L’ICÔNE
Si je traite ce sujet c’est que, depuis la lecture de : « La Beauté sauvera le monde » de Bernard Bro je restais toujours intrigué par les dernières pages de ce livre où figure une étrange conversation entre Malraux et Picasso :
« On vous a parlé de l’image de la Vierge apparue à Bernadette ? dit Malraux
- Quelle Bernadette ? demande Picasso - Celle de Lourdes. Elle a vu la Vierge à la Grotte. Elle entre au couvent. Des âmes pieuses lui envoient toutes sortes de statuettes de Saint Sulpice. Elle les flanque dans un placard. Stupéfaction de la Supérieure : « Ma fille, comment pouvez-vous mettre la Sainte Vierge dans un placard ? » - Parce que ce n’est pas elle, ma Mère ! » - La Supérieure écrit alors à l’évêque qui apporte les grands albums des principales images de la Vierge, ceux du Vatican. Il lui montre Raphaël, Murillo, etc. N’oubliez pas que ça se passe sous le second Empire, qu’elle est une jeune paysanne, bergère je crois, qui n’a certainement vu, dans son bled, que des Vierges sulpiciennes, baroques à la rigueur. Elle fait non de la tête, toujours non. Au hasard des feuillets, passe « la Vierge de Cambrai » , une icône. Bernadette se lève, exorbitée, s’agenouille : « C’est elle, Monseigneur ! » -Alors Malraux conclut :
- « Je vous l’ai dit, la Vierge de Cambrai est une icône. Repeinte, ornée de vagues angelots mais ni mouvement, ni profondeur, aucun illusionnisme. Le Sacré. Et Bernadette n’avait jamais vu d’icônes.Picasso demande :
« Vous êtes sûr ? - Les lettres de l’évêque ont été publiées. Et à qui aurait servi le mensonge ? - Une intrigue de cubistes…tout de même je voudrais bien la voir, sa Vierge. - Elle est toujours à Cambrai. Je vous enverrai sa photo. - Quand ? -Maintenant. Cette semaine, j’espère. Le temps de la retrouver. Je crois savoir où elle est.
- Que la fille l’ait reconnue, c’est drôle…murmure Picasso. Mais que les Byzantins l’ait inventée, c’est étonnant aussi, tout de même !…Il faut réfléchir. C’est intéressant. Très intéressant. D’où vient-elle ?J’ai attendu plusieurs mois, même plusieurs années avant de me décider à questionner l’archevêché de Cambrai sur cette étonnante histoire.
Au début de cette année 2005, à mon grand étonnement, j’ai reçu de l’archevêché la photographie de cette « Vierge de Cambrai », accompagnée d’une communication de l’abbé Félicien Marchelat, professeur émérite des Universités (Histoire de l’art) et
directeur du Service du Patrimoine :Dans la remarque de Félicien Marchelat sur la négation du caractère byzantin et du titre d’icône au tableau cambrésien il faut apporter un commentaire :
S’il est prouvé que ce tableau fut peint par l’un des quatre peintres cités il ne peut être qu’italien mais rien n’empêche que sa facture ait été fortement influencée par la manière byzantine. Ainsi, en ce qui concerne Duccio qui produisit plusieurs madones célèbres, les critiques d’art signalent que : « le traitement stylistique de celles-ci s’apparente à la tradition médiévale byzantine et orientale. » Quant à Fra Angelico, nous le verrons tout à l’heure, il ne serait pas tellement étonnant qu’il fût l’auteur d’une Vierge aussi proche que celles qu’il a authentiquement produites par ailleurs.. Le plus grave est l’infirmation de la qualité d’icône du tableau. Il faut souligner que l’auteur de ce rapport ajoute : « au sens précis du mot ». En effet n’étaient considérées comme véritables icônes que celles conçues en Orient et qui répondaient à des canons de formes et de couleurs établis par l’Eglise Orthodoxe. Le peintre d’icônes doit avoir un réel talent de peintre mais il n’est pas libre de peindre ce qu’il veut, il ne peut pas s’écarter des cadres imposés suivant chaque thème religieux. Dans la technique de son œuvre il ne doit y avoir ni volume, ni perspective, ni mouvement, ni ombre. L’icône échappe aux lois du temps. Le peintre d’icônes est considéré comme un inspiré artistique, certes, mais surtout un inspiré du Saint Esprit. Si l’abbé Marchelat déclare que la Vierge de Cambrai n’est pas une icône « au sens précis du mot » elle l’est cependant puisqu’elle en remplit la fonction. Suivant Yves Leloup l’icône est une image qui ne prétend pas représenter le réel mais elle le signifie et le symbolise Or, Bernadette ne prétend pas que la Vierge de Cambrai ressemble à l’apparition de la Grotte mais elle le rappelle.. Elle n’est pas une description mais une évocation. Suivant la Sainte, l’image n’est pas la reproduction d’un modèle mais plutôt une allusion. Le visage que l’icône propose n’enferme pas dans le visible mais se veut saturée d’invisible. .Pour la voyante le sujet n’est vraiment pas palpable ni évident au regard habituel, il flotte dans l’impalpable et l’invisible. L’icône s’offre comme une porte ou une fenêtre vers cet ailleurs que les formes et les regards indiquent. Pour la mystique de Lourdes elle est plutôt une invitation au voyage que le voyage lui-même.Qu’est-ce que l’icône ?
Ce terme issu du grec signifie littéralement : « image .On appelle icônes les images sacrées, généralement peintes, mais aussi ouvragées en métal, façonnées en céramique, os, stéalite ou bois qui, dans la religion chrétienne et, plus particulièrement dans l’Eglise d’Orient, sont l’objet d’une vénération. Constituées de panneaux amovibles ou portatifs, elles représentent des scènes ou des personnages de l’Ancien ou du Nouveau Testament. Leur origine, très lointaine, remonte aux premiers siècles du christianisme. Les plus anciennes icônes nous sont parvenues ( et qui doivent leur conservation au fait qu’elles ont été recouvertes de minces plaques d’argent ou encore repeintes ) , elles sont des IVème, Vème et VIème siècle. Initialement la plupart de ces icônes étaient exécutées selon une technique sans doute héritée de l’Antiquité, selon l’art du Fayoum, à la peinture à l’encaustique qui au VIème et VIIème siècle était pratiquée à Byzance. Elle fut remplacée plus tard par la peinture à la détrempe, étendue sur une toile de lin ou de chanvre, collée ensuite sur un support de bois ou encore directement appliquée sur celui-ci ; ces deux procédés ayant été utilisés concuremment. La peinture d’icône s’est développée jusqu’au XVIIIème siècle, surtout en Russie et dans les Balkans, mais aussi à Venise où elle a maintenu la tradition byzantine. Cependant l’on trouve quelques spécimens en Arménie et en Transcaucasie, témoin d’un art resté mineur dans ces régions. Le répertoire des thèmes est presque constant : Sainte Face, Christ ( sans mains ) , Vierges de pitié, Crucifixion, Descente de croix, Vies de Saints . Ce répertoire a été abondamment illustré par des artistes anonymes ou célèbres, comme le furent de leur vivant Andreï Roubliov ( la Trinité exécutée vers 1410) et, après lui, Dionisii, peintres qui travaillèrent , respectivement vers la fin du XIVème siècle, époque marquée par l’apogée de l’art de l’icône. A partir du siècle suivant, et plus encore au XVIIème siècle, va se développer une tendance à la surcharge, à la préciosité des détails, qui coïncide avec la décadence de cette tradition, en grande partie recouverte par un revêtement métallique. Souvent enrichie de lamelles d’or, d’émaux et de pierres précieuses, l’icône devient un ouvrage d’orfèvrerie et perd ses qualités proprement picturales. Bien souvent le visage des personnes est encore l’œuvre du peintre. La chute de Constantinople en 1452, entraînant la fermeture des ateliers impériaux qui fournissaient les plus beaux modèles d’icônes, a été un facteur déterminant de cette évolution.L’INTERVENTION DE SAINT LUC
Tout récemment, en 1995,intervint un nouvel élément dans cette affaire du portrait de la Vierge de Cambrai en lui donnant comme auteur possible l’évangéliste saint Luc, qui aurait pris comme motif le thèse orientale de l’Eleousa, c’est à dire la Vierge de Tendresse.
J’ai feuilleté une encyclopédie faite d’une suite de représentations de ces saintes images. J’ai été surpris d’y voir, exécutées par différents artistes, et à des époques différentes, des « Vierges de tendresse » .Notre Vierge de Cambrai pouvait donc faire partie de ce lot et, parmi les auteurs présumés, pourrait être saint Luc.
Pour donner encore plus de prestige à ce tableau et rendre la dévotion encore plus fervente, le clergé exploita ce nouveau filon d’une attribution de l’œuvre à l’apôtre saint Luc. A mon sens, les jugements portés sur l’identification faite par les spécialistes sont du domaine des critères d’ici-bas. Je croirais plutôt ceux qui ont fait s’agenouiller Sainte Bernadette devant l’icône suivant le récit de Malraux et qui s’est écrié : « C’est elle, Monseigneur ! »Ce n’était plus là un acte de foi mais plutôt un acte d’évidence. Ni les estimations les plus fiables, ni les raisonnements les plus logiques n’ont plus à intervenir quand la lumière désirée en devient si illuminante..
Avant d’explorer plus minutieusement le monde des icônes, il faut d’abord prendre du recul pour considérer l’art en général, du moins celui de la peinture.Les hauts niveaux de la peinture
L’art est apparu dès les origines de l’homme. Cette conjonction est même une preuve manifeste qui distingue l’homme de l’animalité, même la plus évoluée.
Nous, les hommes du vingt et unième siècle , jugeons les peintures de nos aïeux de l’ère quaternaire avec les mêmes critères que ceux que nous employons pour nos contemporains. Nous apprécions d’une même valeur esthétique les peintures rupestres des premiers hommes et les plus célèbres fresques de la Chapelle Sixtine. Malgré tous les détours envisagés par la plus complexe des évolutions, c’est lorsque l’homme parvient à son point maximum d’émergence, quel qu’en soit les origines, qu’il se trouve porté aux limites extrêmes de sa dimension et qu’il le manifeste par le truchement de l’artQuel abîme sépare les lents et laborieux progrès, au cours des âges, de l’amélioration de nos comportements utilitaires et l’immédiate saisie , dès notre origine, des plus hautes sphères de la Beauté ! Grandeur et misère de l’homme comme le faisait remarquer Pascal !
Aussi je me demande si, pour définir l’art, il ne faut pas chercher son identification dans ce qui est au-dessus du réel et de la raison. A ce sujet, on peut considérer que les oeuvres d’art, même les plus accomplies, si elles ne sont que le résultat d’une suprême habilité, ne peuvent pas être considérées comme artistiques mais simplement comme prouesses artisanales.Par contre, les dessins plus ou moins maladroits d’enfants ou de « naïfs » peuvent déclencher une émotion « artistique », la même que celle éprouvée devant les chefs d’œuvre consacrés.
Certes, dans cette appréciation, il y a une part de subjectivité et il est difficile d’établir des critères de jugement à ce sujet.L’art ne s’adresse pas spontanément à tout individu et ce n’est même pas le degré d’intelligence et même de culture qui permet d’obtenir ce que j’appellerai cet « état de grâce ». Il y a dans ce domaine beaucoup d’arbitraire et la Nature a distribué très inégalement ses faveurs.
Un aparté sur le Grégorien
Avant de me cantonner dans le seul domaine de la peinture puisqu’il s’agit, ici, d’en magnifier une de ses parties, il faut entendre cette réflexion de Malraux (dont j’ai adopté le parrainage) : « Le Grégorien qui, comme l’icône pour la peinture, est une composante de la musique, établit une « correspondance » .Et qu’est-ce que la correspondance sinon ce que poursuit toute poésie, tout amour, toute religion. » Baudelaire en a fait un titre dans ses « Fleurs du Mal » :« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers… »
« ..Personne, écrit encore l’auteur du Musée imaginaire, n’a suggéré le sacré ailleurs que dans le domaine de l’icône et du grégorien. »Si je suis si sensible au grégorien c’est qu’enfant de chœur, dès l’âge de six ans, je suivais les cérémonies de l’Eglise et que je fus imprégné de ses chants au point, qu’adulte, ma mémoire en reste imbibée et comme saturée. A chaque funérailles, bien que cette absoute ait disparu du cérémonial, j’entends la plainte du Libera me ou la consolation de l’In paradisum. L’évocation de Pâques fait rejaillir l’Exultet avec son refrain jubilant du Haec nox est, et, comme Chateaubriand, de Rome, l’écrivait à une amie, comme lui, je demeure toujours ému aux voix d’enfants alternant avec celles des moines, pour psalmodier le Miserere d’Allegri.
Ce ne sont que des émotions mais elles m’attachent à cette musique sacrée et m’en donnent sensiblement la dimension.
Cette dimension du sacré, je la ressens déjà chez des musiciens profanes comme dans les trompeteurs Alleluias du Messie de Haendel, dans la jubilation d’un Gloria de Vivaldi ou, naturellement, par le religieux Cantor Jean-Sébastien Bach, dans ses Passions, particulièrement, dans celle de saint Jean où, après les tortures subies au Calvaire, il fait reposer le Christ dans son Ruth wohl, le berçant comme une mère essaie d’apaiser dans ses bras les douleurs de son enfant.
Je me dois d’ajouter à cette courte liste le quintette à cordes de Schubert. Ce diamant musical raye délicieusement l’âme d’un chagrin profond, se faisant le plus noble interprète de la douleur qui s’exhale et qui se calme.
Dans le domaine de l’art on se trouve toujours sur la frontière de la transcendance et même dans la peinture, plus proche pourtant de la matérialité, nous connaissons pour certains peintres des ravissements mystiques proches de ceux que l’icône fait pressentir.
Si la peinture est capable d’exprimer les plus nobles sentiments de l’âme humaine, il y a , dans cette discipline une graduation qui peut, depuis la représentation la plus proche de la réalité, s’élever aux limites de l’ineffable. Que ce soit dans le roman moyenâgeux, le classicisme, l’impressionnisme, le naturalisme, le surréalisme, le cubisme, l’art abstrait et les autres écoles « la peinture, comme l’écrit Malraux, tend bien moins à voir le monde qu’à en créer un autre. » D’où cette si grande diversité pour un même sujet et cette si grande multitude à le traiter.
Les oeuvres retenues par les encyclopédies sont celles qui méritent la qualification de : « chef d’oeuvre » parce que leur originalité les a distinguées parmi la production de l’époque, qui connaissent d’ailleurs la célébrité et qui sont rendues intemporelles. C’est donc qu’ils ont déjà acquis une certaine transcendance mais il y a au-dessus quelques peintres privilégiés qui ont encore dépassé cette limite. Parmi ces aériens la Nature ou la Grâce les a dotés d’ailes encore plus puissantes pour atteindre un Au-Delà où l’atmosphère est encore plus éthérée. Pour ma part j’en ai distingué trois qui appartiennent encore , en partie de ce monde mais dont l’art exprime une autre dimension qui relève presque du surnaturel.
Fra Angelico (v .1400 – 1455 )
Ce peintre déconcerte les critiques qui voient en lui des éléments de conservatisme mais aussi de rupture. Naturellement beaucoup de ceux-ci oublient que Fra Angelico est d’abord un religieux et, ensuite un moine dominicain . Pour être en conformité avec l’esprit de sa communauté il veut mettre ses talents de peintre au service de son ordre, les Frères prêcheurs. Aussi produit-il ses tableaux comme ses confrères exercent leur activité de prédicateur.
Pourtant , par sa nature et par sa formation d’artiste, il a été aspiré vers le courant des postulats de la Renaissance, tels que l’agencement de l’espace par la perspective géométrique et par la naturalisme. En sens presque opposé, sa vocation religieuse l’attache toujours à la tradition mystique du XIVème siècle, surtout en héritier de Giotto. Il se complaît également dans l’esthétique médiévales avec ses atmosphères lumineuses propices à la création d’un climat mystique. Marquées par un traditionalisme spiritualiste et empesé, ses créations gagnent en clarté et en simplicité. Ses oeuvres ont le raffinement et la douceur des dernières peintures gothiques et la candeur des miniatures.
Si quelques uns de ses tableaux marquent l’influence de la Renaissance, la démarche de Fra Angelico ne semble pas découler d’un système rigide , il suit l’inspiration du moment.Des critiques considèrent que, par son art, il a jeté les bases d’un grand classicisme du XVIème siècle. En réalité il est surtout un des rares pionniers du monde occidental à annoncer le monde mystérieux de l’icône. Peut-être, d’ailleurs, est-il un des auteurs considérés comme possibles de la Vierge de Cambrai ;
Pour ma part, je prends surtout comme preuve de sa vocation possible d’iconographe, la fresque exécutée dans une cellule du couvent de Saint Marc : L’Annonciation (1438-1447) présente une organisation spatiale plus sobre par rapport aux oeuvres précédentes . Le choix délibérément restreint des couleurs, la sobriété des effets et surtout l’atmosphère de grâce émanant aussi bien de l’ange que de la Vierge nous fait déjà pénétrer dans cet au-delà de l’intemporalité.Le Greco
« ….Un chromatisme étrange, exploitant les contrastes entre des fonds bruns ou noirs, tourmentés comme des ciels d’orage. La pâleur fiévreuse des visages au regard profond et les rouges rosés, les jaunes ou les bleus des vêtements aux plis tordus ou plaqués sur des corps étirés et souffrants, une lumière froide et immatérielle, une composition dynamique totalement irréelle qui traduit une tension vers les sommets du tableau et enfin ,un puissant souffle mystique, un lyrisme qui proclame le déchirement de l’homme entre la chair et l’esprit, tels sont les éléments de l’étonnante esthétique du Greco… »
Voilà comment une encyclopédie ( Les Muses) présente le deuxième peintre que je considère au-delà des peintres traditionnels. Redécouvert au début du vingtième siècle, sa personnalité tient à la fois à ses origines orientales et à sa participation à la crise religieuses de la Contre-Réforme.
Lors de son séjour à Rome, se trouvant à la Chapelle Sixtine il critiqua « le Jugement dernier » de Michel ange, se vantant de pouvoir refaire les personnages avec « honnêteté et décence et nullement inférieurs en tant que bonne peinture. » Il cherchait à trouver l’idéal de spiritualité et d’élévation morale, propres , en Occident, à la Contre-Réforme et c’est peut-être ce qui le poussa à se rendre en Espagne vers 1575 où il s’établit à Toléde, capitale intellectuelle et religieuses du royaume qui savait concilier les exigences de la foi la plus pure et l’esprit de l’humanisme d’Erasme, le foyer vivant de la pensée mystique d’Ignace de Loyola, de Sainte Thérèse d’Avila et de Saint Jean de la Croix.
Ce qui illustre le mieux, à mon avis, l’originalité du Greco, je le trouve surtout dans :L’Enterrement du Comte du Comte d’Orgaz. Là, l’élan extatique qui étire les corps vers les nuées passe par le regard des personnages et la vision de l’œil est celle de l’âme : « Regardez Dieu c’est adorer Dieu. » alors que les yeux des assistants qui viennent enterrer le comte expriment leur désir de rejoindre eux aussi la mort qui les délivrera. On suit le regard en dedans et il vous conduit jusqu’au cœur implacable. » ( Elie Faure )
L’artiste qui traduit spontanément ses convictions en langage plastique va accentuer l’allongement de ses figures qui s’élèvent sur des fonds de ténèbres dans des perspectives irréelles. Il schématise ses paysages et dépouille ses formes, les colore et les éclaire sans souci du réalisme.
A la fin de sa vie il renouera encore davantage avec sa formation byzantine en schématisant les paysages et en traduisant un besoin esthétique entièrement nouveau qui l’apparentra à l’art des icônes.Georges Rouault (1871- 1958)
La "Sainte face" de Rouault
Voici, presque notre contemporain, le troisième peintre mystique qui pourrait figurer parmi les créateurs d’icônes : Georges Rouault.
Il tient du caractère de son père, ébéniste, qui lui donna d’abord l’esprit du scrupuleux artisan et son culte de « la belle ouvrage » mais Georges élèvera plus haut encore ce besoin de perfection en rapprochant le Beau du Vrai , quitte à donner à ses oeuvres davantage de rigueur jusqu’à une certaine âpreté.
A l’âge de trente trois ans il met toute sa violence pour fouiller jusqu’au plus profond de l’âme. A partir d’une technique fondée sur une recherche expressionniste par des formes provocantes et des couleurs agressives où dominent les rouges et les noirs, surtout les noirs. Il offre la contrepartie de la pureté, de l’humilité, même de l’humiliation et fait éclater les vertus par contraste « comme l’ombre fait de la lumière » . (jean Grenier)
Son initiation au métier de verrier lui permettra de donner à ses traits plus de puissance et à ses couleurs plus de luminosité. Les vitraux le fera travailler dans des lieux privilégiés où il pourra exprimer à l’aise ses aspirations mystiques
Dans le portrait intitulé : La Sainte Face il illustre le miracle de Sainte Véronique sur le chemin du Calvaire. La sainte femme traverse la garde de la soldatesque pour approcher le Christ qui vient de s’écrouler sous le poids de la croix. Il a levé la tête vers celle qui a osé venir à son secours, il lui tend son visage et enfonce si profondément son front déchiré par la couronne d’épines, ses cheveux rougis de sang, ses joues griffées, ses lèvres exsangues et surtout ses yeux qui, depuis Gethsémani, toute la nuit dernière et ce jour, ont vu et enduré tant d’ignominies, ces yeux, deux charbons brûlant d’un feu intérieur prêts à jaillir en flammes, avec le reste du visage, il les enfonce si profondément dans ce linge qui lui est tendu que la Sainte Face en devient solidaire .
Et c’est alors , que selon la légende, s’est produit le miracle, non pas de Sainte Véronique, mais celui de la « vera icône », de la première et véritable icône qui, par la suite, depuis Byzance et tout le long de la sainte Russie, connaîtra , à travers les âges, toute une succession des saintes images qui semblent avoir été exécutées autant par les hommes que par les anges.C’est à notre époque que Georges Rouault établit, à sa manière, une transition entre l’Eglise d’Orient et celle de l’Occident. C’est grâce à lui qu’aujourd’hui nous pouvons explorer ce monde si peu connu de l’icône, réservée jusqu’ici à cette seule partie du monde. Rouault est particulièrement indiqué dans la transition pour le franchissement de cette frontière de la transcendance, difficile parfois à reconnaître entre l’Art et le Sacré. Elle se fera par le truchement du tableau de la Sainte Face.
Tous ceux qui contemplent ce tableau demeurent interdits devant la violence du regard brillant d’ une sorte de « lumière noire » par laquelle tout devient différent sous l’effet de cette irradiation. Avant que celles-ci n’agisse, les images demeurent dans la vision d’ici-bas, dans l’émotion ordinaire, tandis que par le regard irradiant, nous sommes invités à pénétrer l’invisible.
Récemment le film de Miel Gibson : « La Passion du Christ » produisit le même phénomène dans les salles de cinéma, comme le signalent les trois auteurs de « Regards su la Passion du Christ » qui accordent, pendant cette projection, une prépondérance au regard. Nombre de regards sont en effet échangés entre Jésus et sa mère, Jésus et ses disciples, Jésus et ses bourreaux, entre toutes les personnes que le Christ rencontre sur son chemin de douleur. « ..Puis, enfin, au terme du film, par l’intermédiaire de la Vierge des douleurs, entre Jésus et nous, spectateurs. Tout est affaire de regard. » C’est le regard regardant et le regard regardé, ce qui fait penser à cette boutade du Curé d’Ars qui définissait ses relations avec Dieu : « Je l’avise et il m’avise. »
« Il en est de même avec l’icône , écrit Yves Leloup, qui, par de curieux processus de couleurs, de symboles, de perspectives inversées, n’a pas d’autres fonctions que cette ouverture à la transcendance . Elle est une école du regard qui, à partir du visible qui, patiemment, nous introduit à l’invisible…Nos sens s’ouvrent sur un vaste paysage qu’ils contemplent comme on contemple un visage, ils rencontrent alors la vérité, à la fois proche et lointaine, présente et inaccessible. »Ainsi seule une icône pouvait rappeler à Bernadette la beauté de la « dame » qu’elle avait vue à la Grotte .
Parce que l’icône ne cherche pas à représenter ou à imiter, elle propose la vision de « quelqu’un » qui n’est ni un objet ni un fantasme mais une Personne Autre. Nous sommes invités à la rencontre du Sacré. « Et, pour le voir, lui, qui, justement se montre en se dérobant il faut un peu plus que des yeux : un REGARD » ( Yves Leloup).D’après les historiens et les autorités religieuses, l’épisode du voile de Véronique imprimant la Sainte Face de Jésus sur le chemin du calvaire serait légendaire. Les Evangiles n’en font pas mention et les autres voiles portant les mêmes empreintes vénérés, après celui du Vatican, à Besançon, à Compiègne, à Caen et à Milan, relèguent ce « voile de Véronique » dans la pieuse mémoire de nos ancêtres qui n’étaient pas scrupuleux sur l’authenticité de leurs reliques. De même l’existence même de la Sainte est contestée puisque à son sujet ne figure aucune biographie.
Ces carences d’historicité donnent au tableau de Rouault une puissance de présence encore plus sensible. Elles laisseraient croire que c’est la foi ardente du peintre, comme dans le cas des véritables créateurs d’icônes, qui a communiqué à ce portrait cette sainte et redoutable présence mystique que nous éprouvons en contemplant cette image. Je voudrais pour conclure sur ce sujet des icônes, proposer une dernière image par rapport au regard (regardant regardé et regardé regardant) en suggérant que contempler une icône c’est entrevoir la porte quelque peu entrebâillée de l’Au-Delà qui nous illumine et qui nous laisse deviner l’Invisible.Jean Hannoteaux