Retour au menu

CHAPITRE  9

La lutte de Jacob contre l’ange

Père, on est étonné d’entendre les réflexions des enfants sur l’éducation qu’ils ont reçue. Alors que je croyais être accusé  d’avoir tenu trop lâches les rênes voici que je m’entends reprocher d’avoir infligé un « sur-moi » astreignant.  Le père, rien que par l’ombre de sa présence, est souvent perçu, surtout chez les garçons, comme un gêneur.

Qu’en était-il à l’époque de 1920 à 1930 où l’autorité paternelle se devait d’être contraignante ?Quelque fût le tempérament du père, celui-ci était obligé de jouer, en famille, le rôle de gendarme, voire de croque-mitaine. C’était une fonction qu’attendaient de lui la Société, la mère et même les enfants. Si, de surcroît, le père était d’un naturel impérieux, ce qui était le cas du mien, la puissance paternelle devenait écrasante.  « Il est sévère,  disait volontiers ma mère et aussi mon entourage, mais il est droit et honnête. »

Cette probité, je l’ai vérifiée, tout jeune enfant, alors que nous assistions en famille à une séance de prestidigitation.  Celle-ci se déroulait dans la salle de la mairie en présence d’une foule nombreuse car le village bénéficiait rarement de telles attractions.  Le prestidigitateur, un homme d’une cinquantaine d’années, à l’accent étranger, dans une première partie, présenta ses tours de passe-passe  qui, à chaque fois, provoquaient des exclamations de surprises et d’admiration.

En deuxième partie il décida de se surpasser et annonça que, pour ce numéro particulier, il avait besoin de la confiance de tous. « Aussi, proclama-t-il, comme garant de ma loyauté envers vous et aussi de ma perspicacité, je vais demander le chapeau du plus honnête homme de ce pays. »

Descendant pompeusement de son estrade, sous les regards étonnés et inquiets de chacun, le baladin traversa les rangées de chaises pour venir,  à notre hauteur, solliciter le panama de mon père, ce qui déclencha dans l’assistance un tonnerre d’applaudissements.

Ne pouvait-on pas, nous, ses enfants, recevoir plus solennelle consécration de la probité exceptionnelle de celui qui nous régentait et donc une raison évidente à notre totale soumission ?
Le mystère de la divination de notre prestidigitateur ne fut dévoilé que beaucoup plus tard.  Descendu à l’hôtel du Cheval Blanc, le magicien avait comploté son coup avec la patronne du lieu qui, placée au bon endroit dans la salle, désignait le parangon local de la vertu.  Cette révélation n’enlevait rien de notre première admiration car l’aubergiste, en choisissant notre père, se faisait l’écho de la réputation reconnue par la majorité des habitants d’Origny.

Etait-ce parce qu’à la gare son horizon était le sévère ballast où sont tracées les rigides voies du Chemin de fer que mon père menait sa vie sur deux rails rigoureusement parallèles, ceux d’une dévotion égale pour la religion et pour la patrie ?  Même en dehors de l’église, on l’entendait parfois chanter à pleine voix ce cantique qui reste peut-être encore dans certaines mémoire  :

 «  …..Ce cri de la patrie :

Catholique et français toujours ! »

                             C’était en 1931, Compiègne fêtait le cinquième centenaire de Jeanne d’Arc qui, un an avant sa mort, avait été faite prisonnière dans cette ville. Puisque celle-ci n’était distante d’Origny  que d’environ une centaine de kilomètres et que nous étions en vacances de Pâques, notre père estima que toute la famille se devait d’assister à une célébration historique de notre sainte héroïne nationale. Le jour de la fête, pour le repas de midi, mes parents, mes sœurs et moi avions pris place à une table de restaurant.  Je me souviens d’un brouhaha général qui ne permettait guère d’entretenir la conversation. Tout à coup je vis mon père se lever, jeter de dépit sa  serviette sur la table et se retourner vers des voisins : « Comment !  s’écria-t-il, à quatre personnes attablées à côté de nous, Comment osez-vous tenir des propos aussi irrespectueux envers celle que la France célèbre aujourd’hui et que l’Eglise honore comme une sainte ! Vous ne méritez pas de manger en compagnie d’honnêtes Français et de bons chrétiens. Votre place, quand on se comporte aussi bêtement en un tel jour, est à l’écurie avec les ânes et quand on salit à ce point son pays c’est de se rouler dans la boue des basses-cours avec les porcs ! »

Un silence pesant régna dans toute la salle. Mon père restait debout et montrait du doigt la porte aux malotrus qui, se concertant à voix basse, disparurent sans réplique. Après leur départ, les clients du restaurant, interloqués, regardèrent encore un long moment cet énergumène  qui fulminait comme un prophète et qui, pourtant, à cause de la présence à ses côtés de sa femme et de ses trois enfants, à cause aussi de son costume à gilet de soie et de sa cravate fantaisie, entourant le col à coins cassés, avait l’apparence d’un paisible bourgeois et d’un tranquille père de famille.

Les dîneurs enfin reprirent leurs occupations et les conversations recouvrirent l’incident du flot de leur monotone roulis.  Pour ma part, je restais sous le coup de l’émotion et j’eus du mal à finir ma part de repas. Sans doute j’étais fier de l’audace de mon père mais j’aurais préféré ne pas être mêlé à une telle provocation.

Son sentiment aigu de la justice lui avait déjà donné l’occasion de se manifester avec éclat. Chaque dimanche, avant le prêche, le curé lisait la liste des défunts de la paroisse. Je me souviens de cette litanie qui, suivant les concessions à plus ou moins long terme, récitait les mêmes noms parfois bien effacés des mémoires : « Paul Lequenne, Jeanne Larzillère, Raoul Capart, Arsène Locuti, Stéphanie Lavenant, Oscar Deutremey, etc… » S’ajoutaient, en dernier lieu, les noms des récents disparus. Or, vers 1924 ou 25, après l’enterrement en grand pompe d’un nommé Larmuzeau, le plus important industriel en vannerie du pays, je me trouvais assis avec les enfants de chœur pour la grande messe de dix heures. Le curé monta en chaire et commença à lire la liste des trépassés, je me laissais bercer par la monotone mélopée déjà tant récitée quand tout à coup j’entendis des bruits de chaises dans la nef. «  C’est ton père ! » Me souffla un enfant de choeur voisin. En effet, il se tenait debout parmi tous les fidèles assis et, les bras croisés, au milieu de l’allée centrale, toisait le curé dans sa chaire. Les deux hommes s’affrontèrent du regard. Ils se comprirent, le curé reprit la lecture de sa liste et mon père retrouva sa place au milieu de l’assistance.

Je ne sus qu’après l’office les raisons de cet incident. Le curé alignait donc, comme chaque dimanche, les prénoms et noms des défunts et lorsqu’il fallut citer le dernier enterré, il ajouta non pas : « Armand Larmuzeau » mais : « Monsieur Armand  Larmuzeau » Une telle distinction dans l’énoncé, par ce titre honorifique de « Monsieur » pour le riche industriel et, de surcroît, franc-maçon notoire, avait fait sauter mon père de son siège. Sans qu’un mot fût prononcé le curé comprit le reproche du « Juste » et, le dimanche suivant, Armand Larmuzeau, sans être précédé  de quelque titre que ce soit, était entré aussi nu que les autres décédés, dans le rang des défunts de la paroisse.

                                C’était ce père redoutable que j’allais rejoindre par le train qui, quelques jours après la rentrée des classes, en septembre 1931, me ramenait de Viry Châtillon à Origny en Thiérache.

Les grandes vacances de cette année s’étaient passées dans une sorte de torpeur causée par la mort de Conception et j’étais revenu à saint Clément comme un somnambule qui, après son escapade nocturne, retrouve sa chambre et son lit sans être sorti de son sommeil.

Le nouveau supérieur, dont la trop grande bienveillance avait nui à la discipline, lors du dernier trimestre de l’année scolaire précédente, avait décidé, dès l’ouverture, de sévir auprès des élèves fauteurs de désordres. Dans ses premières homélies, il demanda à ceux qui ne se sentaient pas très à l’aise à saint Clément, dans leur intérêt et dans celui de toute la communauté, de quitter l’établissement. Un tel discours me choqua et provoqua même chez moi le réveil de mon état somnambulique. N’étais-je donc plus condamné à subir la « vocation » qui me marquait de son empreinte indélébile ? N’avais-je plus besoin d’avoir recours à d’éventuelles mutilations pour être délivré d’une obligation qui risquait de me poursuivre toute la vie et au-delà comme l’œil du premier maudit ?

Sans attendre je me rendis chez le supérieur pour lui faire part de mes doutes et me débarrasser au moins de mes obsessions. A peine avais-je exposé, en quelques mots, mes interrogations et mes embarras que le supérieur m’arrêta :

 « - Mon petit, vous avez eu raison de vous confier aussi rapidement après mon intervention. Dès demain matin, vous quitterez l’école pour retourner dans votre famille.

-          Comment !  m’écriai-je, mais attendez que je prévienne mon père de cette décision. Rendez-vous compte qu’il n’y a pas huit jours que j’ai quitté mes parents, je ne peux revenir chez eux aussi rapidement. D’ailleurs, j’ai besoin pour voyager de recevoir un  « permis de circulation » du Chemin de fer que mon père m’adresse pour la gratuité du voyage.

-          Qu’à cela ne tienne,  dit le supérieur en se levant de son siège pour me congédier, l’économe te paiera le billet du trajet mais il faut que tu partes au plus tôt. Une journée de plus au milieu de tes camarades pourrait  semer la panique. Quand une pomme se gâte, elle risque de pourrir tout le panier »

Dans l’entrebâillement de la porte il me souffla :

-           « Pas un seul mot de notre conversation à quiconque et demain matin après le déjeuner, tu te tiendras prêt sous le porche avec ta valise. »

C'est ainsi que je me trouvai dans le train Paris-Origny, encore tout abasourdi de ce qui m’arrivait. Alors que je souhaitais depuis si longtemps cette délivrance voici que celle-ci survenue, j’éprouvais une impression de vertige et de panique. J’étais comme l’oiseau habitué à la cage, à qui on venait d’ouvrir la porte et qui se trouvait surpris d’être libéré et surtout effrayé du trop grand espace qui l’aspirait,

        Je me trouvais seul dans le compartiment, tout hébété de ma situation quand j’entendis des rires d’un groupe de jeunes filles C’étaient des ouvrières qui devaient  revenir du travail d’une des nombreuses usines de Tergnier. Elles riaient bruyamment et s’apostrophaient dans un langage cru qui me choqua. L’une d’elles qui m’avait aperçu, lança à la cantonade des réflexions désobligeantes sur ma passivité à leur égard.

C’était donc là le « monde » contre lequel, à longueur d’année, nous étions mis en garde à saint Clément. Moi qui de l’autre côté de la barrière, hier encore, ne connaissait du sexe féminin que des pudeurs trop farouches, des retraits et même, avec Conception, une fuite dans l’au-delà, je me trouvais affronté, dès ma première rencontre, avec ces filles aux propos provoquants, aux rires grossiers et aux visages dont les yeux et les lèvres outrageusement fardés m’apparaissaient tout simplement obscènes.

Les filles descendirent en gare de Laon et je me trouvai pratiquement seul dans tout le wagon. J’étais à une heure à peine d’Origny et cette perspective me glaça d’effroi. Les événements s’étaient tellement précipités depuis la veille que je n’avais pas eu le loisir de préparer mon affrontement avec mon père. Quelles bonnes raisons pouvais-je lui donner de mon retour ? En réalité j ‘en avais de nombreuses mais aucune de bien solides ni d’immédiatement convaincantes. A cet homme abrupt il ne s’agissait pas de débiter de vagues ergotages, il lui faudrait des arguments de poids. Il était peut-être temps d’y penser et de préparer ma défense.

                Par la vitre je regardais défiler les premiers pommiers des pâtures de Thiérache que j’étais heureux de retrouver mais qui avivaient de plus en plus l’appréhension de la prochaine rencontre paternelle.

Vervins. C’était la dernière station avant Origny, il fallait  me décider. Que répondre à la fatale question qui, tout à l’heure, me serait posée ? Tant pis, autant dire la vérité. Puisque maintenant je pouvais choisir mon avenir pourquoi ne pas proposer celui que je caressais après chaque lecture de roman, de poème ou même d’un simple reportage d’un journal ?  

Ecrire. Moi aussi j’avais envie d’écrire. C’était d’ailleurs la seule qualité qu’on me reconnaissait. Depuis l’instituteur, à l’école primaire, qui m’appelait « le garçon à idées » à cause de l’originalité de mes rédactions jusqu’à mon dernier jeune professeur de lettres dont j’étais l’élève préféré . Mais, au fait, n’était-ce pas aussi la seule valeur que mon père me reconnaissait ? Lors des dernières vacances, dans un bulletin national interscolaire j’avais obtenu un premier prix de composition littéraire et mon texte avait été reproduit, en caractères d’imprimerie, comme dans les journaux et dans les livres, sur ce bulletin. J’en étais flatté mais s’il y avait quelqu’un encore plus fier de cette distinction c’était mon père. Le bulletin à la main, il se rendit chez le curé, les notables et tous les parents et amis de la famille pour étaler sa satisfaction d’avoir un fils « imprimé dans le journal »

Ma réponse était, ma foi, toute trouvée, je lui demanderai de me faire embauché à  « La Gazette de la Thiérache », cette feuille régionale qu’un imprimeur d’Hirson publiait hebdomadairement.

                            Quand le train stoppa, je me rendis compte que je me trouvais en queue de convoi. Les trois ou quatre voyageurs qui, comme moi, étaient descendus à cette station furent vite aspirés par la sortie de la gare. J’étais seul à arpenter toute la longueur du quai, ma lourde valise au bout du bras. C’était mon père qui assurait le service. Affairé par ses occupations professionnelles il ne m’avait pas vu m’avancer et, le sifflet à la bouche, il était prêt à donner le signal quand il me remarqua  . Ce fut pour lui une telle stupéfaction qu’il demeura pétrifié, oubliant que le conducteur du train attendait de lui l’ordre de repartir. Il fallut qu’un employé intervînt pour lui redonner conscience de son rôle.

Le convoi ébranlé, il se retourna dans ma direction et demeura immobile. Que la distance des dix mètres qui me séparait de lui m’apparut pénible à franchir ! Ma valise pesait de plus en plus lourd, mes jambes ne pouvaient plus me porter. Je parvins enfin à la hauteur de cette statue de la stupeur et de la réprobation.

 « Tu  es malade ?

-Non

-Pourquoi ce retour alors ?

Je sortis de ma poche la lettre que m’avait remise le supérieur à son intention.

 « Suis-moi au bureau, dit-il sèchement.

Il s’assit à sa table de travail, décacheta l’enveloppe et commença à lire. Que pouvait bien lui écrire le supérieur ? Lui donnait-il de mon renvoi des raisons suffisantes ?  Lui expliquait-il mieux que je ne saurais le faire, les causes de mon désenchantement ?    J'essayais de deviner sous la visière de son képi le mouvement de ses yeux et, en même temps, d’interpréter les rides d’expression sur son front et autour des orbites. Ce ne fut pas la peine car la lettre était si courte qu’il la reposa presque aussitôt sur le bureau. Il me braqua un regard à bout portant :

 -« Alors que penses-tu faire maintenant ? »

Fallait-il, tout de suite, lui donner cette réponse que j’avais tout à l‘heure échafaudée dans le train ? Je n’osais pas. Je fis un signe d’impuissance à répondre avec les épaules.

 « - Tu penses ne rien faire ?

-          Si !

-          Cette fois-ci je risquai, pour désamorcer la déconvenue pleine de mépris, de lancer ma proposition. Je bredouillai :

-           «  je voudrais travailler à  « La Gazette de la Thiérache » »

-          -Quoi ? Qu’est-ce que tu me racontes ? Quelles sont maintenant ces histoires ?

Il replia la lettre, la replaça dans l’enveloppe, me la remit et me montra la porte :

 « - Va voir ta mère et tes sœurs. Crois bien qu’elles seront encore plus stupéfaites que moi. On se reverra ce soir »

Je venais de basculer soudainement dans le vide et c’est dans un continuel vertige que j’allais passer les jours et les semaines suivantes.

                       Cette courte période fut une des plus éprouvantes de mon existence. Jusqu’ici j’avais plus ou moins suivi les orientations données par mon père et si je déviais de la route qu’il m’avait tracée je demeurais quand même dans son sens. Ma rébellion d’alchimiste avec Thiébault, quelques années plus tôt, avait assez vite avorté et rien d’apparent ne s’était dévoilé contre l’autorité paternelle. D’ailleurs, souterrainement, j’avais continué d’obéir à ses injonctions. Cette fois, je décidais de rompre avec la direction donnée, c’était une désobéissance manifeste. Jamais je n’aurais osé braver aussi ouvertement mon père si cet irréfléchi et maladroit supérieur ne m’avait aussi promptement poussé dehors. Le pas était franchi, il fallait assurer une nouvelle situation.

Pendant les premiers jours, mon père, aussi déconcerté que moi-même, s’enquit de me trouver immédiatement un emploi. Il se rendit même à ce journal de  « La Gazette de la Thiérache » dont il connaissait le directeur. Celui-ci s’apitoya sur la naïveté de mon père qui amenait une recrue aussi inexpérimentée.

Après la visite aux amis et connaissances du village et même du canton il fallut vite se rendre compte que l’oiseau tombé du nid que j’étais était, certes, bien pitoyable mais qu’il était partout indésirable. Ces déconvenues et ces humiliations, j’allais chèrement les payer. Mon père me fit comprendre que si, jusqu’ici, j’étais plutôt, par la future fonction à laquelle j’étais destiné, un peu la fierté de lui-même, de ma mère et de mes sœurs, j’étais maintenant déchu de l’estime collective et que cette infamie rejaillirait sur ma famille.

Soit à l’aller, soit au retour de nos investigations auprès d’employeurs éventuels, pérégrinations que nous faisions à bicyclette, mon père me devançait d’une longueur. Derrière lui je pédalais en calculant de garder la bonne distance donnant l’impression d’être remorqué comme une épave. Une épave !  C ’est ce qu’il devait penser de ce fils en qui il avait mis tant d’espérance et qui était rejeté d’un naufrage. Il avait toujours  estimé qu’à force de conseils, d’ordres et de sévères persuasions il arriverait à modifier sa nature indolente en le tirant, par son exemple, dans son sillage. Jusqu’ici j’avais suivi vaille que vaille et il pouvait toujours espérer que je finirais par prendre moi-même mon envol.

Ces jours-ci, en pédalant hargneusement devant moi sur son vélo, il devait avoir l’impression de traîner derrière lui un poids mort. Mais avait-il vraiment employé tous les moyens pour me sortir de ma léthargie ?

Un jour, que nous rentrions toujours bredouille à la maison, il m’avisa qu’il venait de prendre des décisions énergiques à mon égard sans m’en préciser la nature, cependant il me décocha cette déclaration : « Sache qu’à partir de ce jour, tu dois te considérer comme le domestique de la maison. Ce sera au moins ton premier emploi. »

Je dus accomplir toutes les corvées les plus pénibles ou les plus infamantes. Ainsi je traversai de part en part la principale rue de l’agglomération avec une brouette pleine de fumier, chargée dans une ferme, pour la transporter au jardin  que mon père cultivait aux abords de la gare.

Alors que ma sœur Emma, la couturière, avait particulièrement satisfait la commande d’une cliente, il fut décidé que la famille fêterait cette réussite autour d’une pâtisserie :

 « -O oui !  m’écriai-je , une tarte à la rhubarbe !

-          Les domestiques n’ont pas à donner leur avis »  s’exclama aussitôt mon père.

Cette réplique me cingla si cruellement que je sortis de la pièce pour pleurer de dépit.

Chaque matin, à mon lever, je me demandais de quelle humiliation, j’allais être encore la victime, vivant dans une angoisse de plus en plus oppressante. Ma mère et même mes sœurs devaient, en secret, plaindre mon sort mais personne n’osait  prendre parti contre le père qui ne pouvait décider que des dispositions justes. Cependant j’avais réussi à surprendre entre ma mère et mes sœurs, sans qu’elles m’aperçoivent, des conversations où elles s’interrogeaient sur le bien-fondé de ce que mon père appelait pour moi  « le droit chemin ».

Devais-je prendre mon mal en patience et attendre que dans un temps, plus ou moins lointain, je pusse entrevoir de vivre comme les autres adolescents de mon âge ? Mais aurais-je le souffle suffisant pour supporter une lutte aussi épuisante ?

Pour m’apprendre « les dures lois du travail » et pour endiguer ma « gourme » je fus envoyé au cimetière nettoyer la pierre tombale du caveau familial. Je devais la brosser et lui rendre son éclat primitif. Ce travail inutile n’était encore qu’une nouvelle vexation parmi tant d’autres. Mais, en réalité, pendant que j’exécutais cette corvée, j’étais libéré de mes affligeantes ruminations et je me donnais bonne conscience.

Ma besogne terminée, je me dirigeai vers la tombe de Conception et m’assis près du tertre où s’accumulaient les vestiges des bouquets et des couronnes funéraires de l’enterrement de cet été. Sous le tremble frémissant d’où les premières feuilles commençaient à tomber j’avais l’impression d’entrer en communication avec la jeune morte et je me soulageai le cœur en lui faisant mes confidences :  « ….Là où vous êtes, dans la position où je vous imagine, étendue sur le dos et la tête immobilisée vers moi, cette fois, vous ne pouvez que m’écouter, Conception…Vous voyez, toutes les craintes dont vous me faisiez part dans votre lettre sont désormais sans raison.  Le garçon qui vous aime n’appartient pas plus à Dieu qu’à vous, vous n’avez plus à redouter je ne sais quelle malédiction. Cessez de souffrir d’aimer et d’être aimée….

Naturellement je devine ce que vous me répondez….Non, ne me dites pas cela, je crois qu’il est encore possible d’entretenir des relations avec une jeune morte bien-aimée….J’ai si peu de relations avec les vivants et je suis heureux, en ce moment, de me confier à une morte puisque plus rien ne s’oppose à mes effusions…A vous je puis dire certaines choses qu’il m’est impossible d’avouer à quiconque et cela sans fausse honte…

Figurez-vous que, depuis longtemps, depuis, sans doute , ma première lecture, je suis hanté par un récit bien banal et bien anodin pour beaucoup : « La chèvre de monsieur Seguin » ; A quel âge l’ai-je découvert ? Je ne m’en souviens plus, cela fait partie de ces événements qui, pour moi, me semblent antérieurs à ma mémoire… »

( Le vieil homme que je suis et qui écris ces lignes ouvre une parenthèse pour témoigner que ce récit de la chèvre de monsieur Seguin n’a toujours rien perdu de sa puissance d’évocation. Il fait parti des grands mythes, d’origine païenne et judéo-chrétienne, qui gardent, à travers les âges, leur éternel message d’oracle.)

 «  …Vous voyez, Conception, c’est que dans cette histoire, à part le loup, tout est sympathique. La chèvre, naturellement « Ah qu’elle était jolie.. » elle a tout pour être heureuse. Monsieur Seguin,, lui aussi, cet homme au cœur si brave , qui tient tant au bonheur des autres. Qu’il est attendrissant quand, le soir, dans la brume, il sonne de la trompe à voix humaine qui supplie : « Reviens ! Reviens ! »  Ah, cette montagne, comme elle est charmante, elles aussi, avec ses herbes odorantes, les branches de ces arbres qui se baissent pour caresser. Et ces chamois, si galants qui laissent à la nouvelle venue la meilleure part su la lambrusque !

C’est vraiment le paradis des premiers jours et c’est peut-être pour cela que ce récit prend la dimension de notre origine. Au début tout est beau et gentil autour de nous mais dans notre cœur, comme un ver minuscule à l’intérieur du fruit, se love cette petite idée de liberté qui grandit et grossit de plus en plus. Dieu a beau avertir Adam-Monsieur Seguin d’enfermer sa chèvre et mon père a beau se coltiner avec son fils Julien, on se rend compte qu’en définitive Adam est chassé du paradis, que la chèvre se trouvera devant le loup et que moi…

Croyez-vous, Conception, que je serai capable de continuer ce combat au-dessus de mes forces ?Je me sens de plus en plus las. La nuit avance et je n’ai pas le courage de la vaillante petite chèvre de monsieur Seguin qui savait d’ailleurs qu’aucune chèvre ne peut avoir raison du loup… »

                     Est-ce par une intuition, est-ce par un colloque secret avec mon père, en tout cas, le prêtre-recruteur qui, six ans auparavant, avait conclu mon engagement au séminaire, se retrouvait à Origny. Il vint négocier avec ma famille –et aussi , il faut le dire, avec moi-même – mon retour au bercail. Pour éviter tout conflit je ne rentrerais pas à saint Clément mais dans l’établissement où sont envoyés les élèves de l’école apostolique qui ont terminé leurs études secondaires, le noviciat. Là, je revêtirais la soutane et, pendant un an, je ne m’adonnerais qu’aux seuls exercices spirituels.

Une telle solution avait contenté tout le monde. Quant à moi, toujours prêt à reconnaître mes erreurs et à repartir du bon pied, j’avais sincèrement pris la décision de me consacrer corps et âme à la nouvelle vie qui venait de s’ouvrir devant moi

La nouveauté aidant et guéri d’un « monde » où j’avais trop souffert et à l’avenir bouché,

J’accomplissais mon rôle de novice avec une ardeur et une foi que je tenais à bout de bras. Espérant bien qu’un jour, un souffle plus autonome me transporterait sur ses ailes, à l’instar des saintes personnes dont je lisais les vies à longueur de journée.

Au bout des cinq premiers mois je dus bien admettre que cette ferveur, dont je faisais état à mon directeur spirituel et dont j’exagérais même le ton dans mes lettres à la famille, n’était qu’un faux-semblant. Alors que je déclarais avoir enfin pris mon essor, je continuais à courir en battant vainement des ailes sans décoller du sol.

J’essayais, le soir, dans ma cellule, de me donner la discipline sans rire, de me lever, la nuit, pour l’office, en réprimant mes bâillements irrévérencieux, de m’allonger à plat ventre pour l’adoration au sanctuaire, en passant cette demi-heure à trouver une position convenable pour ne pas étouffer. Les longues cérémonies à la chapelle où, dans ce local exigu, l’abondance des fleurs en bouquets et les vapeurs d’encens rendaient souvent l’atmosphère irrespirable, me devinrent encore plus pénibles après la confidence d’un frère convers,  attaché à l’établissement, sur des événements étranges qui s’étaient déroulés, disait-il, en ce lieu.

Les années précédentes, un novice que rien, au départ, ne prédisposait à un destin aussi fantastique manifesta des signes de possession. Alors qu’il était normalement agenouillé dans cette chapelle au milieu de ses confrères, pour suivre un office, il était arraché de son banc par une force invisible qui l’amenait dans l’allée centrale et le traînait à reculons jusqu’à la sortie. Les portes vers l’extérieur s’ouvraient à son passage dans un brusque courant d’air pour se refermer aussitôt. Quand on partait à sa recherche on aurait dit que le Malin balisait la piste car tous les cinquante mètres environ, on retrouvait un élément de ses vêtements ou des objets qu’il portait : Etalée sur le chemin, sa soutane ; plus loin, entourant un tronc d’arbre, sa ceinture à franges ; pendue à un arbuste d’un sentier, sa chemise. Continuant, on découvrait une des deux chaussettes et, un peu plus loin, la seconde. Détail qui montrait l’humour sardonique du ravisseur, son pince-nez était souvent disposé délicatement à la pointe d’un rameau et à portée des regards des poursuivants.

On retrouvait le novice complètement nu soit dans une prairie, soit en un lieu écarté, soit dans une clairière et, souvent, autour de son corps sans connaissance, se remarquaient les empreintes d’une ronde de pieds de boucs.  

Sans accorder peu de crédit au récit du frère convers, j’appréhendais parfois d’être arraché de mon banc et de me laisser traîner par ces mêmes forces mystérieuses que Thiébault, dix ans plus tôt, croyait avoir décelées dans ses alchimies.

                     Un malaise de plus en plus insupportable était la promenade journalière dans un couloir où nous tournions, à pas rapides, comme un groupe de derviches, en répétant, en litanies, des phrases incantatoires qui, au lieu de me plonger dans la méditation, me provoquaient un pénible effet de tournis.

Au début d’avril 1934, à l’occasion d’un de ces exercices où, cette fois, le train du manège et la cadence des formules répétitives s’étaient particulièrement emballées, un télégraphiste, ouvrant subitement la porte du couloir où nous évoluions, intervint comme un corps étranger qui briserait la mécanique.

Le Maître des novices se précipita sur le papier bleu qui lui était tendu. La ronde continua mais d’un pas désaccordé, les « Fac ut magis te ac magis diligam »  ressassés perdirent leur rythme endiablé et shuntaient comme un disque qui perd de sa vitesse. Je me vis désigné du doigt, j’approchai.

    « - Faites vos bagages au plus tôt, le frère chauffeur vous conduira à la gare »  me souffla le Maître des novices en me confiant le télégramme et en me signant le front en signe de réconfort. En montant à ma cellule, je relisais le texte : «  Papa très gravement malade. T’attendons au plus tôt. Emma. ».

Je jetai dans une valise quelques effets de toilette et endossai mes vêtements de voyage. J’étais abasourdi, je ne savais que penser. Rien dans les correspondances précédentes ne laissait prévoir une telle éventualité. La possible disparition de mon père me donna l’impression d’un grand vide. Sur le seuil de ma cellule, je me tenais à la porte comme si, tout à coup, elle devenait celle d’un abîme. Sous moi, en ronronnement indifférent, mes confrères continuaient à tourner et à moudre leur rengaine monotone.

                               J’arrivai le soir même à la maison car le noviciat n’en était distant que d’une centaine de kilomètres. Quand je frappai à la porte, je devinai un remue-ménage dans le corridor puis un cri se répercuta de pièce en pièce : «  C’est Julien ! »  Ma sœur Emma me reçut, présentant des yeux ravagés par les pleurs et la fatigue :

 « - Nous le veillons là haut. Il faut que tu montes au plus vite. »

Une odeur de pharmacie régnait dès l’ouverture de la cage d’escalier de l‘étage. Sur chacune des marches je compris que je gravissais, à mon tour, le chemin de croix dont ma mère et mes sœurs, depuis quelques jours, ne cessaient pas d’en monter et d’en descendre les stations.

 -« Il y a trois jours que le mal a soudain empiré. Aujourd’hui les médecins nous ont recommandé de te prévenir. »

Ma mère sortit de la chambre et, à ma vue, fondit en larmes. Ma sœur Marie, qui la suivait, me montrait aussi une face ruisselante. Je ne savais quelle attitude prendre devant un tel désarroi. Je demeurais sur place.

 « - Il faut entrer , dit Emma ».

Une lumière sourde éclairait à peine la pièce, une étouffante chaleur et de fortes odeurs médicamenteuses épaississaient l’atmosphère. Je risquai un regard vers le lit où, dès l’abord, je ne reconnus pas mon père. Sous les draps, allongé sur le dos, un homme au visage ravagé essayait difficilement de reprendre un souffle qui s’éteignait. De temps en temps la respiration semblait suspendue puis elle reprenait, tirée du fond de la poitrine,  roulée péniblement à travers un encombrement de mucosités.

Ma mère s’approcha et, me prenant par le bras, me souffla : :

 « - Qu’est-ce que tu en penses, mon pauvre Julien ? »

Je la regardais avec compassion, me demandant qui, ici, était le plus à plaindre.

  -«  Depuis combien de temps est-il dans un tel état ? »

Je n’eus pour réponse de ma mère que des sanglots étouffés.  Emma s’approcha :

 -«  Il lutte ainsi depuis les premières heures de la matinée. »

                        A l’invitation de Marie, j’étais descendu à la cuisine où j’avais l’impression de pouvoir reprendre haleine, je remonterai, tout à l’heure, à ma place, sur le calvaire.

Même dans les situations les plus dramatiques, Marie a toujours gardé la tête froide et ne croit pas devoir, comme Emma, emprunter des attitudes de circonstance :

 « -Alors,  julien, te voilà habillé en curé. Dommage que papa n’ait pas pu te voir avec cette soutane, il en aurait eu une rude satisfaction. Ca te va bien, tu sais. Tu apparais encore plus grand et plus mince. »

Ses yeux riaient bien qu’ils fussent encore mouillés de larmes. Je lui dis :

 « -Comment n’ai-je pas été prévenu plus tôt ? Notre père n’était-il pas en excellente santé ces derniers temps ?

-O, s’exclama-telle, il y a quinze jours, il nous montrait qu’il était capable de sauter au-dessus d’une chaise de jardin.

-          Et alors ?

-          C’est à cause de ces foutus événements de Paris

-          Quels événements ? -     

-           

-          C’est vrai que dans ton espèce de monastère vous ne connaissez rien des nouvelles du pays. Crois bien que nous, ici, à la maison, on en savait quelque chose ! Tu connais papa, il s’emballe vite pour la politique. Tous les jours, à table, nous avions droit à « L’AMI DU PEUPLE » de Coty, ce journal qui vient de paraître et dont il est un lecteur fanatique…Oui, il prenait son journal et tapant de la main sur les gros titres, il s’échauffait en commentant ce qu’il avait lu :  « Tous, des pourris ! » qu’il criait. Il faudra nettoyer cette écurie qu’est la Chambre des députés et en sortir le fumier. S’il le faut, je serai de ceux qui donneront le grand coup de fourche et le grand coup de balai ! »

-           

Au début du mois de février, maman devait se rendre chez le notaire de Villers-Cotterêts pour l’héritage de Grand-mère et papa, naturellement l’a accompagnée.

Avait-il reçu des instructions des Croix-de-Feu d’Hirson ou s’était-il décidé de lui-même ?  En tout cas, de Villers-Coterêts, il se précipita à Paris et y resta pendant les émeutes du 6 au 9 février, se mêlant aux manifestants. Que s’est-il passé exactement ? On n’en sait trop rien sinon qu’il en est revenu avec une fièvre telle qu’il dût s’aliter aussitôt. Les médecins ont parlé d’une pneumonie double et enfin d’une pleurésie.

Emma et moi lui avons donné notre lit à l’étage, nous dormons dans ton ancienne chambre. Ces dernières nuits, comme la pièce est contiguë, nous l’entendions sauter sur sa couche tellement la fièvre l’agitait. Ses quintes de toux nous arrachaient les entrailles puis, quelques minutes plus tard, nous l’entendions s’extirper les crachats comme de longs et pénibles vomissements.

Malgré l’intervention des médecins le mal n’a fait qu’empirer et, comme tu le vois aujourd’hui, son état est désespéré. »

                         Marie soupira puis, s’effondrant sur une chaise, continua à prononcer des bouts de phrases rendues inintelligibles par ses sanglots.

 -« Il vaut mieux que je reprenne ma faction »  dis-je et je remontai à l’étage.

     Mon père avait sombré dans le coma et un râle roulait dans la poitrine avec des intermittences de repos. Quand le temps nous paraissait plus long nous nous penchions, inquiets, mais le roulement sinistre reprenait, obsédant.
Ma sœur Emma récitait tout haut le chapelet auquel ma mère, de temps en temps s’associait. Je pensais malgré moi aux : « Fac ut magis ac magis diligam » dont tout à l’heure, on m’avait arraché mais ici cette autre récitation incantatoire avait une certaine vertu de soulagement, du moins pour ceux qui la récitaient.

Je n’avais jamais observé mon père aussi longtemps, surtout dans une telle position couchée. Il m’apparaissait comme un lutteur terrassé qu’un adversaire tenait sous son genou et qui lui écrasait de plus le souffle. Quand Marie m’évoquait sa présence dans les manifestations des premiers jours de février à Paris, je le devinais, brandissant un drapeau tricolore ou même une bannière d'église ou se prenant à bras le corps avec un agent de service d'ordre ou un contre-manifestant.

Je me rappelai aussi les derniers mois où nous nous affrontions moralement. Il me défiait alors par des : « Je te briserai ! »

Cette nuit, c’était son dernier combat, celui qu’il menait contre le maître de la vie et de la mort, contre ce Dieu qu’il avait tant servi et tant honoré et qui, cette fois, se mesurait avec lui comme dans cette mystérieuse  lutte de l’Ange avec Jacob.

Cette agonie, au sens étymologique du mot : combat, qui durait depuis les premières heures de la journée, se prolongea toute la nuit. Soudain, aux premières lueurs de l’aube, alors qu’on entrouvrait les rideaux, je découvris distinctement les traits de son visage. Cet homme de quarante neuf ans vieillissait à vue d’œil, s’épuisant en quelques heures comme la plupart le font sur des dizaines d’années au point qu’il finit par apparaître avec une figure de nonagénaire. Une suée plus abondante, derniers efforts de l’ultime lutte, se mit à auréoler l’oreiller. Il se produisit un dernier sursaut, le corps s’immobilisa et le visage reprit les traits d’un homme jeune et enfin pacifié.

Un grand vide creusa la chambre et nous saisit de stupeur. Ma mère tomba à genoux et aussitôt, mes deux sœurs et moi-même, nous nous agenouillâmes autour d’elle. Nous nous confondions dans une même plainte et un même sanglot.

                              Pour l’enterrement, l’église était aussi pleine qu’aux grandes cérémonies de Noël ou de Pâques. Etaient venus ceux qui voulaient rendre hommage à l’honnête homme, au « juste », et aussi ceux qui seraient soulagés de voir la dépouille de leur reproche vivant et qui, à son contact, se sentaient mis à nu. Il y avait aussi les curieux qui devinaient qu’un tel enterrement remuerait du monde e que ce serait l’occasion d’un spectacle, comme à celui de Conception. Parmi les motifs de curiosité ,celui de me voir en soutane n’était  pas le moindre.

               Dans le cortège qui nous mena de la maison à l’église et de l’église au cimetière, l’homme des pompes funèbres m’obligea à demeurer seul et détaché derrière le corbillard : « Quand il y a un ecclésiastique dans la famille, dit-il,  il doit faire office de deuillant. »  J’étais ainsi le représentant officiel, affrontant devant tous la douleur familiale alors qu’à ma mère et à mes sœurs, cachées sous leurs voiles de crêpe, leur était épargnée cette pénible exhibition   J’apparaissais comme le prétendant : « Le roi est mort, vive le roi ! » puisque j’étais le seul descendant mâle du défunt mais aussi – pourquoi pas ? – celui qui était sorti vainqueur du combat où  père et fils s’affrontaient depuis tant d’années. Il est vrai que cette procession triomphale, par les rues principales du village, était une réparation aux traversées ignominieuses avec la brouette de fumier que je poussais récemment comme le dernier des valets de ferme. La soutane me couvrait d’un manteau de dignité et voilait tout mon passé d’écolier mal noté ou même puni. Autour de moi s’ouvrait un sillage de considération et de respect.

Sans doute, mais j’étais aussi le grand vaincu. Dans le corbillard couvert de fleurs et de couronnes, mon père me précédait comme un général romain, le jour de son triomphe. Je suivais derrière, soumis et enchaîné dans cette soutane qui m’emberlificotait comme dans un filet. Même mort, mon père continuait à me dominer et, en ce jour, plus que jamais. Ne m’affichait-il pas comme un trophée de victoire ?

Pendant le trajet et tout le long de l’office religieux m’obsédaient les images de la tragique nuit, de cette lutte d’un corps plein de vitalité que la maladie n’arrivait pas à épuiser et à terrasser. Je nous revoyais , les trois enfants agenouillés près de notre mère, après le dernier sursaut d’agonie. Le malheur avait frappé si soudainement et si fort que ma mère risquait de ne pas pouvoir en supporter le choc. Je la suivais à travers la maison de peur qu’elle n’accomplît quelque acte de folie.

                       Ces dernières semaines, j’étais convaincu que la nouvelle direction qui m’avait été donnée me ramenait dans la même impasse et qu’il faudrait songer à m’en sortir. Le jour même où je reçus le télégramme et que je tournais en rond avec les collègues sur l’air du « Fac ut te magis ac magis diligam » , j’envisageais de demander audience au Maître des novices et de lui  avouer mon incapacité à poursuivre. Etait-ce vraiment le moment de provoquer chez ma mère et mes sœurs une telle désillusion ?

Le cercueil apparut dans sa nudité au-dessus de la tombe ouverte pour qu’après la bénédiction du curé, chacun vînt secouer, en signe de croix, le saint aspersoir.

Et si, tout à coup, le couvercle se soulevait ?…..Mon oncle Paul, le surlendemain de la mort, avant la mise en bière, m’avait pris à part :

 « -Julien, il y a un spectacle que ni ta mère ni  tes soeurs ne doivent voir mais il est bon que toi tu l’affrontes. Tu sais, j’ai été habitué dans les tranchées de Verdun et du Chemin des Dames à me trouver en face de beaucoup d’horreurs. Tout à l’heure, quand les gens des pompes funèbres ont voulu procéder à la mise en bière, ils ont été surpris de l‘état où se trouvait ton père. Ils m’ont appelé pour constater et j’ai vu que l’infection avait fait son œuvre. Avant de fermer le couvercle, j’ai voulu que toi, le garçon de la famille, tu vois une dernière fois ton père, même si c’est un spectacle qui peut t’effrayer. Julien, tu es désormais l’homme de la maison et il faut t’endurcir à voir les réalités de la vie et de la mort. »

Il souleva le drap mortuaire et je vis alors apparaître un monstre aux narines dilatées jusqu’au milieu des joues. La face s’était gonflée comme une courge, tirant les yeux dans un rictus horrible. Les lèvres boudinaient sur une bouche en museau et les cheveux s’étaient hérissés comme le poil d’une bête soudainement furieuse .

 « -Pourquoi me l’avoir montré ainsi ? » demandai-je horrifié. Je pensais que le corps, une fois fixé dans la mort, demeurait en l’état avant la décomposition du tombeau. D’ailleurs, après le vieillissement des affres de l’agonie, le visage de mon père avait repris sa sérénité d’avant la maladie. Et voici que quarante huit heures après le dernier soupir et l’apparent apaisement, on me montrait une face déformée comme si, dans cet homme indomptable, la lutte continuait au-delà de la mort et que ces grimaces étaient celles de nouveaux efforts et de nouveaux combats. Je le percevais toujours ainsi sous le couvercle. On allait enterrer une force inflexible et il continuerait sous terre à rayonner dans les profondeurs de ce cimetière comme ces déchets de matière active dont on est incapable d’éteindre les brûlures.

                                     Je remarquai alors, à quelques pas, la tombe de Conception et me mis à trembler pour elle. En effet, celui qu’on venait d’enterrer ne laisserait pas indifférents les morts de ce cimetière. Comme il avait régné avec autorité sur le monde des vivants, ici, il imposerait sûrement encore sa loi et particulièrement à cette jeune morte qui avait tellement redouté ses blâmes à cause de moi.

Dans cette journée d’avril où, dans la végétation, se manifestaient les premières poussées du printemps,  je regardais, près de la tombe de Conception, le tremble où j’avais cru voir sa présence.

Aujourd’hui, heureusement, la jeune morte n’habitait certainement plus la glaise, elle brillait dans la lumière frémissante des nouvelles feuilles. Pour me distraire de l’horrible spectacle du visage déformé de mon père je me lavais les yeux en contemplant ce tremble à l’indicible sourire.

Chapitre 10

©Mon domaine Hannoteaux Michel