Retour au menu

L’HORLOGE

Si on en croit les connaisseurs, mon horloge est une comtoise. Comment est-elle venu aboutir ici depuis sa Franche-Comté d’origine ? On ne le sait pas mais ses caractéristiques ne trompent pas sur son identité. Sur son fronton est inscrit : 1860, date qui correspond à l’époque où, pour ce type de meuble, l’emblème de la lyre était prisé. Son coffre en reproduit la ligne avec un chapiteau de colonne grecque comme les deux branches de l’instrument ; au bas du balancier, le meuble ménage un évasement pour la course du disque, évoquant  la dimension de la caisse de résonance. Au point d’attache du balancier avec ses neuf cordes d’acier sonores qui rejoignent le cadran, se dessine, à nouveau, la lyre, cette fois, en métal découpé, à la taille d’un luxueux bijou.

Pour les familiers de la maison, la présence de l’horloge est devenue presque aussi honorable que le portrait en pied d’un ancêtre. Quand l’un ou l’autre d’entre nous traverse cette salle ou quand toute la famille est assemblée pour un repas ou pour toute autre raison, les yeux se portent souvent, machinalement, sur le cadran, sans qu’il y ait nécessité de connaître l’heure mais par habitude d’échanger un regard, pour une connivence, pour s’assurer de cette présence qui est devenue l’âme de la maison.

Quand on est seul, la présence apparaît encore plus réelle à cause du tic-tac, cette fois perceptible, le même battement que celui de notre sang. On a l’impression alors que le son est poussé au plus fort de son intensité et que la vie, jusqu’ici muette, se mettait à se révéler. Il y a du mouvement, certes, mais invisible. On ne voit même pas la grande aiguille glisser d’une minute à l’autre, la petite aiguille est encore plus figée que la grande.  Pourtant elle bouge, on le constate si on la regarde après de longs intervalles. Les heures sont comme les plantes dont les fleurs ne s’ouvrent pas, dit-on, si on s’obstine à les regarder s’épanouir. Parfois le temps nous a paru trop court mais ce n’est pas sur l’horloge qu’on s’en est aperçu, le temps-horloge est plutôt immobile, il a la sérénité de l’immortalité.

C’est un peu effrayant de penser à l’éternité devant une horloge, une horloge au paradis n'est pas imaginable, encore moins en enfer . Ce qui me console quand me vient ce genre de réflexion c’est  que dans l’au-delà nous serons alors hors du temps mais nous, les mortels nous avons besoin d’horloges, nous avons besoin d’heures, de bonnes (bonheur) et nous en subissons de mauvaises (malheur). Sans elles on serait comme nos horloges mécaniques à bout de ressort, sans battement de balancier, sans battement de cœur. Rien de plus triste  que de se trouver devant une horloge arrêtée, on est aussi paniqué que si on se trouvait devant un mort. C’est déjà un peu ce qui se produit quand on n’a pas remonté son double mouvement, aussi, chaque jour précis de la semaine , le mardi, je veille à tenir l’horloge éveillée en actionnant la petite manivelle au manche de bois qui redonne la vie pour les huit jours suivants. Lors de cette manœuvre, en entendant s’engrainer les rouages du ressort, je sens dans mes doigts, dans le déroulement du petit maneton, toute la puissance du créateur.

Si l’horloge rendue muette, privée de sa sonnerie, ne communique plus que par signes, elle garde encore sa raison d’être mais elle ne peut plus rendre service aux aveugles et aux mal-voyants, ni à tous ceux qui ne sont pas en vue de son cadran, aux insomniaques qui perdent alors la notion du temps entre deux sommeils, à ceux qui, plus ou moins éloignés de l’horloge familiale, perdent leurs repères habituels. Sont frustrés aussi tous ceux qui aiment la compagnie et dont le signalement d’une sonnerie de l’heure ou de sa demie meuble leur solitude, les rassure d’une présence.

Contre « l’indispensabilité » de l’horloge on pourrait rétorquer que chacun porte à son poignet sa montre personnelle, qu’à la maison, presque chaque chambre est souvent équipée d’une pendulette, que la radio et la télévision et, même actuellement,  l’ordinateur, se chargent de donner l’heure et la minute présentes. Nous sommes toujours soucieux de ce renseignement comme si , à tout instant nous devions prendre un train prévu à un horaire précis dans l’appréhension du voyageur, sur le quai d’embarquement, craignant de rater son voyage et qui, à tous moments, tourne les yeux vers l’imposante horloge qui nous impose sa loi.

L’horloge a bien cette importante mission mais elle en a  d’autres, plus secrètes. Dans un appartement elle est devenue le totem familial à qui sont accordés respect et vénération. C’est une stèle qui a souvent la place d’honneur au sanctuaire de la salle de séjour. Même si on ignore sa véritable origine familiale ou si elle a été adoptée on l’honore pourtant comme aïeule, elle est devenue un Larre familial tutélaire et les enfants se disputent déjà le droit d’en hériter.

Elle occupe une telle présence que si on oublie d’en remonter les mouvements, toute la famille éprouve l’absence de ses sonneries et même de son silencieux mais perceptible tic-tac.

Si survient un décès, surtout s’il s’agit d’un aïeul, du père ou de la mère de famille, on prend soin souvent de suspendre sa marche pendant quelque temps comme si le défunt avait un peu emporté avec lui la vie de la pendule. Les jeunes enfants éprouvent parfois le besoin de se placer devant elle et de se laisser bercer par le va-et-vient du balancier, retrouvant celui du berceau qui, bébé, les enfonçaient dans leur sommeil. Aux cérémonies de l’église et particulièrement aux funérailles, les assistants confondent volontiers les balancements de l’encensoir de l’enfant de chœur à ceux de l’horloge consolatrice et rassurante.

C’est d’ailleurs eu égard à l’église que l’horloge familiale a, pour moi, ses références. Comme sur un autel étroit surmontant le balancier, l’emplacement du cadran est comparable à celui du tabernacle, le saint lieu par excellence. Certes les aiguilles, ici, sont apparentes et mouvantes, mais d’un mouvement si lent qu’elles semblent avoir l’immobilité de l’éternité , ce qui impose devant elles un silence étonné et respectueux. Il m’est arrivé parfois que, pénétrant dans la pièce où s’érige l’horloge je me sens pris d’une révérence religieuse, que je ralentisse le pas, que je garde les yeux fixés sur cet autel du temps et de l’heure et que j’éprouve, comme dans une église, un sentiment du sacré.

Jean Hannoteaux

Retour à culte domestique