Retour au menu

CHAPITRE  7

Mon dernier conte de Noël

Aucun de mes enfants ni de mes petits- enfants ne connut mon sort de tout jeune collégien expatrié pendant près de dix mois de l'année. Je ne pouvais pas retrouver sur eux les réactions  qu’un garçon de cet âge peut éprouver à vivre déraciné si précocement. D’ailleurs ni sur eux ni sur d’autres car ces internats ont pratiquement disparu et les collégiens actuels revoient au moins hebdomadairement leur famille et leur milieu.

Aussi ma condition d’exilé, pourtant partagée par d’autres enfants à cette époque, peut apparaître comme une aventure, presque comme un exploit.

 Le départ pour l’école apostolique saint Clément s’était fait dans un tel déploiement de démarches, d’achats, de visites qu’il fut un événement heureux. J’avais revêtu, pour la circonstance, le costume-type du collégien avec un veston de drap bleu-roi à boutons dorés, d’une culotte de la même étoffe et d’une casquette à visière de carton-cuir et dont la calotte surélevée portait sur le devant deux petites palmes d’or entrecoisées.
Il avait été convenu qu’en gare d’Hirson, je retrouverais, dans un train venant de l’Est, tout un groupe d’élèves qui avaient la consigne de me héler dès l’arrivée à quai. L’accueil me parut chaleureux.

Pendant les premières semaines et même les premiers mois j’étais un peu abasourdi par tout ce que je découvrais et surtout par les jeux nouveaux que ne pratiquaient pas  mes camarades d’Origny. Je me proposais bien, dès mon retour aux prochaines vacances, de les leur apprendre ; ainsi une certaine façon de jouer aux billes . Cet enseignement nouveau de la cour de récréation me passionnait beaucoup plus que celui qu’on me proposait en classe où je ne découvrais rien d’aussi original. Ma première déception fut de me rendre compte, aux premières vacances, que mon père ne partageait pas le même engouement que moi pour la nouveauté des jeux que j’étais fier d’apprendre à mes anciens condisciples de la communale. D’après lui, je devais considérer ma présence à l’école apostolique d’un tout autre regard. C’est alors, qu’à mon retour de vacances, je commençais à découvrir la grisaille des paysages du Borinage et la vétusté des bâtiments où la congrégation des pères, après la loi de 1905 qui les avait chassés de France, avait  cantonné leur école.

La vie monotone et contraignante du séminaire ne me donnait aucun appétit ni pour les exercices spirituels ni même pour les études. Alors qu’à l’école communale, l’instituteur me proposait en exemple pour ma studiosité, ici, j’étais devenu un élève apathique, plus intéressé par la vitre des classes que par le tableau noir, rêvassant sur mes livres de leçons et, souvent, le porte-plume en l’air, au-dessus de mes cahiers de devoirs.

Je traînai cet ennui, résigné, sans chercher d’issue à mon sort, pendant les trois premières années. Une circonstance favorable permit de me libérer de ce fardeau à l’occasion d’une confession.

Chaque semaine, nous devions nous confesser à un des pères de l’établissement et je n’avais jamais eu le courage de faire à l’un ou à l’autre une telle confidence. Or, il arrivait parfois que saint Clément accueillait des prêtres séculiers qui, pour des raisons de nous inconnues, avaient provisoirement quitté leur diocèse et qui subissaient ici un plus ou moins long purgatoire. Ils donnaient parfois des cours, assuraient des surveillances, exerçaient dans les environs leur ministère et s’ajoutaient à la liste des confesseurs. J’avais supputé que ces séculiers, en rupture de ban, sans doute, devaient avoir à l’égard des pénitents plus de mansuétude que les pères de la congrégation, aussi avais-je choisi l’un d’eux comme confesseur, un certain abbé Pichon, homme de grande taille, porteur d’une longue barbe noire qu’il peignait amoureusement de ses dix doigts. Et un beau jour… 

Je me souviens très nettement de la scène. L’abbé confessait dans sa chambre, assis sur une chaise basse . Du prie-Dieu où j’étais agenouillé je me trouvais juste à hauteur de son oreille, membre isolé, coquillage inoffensif. Je lui débitai ma liste de fautes habituelles et marquai un silence. L’oreille continuait d’attendre, alors, enhardi par cette impassibilité, je lui lançais tout à trac : «  Je ne me plais plus ici….Je ne veux pas devenir prêtre…Je voudrais partir. »

J’attendis l’effet produit, le cœur battant. Je risquai un coup d’œil sur le visage du confesseur. Ma déclaration semblait s’être perdue dans les circonvolutions de l’oreille. Ce fut d’abord un moment d’immobilité et de silence,  puis je remarquai qu’il commençait à promener ses doigts à travers les poils de sa barbe comme il faisait habituellement pour se donner le temps de la réflexion. Il tourna à demi la tête et me montra un œil bienveillant et même complice :

 « -Qu’aimerais-tu  faire en partant d’ici ? »

Pris au dépourvu par une telle question, je fis un inventaire rapide du travail des grandes personnes de mon entourage et comme il fallait donner une réponse rapide je sautai sur la première image agréable qui me vint à l’esprit. Je me vis poussant la porte de l’atelier de menuiserie de l’oncle Paul. J’aimais toujours y respirer la chaude odeur du bois qui m’emplissait d’aise :

 « - Je veux être menuisier.

- Voilà un beau métier, dit le confesseur….Celui de saint Joseph… »

Il me tapota amicalement le bras amicalement puis ajouta :

 « -Si tu veux, j’en parlerai au père supérieur. »

Cela s’était passé dans les premières semaines de décembre et je n’avais pas revu l’abbé Pichon qui s’était absenté de saint Clément, comme il lui arrivait parfois de le faire. J’avais vite oublié les révélations de ma dernière confession, j’étais davantage préoccupé par les mauvais résultats de l’examen du premier trimestre qui m’avaient valu, par lettre, une cinglante algarade de mon père. En représailles il me privait de rentrer à Origny pour les prochaines vacances.

Nous étions parvenus à la veille de Noël et je jouais dans la cour avec les quelques élèves à qui les moyens financiers de leur famille ou la trop grande distance de leur résidence ne permettaient pas un voyage aussi onéreux et aussi long pour les quelques jours de congé de ces fêtes.

J’allais prendre mon élan pour me lancer sur le ruban de glace que nous avions aménagé sur une partie d la cour quand j’entendis crier mon nom à la cantonade :

 « - Julien Dessart, le père supérieur te demande. »

Je sortis de la file à regret. Derrière moi continuait le trot des sabots ferrés, l’attaque de la patinoire et le crissement des glissades. Que me voulait le supérieur ?  Il ne me convoquait pas pour me faire des compliments, tout au contraire. Allait-il me faire allusion à mon imprudente confidence à l’abbé Pichon ? Il y  avait pire. Avant-hier, à la  distribution des lettres, j’avais deviné, dans le tas, la couleur de l’enveloppe puis, fulgurante évidence, l’écriture de mon père  . Tous les huit jours, je recevais cette même enveloppe d’un bleu fané, couverte de l’écriture de ma mère, une écriture souple, herbeuse comme les pâtures de notre Thiérache. Parfois, à la suite d’un résultat d’un examen ou d’une composition, le bleu fané était zébré de l’écriture en lames de faux de mon père. Je cachais vite la lettre, il me semblait que mes camarades devinaient, dans cette façon  sèche d’écrire : « Julien Dessart   Ecole saint Clément Blaugies Hainaut  Belgique » ce que pouvait contenir de cinglant l’intérieur.

Habituellement c’était une simple feuille avec quatre ou cinq lignes : «  Oui ou non, te décideras-tu à donner satisfaction ? » et, en bas , une formule comme : « ton père qui ne peut plus attendre. »

Cette fois, le billet comportait davantage de mots  mais l’écriture était encore plus raide : « Ci-joint le permis de circulation de Chemin de fer que j’avais fait établir à ton nom pour les vacances de Noël. Tu le trouveras en morceaux pour te montrer ma volonté de te punir plus durement. Ce permis c’est ta paresse qui l’a déchiré. »

Le supérieur, qui ouvrait toutes les lettres, n’avait pas remis, dans l’enveloppe, les morceaux du permis. Etait-ce pour me les montrer qu’il me faisait appeler ?

Tout en montant l’escalier qui menait au bureau du supérieur je tirais sur mon tablier et remontais mes chaussettes. C’était tout qu’il était en mon pouvoir de remettre en ordre.

           J’attendis d’avoir repris mon souffle et frappai timidement à la porte. Des rires répondirent à mes coups. Je m’apprêtais à détaler quand la voix du supérieur cria : « Entrez ! »

En ouvrant je découvris un spectacle étonnant. Le bureau avait été poussé contre la fenêtre et, au milieu de la pièce,  sur un circuit de rails,  roulait un train électrique. Un enfant de six à sept ans, à genoux sur le plancher, regardait glisser les wagons miniature. L’enfant se tourna vers moi et me sourit :

      « -Toi aussi, tu veux voir mon train électrique ? ».

Une jeune femme s’approcha, arrêta le jeu et prit l’enfant dans ses bras :

 « - Viens ! Laisse tonton tranquille pour qu’il parle au petit garçon ;

-          Il va lui donner aussi un train électrique ?

-          - Viens,  dit la mère, entraînant le bambin dans le couloir »

Le supérieur se baissa pour pousser les rails et, à leur place, disposa une chaise :

 « - Alors, Julien, on se prépare à cette grande fête de Noël ? »

Il s’était réinstallé à son bureau et, en même temps qu’il se rasseyait, le silence et le recueillement, lentement, se mirent à monter le long des murs et à se répandre comme un gaz étouffant. Les yeux du prêtre me tenaient piqué sur mon siège :

 « - J’espère que tu n’as pas trop mal pris la décision de ton père ? »

Je ne savais que répondre.

 « - Tu vois bien que tes petits camarades demeurés ici ne s’ennuient pas pendant les vacances de Noël.

Le supérieur regarda un moment dans la cour,  maintenant déserte. La bise houspillait la rangée de saules qui longeaient le préau. La porte d’une des latrines claquait avec violence, découvrant, par saccades, un amoncellement d’immondices gelées. Du côté de la fontaine, comme un ruban d’acier, luisait la patinoire :

 « - Chez toi, à Origny, faites-vous d’aussi belles patinoires ?

-Oui, des fois.

-          Tu aurais aimé retourner à Origny pour Noël ? ».

Je baissai la tête et fis un geste des épaules. Que fallait-il répondre ? Même si, à la maison, je redoutais de plus en plus les affrontements avec mon père à cause de mes mauvais bulletins de classe, je me préférais plutôt à Origny qu’à l’école.

                 Cette année, au retour des vacances de Pâques, il fallut que ma mère me ramenât. Nous étions demeurés ensemble, pendant quelque temps au parloir. Maman avait fini par dire :

 « - Tu ne te plais pas. .tu ne te plais pas…Mais as-tu seulement une raison?

Je n’avais jamais pensé à m’en donner. Pressé par les questions, je regardais autour de moi puis dehors, en quête de réponse. Une bande de moineaux, alignés sur la gouttière du préau, se chauffaient au soleil gris d’avril

 « - C’est un drôle de pays, dis -je. Ici, les oiseaux sont trop tristes.

-          Mais tu es fou ! Ce n’est pas une raison que je peux répéter à ton père, ni à personne, d’ailleurs.

-          - Et aussi les arbres, l’herbe, les maisons, les gens…tout 

Ma mère s’était mise à me peigner  et à réajuster mon faux col de celluloïd :

 « - Si ce n’est que ça ! Tous tes camarades pensent comme toi dans les premiers jours. Ce n’est rien. Va, mon  Julien, tu verras, ça passera. »

Ca passera. Quand ? Au départ d’ici pour les vacances, c’était une autre angoisse qui grandissait au fur et à mesure que je m’approchais d’Origny ; Dans le train, parmi les rires et les chants des camarades, je sentais la brûlure, à hauteur du cœur, de mon bulletin de notes. Chaque lancée de ce furoncle  déclenchait les images trop répétées de l’accueil attendu. Les baisers froids, les premières phrases à ne rien dire  pour en venir à la question inévitable :  

-           «  Et le bulletin de notes ? » . Le déchirement de l’enveloppe, le papier qu’on déplie, les tremblements de la feuille dans les mains de mon père, les sourcils qui se froncent, le long soupir, le bulletin brandi à bout de bras et fatalement la scène. La scène toujours violente, avec les coups de poings sur la table, les cris, les gesticulations avec, en final, les pleurs de toute la famille. Et moi, les yeux secs

-           « - Un sans-cœur que tu es ! Mais que faudrait-il pour t’arracher au moins une larme ? ».

Je relevai la tête. Le supérieur voulait-il, lui aussi, que je me mette à chialer ?

 « -Franchement, ton père a raison. Il faudrait sévir, les notes de ce premier trimestre sont pires que celles de l’an passé. Pourquoi ne décides-tu pas, un bon coup, à travailler ? Hein ?

Ce n’est pourtant pas les exemples qui te manquent. A l’étude, je t’ai placé exprès entre Mouflot et Moity qui, de toute l’heure, ne lèvent pas le nez de leur cahier ou de leurs livres. Entre ces deux fourmis laborieuses, tu es là, à rêvasser, les yeux fixés au plafond avec les mouches  ou, comme elles, collés sur les carreaux des fenêtres.

Chez toi, on n’a pourtant pas l’habitude de s’endormir. Ni ta mère qui ne s’assied même pas pendant les repas, ni tes sœurs qui, paraît-il, font déjà le ménage comme des grandes. Et ton père ! Tu l’as vu, ton père ? Soit au bureau, alignant ses colonnes de chiffres, soit sur les rails, sous les tampons des wagons, dans la manœuvre des trains de marchandises ou même, sa casquette de cheminot encore sur la tête, piochant le bout de jardin qu’il s’est aménagé à côté des voies. Ah ! un rude homme ,ton père ! D’après tout ce qu’on me rapporte à son sujet ! Et bien découragé de voir son unique garçon aussi flottant, aussi inconsistant, aussi…Tiens ! Ton professeur de français a trouvé pour toi une bonne définition : « Julien Dessart ? Une chandelle de pissenlit, un souffle et tout s’envole . »

                            Mais ça, Julien, c’est du passé. Demain c’est Noël et foi de Dessart, on se souviendra de ce Noël là. Parce que Noël c’est le temps du réveil et le Noël d’un garçon de quatorze ans ne peut pas être un Noël comme les autres. Tous ces jours-ci, aux causeries du soir,  je vous ai parlé du sommeil qu’il fallait secouer, de la nuit dont il fallait sortir, de la vraie vie qu’il faudrait se décider à vivre. Je pensais en particulier, à toi. Je te regardais intentionnellement dans les yeux, dans tes gros yeux larges où, malheureusement, tout entre et sort trop à l’aise. Maintenant que tu es seul devant moi, je te crie, comme saint Paul : « La nuit est terminée, Julien, réveille-toi ! réveille-toi ! »

Pourtant je veux t’accorder un répit. Cette année sera encore un Noël d’enfant et c’est pour cette raison que je tiens à ce que tu le passes en famille.

Ton confesseur, l’abbé Pichon, m’a fait part, l’autre jour, d’une conversation où tu souhaitais nous quitter pour revenir au pays. Je n’en ai pas tenu compte, estimant que c’était la manifestation d’un coup de cafard. Je pensais que les vacances de Noël dissiperaient cela quand est intervenue la décision de ton père de te retenir ici. Je ne voudrais cependant pas te garder de force. Peut-être serait-il bon d’entrouvrir la porte de ce que tu crois une cage et te donner l’illusion d’une liberté retrouvée. Une fois dehors, tu te rendras compte que les barreaux de la prison ne sont pas forcément du côté qu’on croit. Et puis, je te l’ai dit,  Noël, surtout à ton âge, doit être une fête, aussi j’ai voulu te faire un cadeau. »

                                   Le supérieur se leva, me tourna le dos et remua les tiroirs d’un secrétaire de sa bibliothèque. Je m’intéressai à nouveau au train électrique, je me baissai pour remettre sur les rails un wagon renversé. Du bout du doigt je poussai l’attelage mais le convoi n’obéissait sans doute qu’à des manœuvres compliquées dont l’enfant de tout à l’heure connaissait seul le secret. Je n’osai pas insister.

Cette retenue était un vieux réflexe acquis avec les premiers souvenirs de ma mémoire. Mes parents faisaient des achats dans un des grands magasins parisiens quand je me vis entouré d’un paradis de jouets. Je croyais que tout cet étalage était offert à ma convoitise et j’avais tendu le doigt, pour exprimer mon choix, vers un train électrique qui, en roulant,  me rappelait le bruit que j’entendais de mon lit dans l’ancienne maisonnette-garde-barrière de la forêt de Villers-Cotterêts. Ce  même bruit qui me faisait peur et que j’écoutais pourtant avec ravissement. Il n’était naturellement pas question de m’acheter un pareil jouet de riche. Je sortis avec une trompette de bois.

Cependant, à chaque veillée de Noël, quand mon père calligraphiait, pour chacun, la liste des jouets désirés, se lisait toujours, en tête de mon choix,  « un train électrique ». On me faisait bien comprendre que le père Noël distribuait très peu ces sortes de jouets mais je faisais confiance à la violence de mon désir. Le matin, au réveil, je courais, toutes les fois, avec cette même folle espérance, de voir, dans la cheminée, au milieu des poupées de mes sœurs, le cercle luisant des rails où glisseraient une locomotive et des wagons . Avec cette espérance surtout que la maison se remplirait de cette musique un peu effrayante mais enchanteresse dont les vrais trains ne jetaient qu’une bribe dans les éclairs de leurs passages.

 « - Voilà le Noël que je t’offre, dit le supérieur, en me tendant une enveloppe, ouvre la. Ceci est le billet de chemin de fer pour Origny qui remplace le permis déchiré. Et cette feuille est un  itinéraire avec les changements de trains aux correspondances et leurs horaires . »

Le supérieur se régalait de la bonne surprise qu’il produisait, il en paraissait tout heureux.  Il reprit le papier de mes mains pour se le relire :

 « - Tu vois, j’ai même noté le temps dont tu disposeras entre deux trains. Tu es guidé par la main, j’ai tout prévu. Par exemple, à Boussu, de ta descente du tramway jusqu’au départ de l’express, tu as largement le temps d’aller boire un café. Regarde,  c’est marqué. Avec ce froid de loup, tu seras bien aise de prendre quelque chose de chaud.

Alors, Julien, ne fait-on pas bien les choses à saint Clément ? Hein ?

_ Oui, mon père. »

Je ne comprenais pas très bien. J’avais répondu : « Oui, mon père » comme je disais : « Oui, papa » à la maison, même si je n’avais pas très bien entendu la question. Le supérieur tendit une seconde enveloppe :

 « - Voilà la lettre que j’adresse à ton père et que je te confie. Je lui donne les raisons de mon initiative. Il les comprendra. C'est un homme sévère mais juste et bon. »

Le prêtre reprit l’enveloppe pour la considérer à nouveau :

 « -Ce n’est pas une lettre ordinaire. Je pourrais me vanter que ce n’est pas une lettre ordinaire. En réalité je l’ai écrite sous la dictée. Ce matin, après la messe, pendant mon action de grâces, je regardais ce petit troupeau que vous êtes, vous, les quelques élèves qui restez pendant ces vacances et je vous confiais à la Vierge Marie qui prépare la crèche de cette nuit. Mes yeux se sont particulièrement arrêtés sur toi, le puni de Noël. Et alors, quand je fus assis à mon bureau, je me suis mis à écrire, à écrire. Lorsque j’ai relu j’ai compris que ce n’était pas de moi. Je n’étais pas capable ni d’émouvoir, ni de convaincre à ce point. »

Le prêtre semblait se parler à lui-même, il garda encore un moment l’enveloppe dans sa main puis il me la tendit :

 « - Range la soigneusement dans la poche intérieure de ton veston. Mets ton billet de chemin de fer dans ton portefeuille et garde, à portée, le programme des changements de trains. J’ai donné des ordres à la cuisine pour qu’on te remette un en-cas. Tu n’arriveras à Origny que ce soir, vers dix heures. Tu vas surprendre la famille en train de cirer ses bottes pour la messe de minuit. Tu vois d’ici leur surprise ? Tu ne crois pas, hein ?

-          Oui, mon père »

J’hésitais à partir. Le supérieur me poussa vers la porte, il me donna une tape amicale sur l’épaule :

-«  Là, tout le monde, bientôt, sera content. Attends que je te bénisse. »

Il me traça , avec le pouce, une croix sur le front.

 « -Va   maintenant et que la volonté de Dieu se fasse ! »

         Pour se rendre de Blaugies à Boussu il fallait emprunter le tramway à vapeur. Comme les autres élèves de saint Clément je l’utilisais pour aller à Dour ou même à Boussu chez le dentiste, le marchand de sabots ou l’opticien. Les jeudis et les dimanches, à l’occasion des promenades, nous rencontrions presque toujours ses rails dont nous sautions les traverses et sur lesquels nous courions, les bras étendus comme des funambules. Parfois nous le voyions débusquer devant nous, nous éparpillant comme une volée de moineaux. C’était un vieux cheval trop habitué au circuit du manège pour être dangereux

Au départ, je reconnaissais les routes, les boqueteaux, les hameaux et les fermes isolées où menaient les quatre ou cinq kilomètres des sorties bihebdomadaires. Dès les corons de Petit-Dour, des voyageurs plus nombreux occupèrent les sièges du wagon. Quand ils entraient dans le compartiment ils prenaient une mine réjouie de trouver un havre de chaleur. Les hommes relevaient le rabat de leur casquette qui leur couvrait les oreilles et les femmes se désentortillaient de leur fichu. Beaucoup emportaient des paquets avec des inscriptions de magasin, certains des paniers où s’enroulaient les boudins du réveillon. Tous ces gens du cru dévisageaient mon insolite casquette de collégien, ma longue pèlerine et, sur les genoux, ma petite valise d’osier avec, ficelé à la poignée, un petit sac de papier, l’en-cas emporté de la cuisine.

Je regardais au dehors. Le tramway sautait du milieu de la rue sur les trottoirs et longeait les murs aux briques sombres, à hauteur des fenêtres d’où l’on voyait, à l’intérieur, rougeoyer le ventre de fonte des gros poêles flamands.

La brume empoussiérée de charbon grisaillait les maisons, les places, les squares et les cours des mines où les deux grandes roues du chevalement, quand elles se mettaient à tourner, faisaient des signes dans la crasse du ciel.

C’est en fin d’après-midi que le tramway arriva sur la place de Boussu. Je courus aussitôt à la gare et, montrant mon ticket à l’employé, demandai à passer sur le quai.

 « - Tu ne vas pas te geler à attendre dehors un train qui n’arrivera que dans trois quarts d’heure,  répondit l’homme. Reste donc dans la salle des pas perdus, tu te chaufferas près du poêle . »

Il me désigna le calorifère qui occupait le milieu de la salle, au monstrueux cylindre de fonte garni d’ailettes comme une bombe et autour duquel des hommes en vareuse et en sabots étaient rassemblés. Je préférai m’asseoir sur un banc, le long du mur.
Je respirais avec plaisir l’odeur de la gare, encore exagérée par la chaleur du poêle. Dans toutes les gares régnait une même odeur où je retrouvais, comme élément de base, ce que je sentais dans la cabane de la maison du passage à niveau où étaient entreposées les lanternes de la barrière et du sémaphore.

De temps en temps, à Origny, sous prétexte de rendre visite à mon père, je venais volontiers rôder dans la salle d’attente, à la lampisterie, sur le quai où, là, je contemplais l’alignement des rails qui me donnait, chaque fois, une sensation de vertige.

Mon père qui avait dû deviner mon attirance, considérée sans doute pour lui comme une délectation morose, finit par m’interdire mes visites à son lieu de travail.

Un jour, l’instituteur avait donné ce sujet de rédaction : «  Quel métier choisirez-vous plus tard ? Pourquoi ? » Fier de mon travail, le maître était venu lire le devoir à la maison. Il pensait qu’un cheminot serait fier d’entendre dire par son fils que le plus beau métier est celui d’employé au chemin de fer et que la raison du choix est la bonne odeur de la gare comme, à l’église, on évoque un tel phénomène pour décrire un état de sainteté. Il est vrai que chez les enfants, plus sensibles aux apparences qu’aux réalités, bien des vocations, par la suite confirmées ou qui se révéleront inadaptées, n’ont parfois comme points de départ que de telles sources irrationnelles.

La rédaction n’avait pas été du goût de mon père et je me demande si ce n‘est pas un peu à cause de cela qu’il me précipita si vite en pension, dans un séminaire. Si, quelques semaines auparavant, après mon aveu de vouloir quitter saint Clément, je n’avais, pas donné à l’abbé Pichon, pour le choix d’un métier, celui de cheminot, c’est que depuis cette fameuse rédaction, une telle éventualité avait été à jamais refoulée comme un interdit.

Je regardais les employés, de l’autre côté des grilles du guichet, qui allaient et venaient des quais au bureau. J’étais un profane comme ceux qui se chauffaient au calorifère ou les autres personnes qui attendaient sur les banquettes. Pourtant j’aurais pu m’approcher des grilles et

signifier aux privilégiés, qui se trouvaient de l’autre côté,  que j’étais fils de cheminot et que je devrais pouvoir participer aux secrets du Chemin de fer.

La salle se remplissait de plus en plus et les places sur les bancs se faisaient de plus en rares. Malgré cet afflux de voyageurs je continuais d’exciter la curiosité du groupe d’hommes qui se chauffaient autour du poêle car, de temps en temps, l’un ou l’autre se retournait pour me dévisager. Que faisais-je de répréhensible ? Je sortis de ma poche le programme tracé par le père supérieur et le relus : « Boussu. Trois quarts d’heure d’attente. Prendre un café. »  j’avais oublié cette recommandation, qui, devant ces yeux réprobateurs, devenait un ordre. J’empoignai ma valise et sortis de la gare pour me rendre dans un estaminet voisin.

J’entrai dans une salle bourrée de clients attablés qui jouaient aux cartes. D’autres buveurs étaient adossés au comptoir ou se penchaient sur les joueurs. A force de chercher  je dénichai un guéridon. Personne ne s’occupait de moi, je me rendais compte que je ne pourrais jamais me faire servir dans un tel brouhaha. Je repris ma valise et entreprenais de retrouver la porte de sortie quand j’entendis crier dans mon dos : « On est bien pressé, jeune homme ! »  Je me rassis et vis s’avancer vers ma table un garçon et son plateau garni de bocks. Timidement je commandai un café. Je suivis de yeux le serveur qui chaloupait entre les tables, répondant aux plaisanteries des clients et qui semblait m’avoir complètement oublié. Je sentis en moi monter une panique. Après l’algarade de tout à l’heure je n’osais ni appeler ni bouger de ma chaise. Combien de temps dura cette angoissante attente ? Soudain, au milieu de la salle enfumée, dans le tumulte des joueurs et des buveurs, comme pendant mes nuits d’enfant, perça le cri aussi déchirant comme l’éclair et suivit le grondement qui avait ébranlé, chaque fois avec la même frayeur, la maisonnette-garde-barrière. C’était l’express qui entrait en gare. J’étais paralysé contre mon guéridon, enfoncé dans cette multitude  qui me tenait coincé au fond de l’estaminet. Je finis quand même par me lever, à tirer ma valise, à me glisser de chaise en chaise, à trouver la poignée de la porte et à sortir. Le cri s’éleva à nouveau, au-dessus des toits de la gare, les ahans du départ s’exhalaient en jets de vapeur. Je bondis dans la salle d’attente et me cogna contre les portes fermées. Les vitres des wagons de l’express défilaient devant moi lentement puis de plus en plus vite et, à chaque passage, brillaient comme les clinquants d’un manège.

La porte d’accès au quai s’ouvrit mais fut obstruée aussitôt par la ruée des voyageurs descendus du train. J’attendis que le passage fût libre mais quand je voulus me glisser, l’employé qui ramassait les tickets me retint par le bras :

 « -Mais où vas-tu, gamin ?

-Je veux prendre le train »

L’homme regarda le billet que je lui tendis :

 « -N’est-ce pas toi qui étais là, il y a environ trois quarts d’heure ? Comment se fait-il que tu aies raté ton  train »

 Je baissai la tête et ne répondis pas.

 « - Il ne reste plus qu’à retourner d’où tu viens.

- Oh non, monsieur , il faut que je m’en aille. »

 Ce matin, je serais bien resté avec mes camarades à glisser sur la patinoire de la cour mais, maintenant que j’étais parti,  je ne pouvais pas revenir. Comme garant, j’avais dans la poche intérieure de ma veste, la lettre cachetée du supérieur. Elle était soi-disant pour mon père mais peut-être s’adressait-elle à tous ceux qui feraient obstacle à ma route…

 « - Vous avez raison, il vaudrait mieux le ramener d’où il vient. »

Je me retournai pour savoir d’où partait cette voix. C’était du groupe d’hommes qui, tout à l’heure, se chauffaient près du poêle et qui, maintenant faisait cercle autour de moi :

 « - Il y a un moment que je regardais ses manières, dit un rouquin,  je me demande s’il avait bien l’intention de prendre le train. Il est sorti juste avant l’arrivée de l’express.

D’après sa casquette, il doit être de l’école apostolique des pères français de Blaugies, dit un autre.  Il n’y a qu’à le rembarquer dans le premier tramway. Je me demande ce qu’il fait tout seul ici ?

 « - Peut-être bien une fugue, reprit le rouquin. L’an dernier, il a fallu organiser une battue depuis Paturages jusqu’à  Bavay pour un lascar dans son genre. La nuit de Noël s’est passée à le rechercher dans la gadoue des pâtures. Allez, vous feriez mieux de téléphoner tout de suite à la gendarmerie.

 « - Je ne me suis pas sauvé, répliquai-je, J’ai mon billet pour Origny et voilà l’itinéraire que m’a fait le père supérieur. C’est lui, d’ailleurs, qui a acheté le billet et m’a dit de partir. »

Les hommes se passèrent le papier et le ticket, ils n’avaient pas l’air convaincu. Ils retournèrent autour du poêle et, silencieux, tendirent les mains vers le feu, tous ensemble, comme si, à eux tous, ils voulaient consulter un oracle.

J’étais resté seul avec l’employé, celui-ci retournait dans ses doigts  l’itinéraire que lui avaient remis les hommes qui se chauffaient.

 «- A quoi va te servir ce papier maintenant que tu as raté ton train ?

-          Je voudrais que vous m’en fassiez un autre, répondis-je Vous pourriez  aussi bien le faire que le père supérieur. 

- Entre dans le bureau, je vais voir comment tu pourrais quand même gagner ton patelin. » On m’avait fait asseoir à la place la moins encombrante, près du téléphone mural, celui qui reliait toutes les gares entre elles. A tout moment il grésillait pour donner des signalements que l’employé notait sur un tableau avec une craie . A son tour il appelait la gare voisine et transmettait les ordres. Quand la sonnerie insistait et que l’employé tardait à répondre je souffrais de ces appels vains. Je me sentais profane et redoutais de me voir expulsé et pourtant

 j’étais si heureux de me trouver de l’autre côté des passagers. Je voyais leurs têtes passer par le guichet et disparaître. Cela me rappelait les allusions du père supérieur, pendant les causeries du soir, à notre condition de voyageur. Tous, nous étions des voyageurs sauf, ici,  de ce côté on était de connivence avec les au-delà. D’ailleurs j’aurais pu facilement me croire transporté dans une autre atmosphère à cause de cette ambiance insolite de courants d’air, tantôt chauds, tantôt glacés, entretenus par le mouvement des portes et des guichets.

C’était dommage de devoir me préoccuper de l’horloge, de cette imposante horloge qui trônait ici en place d’honneur comme le crucifix à la salle d’étude de saint Clément. A la gare il y avait un culte de l’heure, le cheminots ne parlaient pas d’elle comme les autres gens du pays. Ceux-ci disaient : « le train de quatre heures ». Mon père et ses collègues traduisaient :  « Le train de quinze heures cinquante sept ».

L’employé qui m’avait amené dans le bureau m’avait donné le nouvel horaire du parcours modifié  et m’avait assis face à l’horloge en me disant : « Il ne s’agirait pas maintenant que tu rates l’omnibus de 18 Heures 32. Regarde le cadran, mon fieu, c’est la seule chose qui te reste à faire. »

Je ne fus vraiment rassuré que lorsque cet omnibus fut à quai, que je fus installé sur la banquette d’un des compartiments et surtout quand je ressentis les premières secousses du départ. Assis dans une des encoignures, je voyais,  en reflet, mon image voyager dans le noir des ténèbres extérieurs. Ce Julien du dehors, qui semblait narguer celui sagement assis à l’intérieur, était prêt à toutes les audaces. C’était lui qui se complaisait à contempler l’infini des rails, à la gare d’Origny, lui, qui, à saint Clément, marchait avec les mouches sur le plafond et les vitres de l’étude. Et c’était l’autre Julien, celui du compartiment, qui cachait son visage, la nuit, sous les draps par peur du vent, qui tournait autrefois en rond dans la cour avec son petit tambour, celui qui obéissait si docilement aux ordres reçus de ses maîtres ou de ses parents.

Tous les deux descendirent à Blanc-Misseron, le terminus de la gare-frontière. De là, je devais prendre un tramway en direction de Valenciennes.

Je n’aimais pas franchir la frontière, que ce soi pour passer en Belgique ou pour revenir en France. Je redoutais la présence des douaniers qui ne semblaient que tolérer les passages. Cette frayeur m’avait empoisonné le plaisir des grandes promenades de saint Clément. A l’occasion de la fête d’un professeur, l’école se rendait à Bavay, la ville françaises la plus proche de Blaugies. Avant le départ,  chaque élève recevait un paquet de tabac destiné aux missionnaires d’Afrique et qu’il fallait passer en contrebande. De toute la promenade je ne pouvais me distraire de ce tabac qui me gonflait de plus en plus les poches à l’approche de la douane et qui, même au retour, m’imprégnait encore de son odeur de fraude.

Les voyageurs, à la descente du train, furent invités à passer devant le contrôle de la douane. En raison du grand nombre de passagers les douaniers n’effectuaient qu’une visite sommaire. Ils se contentaient souvent de palper les bagages en grommelant :  «  Rien à déclarer ? ». Quand je me présentai ils me demandèrent d’ouvrir le paquet ficelé à la valise. Dès qu’apparurent les tartines de pain et les œufs durs, ils firent signe d’en débarrasser le comptoir au plus vite.

Hors de la gare je me rendis compte que j’avais oublié de me renseigner sur le tramway qui assurait la correspondance pour Valenciennes. J’avisai le premier venu :

 « -C’est simple, mon petit, tu vois la lueur rouge, là-bas ? Tu n’as qu’à suivre cette direction, c’est lui qui attend à son point de départ. »

Je regardais la lueur rouge et je n’avais qu’à  foncer droit devant moi. Le froid de la nuit était pire que celui du jour, il me collait par plaques aux mollets et, dans les coups de vent, me griffait le bord des oreilles et me mordillait le bout du nez. De temps en temps je passais la valise à l’autre bras et glissais la main libre dans la chaleur de la poche. La lueur rouge était toujours aussi lointaine et semblait se diluer dans le brouillard. Je redoublais d’efforts mais ma course, au lieu de me réchauffer, donnait encore plus de prise au froid, je courais la bouche ouverte et l’air glacé me pénétrait jusqu'au plus profond du ventre. Tout à coup, glissant sur les pavés givrés, je m’étalais de tout mon long. La valise m’avait échappé des mains, j’étendis le bras pour la reprendre mais le paquet mal reficelé à la douane s’était ouvert et le contenu avait roulé dans le fossé. Encore couché sur la chaussée,  je regardai en direction du tramway, la grosse étoile rouge de tout à l’heure n’était plus qu’un point lumineux que la nuit et le brouillard aspiraient. Parvenu à la station j’appris que le prochain départ n’aurait lieu que dans une demi-heure.

Pour me garantir des courants d’air, je me blottis dans l’encoignure d’une entrée de restaurant et regardai à l’intérieur. L’air surchauffé dansait au-dessus d’un poêle de faïence installé au milieu de la salle. Des serveuses disposaient des couverts sur les tables qu’elles ornaient de feuilles de houx et de touffes de gui. Je devais m’effacer devant des fournisseurs pour laisser passer des bourriches d’huîtres, des cageots d'où sortaient des plumes de faisan et surtout les grands paniers plats où s’enroulaient les boudins du réveillon. J’extirpai de ma poche les tartines de pain récupérées de mon en-cas en perdition et me mis à grignoter en admirant les merveilleux préparatifs de la fête.

A la maison,  sûrement, ma mère commençait à faire cuire les gaufres. Elle avait préparé la pâte depuis la veille, un grand seau tenu à proximité de la cuisinière et recouvert d’un torchon. Elle y puisait une louche d’un liquide blanchâtre qui, à peine étalé sur les dents de fonte du gaufrier, grésillait et se boursouflait . Elle fermait l’autre face, attendait, les deux mains sur la double queue et, soudain comme inspirée, retournait l’appareil, laissant entrevoir le foyer bourré à ras bords et tout hérissé de flammes courtes, rouges et bleues qui la faisaient grimacer. Pour mes deux sœurs et moi il y avait de quoi s’occuper jusqu’à la messe de minuit, à voir puiser la louche, à se pencher sur les flammes pour se faire peur, à se partager la gaufre à quatre cœurs et à se disputer le rôle de passer le morceau de lard qui graisse les plaques fumantes du gaufrier.

L’an dernier, pendant ces mêmes  vacances, on me fit comprendre que ce n’était plus un plaisir à m’accorder :

 « -A-t-on le droit de s’empiffrer de la sorte quand on rapporte un si mauvais bulletin ?  avait dit mon père au milieu de la veillée. » Depuis les gaufres avaient pris un fort goût de papier ; «  Tu mangeras ton pain à la sueur de front ! »  disait la malédiction des chassés du paradis et moi qui mangeais des gaufres !

                     La cloche du tramway me fit sortir de mon encoignure et de mes rêveries. Nous n’étions que quatre voyageurs disséminés sur les banquettes, chacun se recroquevillant dans sa propre chaleur. Ce n’était plus ni le jour ni l’heure de se déplacer, tous ceux qui, tout à l’heure, se pressaient dans les wagons ou couraient sur les quais, devaient être arrivés au lieu où Noël les appelait. Ces trois voyageurs devaient être comme moi des déroutés.

Le receveur avait fermé les portes à glissière, il n’attendait sans doute plus d’autres clients et s’était assis comme un simple passager. Sur la plate-forme-avant se devinait, de dos, le wattman dont les coups de cloche étouffés rappelaient sa présence. Le froid devenait si intense au dehors que le givre faisait crisser les vitres et les épaississaient d’argentures. Partais-je pour le plus profond des nuits d’hiver d’où les pâtures, les haies, les arbres reviennent, le matin, brillants de leur émerveillement ? Que se passait-il dans ces longues nuits de brouillard et de glace ? Et la nuit de Noël, la Nuit des Nuits, celle où tous les miracles sont possibles ? Je supposais que, derrière les vitres où se gravaient sous mes yeux les fleurs magiques du givre, les anges approchaient des bergers, les animaux se préparaient à parler et que les cheminées, les mages aidant, devenaient des escaliers de la terre au ciel.

J’écoutais distraitement une femme qui s’était tournée vers le receveur et qui lui criait à travers le ferraillement : « Avec ces vitres brouillées on ne peut plus s’y reconnaître, je ne m’étais pas rendu compte  qu’on était passé devant la gare. »  A ces mots je bondis de mon siège, empoignai ma valise, courus sur la plate-forme et m’agrippai au bras du wattman :

 « -  Arrêtez, monsieur, arrêtez ! Je dois me rendre à la gare . »

L’homme actionna ses manivelles et le convoi s’arrêta. Heureusement, comme une grosse lune, luisait devant moi le cadran lumineux de l’horloge extérieure de la station. Les aiguilles marquaient neuf heures et demi. J’entrai dans un hall presque désert, je dus frapper à la vitre des bureaux pour voir passer la tête d’un employé :

 « - J’ai un billet pour Origny par Aulnoy et Hirson, pourriez-vous me laisser passer sur le quai ? »

L’homme me dévisagea, surpris. Devant cette mine ahurie, j’ajoutai, désemparé :

 « - je n’ai plus de train ?

-          Si, dit l’homme mais dans une heure environ, le rapide de 23 heures . »

          Pour éviter les courants d’air glacé du hall, je me dirigeai vers les salles d’attente. Elles étaient compartimentées, comme les trains, en première, seconde et troisième classe. Je n’aurais jamais osé entrer dans la salle des premières ou des secondes, mon père m’avait inculqué le respect de la hiérarchie dans le Chemin de fer et je poussai la porte des troisièmes.

Un homme était allongé sur une des banquettes, une casquette avachie et crasseuse couvrait son visage et remuait à chaque ronflement du dormeur. Peut-être que, dans le jour, cette salle était effectivement destinée à héberger les voyageurs des trains mais, la nuit, elle avait, sans douteune autre utilisation. Cet homme couché semblait plus à l’aise que moi, assis à côté de ma valise et attendant le rapide de 23 heures 20.

Soudain les deux portes à battant s’ouvrirent en même temps, encadrant les silhouettes de deux gendarmes qui s’avancèrent et me dévisagèrent. Je me mis à croiser les bras comme à l’école quand arrivait le professeur. Ils s’arrêtèrent devant le dormeur, l’un des deux gendarmes souleva la casquette et découvrit un visage rougeaud, noirci de barbe. Du coup de genou reçu dans les côtes le vagabond se redressa et regarda devant lui, hébété.

 « Tu attends un train ? dit un gendarme 

-          Ben…Oui, dit l’homme. Il regarda dans la salle et ajouta : «  comme les autres . » Un large sourire lui illumina la face.

-          Tu as de la chance que ce soit la nuit de Noël, dit l’autre gendarme, sinon on t’amènerait au bloc. »

-          Je sortis mon portefeuille et regardais mon billet. S’ils me questionnaient à mon tour je leur montrerais ainsi que l’itinéraire du père supérieur et celui,  rectifié de l‘employé de  Boussu. Les gendarmes disparus, l’homme se tourna vers moi :

-           «   Eh alors ! dit-il, on n’est pas des voyageurs ,tous les deux ? hein ? Encore toi, on pourrait se demander si c’est du lard ou du cochon, tu n’as pas la gueule à rouler, mais moi ! Est-ce qu’il y a de quoi se tromper ? Voyageur ! Voyageur ! Quand ces deux pandores auront usé autant de bottes que j’ai usé de savates, ils pourront venir me parler de voyages. Tiens ! Regarde ( l’homme découvrit sa poitrine) C’est inscrit : « On n’est pas d’ici » . C’est un marin qui m’a tatoué sa devise. Ca fait enrager les flics et puis, tu verras, ça excite les filles.

-          Mais qu’est-ce que tu fous avec une valise ? Tu déménages ?Pour marcher faut pas de bagages . Une musette dans le dos pour le quignon de pain et le litron de rouge. Au fait, tu veux boire un coup ?

-          - …….

-          A ta guise, t’aimerais pas casser une petite croûte ?

-          -…….

-          Les voyages, ça creuse, tu verras. Si tu veux aller loin, soigne d’abord tes ribouis, ce sont eux  qui font le plus sale boulot. Ensuite, c’est l’estomac. Alors là, pas de chichi : Une miche pour quatre jours, une tranche de lard et du rouge. Attention ! rien que du rouge, le blanc ça anémie… »

-          Je ne bougeais pas de ma place et regardais droit devant moi.  A des heures si tardives, je devais m’attendre aux pires rencontres. A la maison et à saint Clément on m’avait suffisamment prévenu, c’était un risque que j’avais assumé. Comme la chèvre de monsieur Seguin je voyais luire les yeux du loup mais, comme elle, j’étais prêt à traverser la nuit jusqu’au bout. Je serrais ma valise et attendais que l’homme se désintéressât de moi.

La porte s’ouvrit à nouveau et apparut la tête, plus famélique encore, d’un autre vagabond :

-           « -Mimile ! Qu’est-ce tu t’emmerdes dans la gare ? Tu ne sais donc pas que c’est Noël, cette nuit ?  Viens chez Cantleu. On m’a dit qu’à Noël il payait le vin chaud à la pure. »

Les deux hommes allaient quitter la salle d’attente quand le premier se ravisa et vint se planter devant moi : :

 « - Les voyageurs en voiture ! Allez, debout, le môme !Les voyageurs en voiture ! »  et il m’entraîna avec lui hors de la salle.

Les portes de l’accès au quai étaient ouvertes. Des voyageurs attardés s’y dirigeaient en courant. Je regardai l’horloge, c’était à une minute près, l’heure du départ. Le cœur battant, je me précipitai vers l’employé qui contrôlait l’entrée des voyageurs :

 « - Est-ce mon train pour Aulnoy et Hirson ?

-Dans quelques secondes le départ, répondit une voix indifférente ;

Le train était à quai mais il se devinait à peine tellement le brouillard s’était épaissi de givre ; cependant on l’entendait haleter. Etait-ce bien celui que je devais prendre ? Il n’était plus temps  de mieux me renseigner . Au loin se devinaient des employés porteurs de lanterne et déjà les coups de sifflet annonçaient le départ. Je cherchais en vain une porte, je courais le long du wagon et je trouvai enfin l’accès. C’était la première fois que je montais dans ces sortes de voitures, ce devait être ces nouveaux wagons métalliques auxquels mon père faisait parfois allusion avec admiration et qui n’équipaient que les rapides des grandes lignes.

A l’intérieur, je longeai le couloir et entrouvris les portes des différents compartiments. Aucun n’était éclairé sauf par une faible veilleuse et les voyageurs dormaient les uns contre les autres. Certains allongés sur la banquette comme le vagabond de la salle d’attente. Je restai dans le couloir et m’assis sur ma valise. La chaleur et la fatigue me plongèrent aussitôt dans une agréable torpeur,  je me sentais bercé dans le roulement du train. Je ne me demandais plus comment ni pourquoi je voyageais ainsi à cette heure et la nuit de Noël. Il y avait sans doute des raisons, les mêmes qui m’emportaient, sur les bancs de l’étude de Saint Clément, bien au-delà de mes cahiers et de mes livres. Je retrouvais cette logique comprise de moi seul quand, à Origny, je m’enfonçais dans un nid d’herbe, que je regardais fixement le ciel et que, d’un seul coup, je me sentais partir. Cette nuit, je voyageais, certes sur des rails, mais je retrouvais la souplesse et le moelleux de mes voyages aériens en pleine pâture.

De temps à autre le train s’arrêtait et, dans  mon demi-sommeil, j’entendais une voix qui longeait le convoi crier le nom d’une station. Dans le wagon personne ne bougeait, les voyageurs n’avaient pas l’air de s’inquiéter des arrêts dans les gares, ils semblaient sûrs de leur destination. Je luttais pour ne pas me laisser envahir par l’assoupissement, je devrais tout à l’heure, descendre au milieu du sommeil général.

Une décision soudaine me fit me dresser . Qui occupaient ces compartiments ? J’avais le pressentiment de déjà les connaître, je voulais en avoir le cœur net, je tirai la première porte et donnai de la lumière. Les voyageurs avaient-ils disparu ? Ce que j’avais pris pour des banquettes étaient deux rangées de pupitres, les mêmes que ceux de l’étude de saint Clément. Deux rangées de pupitres en bois épais, peints en noir, avec, dans un trou, les petits encriers de porcelaine et, attenant, les bancs étroits et luisants. Je reconnaissais dans celui de droite, la place de mon dernier bureau et je m’y glissai. Quelqu’un, pendant mon absence, avait gravé au couteau, sur le couvercle, en plein milieu : « On n’est pas d’ici » . Qui avait osé me faire une telle farce ? Endommager le matériel de l’école de la sorte faisait encourir les pires punitions. L’entaille était profonde. Le supérieur, au premier coup d’œil, allait découvrir cette dégradation. Pour cacher le mal j’étalai mes bras en rond et, par -dessus, posai la tête. Trop tard ! Je sentis une main sur mon épaule et, levant les yeux, me trouvai face à face avec le supérieur :

 « - N’essaye pas de cacher, me dit-il, ce que , maintenant tout le monde peut voir. Allons,  redresse-toi, il n’est plus question de dormir. Je te l’ai déjà dit ce matin : « C’est le temps de Noël, réveille-toi. Ceins tes reins et prend ton bâton  car la route du voyage est longue. Allez, debout ! C'est le moment de rentrer chez toi, puisque tu n’es pas d’ici. »

Le père supérieur me poussa dehors et j’entendis se refermer derrière moi la porte à glissière. Quand j’ouvris le compartiment voisin je fus bien étonné de reconnaître, dans les voyageurs assis, mes parents et mes deux sœurs. J’avais hésité sur l’identification de mon père à cause du haut faux col qu’il ne mettait que dans les graves circonstances et qui lui tenait la tête plus droite que de coutume. Ma mère portait son sautoir au bas duquel brillait cette minuscule montre d’or que je n’avais jamais vue que dans son écrin. Mes deux sœurs tenaient chacune dans leurs bras, une poupée.

Sans doute, à cause des bruits du roulement, ne m’avait-on pas entendu entrer dans le compartiment . Des secousses me jetèrent contre les genoux de mes sœurs mais celles-ci ne sortaient pas de leur impassibilité et n’essayaient  même pas d’éviter de nouveaux chocs. Elles laissaient pendre leur poupée qui leur avait glissé des mains. Le chapeau melon était tombé  du filet et s’était posé de guingois sur la tête de mon père, ce qui lui donnait un air de Charlot. Personne ne riait pourtant. Il est vrai que je tenais à la main mon bulletin trimestriel. Les yeux de ma mère demeuraient grands ouverts, ni gais ni tristes. Ceux de mon père et ceux de mes deux sœurs ne semblaient pas non plus s’apercevoir de ma présence, ni de celle du bulletin. On m’avait bien signifié que je n’avais plus de raison d’être de la famille. J’étais le puni de Noël.

Je me retrouvai dans le couloir et poussai une autre porte à glissière mais aussitôt je dus m’accrocher aux montants. Le comportement ne comportait ni plancher ni siège mais au-dessus demeuraient les filets qui habituellement les surplombent. Conception y était agrippée et, en souple chatte qu’elle était, sautait d’un côté à l’autre, au -dessus du vide. De temps en temps elle s’allongeait sur toute la longueur d’un porte-bagages et ses yeux sombres, où brillaient deux agates, me fixaient dans une sorte de suppliante interrogation.

Le plancher ayant disparu, le compartiment donnait directement sur le ballast. L’air froid de la nuit y tourbillonnait et grondait comme un torrent. Les roues, sur les rails, faisaient un chant plaintif qui m’émouvait. D’autres voix se  mêlèrent et formaient un chœur au passage des aiguilles puis la vitesse diminua et les chants cessèrent. Bientôt je pus distinguer les traverses, le profilé des rails et les énormes roues sur leur boogie. Je me penchai davantage, j’entendais une voix lointaine crier : « Hirson ! Hirson ! »  Je cherchai dans ma mémoire pourquoi à entendre cet appel et surtout ce nom, mon cœur battait si vite. Je me le rappelai, je me dressai d’un seul bond, empoignai ma valise et courus vers la porte. Personne ne descendait ou ceux qui avaient eu à le faire étaient déjà sortis . La serrure ne jouait pas, j’essayai celle de la porte d’en face , je réussis à l’ouvrir et me trouvai dehors.. J’avais sauté à même le ballast. Etais-je descendu à contre-voie ou le train s’était-il arrêté trop loin des quais ?

Suivant une piste, je marchais vers les lumières devinées dans le brouillard. Le sentier disparu, je longeais le même rail. Je finis par me rendre à l’évidence, la direction prise n’était pas celle de la gare mais les lueurs entrevues m’appelaient avec de plus en plus de véhémence. Dans la brouillard et la nuit s’érigeait en lignes floues, l’élancement d’une tour surmontée,  sur les quatre faces du sommet, d’un cadran lumineux.

Les chiffres des heures dessinaient une constellation, c’était sans doute, l’indication de ma direction comme ce fut le cas pour les mages qui virent dans l’étoile la direction de Bethléem.

Je pris conscience de mon audace et hésitai dans ma décision. Je me retournai, partout c’était la nuit et l’immensité des rails du dépôt. Des rames de wagons immobiles y faisaient des taches plus sombres. Les signaux lumineux à peine devinés et les sifflets lointains des locomotives approfondissaient encore l’étendue du réseau du triage.

Je continuai donc ma route et aussitôt je ressentis que j’avais dépassé une limite. Ce n’était  pas le même froid que celui de la route de Blanc-Misseron à Valenciennes. Il s’enroulait autour des mollets en coup de fouet et me rongeait la face et les doigts. Le chemin devenait un sentier de gros cailloux où mes pieds se tordaient et dérapaient. La faim et la fatigue me donnaient le vertige, je marchais tête basse et me mordais les lèvres, je sentais des larmes me couler dans la bouche. Etais-je donc si malheureux ? J’allais tomber au milieu des rails et m’affaler avec mon encombrante valise et les grandes ailes noires de ma pèlerine.

Une gare de triage...

                              J’avais dû continuer coûte que coûte puisque je levais les yeux sur la récompense de mon courage. J’étais entré sous l’immense voûte d’une sorte d’église où toutes les locomotives étaient rassemblées. Ces énormes machines entretenaient un bruissement continu qui, parfois, s’amplifiait et devenait un chœur à l’unisson. Des éclairs éclataient qui découvraient la masse des chaudières et faisaient briller le poli des aciers. Des vapeurs bouillonnaient, je les comparais au faible filet de mon haleine. Je m’approchai et touchai même un des ces monstres du bout du doigt.  Ils étaient là, sagement rangés, comme les fidèles étaient, en cette même heure, alignés sur les bancs des églises pour les messes de minuit. Ils poussaient ensemble la gamme de leurs clameurs dont j’avais si souvent perçu des bribes dans les nuits de la maisonnette-garde-barrière. Je retrouvais rassemblée ici toute leur redoutable puissance et allais peut-être découvrir leur secret. Je m’avançais timidement pour en connaître davantage quand un long cri déchira la rumeur général. Je m’arrêtai, frappé de stupeur. Je me rappelai, dans l’histoire des Hébreux, avec quelle terreur ceux-ci s’approchaient des choses sacrées. Le père supérieur disait : « Le cœur de chair éclaterait de surprise si l’homme entrait tout vivant dans l’au-delà. »

Je revins vers les portes mais je n’avais pas dû reprendre le même chemin. Tout près de la rotonde des machines s’élevait un poste d’aiguillage dont les vitres étincelaient de lumière. J’en montai l’escalier. les leviers fonctionnaient sans intervention humaine ; regardant par la baie, je voyais les trains sortir du plus profond du triage, s’approcher en ondulant et se perdre au milieu des rames de wagons immobiles. Sur toute l’étendue des rails des constellations de signaux se formaient ou s’éparpillaient en poussière d’étoiles.

Vu de si haut et de si loin, les trains paraissaient minuscules, ils étaient autant de trains-jouets comme celui qui, ce matin, roulait dans le bureau du père supérieur. Je savais que moi aussi, une nuit de Noël, je finirais par obtenir ce que j’avais mis tant d’années à désirer.

Avais-je trop longtemps regardé du même côté la ronde des trains et le scintillement des signaux ?  Quand je me retournai vers le Levant,  la nuit se diluait et le champ des rails redevenait ce qu'il était pendant le jour. Je descendis à toute allure les marches du poste d'aiguillage, je voulais partir, moi aussi, avec la nuit, la nuit de Noël., je me mis à courir. Derrière moi les voies se désenchantaient au fur et à mesure que le jour les gagnait. J’avais appris à courir depuis mon départ de Blaugies

Mai pourquoi m’encombrais-je d’une valise ? Allez, hop ! Le vagabond             avait raison, pour voyager loin et bien il ne faut pas s’embarrasser de bagages. Ni d’une pèlerine, ni non plus d’une casquette de collégien. Je me retournai, le jour ne prenait pas d’avance. Vite, encore plus vite, j’avais attrapé le bon souffle. Les rails avec leurs traverses s’incurvaient et je glissais dessus comme sur un toboggan. Toujours plus vite ! Toujours plus vite ! Avais-je enfin réussi à passer définitivement du bon côté ?

§

Le lendemain matin des cheminots m’avaient trouvé pelotonné dans un abri de cantonnier  au milieu des voies de l’immense gare de triage. Pour m’identifier ils m’avaient fouillé et avaient lu la lettre du supérieur dont le ton les avait tellement émus qu’ils avaient eu pour moi la plus bienveillante des sollicitudes.

Quelques heures plus tard, je me retrouvai à la maison où là aussi, la lettre du supérieur avait dû faire son effet. Au pied de mon lit je voyais défiler non seulement ma mère et mes sœurs mais même mon père qui semblait touché de ma mésaventure.

Quant à moi je me réjouissais d’avoir passé ma plus belle nuit de Noël, la dernière où, comme enfant, j’avais encore bénéficié de sa magie.

Derrière moi, les voies les voies se désenchantaient au fur et à mesur que le jour les gagnait. J'avais appris à courir depuis mon départ de Blaugies.

mais pourquoi m'encombrais-je d'une valise ? Allez, hop! Le vagabond avait raison, pour voya     ger loin et bien, il ne faut pas s'embarrasser de,bagages. Ni d'une pélerine, ni non plus d'une casquette de collégien.

 Je me retournai, le jour ne prenait pas d'avance.    Vite, encore plus vite, j'avais attrapé  le bon souffle. les rails avec leurs traverses s'incurvaient et je glissais dessus comme sur un tobogan. Toujours plus vite ! Toujours plus vite ! Avais-je réussi enfin à passer définitivement du bon côté ?          

0

Le lendemain matin, des cheminots m'avaient trouvé peletonné dans un abri de cantonnier au milieu des voies de l'immense gare de triage. Pour m'identifier ils m'avaient fouillé et ils avaient lu la lettre du supérieur dont le ton les avait tellement émus qu'ils avaient eu pour moi la plus bienveillante des sollicitudes.

              Quelques heures plus tard, je me retrouvai à la maison où, là aussi,la lettre du supérieur avait dû faire son effet. Au pied de mon lit, je voyais défiler non seulemnt ma mère et mes soeurs mais mon père qui semblait touché de mon extraordinaire mésaventure.

Quant à moi,  je me réjouissais d'avoir passé ma plus belle nuit de Noël, la dernière où, comme enfant, j'avais encore bénéficié de sa magie.

-                     

*

A l'occasion d'un voyage en Thiérache, je m'arrêtai sur ce promontoire qui domine l'ancien complexe ferroviaire de la gare de triage d'Hirson. Le spectacle qui s'offrit alors à ma vue s'accordait malheureusement trop bien à mon récit.

La cité des cheminots qui animait si joyeusement ce quartier était, en grande  partie, abandonnée et les anciennes coquettes villas présentaient toutes des signes de délabrement. le dense réseau des voies où, jour et nuit, s'activaient des convois de voyageurs et de marchandises était uniformément désert. Les rails autrefois luisants par l'intensité du trafic étaient mainenant rouillés et le ballast disparaissait sous les herbes folles.

Demeurait  toujours la carcasse de l'immense rotonde où, cette fameuse nuit de Noël, j'avais cru me trouver  dans les nuées d'un Sinaï à cause du jaillissement  des gerbes d'étincelles et dez l'éclatement des lueurs dans l'ouverture des foyers alors que grondaient les mugissements des pistons des ùachines sous pression et que les sifflets poussaient leurs cris  de monstres d' acier. mais cette immense bâtisse était désormais vide et muette, étalant sur ses murs des signes de décrépitude.

Les postes d'aiguillages, de place en place, érigeaient sur leur bâti les cabines aux vitrages brisés, montrant des leviers de commande aux bras à jamais immobiles et raidis.

Seuls, en témoignage de l'ancienne splendeur des années d'opulente activité, demeurait la tour aux quatre cadrans, dit  « La Florentine » et qui m'était alors apparue comme une messagère de l'Au-delà. Dans cette immense surface de désolation, cette construction de prestige apparaissait d'autant plus dérisoire.

Pour moi, la signification est différente. Les ruines qui se délabrent sont bel et bien les vestiges de ce fabuleux décor, maintenant sans objet, qui m 'avait été offert pour mon dernier Noël  d'enfant.

Chapitre 8      

©Mon domaine Hannoteaux Michel