La lutte de Jacob contre l’ange
Père, on est étonné d’entendre
les réflexions des enfants sur l’éducation qu’ils ont reçue. Alors que je
croyais être accusé d’avoir tenu trop lâches les rênes voici que je m’entends
reprocher d’avoir infligé un « sur-moi » astreignant. Le père,
rien que par l’ombre de sa présence, est souvent perçu, surtout chez les garçons,
comme un gêneur.
Qu’en était-il à l’époque
de 1920 à 1930 où l’autorité paternelle se devait d’être contraignante ?Quelque
fût le tempérament du père, celui-ci était obligé de jouer, en famille, le
rôle de gendarme, voire de croque-mitaine. C’était une fonction qu’attendaient
de lui la Société, la mère et même les enfants. Si, de surcroît, le père était
d’un naturel impérieux, ce qui était le cas du mien, la puissance paternelle
devenait écrasante. « Il est sévère, disait volontiers ma mère
et aussi mon entourage, mais il est droit et honnête. »
Cette probité, je l’ai
vérifiée, tout jeune enfant, alors que nous assistions en famille à une séance
de prestidigitation. Celle-ci se déroulait dans la salle de la mairie en
présence d’une foule nombreuse car le village bénéficiait rarement de telles
attractions. Le prestidigitateur, un homme d’une cinquantaine d’années, à
l’accent étranger, dans une première partie, présenta ses tours de passe-passe
qui, à chaque fois, provoquaient des exclamations de surprises et d’admiration.
En deuxième
partie il décida de se surpasser et annonça que, pour ce numéro particulier,
il avait besoin de la confiance de tous. « Aussi, proclama-t-il,
comme garant de ma loyauté envers vous et aussi de ma perspicacité, je
vais demander le chapeau du plus honnête homme de ce pays. »
Descendant
pompeusement de son estrade, sous les regards étonnés et inquiets de chacun,
le baladin traversa les rangées de chaises pour venir, à notre hauteur, solliciter
le panama de mon père, ce qui déclencha dans l’assistance un tonnerre d’applaudissements.
Ne pouvait-on
pas, nous, ses enfants, recevoir plus solennelle consécration de la probité
exceptionnelle de celui qui nous régentait et donc une raison évidente à notre
totale soumission ?
Le mystère de la divination de notre prestidigitateur ne fut dévoilé que beaucoup
plus tard. Descendu à l’hôtel du Cheval Blanc, le magicien avait comploté
son coup avec la patronne du lieu qui, placée au bon endroit dans la salle,
désignait le parangon local de la vertu. Cette révélation n’enlevait rien
de notre première admiration car l’aubergiste, en choisissant notre père,
se faisait l’écho de la réputation reconnue par la majorité des habitants
d’Origny.
Etait-ce parce qu’à la
gare son horizon était le sévère ballast où sont tracées les rigides voies
du Chemin de fer que mon père menait sa vie sur deux rails rigoureusement
parallèles, ceux d’une dévotion égale pour la religion et pour la patrie ?
Même en dehors de l’église, on l’entendait parfois chanter à pleine voix ce
cantique qui reste peut-être encore dans certaines mémoire :
«
…..Ce cri de la patrie :
Catholique
et français toujours ! »
C’était en 1931, Compiègne fêtait le cinquième centenaire de Jeanne d’Arc
qui, un an avant sa mort, avait été faite prisonnière dans cette ville. Puisque
celle-ci n’était distante d’Origny que d’environ une centaine de kilomètres
et que nous étions en vacances de Pâques, notre père estima que toute la famille
se devait d’assister à une célébration historique de notre sainte héroïne
nationale. Le jour de la fête, pour le repas de midi, mes parents, mes sœurs
et moi avions pris place à une table de restaurant. Je me souviens d’un brouhaha
général qui ne permettait guère d’entretenir la conversation. Tout à coup
je vis mon père se lever, jeter de dépit sa serviette sur la table et se
retourner vers des voisins : « Comment ! s’écria-t-il,
à quatre personnes attablées à côté de nous, Comment osez-vous tenir des
propos aussi irrespectueux envers celle que la France célèbre aujourd’hui
et que l’Eglise honore comme une sainte ! Vous ne méritez pas de manger
en compagnie d’honnêtes Français et de bons chrétiens. Votre place, quand
on se comporte aussi bêtement en un tel jour, est à l’écurie avec les ânes
et quand on salit à ce point son pays c’est de se rouler dans la boue des
basses-cours avec les porcs ! »
Un silence pesant régna
dans toute la salle. Mon père restait debout et montrait du doigt la porte
aux malotrus qui, se concertant à voix basse, disparurent sans réplique. Après
leur départ, les clients du restaurant, interloqués, regardèrent encore un
long moment cet énergumène qui fulminait comme un prophète et qui, pourtant,
à cause de la présence à ses côtés de sa femme et de ses trois enfants, à
cause aussi de son costume à gilet de soie et de sa cravate fantaisie, entourant
le col à coins cassés, avait l’apparence d’un paisible bourgeois et d’un tranquille
père de famille.
Les dîneurs enfin reprirent
leurs occupations et les conversations recouvrirent l’incident du flot de
leur monotone roulis. Pour ma part, je restais sous le coup de l’émotion
et j’eus du mal à finir ma part de repas. Sans doute j’étais fier de l’audace
de mon père mais j’aurais préféré ne pas être mêlé à une telle provocation.
Son sentiment aigu de la
justice lui avait déjà donné l’occasion de se manifester avec éclat. Chaque
dimanche, avant le prêche, le curé lisait la liste des défunts de la paroisse.
Je me souviens de cette litanie qui, suivant les concessions à plus ou moins
long terme, récitait les mêmes noms parfois bien effacés des mémoires :
« Paul Lequenne, Jeanne Larzillère, Raoul Capart, Arsène Locuti, Stéphanie
Lavenant, Oscar Deutremey, etc… » S’ajoutaient, en dernier lieu, les
noms des récents disparus. Or, vers 1924 ou 25, après l’enterrement en grand
pompe d’un nommé Larmuzeau, le plus important industriel en vannerie du pays,
je me trouvais assis avec les enfants de chœur pour la grande messe de dix
heures. Le curé monta en chaire et commença à lire la liste des trépassés,
je me laissais bercer par la monotone mélopée déjà tant récitée quand tout
à coup j’entendis des bruits de chaises dans la nef. « C’est ton
père ! » Me souffla un enfant de choeur voisin. En effet, il
se tenait debout parmi tous les fidèles assis et, les bras croisés, au milieu
de l’allée centrale, toisait le curé dans sa chaire. Les deux hommes s’affrontèrent
du regard. Ils se comprirent, le curé reprit la lecture de sa liste et mon
père retrouva sa place au milieu de l’assistance.
Je ne sus qu’après l’office
les raisons de cet incident. Le curé alignait donc, comme chaque dimanche,
les prénoms et noms des défunts et lorsqu’il fallut citer le dernier enterré,
il ajouta non pas : « Armand Larmuzeau » mais : « Monsieur
Armand Larmuzeau » Une telle distinction dans l’énoncé, par ce titre
honorifique de « Monsieur » pour le riche industriel et, de surcroît,
franc-maçon notoire, avait fait sauter mon père de son siège. Sans qu’un mot
fût prononcé le curé comprit le reproche du « Juste » et, le dimanche
suivant, Armand Larmuzeau, sans être précédé de quelque titre que ce soit,
était entré aussi nu que les autres décédés, dans le rang des défunts de la
paroisse.
C’était ce père redoutable que j’allais rejoindre par le train qui, quelques
jours après la rentrée des classes, en septembre 1931, me ramenait de Viry
Châtillon à Origny en Thiérache.
Les grandes vacances de
cette année s’étaient passées dans une sorte de torpeur causée par la mort
de Conception et j’étais revenu à saint Clément comme un somnambule qui, après
son escapade nocturne, retrouve sa chambre et son lit sans être sorti de son
sommeil.
Le nouveau supérieur, dont
la trop grande bienveillance avait nui à la discipline, lors du dernier trimestre
de l’année scolaire précédente, avait décidé, dès l’ouverture, de sévir auprès
des élèves fauteurs de désordres. Dans ses premières homélies, il demanda
à ceux qui ne se sentaient pas très à l’aise à saint Clément, dans leur intérêt
et dans celui de toute la communauté, de quitter l’établissement. Un tel discours
me choqua et provoqua même chez moi le réveil de mon état somnambulique. N’étais-je
donc plus condamné à subir la « vocation » qui me marquait de son
empreinte indélébile ? N’avais-je plus besoin d’avoir recours à d’éventuelles
mutilations pour être délivré d’une obligation qui risquait de me poursuivre
toute la vie et au-delà comme l’œil du premier maudit ?
Sans attendre je me rendis
chez le supérieur pour lui faire part de mes doutes et me débarrasser au moins
de mes obsessions. A peine avais-je exposé, en quelques mots, mes interrogations
et mes embarras que le supérieur m’arrêta :
« - Mon petit,
vous avez eu raison de vous confier aussi rapidement après mon intervention.
Dès demain matin, vous quitterez l’école pour retourner dans votre famille.
-
Comment ! m’écriai-je, mais attendez que je
prévienne mon père de cette décision. Rendez-vous compte qu’il n’y a pas huit
jours que j’ai quitté mes parents, je ne peux revenir chez eux aussi rapidement.
D’ailleurs, j’ai besoin pour voyager de recevoir un « permis de circulation »
du Chemin de fer que mon père m’adresse pour la gratuité du voyage.
-
Qu’à cela ne tienne, dit le supérieur en se levant
de son siège pour me congédier, l’économe te paiera le billet du trajet
mais il faut que tu partes au plus tôt. Une journée de plus au milieu de tes
camarades pourrait semer la panique. Quand une pomme se gâte, elle risque
de pourrir tout le panier »
Dans l’entrebâillement
de la porte il me souffla :
-
« Pas un seul mot de notre conversation à quiconque
et demain matin après le déjeuner, tu te tiendras prêt sous le porche avec
ta valise. »
C'est ainsi que je me trouvai
dans le train Paris-Origny, encore tout abasourdi de ce qui m’arrivait. Alors
que je souhaitais depuis si longtemps cette délivrance voici que celle-ci
survenue, j’éprouvais une impression de vertige et de panique. J’étais comme
l’oiseau habitué à la cage, à qui on venait d’ouvrir la porte et qui se trouvait
surpris d’être libéré et surtout effrayé du trop grand espace qui l’aspirait,
Je me trouvais
seul dans le compartiment, tout hébété de ma situation quand j’entendis des
rires d’un groupe de jeunes filles C’étaient des ouvrières qui devaient revenir
du travail d’une des nombreuses usines de Tergnier. Elles riaient bruyamment
et s’apostrophaient dans un langage cru qui me choqua. L’une d’elles qui m’avait
aperçu, lança à la cantonade des réflexions désobligeantes sur ma passivité
à leur égard.
C’était donc là le « monde »
contre lequel, à longueur d’année, nous étions mis en garde à saint Clément.
Moi qui de l’autre côté de la barrière, hier encore, ne connaissait du sexe
féminin que des pudeurs trop farouches, des retraits et même, avec Conception,
une fuite dans l’au-delà, je me trouvais affronté, dès ma première rencontre,
avec ces filles aux propos provoquants, aux rires grossiers et aux visages
dont les yeux et les lèvres outrageusement fardés m’apparaissaient tout simplement
obscènes.
Les filles descendirent
en gare de Laon et je me trouvai pratiquement seul dans tout le wagon. J’étais
à une heure à peine d’Origny et cette perspective me glaça d’effroi. Les événements
s’étaient tellement précipités depuis la veille que je n’avais pas eu le loisir
de préparer mon affrontement avec mon père. Quelles bonnes raisons pouvais-je
lui donner de mon retour ? En réalité j ‘en avais de nombreuses
mais aucune de bien solides ni d’immédiatement convaincantes. A cet homme
abrupt il ne s’agissait pas de débiter de vagues ergotages, il lui faudrait
des arguments de poids. Il était peut-être temps d’y penser et de préparer
ma défense.
Par la
vitre je regardais défiler les premiers pommiers des pâtures de Thiérache
que j’étais heureux de retrouver mais qui avivaient de plus en plus l’appréhension
de la prochaine rencontre paternelle.
Vervins. C’était la dernière
station avant Origny, il fallait me décider. Que répondre à la fatale question
qui, tout à l’heure, me serait posée ? Tant pis, autant dire la vérité.
Puisque maintenant je pouvais choisir mon avenir pourquoi ne pas proposer
celui que je caressais après chaque lecture de roman, de poème ou même d’un
simple reportage d’un journal ?
Ecrire. Moi aussi j’avais
envie d’écrire. C’était d’ailleurs la seule qualité qu’on me reconnaissait.
Depuis l’instituteur, à l’école primaire, qui m’appelait « le garçon
à idées » à cause de l’originalité de mes rédactions jusqu’à mon dernier
jeune professeur de lettres dont j’étais l’élève préféré . Mais, au fait,
n’était-ce pas aussi la seule valeur que mon père me reconnaissait ?
Lors des dernières vacances, dans un bulletin national interscolaire j’avais
obtenu un premier prix de composition littéraire et mon texte avait été reproduit,
en caractères d’imprimerie, comme dans les journaux et dans les livres, sur
ce bulletin. J’en étais flatté mais s’il y avait quelqu’un encore plus fier
de cette distinction c’était mon père. Le bulletin à la main, il se rendit
chez le curé, les notables et tous les parents et amis de la famille pour
étaler sa satisfaction d’avoir un fils « imprimé dans le journal »
Ma réponse était, ma foi,
toute trouvée, je lui demanderai de me faire embauché à « La Gazette
de la Thiérache », cette feuille régionale qu’un imprimeur d’Hirson publiait
hebdomadairement.
Quand le train stoppa, je me rendis compte que je me trouvais en queue de
convoi. Les trois ou quatre voyageurs qui, comme moi, étaient descendus à
cette station furent vite aspirés par la sortie de la gare. J’étais seul à
arpenter toute la longueur du quai, ma lourde valise au bout du bras. C’était
mon père qui assurait le service. Affairé par ses occupations professionnelles
il ne m’avait pas vu m’avancer et, le sifflet à la bouche, il était prêt à
donner le signal quand il me remarqua . Ce fut pour lui une telle stupéfaction
qu’il demeura pétrifié, oubliant que le conducteur du train attendait de lui
l’ordre de repartir. Il fallut qu’un employé intervînt pour lui redonner conscience
de son rôle.
Le convoi ébranlé, il se
retourna dans ma direction et demeura immobile. Que la distance des dix mètres
qui me séparait de lui m’apparut pénible à franchir ! Ma valise pesait
de plus en plus lourd, mes jambes ne pouvaient plus me porter. Je parvins
enfin à la hauteur de cette statue de la stupeur et de la réprobation.
« Tu es malade ?
-Non
-Pourquoi ce retour
alors ?
Je sortis de ma poche la
lettre que m’avait remise le supérieur à son intention.
« Suis-moi au
bureau, dit-il sèchement.
Il s’assit à sa table de
travail, décacheta l’enveloppe et commença à lire. Que pouvait bien lui écrire
le supérieur ? Lui donnait-il de mon renvoi des raisons suffisantes ?
Lui expliquait-il mieux que je ne saurais le faire, les causes de mon désenchantement ?
J'essayais de deviner sous la visière de son képi le mouvement de ses yeux
et, en même temps, d’interpréter les rides d’expression sur son front et autour
des orbites. Ce ne fut pas la peine car la lettre était si courte qu’il la
reposa presque aussitôt sur le bureau. Il me braqua un regard à bout portant :
-« Alors que penses-tu
faire maintenant ? »
Fallait-il, tout de suite,
lui donner cette réponse que j’avais tout à l‘heure échafaudée dans le train ?
Je n’osais pas. Je fis un signe d’impuissance à répondre avec les épaules.
« - Tu penses
ne rien faire ?
-
Si !
-
Cette fois-ci je risquai, pour désamorcer la déconvenue pleine
de mépris, de lancer ma proposition. Je bredouillai :
-
« je voudrais travailler à « La Gazette de
la Thiérache » »
-
-Quoi ? Qu’est-ce que tu me racontes ? Quelles
sont maintenant ces histoires ?
Il replia la lettre, la
replaça dans l’enveloppe, me la remit et me montra la porte :
« - Va voir ta
mère et tes sœurs. Crois bien qu’elles seront encore plus stupéfaites que
moi. On se reverra ce soir »
Je venais de basculer soudainement
dans le vide et c’est dans un continuel vertige que j’allais passer les jours
et les semaines suivantes.
Cette courte période fut une des plus éprouvantes de mon existence. Jusqu’ici
j’avais plus ou moins suivi les orientations données par mon père et si je
déviais de la route qu’il m’avait tracée je demeurais quand même dans son
sens. Ma rébellion d’alchimiste avec Thiébault, quelques années plus tôt,
avait assez vite avorté et rien d’apparent ne s’était dévoilé contre l’autorité
paternelle. D’ailleurs, souterrainement, j’avais continué d’obéir à ses injonctions.
Cette fois, je décidais de rompre avec la direction donnée, c’était une désobéissance
manifeste. Jamais je n’aurais osé braver aussi ouvertement mon père si cet
irréfléchi et maladroit supérieur ne m’avait aussi promptement poussé dehors.
Le pas était franchi, il fallait assurer une nouvelle situation.
Pendant les premiers jours,
mon père, aussi déconcerté que moi-même, s’enquit de me trouver immédiatement
un emploi. Il se rendit même à ce journal de « La Gazette de la Thiérache »
dont il connaissait le directeur. Celui-ci s’apitoya sur la naïveté de mon
père qui amenait une recrue aussi inexpérimentée.
Après la visite aux amis
et connaissances du village et même du canton il fallut vite se rendre compte
que l’oiseau tombé du nid que j’étais était, certes, bien pitoyable mais qu’il
était partout indésirable. Ces déconvenues et ces humiliations, j’allais chèrement
les payer. Mon père me fit comprendre que si, jusqu’ici, j’étais plutôt, par
la future fonction à laquelle j’étais destiné, un peu la fierté de lui-même,
de ma mère et de mes sœurs, j’étais maintenant déchu de l’estime collective
et que cette infamie rejaillirait sur ma famille.
Soit à l’aller, soit au
retour de nos investigations auprès d’employeurs éventuels, pérégrinations
que nous faisions à bicyclette, mon père me devançait d’une longueur. Derrière
lui je pédalais en calculant de garder la bonne distance donnant l’impression
d’être remorqué comme une épave. Une épave ! C ’est ce qu’il devait
penser de ce fils en qui il avait mis tant d’espérance et qui était rejeté
d’un naufrage. Il avait toujours estimé qu’à force de conseils, d’ordres
et de sévères persuasions il arriverait à modifier sa nature indolente en
le tirant, par son exemple, dans son sillage. Jusqu’ici j’avais suivi vaille
que vaille et il pouvait toujours espérer que je finirais par prendre moi-même
mon envol.
Ces jours-ci, en pédalant
hargneusement devant moi sur son vélo, il devait avoir l’impression de traîner
derrière lui un poids mort. Mais avait-il vraiment employé tous les moyens
pour me sortir de ma léthargie ?
Un jour, que nous rentrions
toujours bredouille à la maison, il m’avisa qu’il venait de prendre des décisions
énergiques à mon égard sans m’en préciser la nature, cependant il me décocha
cette déclaration : « Sache qu’à partir de ce jour, tu dois te
considérer comme le domestique de la maison. Ce sera au moins ton premier
emploi. »
Je dus accomplir toutes
les corvées les plus pénibles ou les plus infamantes. Ainsi je traversai de
part en part la principale rue de l’agglomération avec une brouette pleine
de fumier, chargée dans une ferme, pour la transporter au jardin que mon
père cultivait aux abords de la gare.
Alors que ma sœur Emma,
la couturière, avait particulièrement satisfait la commande d’une cliente,
il fut décidé que la famille fêterait cette réussite autour d’une pâtisserie :
« -O oui !
m’écriai-je , une tarte à la rhubarbe !
-
Les domestiques n’ont pas à donner leur avis » s’exclama
aussitôt mon père.
Cette réplique me cingla
si cruellement que je sortis de la pièce pour pleurer de dépit.
Chaque matin, à mon lever,
je me demandais de quelle humiliation, j’allais être encore la victime, vivant
dans une angoisse de plus en plus oppressante. Ma mère et même mes sœurs devaient,
en secret, plaindre mon sort mais personne n’osait prendre parti contre le
père qui ne pouvait décider que des dispositions justes. Cependant j’avais
réussi à surprendre entre ma mère et mes sœurs, sans qu’elles m’aperçoivent,
des conversations où elles s’interrogeaient sur le bien-fondé de ce que mon
père appelait pour moi « le droit chemin ».
Devais-je prendre mon mal
en patience et attendre que dans un temps, plus ou moins lointain, je pusse
entrevoir de vivre comme les autres adolescents de mon âge ? Mais aurais-je
le souffle suffisant pour supporter une lutte aussi épuisante ?
Pour m’apprendre « les
dures lois du travail » et pour endiguer ma « gourme » je fus
envoyé au cimetière nettoyer la pierre tombale du caveau familial. Je devais
la brosser et lui rendre son éclat primitif. Ce travail inutile n’était encore
qu’une nouvelle vexation parmi tant d’autres. Mais, en réalité, pendant que
j’exécutais cette corvée, j’étais libéré de mes affligeantes ruminations et
je me donnais bonne conscience.
Ma besogne terminée, je
me dirigeai vers la tombe de Conception et m’assis près du tertre où s’accumulaient
les vestiges des bouquets et des couronnes funéraires de l’enterrement de
cet été. Sous le tremble frémissant d’où les premières feuilles commençaient
à tomber j’avais l’impression d’entrer en communication avec la jeune morte
et je me soulageai le cœur en lui faisant mes confidences : « ….Là
où vous êtes, dans la position où je vous imagine, étendue sur le dos et la
tête immobilisée vers moi, cette fois, vous ne pouvez que m’écouter, Conception…Vous
voyez, toutes les craintes dont vous me faisiez part dans votre lettre sont
désormais sans raison. Le garçon qui vous aime n’appartient pas plus à Dieu
qu’à vous, vous n’avez plus à redouter je ne sais quelle malédiction. Cessez
de souffrir d’aimer et d’être aimée….
Naturellement je devine
ce que vous me répondez….Non, ne me dites pas cela, je crois qu’il est encore
possible d’entretenir des relations avec une jeune morte bien-aimée….J’ai
si peu de relations avec les vivants et je suis heureux, en ce moment, de
me confier à une morte puisque plus rien ne s’oppose à mes effusions…A vous
je puis dire certaines choses qu’il m’est impossible d’avouer à quiconque
et cela sans fausse honte…
Figurez-vous que, depuis
longtemps, depuis, sans doute , ma première lecture, je suis hanté par un
récit bien banal et bien anodin pour beaucoup : « La chèvre de monsieur
Seguin » ; A quel âge l’ai-je découvert ? Je ne m’en souviens
plus, cela fait partie de ces événements qui, pour moi, me semblent antérieurs
à ma mémoire… »
( Le vieil homme que je
suis et qui écris ces lignes ouvre une parenthèse pour témoigner que ce récit
de la chèvre de monsieur Seguin n’a toujours rien perdu de sa puissance d’évocation.
Il fait parti des grands mythes, d’origine païenne et judéo-chrétienne, qui
gardent, à travers les âges, leur éternel message d’oracle.)
« …Vous voyez,
Conception, c’est que dans cette histoire, à part le loup, tout est sympathique.
La chèvre, naturellement « Ah qu’elle était jolie.. » elle a tout
pour être heureuse. Monsieur Seguin,, lui aussi, cet homme au cœur si brave ,
qui tient tant au bonheur des autres. Qu’il est attendrissant quand, le soir,
dans la brume, il sonne de la trompe à voix humaine qui supplie : « Reviens !
Reviens ! » Ah, cette montagne, comme elle est charmante, elles
aussi, avec ses herbes odorantes, les branches de ces arbres qui se baissent
pour caresser. Et ces chamois, si galants qui laissent à la nouvelle venue
la meilleure part su la lambrusque !
C’est vraiment le paradis
des premiers jours et c’est peut-être pour cela que ce récit prend la dimension
de notre origine. Au début tout est beau et gentil autour de nous mais dans
notre cœur, comme un ver minuscule à l’intérieur du fruit, se love cette petite
idée de liberté qui grandit et grossit de plus en plus. Dieu a beau avertir
Adam-Monsieur Seguin d’enfermer sa chèvre et mon père a beau se coltiner avec
son fils Julien, on se rend compte qu’en définitive Adam est chassé du paradis,
que la chèvre se trouvera devant le loup et que moi…
Croyez-vous, Conception,
que je serai capable de continuer ce combat au-dessus de mes forces ?Je
me sens de plus en plus las. La nuit avance et je n’ai pas le courage de la
vaillante petite chèvre de monsieur Seguin qui savait d’ailleurs qu’aucune
chèvre ne peut avoir raison du loup… »
Est-ce
par une intuition, est-ce par un colloque secret avec mon père, en tout cas,
le prêtre-recruteur qui, six ans auparavant, avait conclu mon engagement au
séminaire, se retrouvait à Origny. Il vint négocier avec ma famille –et aussi
, il faut le dire, avec moi-même – mon retour au bercail. Pour éviter tout
conflit je ne rentrerais pas à saint Clément mais dans l’établissement où
sont envoyés les élèves de l’école apostolique qui ont terminé leurs études
secondaires, le noviciat. Là, je revêtirais la soutane et, pendant un an,
je ne m’adonnerais qu’aux seuls exercices spirituels.
Une telle solution avait
contenté tout le monde. Quant à moi, toujours prêt à reconnaître mes erreurs
et à repartir du bon pied, j’avais sincèrement pris la décision de me consacrer
corps et âme à la nouvelle vie qui venait de s’ouvrir devant moi
La nouveauté aidant et
guéri d’un « monde » où j’avais trop souffert et à l’avenir bouché,
J’accomplissais mon rôle
de novice avec une ardeur et une foi que je tenais à bout de bras. Espérant
bien qu’un jour, un souffle plus autonome me transporterait sur ses ailes,
à l’instar des saintes personnes dont je lisais les vies à longueur de journée.
Au bout des cinq premiers
mois je dus bien admettre que cette ferveur, dont je faisais état à mon directeur
spirituel et dont j’exagérais même le ton dans mes lettres à la famille, n’était
qu’un faux-semblant. Alors que je déclarais avoir enfin pris mon essor, je
continuais à courir en battant vainement des ailes sans décoller du sol.
J’essayais, le soir, dans
ma cellule, de me donner la discipline sans rire, de me lever, la nuit, pour
l’office, en réprimant mes bâillements irrévérencieux, de m’allonger à plat
ventre pour l’adoration au sanctuaire, en passant cette demi-heure à trouver
une position convenable pour ne pas étouffer. Les longues cérémonies à la
chapelle où, dans ce local exigu, l’abondance des fleurs en bouquets et les
vapeurs d’encens rendaient souvent l’atmosphère irrespirable, me devinrent
encore plus pénibles après la confidence d’un frère convers, attaché à l’établissement,
sur des événements étranges qui s’étaient déroulés, disait-il, en ce lieu.
Les années précédentes,
un novice que rien, au départ, ne prédisposait à un destin aussi fantastique
manifesta des signes de possession. Alors qu’il était normalement agenouillé
dans cette chapelle au milieu de ses confrères, pour suivre un office, il
était arraché de son banc par une force invisible qui l’amenait dans l’allée
centrale et le traînait à reculons jusqu’à la sortie. Les portes vers l’extérieur
s’ouvraient à son passage dans un brusque courant d’air pour se refermer aussitôt.
Quand on partait à sa recherche on aurait dit que le Malin balisait la piste
car tous les cinquante mètres environ, on retrouvait un élément de ses vêtements
ou des objets qu’il portait : Etalée sur le chemin, sa soutane ;
plus loin, entourant un tronc d’arbre, sa ceinture à franges ; pendue
à un arbuste d’un sentier, sa chemise. Continuant, on découvrait une des deux
chaussettes et, un peu plus loin, la seconde. Détail qui montrait l’humour
sardonique du ravisseur, son pince-nez était souvent disposé délicatement
à la pointe d’un rameau et à portée des regards des poursuivants.
On retrouvait le novice
complètement nu soit dans une prairie, soit en un lieu écarté, soit dans une
clairière et, souvent, autour de son corps sans connaissance, se remarquaient
les empreintes d’une ronde de pieds de boucs.
Sans accorder peu de crédit
au récit du frère convers, j’appréhendais parfois d’être arraché de mon banc
et de me laisser traîner par ces mêmes forces mystérieuses que Thiébault,
dix ans plus tôt, croyait avoir décelées dans ses alchimies.
Un
malaise de plus en plus insupportable était la promenade journalière dans
un couloir où nous tournions, à pas rapides, comme un groupe de derviches,
en répétant, en litanies, des phrases incantatoires qui, au lieu de me plonger
dans la méditation, me provoquaient un pénible effet de tournis.
Au début d’avril 1934,
à l’occasion d’un de ces exercices où, cette fois, le train du manège et la
cadence des formules répétitives s’étaient particulièrement emballées, un
télégraphiste, ouvrant subitement la porte du couloir où nous évoluions, intervint
comme un corps étranger qui briserait la mécanique.
Le Maître des novices se
précipita sur le papier bleu qui lui était tendu. La ronde continua mais d’un
pas désaccordé, les « Fac ut magis te ac magis diligam » ressassés
perdirent leur rythme endiablé et shuntaient comme un disque qui perd de sa
vitesse. Je me vis désigné du doigt, j’approchai.
« - Faites
vos bagages au plus tôt, le frère chauffeur vous conduira à la gare »
me souffla le Maître des novices en me confiant le télégramme et en me
signant le front en signe de réconfort. En montant à ma cellule, je relisais
le texte : « Papa très gravement malade. T’attendons au plus
tôt. Emma. ».
Je jetai dans une valise
quelques effets de toilette et endossai mes vêtements de voyage. J’étais abasourdi,
je ne savais que penser. Rien dans les correspondances précédentes ne laissait
prévoir une telle éventualité. La possible disparition de mon père me donna
l’impression d’un grand vide. Sur le seuil de ma cellule, je me tenais à la
porte comme si, tout à coup, elle devenait celle d’un abîme. Sous moi, en
ronronnement indifférent, mes confrères continuaient à tourner et à moudre
leur rengaine monotone.
J’arrivai le soir même à la maison car le noviciat n’en était distant que
d’une centaine de kilomètres. Quand je frappai à la porte, je devinai un remue-ménage
dans le corridor puis un cri se répercuta de pièce en pièce : «
C’est Julien ! » Ma sœur Emma me reçut, présentant des yeux
ravagés par les pleurs et la fatigue :
« - Nous le veillons
là haut. Il faut que tu montes au plus vite. »
Une odeur de pharmacie
régnait dès l’ouverture de la cage d’escalier de l‘étage. Sur chacune des
marches je compris que je gravissais, à mon tour, le chemin de croix dont
ma mère et mes sœurs, depuis quelques jours, ne cessaient pas d’en monter
et d’en descendre les stations.
-« Il y a trois
jours que le mal a soudain empiré. Aujourd’hui les médecins nous ont recommandé
de te prévenir. »
Ma mère sortit de la chambre
et, à ma vue, fondit en larmes. Ma sœur Marie, qui la suivait, me montrait
aussi une face ruisselante. Je ne savais quelle attitude prendre devant un
tel désarroi. Je demeurais sur place.
« - Il faut entrer
, dit Emma ».
Une lumière sourde éclairait
à peine la pièce, une étouffante chaleur et de fortes odeurs médicamenteuses
épaississaient l’atmosphère. Je risquai un regard vers le lit où, dès l’abord,
je ne reconnus pas mon père. Sous les draps, allongé sur le dos, un homme
au visage ravagé essayait difficilement de reprendre un souffle qui s’éteignait.
De temps en temps la respiration semblait suspendue puis elle reprenait, tirée
du fond de la poitrine, roulée péniblement à travers un encombrement de mucosités.
Ma mère s’approcha et,
me prenant par le bras, me souffla : :
« - Qu’est-ce
que tu en penses, mon pauvre Julien ? »
Je la regardais avec compassion,
me demandant qui, ici, était le plus à plaindre.
-« Depuis combien
de temps est-il dans un tel état ? »
Je n’eus pour réponse de
ma mère que des sanglots étouffés. Emma s’approcha :
-« Il lutte ainsi
depuis les premières heures de la matinée. »
A l’invitation de Marie, j’étais descendu à la cuisine où j’avais l’impression
de pouvoir reprendre haleine, je remonterai, tout à l’heure, à ma place, sur
le calvaire.
Même dans les situations
les plus dramatiques, Marie a toujours gardé la tête froide et ne croit pas
devoir, comme Emma, emprunter des attitudes de circonstance :
« -Alors, julien,
te voilà habillé en curé. Dommage que papa n’ait pas pu te voir avec cette
soutane, il en aurait eu une rude satisfaction. Ca te va bien, tu sais. Tu
apparais encore plus grand et plus mince. »
Ses yeux riaient bien qu’ils
fussent encore mouillés de larmes. Je lui dis :
« -Comment n’ai-je
pas été prévenu plus tôt ? Notre père n’était-il pas en excellente santé
ces derniers temps ?
-O, s’exclama-telle,
il y a quinze jours, il nous montrait qu’il était capable de sauter au-dessus
d’une chaise de jardin.
-
Et alors ?
-
C’est à cause de ces foutus événements de Paris
-
Quels événements ? -
-
-
C’est vrai que dans ton espèce de monastère vous ne connaissez
rien des nouvelles du pays. Crois bien que nous, ici, à la maison, on en savait
quelque chose ! Tu connais papa, il s’emballe vite pour la politique.
Tous les jours, à table, nous avions droit à « L’AMI DU PEUPLE »
de Coty, ce journal qui vient de paraître et dont il est un lecteur fanatique…Oui,
il prenait son journal et tapant de la main sur les gros titres, il s’échauffait
en commentant ce qu’il avait lu : « Tous, des pourris ! »
qu’il criait. Il faudra nettoyer cette écurie qu’est la Chambre des députés
et en sortir le fumier. S’il le faut, je serai de ceux qui donneront le grand
coup de fourche et le grand coup de balai ! »
-
Au début du mois de
février, maman devait se rendre chez le notaire de Villers-Cotterêts pour
l’héritage de Grand-mère et papa, naturellement l’a accompagnée.
Avait-il reçu des instructions
des Croix-de-Feu d’Hirson ou s’était-il décidé de lui-même ? En tout
cas, de Villers-Coterêts, il se précipita à Paris et y resta pendant les émeutes
du 6 au 9 février, se mêlant aux manifestants. Que s’est-il passé exactement ?
On n’en sait trop rien sinon qu’il en est revenu avec une fièvre telle qu’il
dût s’aliter aussitôt. Les médecins ont parlé d’une pneumonie double et enfin
d’une pleurésie.
Emma et moi lui avons
donné notre lit à l’étage, nous dormons dans ton ancienne chambre. Ces dernières
nuits, comme la pièce est contiguë, nous l’entendions sauter sur sa couche
tellement la fièvre l’agitait. Ses quintes de toux nous arrachaient les entrailles
puis, quelques minutes plus tard, nous l’entendions s’extirper les crachats
comme de longs et pénibles vomissements.
Malgré l’intervention
des médecins le mal n’a fait qu’empirer et, comme tu le vois aujourd’hui,
son état est désespéré. »
Marie soupira puis, s’effondrant sur une chaise, continua à prononcer
des bouts de phrases rendues inintelligibles par ses sanglots.
-« Il vaut mieux
que je reprenne ma faction » dis-je et je remontai à l’étage.
Mon père avait sombré
dans le coma et un râle roulait dans la poitrine avec des intermittences de
repos. Quand le temps nous paraissait plus long nous nous penchions, inquiets,
mais le roulement sinistre reprenait, obsédant.
Ma sœur Emma récitait tout haut le chapelet auquel ma mère, de temps en temps
s’associait. Je pensais malgré moi aux : « Fac ut magis ac magis
diligam » dont tout à l’heure, on m’avait arraché mais ici cette
autre récitation incantatoire avait une certaine vertu de soulagement, du
moins pour ceux qui la récitaient.
Je n’avais jamais observé
mon père aussi longtemps, surtout dans une telle position couchée. Il m’apparaissait
comme un lutteur terrassé qu’un adversaire tenait sous son genou et qui lui
écrasait de plus le souffle. Quand Marie m’évoquait sa présence dans les manifestations
des premiers jours de février à Paris, je le devinais, brandissant un drapeau
tricolore ou même une bannière d'église ou se prenant à bras le corps avec
un agent de service d'ordre ou un contre-manifestant.
Je me rappelai
aussi les derniers mois où nous nous affrontions moralement. Il me défiait
alors par des : « Je te briserai ! »
Cette nuit,
c’était son dernier combat, celui qu’il menait contre le maître de la vie
et de la mort, contre ce Dieu qu’il avait tant servi et tant honoré et qui,
cette fois, se mesurait avec lui comme dans cette mystérieuse lutte de l’Ange
avec Jacob.
Cette agonie,
au sens étymologique du mot : combat, qui durait depuis les premières
heures de la journée, se prolongea toute la nuit. Soudain, aux premières lueurs
de l’aube, alors qu’on entrouvrait les rideaux, je découvris distinctement
les traits de son visage. Cet homme de quarante neuf ans vieillissait à vue
d’œil, s’épuisant en quelques heures comme la plupart le font sur des dizaines
d’années au point qu’il finit par apparaître avec une figure de nonagénaire.
Une suée plus abondante, derniers efforts de l’ultime lutte, se mit à auréoler
l’oreiller. Il se produisit un dernier sursaut, le corps s’immobilisa et le
visage reprit les traits d’un homme jeune et enfin pacifié.
Un grand vide
creusa la chambre et nous saisit de stupeur. Ma mère tomba à genoux et aussitôt,
mes deux sœurs et moi-même, nous nous agenouillâmes autour d’elle. Nous nous
confondions dans une même plainte et un même sanglot.
Pour l’enterrement, l’église était aussi pleine qu’aux grandes cérémonies
de Noël ou de Pâques. Etaient venus ceux qui voulaient rendre hommage à l’honnête
homme, au « juste », et aussi ceux qui seraient soulagés de voir
la dépouille de leur reproche vivant et qui, à son contact, se sentaient mis
à nu. Il y avait aussi les curieux qui devinaient qu’un tel enterrement remuerait
du monde e que ce serait l’occasion d’un spectacle, comme à celui de Conception.
Parmi les motifs de curiosité ,celui de me voir en soutane n’était pas le
moindre.
Dans le cortège qui nous mena de la maison à l’église et de l’église au cimetière,
l’homme des pompes funèbres m’obligea à demeurer seul et détaché derrière
le corbillard : « Quand il y a un ecclésiastique dans la famille,
dit-il, il doit faire office de deuillant. » J’étais ainsi
le représentant officiel, affrontant devant tous la douleur familiale alors
qu’à ma mère et à mes sœurs, cachées sous leurs voiles de crêpe, leur était
épargnée cette pénible exhibition J’apparaissais comme le prétendant :
« Le roi est mort, vive le roi ! » puisque j’étais le seul
descendant mâle du défunt mais aussi – pourquoi pas ? – celui qui était
sorti vainqueur du combat où père et fils s’affrontaient depuis tant d’années.
Il est vrai que cette procession triomphale, par les rues principales du village,
était une réparation aux traversées ignominieuses avec la brouette de fumier
que je poussais récemment comme le dernier des valets de ferme. La soutane
me couvrait d’un manteau de dignité et voilait tout mon passé d’écolier mal
noté ou même puni. Autour de moi s’ouvrait un sillage de considération et
de respect.
Sans doute,
mais j’étais aussi le grand vaincu. Dans le corbillard couvert de fleurs et
de couronnes, mon père me précédait comme un général romain, le jour de son
triomphe. Je suivais derrière, soumis et enchaîné dans cette soutane qui m’emberlificotait
comme dans un filet. Même mort, mon père continuait à me dominer et, en ce
jour, plus que jamais. Ne m’affichait-il pas comme un trophée de victoire ?
Pendant le
trajet et tout le long de l’office religieux m’obsédaient les images de la
tragique nuit, de cette lutte d’un corps plein de vitalité que la maladie
n’arrivait pas à épuiser et à terrasser. Je nous revoyais , les trois
enfants agenouillés près de notre mère, après le dernier sursaut d’agonie.
Le malheur avait frappé si soudainement et si fort que ma mère risquait de
ne pas pouvoir en supporter le choc. Je la suivais à travers la maison de
peur qu’elle n’accomplît quelque acte de folie.
Ces dernières semaines, j’étais convaincu que la nouvelle direction qui m’avait
été donnée me ramenait dans la même impasse et qu’il faudrait songer à m’en
sortir. Le jour même où je reçus le télégramme et que je tournais en rond
avec les collègues sur l’air du « Fac ut te magis ac magis diligam »
, j’envisageais de demander audience au Maître des novices et de lui avouer
mon incapacité à poursuivre. Etait-ce vraiment le moment de provoquer chez
ma mère et mes sœurs une telle désillusion ?
Le cercueil apparut dans
sa nudité au-dessus de la tombe ouverte pour qu’après la bénédiction du curé,
chacun vînt secouer, en signe de croix, le saint aspersoir.
Et si, tout à coup, le
couvercle se soulevait ?…..Mon oncle Paul, le surlendemain de la mort,
avant la mise en bière, m’avait pris à part :
« -Julien, il
y a un spectacle que ni ta mère ni tes soeurs ne doivent voir mais il est
bon que toi tu l’affrontes. Tu sais, j’ai été habitué dans les tranchées de
Verdun et du Chemin des Dames à me trouver en face de beaucoup d’horreurs.
Tout à l’heure, quand les gens des pompes funèbres ont voulu procéder à la
mise en bière, ils ont été surpris de l‘état où se trouvait ton père. Ils
m’ont appelé pour constater et j’ai vu que l’infection avait fait son œuvre.
Avant de fermer le couvercle, j’ai voulu que toi, le garçon de la famille,
tu vois une dernière fois ton père, même si c’est un spectacle qui peut t’effrayer.
Julien, tu es désormais l’homme de la maison et il faut t’endurcir
à voir les réalités de la vie et de la mort. »
Il souleva le drap mortuaire
et je vis alors apparaître un monstre aux narines dilatées jusqu’au milieu
des joues. La face s’était gonflée comme une courge, tirant les yeux dans
un rictus horrible. Les lèvres boudinaient sur une bouche en museau et les
cheveux s’étaient hérissés comme le poil d’une bête soudainement furieuse .
« -Pourquoi me
l’avoir montré ainsi ? » demandai-je horrifié. Je pensais que
le corps, une fois fixé dans la mort, demeurait en l’état avant la décomposition
du tombeau. D’ailleurs, après le vieillissement des affres de l’agonie, le
visage de mon père avait repris sa sérénité d’avant la maladie. Et voici que
quarante huit heures après le dernier soupir et l’apparent apaisement, on
me montrait une face déformée comme si, dans cet homme indomptable, la lutte
continuait au-delà de la mort et que ces grimaces étaient celles de nouveaux
efforts et de nouveaux combats. Je le percevais toujours ainsi sous le couvercle.
On allait enterrer une force inflexible et il continuerait sous terre à rayonner
dans les profondeurs de ce cimetière comme ces déchets de matière active dont
on est incapable d’éteindre les brûlures.
Je remarquai alors, à quelques pas, la tombe de Conception et me mis à trembler
pour elle. En effet, celui qu’on venait d’enterrer ne laisserait pas indifférents
les morts de ce cimetière. Comme il avait régné avec autorité sur le monde
des vivants, ici, il imposerait sûrement encore sa loi et particulièrement
à cette jeune morte qui avait tellement redouté ses blâmes à cause de moi.
Dans cette journée d’avril
où, dans la végétation, se manifestaient les premières poussées du printemps,
je regardais, près de la tombe de Conception, le tremble où j’avais cru voir
sa présence.
Aujourd’hui, heureusement,
la jeune morte n’habitait certainement plus la glaise, elle brillait dans
la lumière frémissante des nouvelles feuilles. Pour me distraire de l’horrible
spectacle du visage déformé de mon père je me lavais les yeux en contemplant
ce tremble à l’indicible sourire.