteurs de croix, avaient, presque toutes la réputation de guérir le scorbut. En effet, grâce à l'initiative de ce capitaine-botaniste l'équipage fut sauvé.

Si tu veux bien, nous allons faire comme ces marins et nous mettre en quête de ces plantes aux fleurs en croix. Pendant que tu gambadais j'ai exploré cet endroit, il ne sera pas difficile d'en trouver autour de toi. Regarde, à quelques mètres de nous, cette plante à fleurs blanches, nous avons là un représentant de cette famille

-Elle est rare ?

-Pas du tout, au contraire, c'est la plus répandue, non seulement en France mais aussi en Europe et même sur tout le globe. C'est une plante universelle qui fleurit toute l'année, elle a l'avantage de porter fleurs et fruits en même temps. C'est un gros avantage de pouvoir examiner et la fleur et le fruit car, tu verras, pour certaines plantes, on ne peut les déterminer que si on connaît l'un et l'autre.

-C'est alors une bonne trouvaille qu'on vient de faire ?

-Si tu la montrais à ton entourage on ne t'en féliciterait pas, on aurait même pour elle un petit air de mépris.

-Et pourquoi donc ?

-Les gens ne jugent guère les plantes que par rapport à leur utilité et à leur valeur nutritive. Cette façon de se comporter vis à vis de la plupart des plantes sauvages relève d'un sorte de xénophobie -Tu sais, quand les uns traitent les autres de : sales étrangers – Devine comment mes neveux et nièces du nord appellent des plantes sauvages comme celles-ci ? Ils les traitent, tout simplement «d'ordures»! Et ils lancent cette insulte sans sourciller, ne se rendant pas compte de l'énormité de leur propos.



-Mais, pour l'instant, tu ne m'as toujours pas donné le nom de cette «crucifère».

-Pour l'instant tu devras te contenter de connaître son nom de famille mais profitons de cette rencontre pour l'identifier. Cette plante a un nom caractéristique qui, une fois connu,reste à jamais dans la mémoire .Je t'ai dit, tout à l'heure, que sur elle on avait la chance de trouver fleur et fruit en même temps. Ici c'est l'aspect du fruit qui a déterminé l'appellation.

-Il ressemble à un petit triangle plat.

-Ceux qui ont donné le nom ont vu quelque chose de plus concret. Il faut dire qu'ils vivaient au temps où circulaient beaucoup de gardiens de moutons, autrement dits des bergers ou encore des pasteurs. Ceux-ci avaient coutume de porter une bourse plate reliée à leur ceinture par un cordon de cuir D'où cette appellation : «Bourse à pasteur».

-La plante a-t-elle un double nom en latin ?

-Naturellement. Le premier, celui du genre est Capsella (petite bourse), celui de l'espèce est , tout simplement, :bursa pastoris. Ce n'est pas la peine de traduire et, ce qui est amusant, les deux noms disent la même chose :bourse à pasteur. Les botanistes, dans leur nomenclature, répètent le même nom. On ne peut pas l'oublier.

...Un jour, j'ai découvert, dans les cahiers d'école de ma propre
fille, ta tante, un magnifique album bien décoré, intitulé: Herbier.
Je l'ai ouvert et sais -tu ce que j'ai trouvé, une seule plante et
c'était La Bourse à pasteur...

Un jour, j'ai découvert, dans les cahiers d'école de ma propre fille, ta tante, un magnifique album bien décoré, intitulé : Herbier. Je l'ai ouvert et sais-tu ce que j'y ai trouvé , Une seule plante et c'était La Bourse à pasteur.


Le professeur autant que le grand-père estimaient qu'Alice semblait prendre grand intérêt aux découvertes faites sur le terrain. Elle avait facilement reconnu la position des pétales en croix de la fleur proposée et comprenait fort bien le titre de crucifère, porte-croix, accordé aux plantes de ce type. Le choix de la Bourse-à-pasteur n'était pas fortuit. Papé-Papou estimait que l'appellation et la forme du fruit piqueraient la curiosité de l'enfant. Systématicoides l avait plutôt choisi parce que fleur et fruit cohabitent. Il lui serait ainsi commode d'attirer l'attention d'Alice sur les fruits qui ont une certaine importance dans la détermination du genre.

Pendant que Alice s'amusait à détacher de la tige les petites bourses de berger et à les examiner de plus près, Systématicoïdes crut le moment favorable de tenter le déclenchement de quelques rouages de la Systématique. De la plate-forme de la famille, celle des crucifères, où il se trouvait déjà installé, il pourrait, grâce à la conformation du fruit, dans une démarche classique, déterminer le genre:

-Tu vois, Alice, tu tiens entre tes doigts des éléments qui vont nous permettre de savoir de quel genre de crucifère il s'agit. En frottant la petite bourse entre tes doigts elle s'ouvrira en deux parties, en deux valves. La cloison entre elles est moins large que la plus grande largeur du fruit...»

Alice leva sur son grand-père de grands yeux affolés. Naturellement Systématicoïdes y lut d'abord l'étonnement, le doute puis le désappointement. Il revit passer , sur ce ciel d'azur, les mêmes gros nuages d'ennui qui s'étaient accumulés, jour après jour, dans les regards d'Amanda, de Julien, de Claire, de Sophie et de Gaëtan . Il prit peur et, prenant Alice par la main il décida, pour lui laver les yeux de ces sombres pensées de l'emmener dans un champ, en contre-bas d'une fontaine où les cardamines abondaient.

Il la regarda avec plaisir s'enfoncer au milieu des hautes fleurs roses dont elle se garnissait les bras.

Arrivée à la maison, précédant le professeur Systématicoïdes, Alice courut au devant devant de sa grand-mère, lui tendit sa grosse touffe de fleurs roses et lui cria, joyeuse : «Tiens, mamé, je t'offre un bouquet de crucifères !»



Au moment de se rendre au lit, avant de fermer la porte de sa chambre Alice,malicieusement, avait lancé à son grand-père : «Est-ce que la famille botanique qu'on doit rencontrer demain fera autant de chichi que celle qu'on a vue aujourd'hui ?» Le rire franc qui suivit cette boutade en effaçait l'amertume. Cependant le professeur Systematicoïdes devait se le tenir pour dit, ses petits-enfants, sans exception, étaient particulièrement allergiques à la Systématique et, à son moindre contact, leur réaction était parfois brutalement épidermiques. Une longue préparation ou, peut-être, des inoculations, à dose homéopathique, finiraient par faire accepter sa méthode.

Papé-papou, lui, riait dans sa barbe et se confortait dans l'idée que seules de bonnes et savoureuses anecdotes auraient fait avaler la purge. Jeune enfant, il se souvenait que, pour lui faire prendre l'amère cuiller de foie de morue, sa mère lui mettait aussitôt dans la bouche une juteuse tranche d'orange ou de mandarine.






Au pays des porteuses d'ombrelles


La promenade de l'après-midi de ce jour-là n'avait pas besoin de les emmener loin de la maison. Ce que le professeur Systématicoïdes avait prévu de rencontrer se trouvait à portée de la main, sur tous les bord de route. D'ailleurs, à peine sortis de l'avenue du parc il désigna la plante en question :

-La connais-tu ?

-Je la rencontre partout, dit Alice. Il n'y a pas d'endroit où je ne la trouve.

-C'est vrai. C'est une plante très commune qui pousse au nord comme au sud, même près de la Méditerranée, à l'est comme à l'ouest et sur tous les sols. Cette plante sauvage est considérée comme la plus ordinaire. C'en est une que les «neveux du nord» doivent particulièrement traiter d'ordures. C'est la Cendrillon du monde végétal mais un coup de baguette magique pourrait la transformer en princesse.

-Tu pourrais le faire ?

-Nous allons voir. Mais comment la nomme-t-on ?

...C'est la Cendrillon du mond végétal mais un
coup de baguette magique pourrait la transformer
en princesse...

-Je crois qu'elle s'appelle : Carotte sauvage mais tu vas me dire ses deux noms latins .

-Presque pareil: Daucus carotta.

-Chaque fois que j'en verrai une je la saluerai en latin, elle sera flattée.

-Cueillons en une et observons la. Qu'a-telle de franchement différent avec le Coquelicot et la Bourse à pasteur ?

-Au dessus de la tige les fleurs partent dans tous les sens

-Oui, au-dessus de la tige et d'un même point. Retiens bien ce détail : D'un même point, c'est essentiel. On dit que ces plantes sont en «ombelle»

-En ombelle ?-

-Ou, si tu préfères : en ombrelle pour ne pas dire en parapluie. Ombelle vient d'un mot latin qui veut dire parasol et aussi ombrelle,que les élégantes n'utilisent plus. Dommage pour le charme qu'elles savaient tirer de cet accessoire.

Son tissu, protecteur du soleil et donneur d'ombre, est sous-tendu par des rayons d'acier qui partent du support et rayonnent sur le pourtour. La carotte sauvage est souvent désignée comme le type même des ombellifères, des porteuses d'ombrelles.

C'est une famille qui compte plus de 200 espèces dans la flore française. Chaque fois que tu seras en présence d'une plante dont les pédoncules ( les queues de la fleur) partent du même point de la tige tu pourras déclarer : «C'est une ombellifère».

-Cette ombellifère, comme tu dis,semble s'être fait un petit chignon mais sur la masse bien ramassée et tirée vers le haut frisottent quelques petits cheveux fous. -Bien observé ! Ta réflexion fait voir que tu es bien une fille. Je n' aurais pas pensé à cette comparaison. Ces «Cheveux fous» sont de petites feuilles placées à la base des pédoncules floraux (tu te souviens,pédoncules: queues de fleur). On les appelle des : bractées. On va essayer de retenir ce mot. En Systématique on y fait souvent allusion, on verra ça plus tard, oui, beaucoup plus tard, quand cette Systématique t'apparaitra plus avenante.

-Mais pourquoi parles-tu maintenant de feuilles ? Ne m'as-tu pas dit qu'il ne

fallait considérer que la fleur ?

-La fleur a une grande importance pour le botaniste parce qu'elle présente des caractères immuables mais les autres organes ne sont pas à négliger. Tu as vu comment on a décortiqué le fruit de la Bourse à pasteur ?

-Les feuilles ne sont-elles pas des détails sans trop d'importance ?

-Malheureuse! Certains considèrent la feuille comme élément primordial. Un des plus grands savants, philosophes et poètes de son temps, l'incomparable Goethe, a exposé une théorie révolutionnaire sur les plantes. Or, il a déclaré, entre autre, que dans la feuille se révélaient toutes les formes futures de la plante. Qu'elle soit graine, tige, fleur ou fruit, la plante, d'après lui, est toujours issue de la feuille.

Tu apprendras plus tard que pour expliquer de telles transformations, de telles «métamorphoses» comme il dit, jouent les phénomènes des grandes lois qui régissent l'univers.

Si je te raconte cela c'est pour t'éveiller aux idées les plus hardies, les plus bouleversantes. Les savants n'ont pas fini de nous étonner. Mais revenons à la feuille. Au fait, quand, dans l'évolution des plantes, est-elle apparue ? Au moment du débarquement sur la terre ? Tu te souviens ?

-Je crois que c'était avec les mousses ..

-Oh, très bien Alice. Oui, elle était un des premiers organes de survie, le «panneau solaire» de ce transfuge de l'océan primitif. Elle lui permettait de fabriquer de la chlorophylle, comme les filtres verts des premières algues marines.

-Pourquoi a-t-elle des formes si différentes ?

-Rien de plus fantaisiste que la mode des feuilles..Pour elles la nature a une imagination plus débordante que celle de tous nos couturiers réunis.

-C'est pour les faire jolies ?

-Peut-être. Pourquoi pas ? Mais ces formes répondent presque toujours à des nécessités.

-Si tu me permets de faire encore allusion à la Systématique..

-Oui, mais fais vite.

-L'implantation des feuilles sur la tige donne des indices très intéressants. Si, un jour, à cette méthode..

-De la Sys-té-ma-tique.

-Oui, comme tu dis, tu verras que c'est aussi passionnant qu'une enquête policière. Pour ça, on réunit tous les indices, on les passe au peigne fin, on les filtre, on les compare, on les regarde même à la loupe et, quand on a tout bien examiné, qu'on a bien réfléchi,qu'on a bien fait fonctionner son flair de flic, tout à coup on s'écrie , comme un certain héros de feuilleton télé,: « Evidemment bien sûr, ce ne peut être que lui !» et tu verras comme on est heureux d'avoir dépisté et identifié le suspect !

-Oui, mais en attendant, sortons de ton commissariat un peu poussiéreux pour revenir dans la nature.

--Tu as raison. Comment trouves-tu cette Daucus Carotta, notre carotte sauvage ? Te séduit-elle autant que le Coquelicot ?

--Oh non, bien sûr. D'abord elle n'a pas de belles couleurs.



-Peut-être, mais ça permet de mieux contempler la pureté de ses formes. Sache que la grâce de la ligne des ombellifères a été remarquée par les anciens architectes grecs. Ils les ont prises comme modèles pour sculpter les colonnes des temples de leurs dieux. Regarde ce jaillissement bien ordonné autour de la tige pour distribuer également la masse de ses petites fleurs blanches qui est une symphonie de blancheur. Continue à admirer en contemplant cette petite rosace et regarde autour de quel joyau elle tourne .

"Comme je voudrais savoir pourquoi
l'ombrelle blanche de la carotte sauvage porte
si souvent en son centre une seule fleur
pourpre foncée..."

Théodore Monod

--C'est vrai, en son centre, luit un tout petit point rouge. C'est le rubis de nos anciennes montres, l'axe principal de leurs délicats rouages, une extraordinaire fantaisie de la Nature. Au milieu de la multitude des fleurs blanches, parfois un peu rosées, cette fleur, à peine plus grande que les autres, sans pistil, sans étamine et qui est merveilleusement purpurine !

Le jour où j'ai fait cette découverte -j'avais alors ton âge- la carotte sauvage m'est apparue comme une plante à trésor. Et toi, qu'en penses- tu ?

-Je regrette d'être passée si souvent à côté d'elle sans avoir remarqué cette merveille. Désormais je l'aimerai autant que le Coquelicot .

-Attention, si sur certaines fleurs tu ne vois pas de point rouge ne décrète pas que ce n'est pas une vraie carotte sauvage. La Nature aime bien faire des exceptions. L'essentiel c'est que tu saches que ce phénomène existe.

Tu vas pouvoir faire une chasse aux trésors.

Je veux encore t'étonner. Continuons notre route et observons toujours nos carottes sauvages qui, ici, sont particulièrement nombreuses, en «station», comme disent les botanistes.

Voilà ! Ce n'était pas la peine d'aller bien loin pour découvrir ce que nous cherchions . Lorsque cette plante est en fruit, l'inflorescence, c'est à dire la disposition des fleurs sur la plante, prend une forme particulière. Regarde, à quoi te fait-elle penser ?

-Une fois, papa m'a amené voir, dans un buisson, un nid de pinsons. C'était aussi joli que ce que tu me montres.

-Eh bien, les botanistes,qui ont rarement des mots fleuris dans leur jargon, appellent cette position de la fleur de carotte sauvage : Un nid d'oiseau.

-Cette fois, on a pensé la même chose, j'en suis ravie.

-Il va falloir rentrer à la maison. Avant de quitter notre échantillon aurais-tu d'autres questions à poser à son sujet ?

-Pour moi, une carotte c'est un gros fruit rouge en forme de toupie allongée. Qu'y a-t-il de commun entre ce légume et cette plante sauvage ?

-D'après la plupart des botanistes la carotte des jardins n'est rien d'autre que notre Daucus carotta mais améliorée en plante potagère.

Tu vois, quand on herborise, il faudrait non seulement emporter de quoi écrire mais aussi un outil pour creuser la terre et extirper la racine.

-Qu'aurait-on vu sous notre carotte sauvage ?

-Une racine grise, pas plus grosse que le doigt et guère plus longue que la largeur de la main. Pourtant, l'auteur d'une des plus célèbres flores françaises, Paul Fournier, estime que la carotte des jardins n'est pas une amélioration de la race sauvage mais une race différente.

-Eh bien , tant mieux, car moi je n'aime pas manger de carottes alors que je me suis mis à aimer la sauvage à cause de son petit point rouge et de son nid d'oiseau.




La rencontre des aristocrates


Des raisons familiales avaient obligé le professeur Systématicoïdes à s'absenter de la maison pendant quelques jours. A l'occasion de ce voyage il avait réfléchi à l'attitude de sa petite-fille sur les bribes de botanique que, de temps en temps, il essayait de lui inculquer. Comme chez les cinq précédents petits-enfants en visite chez lui, il constatait les réticences évidentes pour cette méthode de la Systématique dont, toute sa vie d'enseignant, il avait été le zélateur fidèle. Par ailleurs, il retrouvait chez Alice ces mêmes enthousiasmes qu'il avait connus, à ce même âge, à la découverte de certaines merveilles du monde végétal.

Si le professeur était quelque peu désappointé par son élève, Papé-papou, lui, était ravi que sa petite fille écoute si volontiers ses histoires et ses souvenirs.

Le professeur et le grand-père, qui n'étaient en somme qu'une seule et même personne, avaient fini par trouver un terrain d'entente. Ils n'avaient l'un et l'autre qu'un seul et même but, après les cinq décevantes tentatives avec Amanda, Julien, Claire, Sophie et Gaëtan. Ils voulaient à tout prix conserver Alice tout le temps des vacances et lui faire profiter de leur savoir. Ils espéraient la voir repartir comme ces abeilles, frottées au pollen des fleurs visitées, s'en reviennent enrichies, bon gré mal gré, à leur ruche.

...Le professeur avait remarqué, sur le bord de la
route une station de sauge-des-Prés...

Pendant son voyage, tant à l'aller qu'au retour, le professeur avait remarqué, à quelques pas au bord de la route, une station de Sauges des prés. Déjà une fleur isolée surprend par l'élégance de son port et par l'abondance des inflorescences aux courbes si gracieuses qui s'étagent sur la tige. Un groupe de ces fleurs, au milieu d'un champ, dans cette exaltation collective, donne l'impression d'un jaillissement de joie de l'été. Il décida d'amener Alice devant ce spectacle qui ne pourrait que la ravir. Ce serait aussi l'occasion de présenter la famille à laquelle elle appartient et dont elle est souvent prise comme modèle idéal. Aussi la promenade suivante se fit-elle au pied de cette station de sauges.

-Je te présente une plante , dit à Alice le professeur Systématicoïdes, de la famille des labiées.

-Qu'a-t-elle de particulier cette famille ?

-Je la considère à part des autres. Je la trouve aristocrate .

-Qu'est-ce que c'est : aristocrate ?

-C'est le fait de se distinguer des autres par toutes sortes de qualités et de vertus. Les Labiées, comme on dit des artistes, ont de la classe. La plupart ont une belle allure et ornent souvent nos jardins, elles accompagnent nos mets sur la table et, éventuellement,nous assistent dans nos maladies.

-Comment appelles-tu celle-ci ?

-Sauge- des- prés et je te donne tout de suite son nom latin : Salvia pratensis

- Sauge- des- prés ! Voilà, c'est une plante que je viens de créer, comme Adam faisait dans son paradis. Suivant ton conseil j'examine la partie essentielle, c'est à dire la fleur.

-D'autant plus que nous allons ainsi découvrir l'explication de son nom de famille puisque c'est sur la forme de la fleur qu'a été établie sa classification. Je te rappelle qu'on avait décidé, pour l'instant, de ne nous intéresser qu'aux familles dites à « architecture florale ». Un mot bien pompeux pour dire qu'on met dans le même sac les plantes qui ont un même air de famille. On a vu celles qui étaient porteuses d'une croix (les crucifères) puis celles qui dressent en l'air une ombrelle ou une ombelle (les ombellifères). Nous voici avec celles qui ont deux lèvres ouvertes.

-Oui, celles-ci donne l'impression d'une bouche ouverte avec une petite langue qui dépasse.

-Linné, le grand classificateur, lui, de cette bouche a surtout vu les deux lèvres. Lèvre, en latin se dit : labia et c'est ainsi qu'il a baptisé cette famille : les Labiées.

Les botanistes actuels disent les Labiacées.



Attention, rien n'est tout à fait sûr. La Nature n'aime pas se laisser trop enfermer dans des classifications. C'est notre manie, à nous les humains, de vouloir tout de suite généraliser. Il y a aussi d'autres familles dont les corolles présentent deux lèvres mais moins spectaculairement. Pour affirmer notre identification nous allons nous intéresser à d'autres détails. Tu te souviens de ce que je te disais déjà avec les ombellifères, ces indices que relève le policier dans son enquête.

..La forme de la tige. Celle-ci d'un
mètre de haut de la grosseur d'un
arbuste, était carrée...

Sais-tu reconnaître les étamines ?

-Oui, ces petits fils qui surmontent la petite boule de leur anthère.

-Combien en comptes-tu ?

-J'en vois deux.

-C'est exact mais nous n'avons pas de chance, nous sommes tombés, pour notre premier exemple, sur l'exception. Habituellement les labiées ont quatre étamines. L'exception confirme la règle, dit-on. As-tu remarqué un autre élément à côté de deux étamines ?

-Oui, un grand fil courbé qui pend comme une langue.

-C'est le pistil. Nous verrons , tout à l'heure, pourquoi il a cette disposition. Continuons notre petite enquête. Regardons au dessous de la fleur. Quelle forme a la tige?

-Une forme curieuse, elle est carrée. Cette forme sied très bien à nos aristocrates. A ce propos, je veux te raconter un souvenir personnel. Il y a une vingtaine d'années, je m'intéressais alors, de plus prés, aux différentes espèces de sauge. J'avais, naturellement rencontré celle-ci, dite des prés, l'officinale, qui pousse au jardin, la fausse-verveine qu'on trouve facilement dans la région mais je n'avais jamais approché la Sauge sclarée qu'il faut aller chercher, au plus prés, du côté de la Provence.

C'est ce que je fis un beau jour de juin. Je savais que dans les environs de Manosque des agriculteurs en font pousser des champs entiers, des «saugeraies » pourrait-on dire.

...Je me trouvais sur la route de Valensolle quand je vis
sur le bord du chemin un buisson de plantes apparemment
sauvages qui, par leur taille imposante, par la splendeur de
leurs fleurs, ne pouvaient être que la Sauge que je
recherchais...

Je me trouvais sur la route de Valensolle quand je vis sur le bord du chemin un buisson de plantes apparemment sauvages qui, par leur taille imposante, par la splendeur de leurs fleurs, ne pouvaient être que la Sauge que je recherchais. Je m'approchais, ce qui, aussitôt, m'intrigua et me conforta dans ma présomption.

-Qu'est-ce que c'est qu'une présomption ?

-Une présomption c'est un jugement basé sur des vraisemblances, sur des choses apparemment vraies.


Le professeur SystématicoÏdes fut un peu surpris de devoir expliquer ses expressions. Il croyait contrôler son discours pour le tenir à la portée d'Alice. En réalité il lui était difficile de rester toujours au niveau de l'entendement de l'enfant.

N'était-il pas bon d'ailleurs de parler un langage qui passe un peu au dessus de la tête de l'enfant, l'obligeant à la tenir haute, à le dresser un peu au delà de sa condition? Il en était de même avec le jargon botanique auquel il faudrait l'habituer, sans le déconcerter, à le distiller avec mesure.

-Bon, dit Alice,revenons à ton histoire, à ta «présomption» En effet, ce qui te permettait de croire que tu étais en face de la plante que tu cherchais, c'est la forme de la tige.

Celle-ci, d'un mètre de haut, de la grosseur d'un arbuste mais verte et tendre comme celle des herbes, était carrée. Chaque face, comme tu dis, mesurait au moins cinq millimètres de côté. Et en bon botaniste-commissaire que tu es

tu as déclaré :« C'est une labiée !»

-Très bien raisonné, dit le professeur, bien que se rencontrent, dans d'autres familles des tiges également quadrangulaires. Mais ,ici, d'autres indices me laissaient croire que j'étais sur la bonne piste, d'autant que les fleurs montraient ostensiblement leurs deux lèvres de la famille. Par dessus le marché, à un mètre du buisson se dégageait un parfum si puissant qu'il en était presque incommodant. Or, je te le disais tout à l'heure, la plupart des labiées sont des plantes aromatiques. Je vais t'en citer quelques unes que tu connais sans doute pour les avoir froissées au passage : le Romarin, le Basilic, le Thym, la Marjolaine, la Menthe, l'Hysope, la Sarriette. Une fleur à deux lèvres, une tige carrée et un tel arôme, ça ne pouvait être qu'une labiée.

-Mais comment as-tu pu savoir que tu étais bien en présence de l'espèce que tu appelles : sclarée ?

-Tout d'abord parce que j'étais dans cette région de Provence où elle pousse en abondance, à cause d'autres indices évidents comme la taille des fleurs et des feuilles et puis,parce que,aussi, j'avais l'intuition de la reconnaître. Tu sais, il y a une forme de connaissance directe qui joue parfois aussi sûrement que celle par raisonnement.

-Dans ce cas, on peut alors se passer de la Systématique ?-

-Sans doute mais c'est souvent après un long usage de celle-ci qu'on est ainsi, parfois, directement porté au but...ou alors c'est une grâce donnée, comme dit l'Evangile, aux simples et aux enfants.



En tout cas,ce jour-là, j'étais heureux d'avoir pu déterminer aussi vite cette plante pour laquelle j'avais eu un tel coup de cœur. J'avais cette joie de

l' explorateur qui, subitement découvre un nouveau monde. De plus , en contemplant cette plante, j'ai eu la révélation de la probable origine de : La légende de la Sauge ».

-La Sauge a une légende ?

-Celle que raconte le félibrige Roumanille, de cette région de Provence. Ca se passe au temps du premier Noël. Les Mages, en cherchant la crèche vers laquelle l'Etoile les a guidés, ont avisé le roi Hérode de la naissance du Messie, nouveau roi des Juifs. Pour supprimer ce rival celui-ci décide de faire tuer tous les enfants à la mamelle de la région de Bethléem. Marie et Joseph, prévenus en songe, fuient avec Jésus pour échapper aux bourreaux. Sur la route de l'exil ils entendent derrière eux, au loin, les rumeurs de la troupe des égorgeurs. Or, dans ces parages dénudés, ne se trouve aucun abri pour dissimuler l'Enfant. Marie, éplorée, demande à différentes fleurs de bien vouloir cacher la petite victime. La rose refuse pour ne pas s'exposer à la fouille des soldats qui froisseraient sa robe. La Giroflée, trop préoccupée à se fleurir, ne veut pas qu'on l'importune. Heureusement la Sauge, la Sclarée, celle qu'on appellera désormais : «La toute bonne» accepte de gonfler ses feuilles et ainsi sauve Celui qu'on veut faire mourir. C'est depuis, dit-on, que la sclarée garde, au pied, ce bouquet de larges feuilles.

Aux siècles derniers, un grand musicien, a écrit une chanson qui s'intitule : «La légende de la Sauge» . Sa musique est un de ces airs qui vous reste toujours dans la mémoire. Mais, que nous voilà loin de la botanique !

-Oh non, pour moi la botanique, racontée de cette manière, devient de plus en plus aimable et me donne davantage envie de la mieux connaître. Mais cette Sauge des prés , qui est devant nous,n'aurait-elle pas, elle aussi, sa légende ? - -Non, elle n'a pas sa légende mais elle accomplit des faits qui sont aussi merveilleux que ceux des contes. C'est une des plus belles illustrations des relations entre les fleurs et les insectes.

Crois-tu, toi, que la plante puisse être plus maligne que l'insecte?

--Ca me paraît difficile. Un animal, en principe,est plus évolué qu'une plante.

-Pourtant il arrive que l'insecte, en l'occurrence, l'abeille, subisse, du moins dans un premier temps, le bon vouloir de la Sauge-des prés.

-Pourquoi dis-tu : dans un premier temps ?

-je ne veux pas déflorer la fin de l'histoire. Celle-ci est un match de débrouillardise entre la Sauge et l'abeille. Dans un premier round...

-Qu'est-ce qu'un round ?

-Disons, si tu veux, dans une première partie, c'est la Sauge qui gagne.

Nous l'avons vu, ce que désire à tout prix la plante c'est faire transporter son pollen pou féconder d'autres fleurs de son espèce. Les insectes ne se prêtent pas toujours, aussi volontiers que l'abeille le désirerait, à cette mission. La Sauge,pour les y contraindre, a inventé une astuce.

Regarde -les,en face de nous, par dizaines, qui attendent, la bouche ouverte, sollicitant le passage de l'abeille, lui proposant comme appât, le nectar enfoui au fond de leur corolle.

...Elle plonge la tête dans la bouche ouverte, cet espace
relativement étroit, et ses deux pattes appuient
inconsciemment sur une sorte de pédale disposée à la
partie basse de la corolle....

Comme tu le sais, sous la lèvre supérieure, dépassent deux étamines porteuses de pollen. Supposons qu'une butineuse, aguichée, se présente. Elle plonge la tête dans la bouche ouverte, cet espace relativement étroit, et ses deux pattes appuient inconsciemment sur une sorte de pédale disposée à la partie basse de la corolle. Ce mécanisme fait basculer les deux étamines sur la tête et le dos de la visiteuse, la saupoudrant de pollen contenu dans les anthères. Tu sais, ces petits sacs accrochés à la pointe des étamines et toujours prêts à déverser leur semence de mâle.

Le nectar bu, l'abeille se retire, couverte du précieux fardeau dont, malicieusement, la Sauge l'a chargé. Elle se dirige vers une fleur voisine et là, toujours à l'entrée de la lèvre supérieure, l'attend le pistil qui lui barre le chemin. Ce pistil, avec la brosse râpeuse de son stigmate, ramasse le pollen qui a été collé sur la tête et le dos de l'insecte par la fleur précédemment visitée. L'abeille recevra ensuite une nouvelle charge de pollen pour le transporter, à nouveau, à la fleur suivante qui, à son tour et..etc..

-Tu avais raison de dire, tout à l'heure, que la plante est plus maligne que l'insecte.

-Attends la fin de l'histoire. L'abeille a peut-être la tête dure mais elle a fini par comprendre qu'on l'exploite assez cavalièrement. Elle accepte sans doute le rôle de pollinisatrice que lui a confié la Nature mais elle n'aime pas qu'une plante particulière le lui rappelle, à chaque visite, par de tels coups sur la tête.

-Et alors elle se fâche ?

-Non, tout simplement elle contourne la difficulté. A maligne maligne et demi. Pour éviter le choc des deux étamines, elle n'entre plus directement dans la corolle mais puise le nectar en se plaçant de travers.

-Et alors que se passe-t-il?

-C'est qu'à vouloir trop perfectionner ses pièges, la Sauge-des- prés, dans ce deuxième round, se trouve être la perdante. Elle ne pourra compter, pour la propagation de son pollen que sur les premières visites des butineuses nouvellement venues.

Notre bon La Fontaine en aurait pu faire le sujet d'une fable : «La Sauge et l'abeille» avec cette morale : «Le trop est l'ennemi du bien».

Je te vois m'écouter, la bouche bée et tu te demandes certainement si je ne suis pas en train, moi, de raconter une fable. Tu dois te dire : J'aimerais le voir pour le croire.

-Oui, sans doute mais il faudrait attendre longtemps ici. D'abord pour voir des abeilles qui sucent le nectar en pompant sur le côté et puis de surprendre celles qui reçoivent le coup de marteau des étamines. Il faudrait installer une caméra, filmant au ralenti pour se rendre compte du mécanisme en question.

Sur ce dernier point il est inutile d'attendre le passage d'une abeille ou ton savant cinéma pour vérifier de visu ce que je te dis

-Comment ça : de visu ?

-Avec tes propres yeux. Tiens, prends ce fétu de paille et introduis le dans la fleur comme font les pattes de l'insecte quand elles s'y posent.

-C'est vrai, ça marche, les étamines basculent et, d'elles-mêmes, se relèvent

-Si nous avions une loupe à fort grossissement nous ouvririons la corolle et nous verrions les rouages de cette machinerie.

Ce commerce entre la plante et l'insecte, avec leurs astuces et leurs roueries, ne paraît-il pas des plus extravagants? On s'étonnerait moins que deux plantes ou deux animaux se concertent ou se défient mais, là , nous sommes à cheval sur deux règnes.

Tu vois, Alice, c'est à partir de ces petits détails qu'on pressent, qu'on devine un grand ordre universel. Les animaux, les plantes, peut-être aussi les minéraux sont engrenés dans une même machine, dans un même système qu'on appelle l'écologie. C'est à l'homme, l'animal «dénaturé», le «hors nature», que cette belle organisation a été confiée pour qu'il en tire profit, certes, mais aussi pour qu'il la sauvegarde. Que penses-tu de tout ça , Alice ?

-Je pense que je m'étonne de plus en plus du monde dans lequel nous vivons. L'autre jour, tu me disais qu'on est vite perdu dans le fouillis d'étoiles, aperçues, certaines nuits d'été. C'est vrai et je n'ai jamais osé m'intéresser à cette grande horlogerie qui, paraît-il, tourne autour de l'Etoile polaire. Ca me fait peur. J'ai préféré essayé de reconnaître les fleurs que je rencontre au ras du sol, le long de mon chemin.

A t'entendre elles ont l'air, aussi bien entre elles qu'avec les animaux et avec nous aussi, peut-être de tourner de la même façon dans un même grand système. Je ne pensais pas être si proche d'elles ...On dirait même qu'elles pensent comme nous et qu'on pourrait parler avec elles .

-C'est pour cette raison, sans doute, que tu désires tant les connaître chacune par leur nom ?

-Oh oui ! Mais chaque fois que tu essayes de me mettre le nez dans tes flores et dans ta Systématique j'ai le même appréhension que celle que j'ai de me perdre dans les étoiles.

-Viens, rentrons à la maison. Ce soir,tu apporteras à ta grand-mère ce beau bouquet que tu viens de cueillir et, cette fois, dis-lui, quand tu lui offriras :« Voici, mamé, des Sauges-des-prés» . Ainsi tu auras l'air d'avoir, aujourd'hui, appris un peu plus que l'autre jour quand tu ne savais offrir qu'un bouquet de «crucifères».




Quand la fleur se fait papillon


Les jours, les semaines passaient alors que les promenades botaniques étaient suspendues sans qu'on sache la véritable raison de cette interruption. Alice était-elle saturée de botanique comme l'avaient été précédemment les autres petits-enfants ? Ou, par peur d'effaroucher, le double personnage «Systématicoïdes- Papé-papou» devenait-il de plus en plus prudent et réticent ?

Il aurait été alors plaisant de voir son visage qu'on aurait pu diviser en deux parties, droite et gauche. D'un côté on aurait vu un œil gai et la commissure droite des lèvres relevée vers le haut et, de l'autre, un œil triste et la commissure gauche rabattue vers le bas. A la fois Jean-qui-rit et Jean-qui-pleure-, Monsieur tant pis et Monsieur tant mieux. L'un dépité de n'avoir pas pu faire accepter sa méthode de la Systématique et l'autre satisfait de pouvoir dispenser son fonds d'histoires. Le bilan était quand même positif pour le personnage bi-face puisque Alice ne s'était pas éclipsée comme l'avaient fait Amanda, Julien,Claire, Sophie et Gaétan.

Les choses étaient ainsi pendantes quand Alice, d'elle-même, s'étonna de ne plus entendre parler de plantes et proposa une nouvelle herborisation.

Dans le fond, c'était peut-être la bonne tactique de laisser désirer la cuiller de soupe plutôt que de l'enfoncer de force dans la bouche.

Systématicoïdes avait eu le temps de rôder dans les parages pour préparer cette éventuelle sortie. Après l'exposé sur les crucifères, les ombellifères et les labiées il avait envisagé de lui présenter les Papilionacées; aussi avait-il parcouru les environs pour trouver une plante représentant cette famille le plus avantageusement possible et qui, surtout, sauterait au cœur d'Alice comme, à la première promenade , l'avait fait le Coquelicot.

Il avait ménagé la surprise en menant son élève sur la berge d'une rivière afin de la laisser découvrir le spectacle de sa découverte en se faisant précéder, dans le sentier, par l'enfant. L'effet souhaité dépassa les espérances. Alors que la rivière marquait une courbe vers la gauche, le chemin, lui, semblait continuer et mener directement sur l'eau. A cet endroit, sur la cime des buissons de la rive, comme l'arc d'un porche, une liane dessinait un guirlande de fleurs dont les couleurs passaient par toutes les nuances du rose. Alice ne put retenir un cri d'admiration et de surprise :

...Une liane dessinait un guirlande de fleurs dont les couleurs
passaient par toutes les nuances du rose... -C'est Lathyrus
latifolius ou, si tu préfères, la Gesse à large feuille...

-Que j'aimerais connaître le nom de cette merveille !

-C'est lathyrus latifolius ou, si tu préfères, la Gesse à large feuille

-Comme ses formes sont élégantes, que ses couleurs sont tendres et comme elle paraît légère!

-A quel insecte te fait-elle penser ?

-J'ai l'impression de voir un vol de papillons.

-Linné, le grand botaniste classificateur, a dû avoir la même impression que toi puisqu'il appelé les fleurs de cette famille : les Papilionacées.

-C'est une grande famille comme les Crucifères, les Ombellifères ou les
Labiées ?

-Elle compte plus de 7000 espèces à travers le globe et dans les 250 sur le territoire français.

-On n'ose pas la manipuler tellement elle paraît fragile.

-Examinons la avec délicatesse. Les botanistes qui ont détaillé cette fleur semblent avoir eu beaucoup de tendresse pour chacune des parties qui composent la corolle. Dans le pétale supérieur, dressé, large, enveloppant, ils voient un étendard. Pour ma part, je pense aux belles bannières gonflées de vent qui tanguaient autrefois au dessus de nos défilés ou de nos processions.

...Pour ma part, je pense aux belles bannières gonflées de vent
qui tanguaient autrefois au dessus de nos défilés ou de nos
processions...

Dommage que tu n'aies pas connu ce temps ! ..Les deux côtés de la corolle sont pour eux des ailes, des ailes au repos mais qui ne demandent qu'à s'envoler. Dessous, comme caché dans la grotte d'une crique , ils deviennent une carène, la coque d'un voilier qui cache d'ailleurs dans sa cale les trésors des futurs fruits. Puisqu'on parle de fruits il faut savoir que celui des papilionacées est une gousse.

-- Qu'est-ce qu'une gousse ?

-C'est un fruit sec qui s'ouvre généralement en deux volets, par dessus et par dessous. Tu en vois chaque fois que ta mère écosse des petit pois ou des haricots.

-Les petits pois et les haricots sont des papilionacées ?

-Naturellement et il y a tellement de papilionacées qui se mangent qu'on les appelle aussi : légumineuses.

-Avec tous ces indices sur la fleur et sur les fruits je ne devrais pas me tromper pour les identifier.

-Attention, il y a quelques papilionacées, et non des moindres, qui pourraient te jouer le coup de la miniaturisation.

-Que veux-tu dire?

-Tu sais combien la Nature s'est exercée dans ce domaine? Souviens-toi de l'invention de la graine. Elle est capable de miniaturiser aussi ses fleurs . Tiens, cueille celle-ci qui est à nos pieds. Tu connais ?

-Oui,c'est un trèfle.

...Apparemment tu as l'impression de n'avoir affaire qu'à une seule
fleur en pompon...

-De quelle famille crois-tu qu'il fait parti ?

-je n'en sais rien. On n'a pas encore vu ce genre de fleur.

-Et si, justement, de celle que nous sommes en train de considérer

-Les papilionacées ?

-C'est là qu'on doit sortir la loupe et regarder au plus prés. Apparemment tu as l'impression de n'avoir affaire qu'à une seule fleur en pompon. Or, il faut détacher chaque élément de ce pompon et, grâce à la loupe, tu vas découvrir que chacun est composé d'un calice, d'un étendard, de deux ailes et d'une carène. Si tu possèdes une loupe très puissante tu apercevras les dix étamines et un pistil mais si petit que tu auras du mal à le reconnaître.

-J'aimerais pouvoir le dénicher

-Tu feras mieux encore, tu essaieras de trouver sur des fleurs flétries les gousses minuscules desquelles sortiront des graines plus fines que des têtes d'épingle.

-Comment ces pauvres petites gousses et leurs graines microscopiques ne se perdent pas au milieu des grandes herbes des champs?

-Tu as raison de les plaindre mais la Nature prend soin d'elles, grâce à une collaboration règne végétal -règne animal, mais, cette fois, il n'est pas question d'insectes .

Avec quels animaux, d'après toi, le trèfle est-il le plus souvent en contact?

-je ne connais pas la campagne mais je dirais : avec les troupeaux de bœufs et de vaches. Et si ces bêtes sont au pâturage c'est pour manger les herbes et donc aussi les trèfles. Non ?

-Très bien et ,justement, le trèfle est content, en se faisant avaler, de confier sa progéniture à ces bons gros brouteurs qui font passer les minuscules graines dans leurs estomac et leurs intestins où elle subissent une bonne préparation à la germination; Quand elles se retrouvent au sol, dans les bouses, elles sont dans les meilleures conditions pour s'enraciner et pour lever dès le premier rayon de soleil et la première averse.

Si, par hasard,ce «transit intestinal» n'avait pas réussi à ramener au sol suffisamment de graines, le trèfle se multipliera quand même.

-Comment ?

-Les racines ont le don de pouvoir se ramifier. Tu te souviens de la méthode des algues employée dans les océans de l'origine ? Le trèfle se multiplie lui-même.

-Ne m'as-tu pas dit que la Nature répugnait à de tels procédés ?

-Oui, pour la généralité des cas mais si, ici, elle autorise une telle façon de faire c'est qu'elle compte particulièrement sur le trèfle pour nourrir son monde, je veux dire les animaux et même l'homme mange du trèfle.

-L'homme mange du trèfle ?

- Il en consommait beaucoup au temps primitif de la cueillette et, même encore, au Moyen-âge. Le trèfle portait même le nom de légume. D'ailleurs toute plante à gousse s'appelait alors légume et c'est pour cette raison, comme je t'ai dit tout à l'heure, qu'on appelle encore aujourd'hui les papilionacées des légumineuses

Sais-tu que celles-ci ne se contentent pas de nourrir les animaux et les hommes? Devines-tu pour qui elles sont aussi une nourriture précieuse ?

- Je ne vois rien d'autres à nourrir que les animaux et les hommes.

-Eh bien, figure toi que ces papilionacées se chargent d'alimenter la terre elle-même. Quand on parlait de la Sauge-des-prés, à propos des étamines qui basculent sur le dos des abeilles, je te faisais cette remarque :«Les animaux, les plantes, peut-être aussi les minéraux sont comme les rouages d'une même machine, d'un même système qu'on appelle l'écologie». Nous y voilà, les papilionacées rendent non seulement service aux plantes, non seulement aux animaux mais, cette fois, même au minéral, à la terre.

-Comment peuvent-t-elles rendre service à la terre ?

-Leurs racines savent emmagasiner de l'azote, un gaz précieux, et en fait profiter le sol où elles se trouvent. Dans les terres pauvres on enterre les papilionacées qui font ce qu'on appelle un «engrais vert»

-Maintenant les agriculteurs peuvent s'en passer puisqu'ils répandent dans leurs champs des engrais chimiques.

-Hélas, c'est bien le tort de notre agriculture moderne d'abuser de la chimie et de renoncer à ce que propose la Nature, sous prétexte d'avoir, avec ces moyens artificiels, des rendements plus importants .On appelle les propriétaires des grandes surfaces de culture des exploitants agricoles. C'est un titre honorable s'ils respectent les lois de l'écologie mais s'ils les oublient, pour un plus grand profit au détriment du sol, ils mériteraient plutôt le nom d'exploiteurs.

-Ne trouves-tu pas, papé, que nous sommes loin de la belle plante, la Gesse à feuille large, que nous avons trouvée tout à l'heure ?

-Oui et non. Tu sais, quand on herborise, l'esprit facilement vagabonde et on est vite emporté dans le tourbillon du système écologique

-Mais pas, dans ta «Systématique», répliqua malicieusement Alice

-Justement on ferait bien d'y faire appel car elle pourrait te faire découvrir des curiosités dont tu raffoles.

Illustration 1: ...C'est un festival de la métamorphose de la
feuille...

Quand on recherche l'espèce qui nous intéresse, après avoir considéré la fleur, on doit examiner les feuilles. Regarde l'échantillon que nous avons entre les mains : C'est un festival de la métamorphose de la feuille.

-Qu'est-ce que veut dire : métamorphose ?

-J'ai déjà dû te le dire mais il est préférable de le répéter : C'est un changement de forme, de structure qui fait qu'on ne reconnaît plus ni la forme ni la structure d'origine. Regardons cette feuille : Le sens des nervures secondaires suivent presque une ligne parallèle à la nervure principale. C'est d'ailleurs un moyen de distinguer les Gesses du genre voisin les Vesces. Cette façon d'orienter leurs nervures rappelle celle d'une petite catégorie de plantes, les Monocotylédones.

Mais oublions ce que je viens de dire et ne compliquons pas les choses.

Les pétioles, c'est à dire les queues des feuilles, sont presque aussi larges que la tige. Autre fantaisie, comme tu le vois,les feuilles sont réduites à un simple pétiole ou encore, plus étrange,à une vrille.

Rappelle -toi le couplet que j'ai entonné en l'honneur de la théorie de Goethe sur les transformations possibles de la feuille depuis la graine jusqu'à la fleur. Tu as ici une petite démonstration, un petit exercice de la virtuosité de la feuille sur ces capacités transformatrices.

-Pour une fois je dis merci à ta Systématique qui permet d'attirer l'attention sur de telles acrobaties de la Nature. J'en suis éberlué et tu peux dire, qu'aujourd'hui, tu m'en mets plein la vue. Il est vrai que j'aime la botanique quand elle m'étonne.

- Eh bien tant mieux parce qu'elle n'a pas fini de le faire.




Je t'aime un peu, beaucoup , passionnément....


...Je t'aime un peu, beaucoup , passionnément....

C'est par un beau soir de juillet que la nouvelle éclata comme un coup de foudre dans un ciel serein. Alice devait rejoindre au plus tôt ses parents, obligés de quitter la région à cause de la nouvelle situation de son père.

Ce contre-temps survenait alors que le professeur Systématicoïdes se félicitait de la bonne tournure que prenaient les dernières herborisations. Il envisageait même que, pendant le mois d'août, il accompagnerait, probablement, Alice dans les premiers dédales de la Systématique.

Ce premier galop d'essai dans les familles dites à «architecture florale» , d'accès relativement facile, montrait le goût et l'intérêt de la fillette pour le monde végétal. La réflexion entendue, lors de leur dernière entrevue : « Je dis merci à ta Systématique...» le comblait d'aise. Cependant, encore avant l'annonce de la nouvelle de tout à l'heure, il pensait qu'il ne fallait pas précipiter les choses et tenir une distance prudente avec cette discipline qui gardait toujours pour l'enfant un aspect trop revêche.

D'ailleurs , après les ombellifères, les labiées et les papilionacées, il lui restait à présenter la famille des Composées. Ce n'était pas une petite affaire puisque dans le règne végétal elle est la plus vaste des plantes à fleurs et, qu'en plus, dans l'ordre de l'Evolution, elle est une des plus récentes.

Bien que cette famille soit classée dans celles à «architecture florale» on ne retrouve plus, à l'intérieur de ce même groupe, le même type de fleur comme c'est le cas chez les familles précédentes. Pour cette raison il a fallu la rediviser en trois branches : les Radiés, les Tubuliflores et les Liguliflores. Voilà déjà un jargon technique qui, à l'entendre, ferait sourciller Alice mais c'était quand même un moyen d'approcher les familles dites «à enchaînement» où, seule, la Systématique sait en parcourir les dédales.

Les choses en étaient donc là quand survint l'annonce du prochain départ d'Alice; le professeur Systématicoïdes n'avait plus tellement le temps d'échafauder des plans et d'imaginer de nouvelles tactiques. Heureusement le bon conseil de Papé-papou intervint pour rappeler que la méthode employée jusqu'ici n'avait pas été tellement mauvaise et que cette dernière leçon devait être aussi illustrée et aussi bon-enfant que les précédentes. Pour ça on n'avait qu'à faire confiance à sa mémoire et surtout à son aptitude naturelle à plaire aux enfants.

En vue de cette dernière herborisation du lendemain, Systématicoïdes et Papé-papou avaient repéré un itinéraire relativement court qui longeait des talus, extérieurs au parc, où poussaient en abondance des marguerites sauvages, qui passerait par un sentier au milieu d'un terrain vague garni de Chardons et de Circes et qui ferait un crochet pour aborder, dans les mêmes parages, une station de Chicorées.

Dès qu'ils furent au pied du talus le professeur Systématicoïdes encouragea Alice à cueillir quelques tiges de marguerite :

-Pour notre dernière promenade botanique nous allons examiner la fleur la plus représentative parmi la famille des Composées- Radiées.

-Voilà un nom bien terne en comparaison de celui donné aux Papilionacées.

-C'est vrai, les botanistes devaient être en panne d'inspiration poétique pour baptiser cette famille, cependant ce nom dit bien ce qu'il veut dire....

-Attends, papé, avant que tu t'expliques, je veux savoir combien je t'aime.

-Que fais-tu ?

-J'enlève un premier pétale et je dis : Je t'aime puis un deuxième et je dis :un peu puis un troisième et je dis : beaucoup et puis un quatrième et je dis :passionnément. Je continue avec un cinquième pétale et je dis..

-Arrête ton petit jeu parce que je sais que tu m'aimes beaucoup mais je suis aussi ravi que tu sois tombée, de toi-même, dans ce piège. C'est la cinquième erreur que tu allais commettre.

Ce n'est pas que je me réjouisse que tu te sois mise dans un mauvais pas mais ça va me permettre de justifier le nom de «Composée» donné à cette fleur. En arrachant, dis-tu, le premier, le deuxième, le troisième, le quatrième et le cinquième pétale, tu n'arrachais pas de pétales mais, à chaque fois, toute une fleur.

-Toute une fleur ?

-Eh oui, la marguerite est «composée» d'un grand nombre de fleurs. D'abord ces grandes languettes blanches que tu as prises pour des pétales et puis ces centaines de petits tubes qui forment le tapis jaune du centre.

-J'ai beau regarder de prés ces languettes blanches, je n'y vois pas des apparences de fleurs.

-Dans la partie haute se dessinent trois lobes ou trois dents, si tu préfères. Ce sont les pétales de cette fleur qui se sont soudés entre eux. Dans la partie basse on devine un tout petit pistil mais sans ovaire car se sont des fleurs stériles.

-Et tu dis, qu'au milieu , ce tapis jaune, ce sont d'autres types de fleurs ?

-Oui, elles sont franchement différentes. Dans chaque petit tube à 5 pétales jaunes se trouvent 5 étamines qui sont traversées par 5 pistils. Tu devines la taille de plus en plus réduite de ces éléments qui s'enchâssent. Alors que sur le pourtour ne s'alignent qu'une vingtaine de fleurs blanches, ici, au centre, elles s'entassent par centaines.

-La Nature a voulu encore faire, avec cette famille, de la « miniaturisation », comme tu dis.

-Et, en plus , de la concentration organisée, comme si, après avoir organisé ses plantes par ci par là comme des gens disséminés dans la campagne elle avait voulu les rassembler dans un ville.

Quand, autrefois, l'homme était isolé, il devait, à lui seul,subvenir à tous ses besoins. Tu n'as peut-être pas connu de ces paysans qui se faisaient le pain, qui construisaient leur maison, qui se fabriquaient leurs outils, qui se taillaient leurs vêtements..

-On m'a parlé d'un arrière-grand- oncle qui vivait de la sorte.

-Les famille qu'on vient de voir: Les crucifères, les ombellifères, les labiées, les papilionacées se comportent comme faisait ton arrière-grand-oncle tandis que les composées ont leurs spécialistes comme nous avons ceux de nos villes.

Les fleurs blanches du pourtour ont pour métier de faire appel aux insectes. Elles n'ont pas à se préoccuper de faire des enfants et, d'ailleurs, elles sont stériles. Elles travaillent pour le compte des fleurs jaunes du centre.

-Ce sont des esclaves ?

-Si tu veux, mais disons plutôt qu'elles font partie de l'organisation d'une société. On retrouve cette façon de faire chez les animaux sociaux comme les abeilles. Chacun a sa tâche et tout le monde travaille pour le bien commun, c'est à dire la reproduction de l'espèce... Tu te souviens du grand commandement ?

-Oui, croîssez et multipliez-vous !

Même après les millions d'années d'évolution c'est toujours la même et unique loi. Mais pour que toutes ces fleurs fonctionnent au mieux de l'intérêt général il faut un règlement, il faut une organisation.

-Qui commande cette organisation ?

-C'est comme pour les soixante mille abeilles d'une ruche, il n'y a aucun chef, même celle qu'on appelle : la reine, doit obéir comme tout le monde.

-A qui ?

-On ne sait pas. C'est le mystère de l'organisation de l'univers.

-Comment fonctionne la marguerite?

-Tu connais le rôle des grandes fleurs du pourtour. La vie durant,elles font signe aux insectes pour les inviter à se poser sur le tapis jaune du centre où se presse cette multitude de fleurs à polliniser. Celles-ci n'essayent pas de supplanter leurs voisines ou d'avoir un comportement particulier. C'est un peu comme à la caserne, on s'exécute au coup de sifflet. D'abord c'est le rang qui se situe le plus à l'extérieur qui reçoit un commandement : «Déployez vos étamines et vos sacs à pollen!» Les pistils, eux, restent enfouis dans les profondeurs. Pendant ce temps les fleurs centrales doivent se tenir immobiles, comme des soldas au garde-à-vous, sans broncher ni des étamines ni du pistil.

Répondant aux signaux des grandes bannières blanches du pourtour les insectes arrivent et piétinent allègrement le pollen des fleurs ouvertes. Comme il n'y a pas de pistil apparent, il n'y a aucun risque de féconder sur place les fleurs de la maison. On respecte la règle en n'accomplissant que, hors du circuit, la pollinisation sur des fleurs étrangères, ce qu'on appelle : la pollinisation croisée. Que penses-tu de cela ?

-Que la Marguerite répond tout à fait à ce que réclame la Nature depuis l'apparition de la sexualité.

-Parfait! Parfait ! Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et nous sommes heureux de voir la Nature exécuter à la lettre le règlement des théories

qu'elle avait établies.

Mais, attention au retour du bâton! Que se passe-t-il en deuxième temps ?

-Je suppose que les fleurs du centre vont s'ouvrir.

_Oui, leur pollen va jaillir de leurs étamines mais sur celles du pourtour apparaissent les pistils. Les insectes, à nouveau convoqués, ne vont plus respecter les conventions de la pollinisation croisée. Ils vont, par leurs piétinements, auto-féconder la marguerite puisqu'aucune protection, aucun retard n'empêche plus de se répandre sur les pistils voisins.

-C'est alors la catastrophe ?

-Pas du tout. Nous, les hommes, ne comprenons plus très bien les règles du jeu et devons avouer qu'on n'a pas encore deviné les secrètes intentions de la Nature. C'est un coup sur le bec de ceux qui croient avoir tout découvert des lois de la Nature et qui veulent les enfermer dans leur propre logique.

-Eh bien ! Ta démonstration pour cette dernière herborisation, n'engage guère à l'étude d'une botanique aussi contradictoire.

-Tout au contraire, ma petite Alice. Au fond, je ne suis pas mécontent qu'au lieu de t'avoir guidé dans les labyrinthes de la Systématique nous ayons pris ensemble du large et de la hauteur, ça te donnera plus tard, plus d'assurance pour affronter des parcours difficiles»



En s'écoutant parler, le professeur Systématicoïdes se demandait si ce n'était pas à lui-même qu'il adressait son discours. En réalité il n'avait jamais trop pris le temps de réfléchir sur tous ses aspects de la botanique qui n'avaient rien à voir avec la logique des déterminations de genres, d'espèces, de variétés et de sous-variétés.

En conversant avec Alice et surtout en donnant au Papé-papou la préséance il avait été quelque peu contraint de voir autrement les choses. Actuellement il se demandait si ce n'étaient pas ces nouveaux points de vue les plus importants. Il prit Alice pour l'emmener un peu plus loin .

« Comme le temps ne nous permet pas de prolonger cette conversation sur les autres sous-familles, les Tubuliflores, c'est à dire celles uniquement porteuses de fleurs à tube comme le Chardon et le Circe et les Liguliflores, uniquement porteuses de ligules ou languettes comme la Chicorée, nous allons quand même, en rentrant à la maison, faire une petite halte devant chacune d'elles.»




...il montra à Alice deux petits buissons de plantes
épineuses...

Arrivés à hauteur du terrain vague, il montra à Alice deux petits buissons de plantes épineuses dont l'un était fait de Chardons – penchés( Carduus nutans) et l'autre de Circes-des- champs( Circium arvense).

- «Tiens,dit-il à Alice, voici des représentant de Tubuliflores. Il est facile de s'en rendre compte en épluchant un à un leurs petits tubes roses.

-Tu me dis que les uns sont des Chardons et les autres des Circes. Comment les reconnaître, ils se ressemblent tant ?

-Je me doutais que tu me poserais la question. Tu vois, en botanique, les différences sont parfois très ténues. On dit de certaines différences qu'elles ne tiennent qu'à un cheveu. Là, c'est à une partie de cheveu.

-C'est pour ça que tu portes toujours sur toi une loupe

-Cette fois, elle nous sera indispensable. Au début de nos premières herborisations je te disais que le botaniste a surtout recours à la fleur pour pouvoir déterminer la plante. Mais je t'ai dit ensuite que,comme le policier, il fallait ne négliger aucun indice dans l'enquête.

Oui, il faut parfois examiner les feuilles, les racines, le fruit.

Ici ce n'est pas au fruit proprement dit qu'on s'en prend mais à son aigrette, cette petite touffe de poils qui se hérisse au sommet, signe de la maturité.

-Peut-être faut-il apprécier cette aigrette en mesurant sa hauteur ou son épaisseur ?

-C'est encore plus chinois. Il faut en prélever une des soies et la regarder de profil. Naturellement une telle observation ne peut se faire qu'à la loupe. Si cette soie est simple et lisse, elle appartient au Chardon, si elle est ramifiée, c'est à dire si elle est hérissée, de part et d'autre, de petits poils de barbe, c'est la soie d'un Circe.

Tu vois que,parfois, la détermination se fait par un détail minuscule.

-Eh bien , j'aime ça. J'aime maintenant pousser les enquêtes à fond . D'ailleurs, chaque fois que je verrai un Chardon ou un Cirse mon premier mouvement sera de découvrir son identité par le bout du poil de son aigrette.

-Tant mieux, c'est un réflexe de botaniste que de s'intéresser à des détails aussi infimes. On ne peut entrer dans ce monde là que par de petites portes. Il faut pour cela avoir pris l'habitude de fixer son attention sur les plus petites choses. Je te dirais que c'est un exercice bien utile dans la vie, tu finiras par regarder les choses et les gens à la loupe. Tu feras alors la découverte d'un univers inconnu dont tu ne pouvais soupçonner l'existence.


Pouvait-il trouver meilleur commentaire pour la préparation au difficile accès de la Systématique ? Systématicoïdes avait désormais devant lui un enfant qui avait acquis la souplesse du mouvement, l'acuité de la vue, la concentration de la pensée et qui ne flottait pas dans le vide de l'ennui comme le faisaient Amanda , Julien, Claire, Sophie et Gaétan. N'était-ce pas dommage de le quitter dans un tel état de grâce ?

L'heure avançait et pour cette dernière herborisation le professeur Systémaaticoïdes avait prévu de la terminer en beauté. Il fallait d'abord épuiser le sujet du jour en exposant cette sous-famille des Liguliflores.

Comme il avait un projet bien précis sur la finale de ses leçons botaniques il emmena Alice des buissons de Chardons et de Circes sur un sentier qui devait les conduire devant une des plantes-modèles des tubuliflores: la Chicorée.

Le long du parcours,intentionnellement, il décrivit cette plante sans enthousiasme et même avec un peu de mépris:

-Elle pousse le long des chemins et peut surprendre par son aspect difforme. Des auteurs de flore la décrivent même comme squelettique avec ses tiges tortueuses et raides où s'accrochent quelques moignons de feuilles. Certains l'ont même surnommée : «La laideronne». Sa fleur est quand même le modèle des liguliflores, elle est du même type que les faux pétales de la Marguerite. Avec cette différence toutefois que ceux-ci possèdent étamines et pistils.

As-tu déjà eu l'occasion d'en rencontrer ?

-Tu sais, en ville, il m'est difficile de faire connaissance avec les plantes sauvages .

-Tant mieux, pensa Systématicoïdes;


Ils étaient arrivés au terme de leur promenade et il suffisait de franchir le fossé pour se trouver en présence du massif de chicorée.

«Les voilà ! cria Systématicoïdes en soulevant sa petite-fille à bout de bras.

Alice poussa alors un cri d'admiration et, se dégageant brusquement des bras de son grand-père, sauta le fossé et demeura statufiée de ravissement devant la plante apparue.

-Que penses-tu de cette rencontre ? Dit Systématioïdes

-je n'ai jamais vu un bleu aussi vif, aussi lumineux.

-C'est vrai, c'est une teinte qui n'a pas d'équivalent dans la Nature, c'est un bleu unique sous nos climats.

Nous qui sommes maintenant des habitués de la loupe, contemplons une de ces fleurs derrière un verre grossissant. Ses éléments sont organisés comme dans la rosace d'un vitrail de cathédrale et dans cette seule couleur qui étonne tant. Chaque ligule rayonne d'une façon égale et se termine par une crénelure, celle d'une roue dentée, le rouage, pour l'instant immobile, prêt aux tournoiements. Au centre étamines et pistils flambent comme les flammes courtes et azurées du gaz..

Te souviens-tu,Alice, de la première couleur aperçue, le premier jour de nos herborisations ?

-Oui, le rouge, avec le Coquelicot. J'ai d'ailleurs la même admiration pour ces deux fleurs. Elle me donnent le même choc.

-Figure-toi que de passer du rouge au bleu c'est traverser l'étendue du spectre solaire. Avec le rouge nous étions au plus bas, dans les balbutiements, les hésitations, les piétinements. Mais aussi dans le feu, le sang, les ardeurs, les violences, les passions, les révolutions. Avec le le bleu nous sommes à la limite des choses, dans la sérénité, dans les accomplissements. Nous sommes au zénith, au plus haut du ciel, à la frontière de l'au-delà, dans la mystique.

Le bleu est aussi le symbole de la fidélité, du souvenir. On raconte cette histoire au sujet d'une autre fleur bleue, le Myosotis. Un couple d'amoureux longe la rive d'un cours d'eau. L'homme, en hommage à sa bien-aimée, se penche pour ramasser des fleurs de Myosotis. Il se penche tant qu'il se noie dan la rivière. Alors, cet homme qui ne veut pas entraîner dans la mort avec lui son acte d'amour lance sur la berge son bouquet de fleurs bleues.

Depuis, dans toutes les langues d'Europe, le Myosotis est appelé : «Ne m'oublie pas ! ».

Illustration 2: ...Je n'ai jamais vu un bleu aussi
vif, aussi lumineux... -C'est vrai, c'est une teinte
qui n'a pas d'équivalent dans la nature, C'est un
bleu unique sous nos climats...

Tu vois, Alice, comme l'homme au bouquet, voici que tu vas disparaître à ma vue mais tu me laisses tes beaux yeux bleus dans ce buisson de chicorée.

-Mais, papé, nous nous reverrons sans doute prochainement. Je voudrais alors qu'on continue nos promenades botaniques et qu'on aborde même la Systématique.

-Que tu es gentille, ma petite Alice, mais si j'ai pu te donner quelque envie d'entrer dans le monde des plantes crois bien que toi tu m'as rendu un bien plus grand service.

-Quel service puis-je rendre moi qui ne sais rien et qui ai tout à apprendre ?

-De mes trente années d'enseignement je n'ai jamais connu que la monotonie des manuels, que la fade odeur des laboratoires, que les tristes murs de l'amphihéâtre. Grâce à toi j'ai redécouvert tout ce que je savais mais, cette fois, avec une âme d'enfant.

Oui, Alice c'est à moi de te dire :merci.»




*


C'était dans l'après-midi du lendemain que Alice devait rejoindre le domicile de ses parents. Ce départ préoccupait tellement le grand-père que, dès les premières heures de la matinée, il s'était rendu dans la chambre de sa petite-fille :

« Ma petite Alice, je n'ai pas bien dormi cette nuit car je craignais de te laisser repartir sans te redire combien je compte sur ton retour ici aux prochaines vacances. J'aimerais que ensemble nous reprenions nos promenades dans la campagne et surtout que tu y retrouves le même plaisir que, lors de ces parcours,tu manifestais.

-Regrettes-tu de n'avoir pas pu aborder, avant mon départ, cette fameuse « Systématique »à laquelle tu faisais, de temps en temps allusion ?

-Peut-être oui, peut-être non...mais, tu sais, à la réflexion,je n'avais pas l'intention d'entreprendre cette initiation ces jours prochains. J'envisageais de faire une pause dans notre comportement qui, chez moi, a sensiblement évolué.

Si tu as beaucoup appris, je t'avoue que moi aussi, de ta part, j'ai reçu beaucoup d'enseignement.

-D'enseignement ?

-Oui,celui de découvrir avec toi la nature avec des yeux d'enfant.

-N'as-tu pas, toi aussi, été un enfant ?

-Peut-être mais c'est si loin, j'ai l'impression d'en avoir perdu la mémoire.

-Qu'ai-je pu te révéler et que tu aurais oublié ?

-L'étonnement, ma petite Alice, l'enthousiasme. Tu apprendras que ce mot vient du grec et qu'il signifie : révélation divine, découverte d'un secret de l'au-delà. Ce don est surtout réservé aux enfants et à ceux qui leur ressemblent, les poètes par exemple.

-Je ne te savais pas poète, papou.

-Avec toi, je le suis un peu devenu. Et c'est pour cela que je souhaiterais faire une pause dans nos dernières considérations qui, jusqu'ici, sont bien prosaïques, bien communes.

Je me suis rendu compte qu'avant de s'étonner des prouesses de la science botanique il faut, comme toi, d'abord s'émerveiller de la beauté des plantes.

C'est par ce biais qu'il faut les aborder. Avant le contact de l'intelligence, de la raison il faut que intervienne celui du cœur. C'est ce que tu m'as fait constater à cause de ton admiration, dès le premier jour, pour le Coquelicot et, lors de notre dernière herborisation, pour la Chicorée.

Si avec Amanda, Julien, Claire, Sophie et Gaétan j'ai vite constaté leur désaffection de l'approche des plantes c'est que nous avions emprunté un mauvais chemin pour faire leur connaissance. Je ne voudrais plus commettre la même erreur avec toi. Tu es, d'ailleurs ma dernière chance.

-Que signifie : «ma dernière chance ?»

-je te l'ai peut-être déjà avoué. Mon plus grand regret serait de ne pas laisser au moins à l'un des miens ce qui fut la passion de ma vie, l'amour des plantes.

-C'est bien ce à quoi tu t'appliques depuis le début de mon séjour ici.

-Je te remercie, ma petite Alice, aussi ne faudrait-il pas, cette fois-ci, comme pour tes cousins et cousines, rater ce qui devrait être le bon moyen d'y parvenir. Avant de reprendre le parcours que nous avons amorcé, nous allons momentanément l'interrompre et réfléchir à la façon de le poursuivre autrement, lors de nos prochaines rencontres.

-Si, à la différence de tes cousins et cousines tu n'as pas succombé à leur maladie de l'ennui c'est que tu as bénéficié, presque au départ,de la rencontre du Coquelicot qui a été pour toi, comme ce fut le cas dans la conversion de Saint Paul, par le miraculeux Chemin de Damas

-Un Chemin de Damas ?

-Oui, c'est vrai. Actuellement, à l'école, on ne fait plus allusion à ce fait, pourtant «historique» qui est à l'origine de cette expression, signifiant la révélation éblouissante d'une vérité ignorée et qui devient subitement évidente. Je t'en ferai plus tard le récit. Pour toi cette vérité ignorée et soudain révélée c'est la rencontre du Coquelicot et quelque temps plus tard, celle de la Chicorée. Grâce à cette double révélation ta connaissance des choses et, en particulier celles des plantes,a, comme on dit en mathématiques, «changé de signe». Tu auras connu ,comme Saint Paul, mais, toi, dans ton tout premier âge, le phénomène métaphysique de «la Transcendance». (Ne cherche pas, actuellement,à en savoir davantage, tu le découvriras plus tard mais tu auras sur tes contemporains une bonne longueur d'avance.)

Je t'avais prévenu que parfois les termes de mon langage se tiendraient un peu au dessus du niveau habituel de celui réservé aux enfants.-Jusqu'ici,Alice, malgré quelques passages à vide, tu ne semblais pas perdre le fil de mes propos.-

Pour prendre un exemple de la situation où tu te trouves je l'emprunterais à l'Eglise. Elle octroie aux tout jeunes baptisés un privilège dont la plupart n'en apprennent la dimension que beaucoup plus tard ou même en demeurent à jamais ignorants: Celui d'être nés entachés d'une souillure originelle et qui, par la grâce du baptême, en sont purifiés.

-Oh la la, papou ! Je crois que, cette fois,la barre a été placée trop haute et je ne sais si je pourrai la sauter.

-Ca n'a pas d'importance. L'essentiel est que tu me fasses confiance. Saute ! Je suis de l'autre côté du sautoir et, sûrement,je te recevrai dans mes bras. Mais, pour l'instant, envisageons l'éventuel résultat. Grâce au «rouge» du Coquelicot et au «bleu» de la Chicorée, tu as connu un aspect nouveau de ces fleurs, une connaissance idéale, sublimée, à qui tu témoignes d'ailleurs davantage de considération. Ce qui engendrera un besoin de mieux les connaître et plus tu les connaîtras plus tu les aimeras.

Tu vois, ce saut dans l'inconnu te fait envisager une autre façon d'estimer le monde des plantes.

Si, par exemple on examine, comme tu l'as fait, les plantes par la coloration de leurs fleurs on leur découvre des vertus qui davantage les personnalisent. Considérons les fleurs rouges sur le plan symbolique ( et c'est surtout ainsi qu'elles sont perçues) elles évoquent le dynamisme, l'énergie, la générosité, la pulsion du désir. Les fleurs bleues qui, sur l'échelle du spectre, sont à l'opposé, donnent plutôt des impressions de fraîcheur, de pureté, d'apaisement, de calme, elles invitent à l'évasion spirituelle.

Voilà des notions assez éloignées d'abord de la physique mais aussi des mathématiques, de la logique et peut-être même de la simple raison. Ce cheminement hors des parcours traditionnels nous dirigent plutôt vers la philosophie et, en franchissant la frontière de la transcendance, déboucherait dans la mystique où la botanique côtoierait les Arts et les Religions.

Je comprends , Alice, à ton regard un peu perdu, que tu refuses de me suivre dans des domaines aussi mystérieux

-Tu sais, papou, je te fais confiance et voudrais bien te suivre mais je me demande, quand même, si il ne faudrait pas mieux revenir tout simplement à la botanique.

-Tu as raison. Si je t'ai fait entrevoir la possibilité de nous perdre dans les nues c'est pour mieux te faire apprécier notre habitat présent qu'on appelle : «le plancher des vaches» et qui nous est commun avec les plante. Soyons leur reconnaissants de nous servir de guide dans l'exploration de notre commun univers. Suivons leurs propres démarches qui, avec leurs racines,explorent les profondeurs de la terre, accompagnons les dans l'ascension de leurs tiges ou de leurs troncs, dans les élaborations de leurs sèves, épanouissons-nous avec elles dans leurs ramures et dans l'expansion de leur feuillage.

Nous ne sommes qu'au début de cette quête et prenons exemple de leurs longues patiences et de leur courage.

Qu'en penses-tu, ma petite Alice ?

-Je pense qu'à t'entendre j'ai encore une longue route à parcourir, que je dois continuer mes observations, à écarquiller les yeux sur ma loupe- je dois regarder au plus loin possible, au delà de mes flores, de mon herbier de débutante. Et, comme on ne se lasse jamais de regarder le ciel, d'envisager quand même de connaître le summum de la botanique et que, pour en finir, après que tu m'auras emmené aux dernières limites, nous abordions enfin à cette dernière leçon de botanique que tu dis si nécessaire,si importante,si essentielle, si indispensable...

-Oui, l'indispensable Systématique !Oui, il en sera plus que jamais question car tu es engagé sur le bon chemin et quand il faudra t'empoigner avec elle tu te rendras compte que tes nouvelles dispositions t'aideront dans ce combat. Comme compagnon de route je te conseille d'adopter Saint Augustin , l'éminent philosophe, le grand inspiré de l'au-delà, qui a proclamé : « Ama et fac quod vis »qu' on traduit habituellement « Aime et fais ce qu'il te plaît» et que j'interprète plutôt par : «Aime et ce que tu as à faire deviendra relativement facile». C'est ce que tu vérifieras, du moins je le souhaite, quand tu te décideras à entreprendre de déchiffrer les premières énigmes de ce sphinx de la botanique.

Equipé désormais des ailes de l'amour, j suis persuadé que ce parcours , réputé ingrat et pénible t'apparaîtra profitable et même agréable.. C'est le vœu que je formule et que, connaissant tes dons naturels , je sais que tu les développera s jusqu'à la fin de tes jours.

Quant à moi, une fois disparu, m'exprimant comme un romain, mes mânes se réjouiront de voir satisfait mon ardent désir d'avoir transmis mon amour des plantes à l'un de mes petits enfants qui saura, je l'espère, le transmettre à son tour.,. »


*


Le lendemain soir,après le départ de leur petite-fille, les grands -parents se trouvaient face à face:

-Alors, Systématicoïdes, dit la grand-mère, as-tu réussi, cette fois, mieux qu'avec Amanda, Julien, Claire, Sophie et Gaétan, à enseigner ta doctrine à notre petite Alice?

-O oui, dit le grand-père,dont le regard s'embuait d'attendrissement. Nous avons, Alice et moi, parcouru non seulement les plus abrupts chemins de la botanique mais la petite m' a entraîné bien au-delà.

-Bien au-delà ? Interrogea la grand-mère intriguée.

Systématicoïdes ne répondit pas. Il redevenait le monsieur Seguin du premier jour qui avait craint pour sa chèvre Blanchette , ivre de liberté. Aujourd'hui au lieu de la retenir dans les limites de la Systématique; c'est lui qui, maintenant la suivait, heureux de connaître d'aussi agréables, d'aussi vastes ,et d'aussi nouveaux champs de fleurs.


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