« Brave
marin revint de guerre
Tout
doux
Un
pied chaussé et l’autre nu
Brave
marin d’où reviens-tu
Toux
doux »
Ce
jeudi 27, j’entrai dans les funestes éphémérides de juin 40 comme un somnambule
qui, choqué, se trouve transporté de l’état de rêve à celui de l’éveil. Cette
rupture aurait pu me décontenancer et couper les ressorts de toute énergie
pourtant si nécessaire dans les conjonctures de la débâcle. Les tribulations,
comme les vents violents dans la tempête, ont au moins l’avantage de vous
étourdir des spectacles du désastre. La précipitation des événements et leur
façon de me houspiller rudement ne permirent pas de me lamenter sur la disparition
d’Aimée et sur ma solitude.
J’ai
dû adopter une sereine résignation car mon carnet de route continua à noter
les événements quotidiens pendant ma descente vers le sud où désormais j’essayais
d’atteindre le lieu de rencontre indiqué par Isabelle. Cependant, tellement
bousculé et maltraité par les événements, je ne pris guère le temps de détailler
toutes les péripéties. Le peu de mots inscrits au journal suffira quand même
à tirer du passé le train de souvenirs qui s’y rattachent.
Vu
de loin, cette dernière partie de la retraite, avec cette dégringolade dans
l’échelle sociale et mes échecs d’ordre sentimental, ne semble noircir le
tableau que pour mieux garder en lumière cette période où j’étais dans le
bénéfique rayonnement d’Aimée.
Mais
à quoi bon garder la tête tournée vers le passé et entretenir des regrets
inutiles ? Témoin impuissant, je ne puis que regarder s’écouler les souvenirs
sans pouvoir les modifier.
Me
voici donc dans la colonne de prisonniers que la troupe de fantassins allemands
traînait derrière elle.
« …Je
marche en compagnie des autres soldats français emmenés du cantonnement. Nous
faisons 25 kilomètres sans pause. Repas : Riz. Ni pain, ni boisson.
Au
cours de la deuxième étape mes compagnons sont libérés. Quant à moi je demande
à suivre la troupe qui marche en direction de Bordeaux. ….
L’allure
de marche des Allemands était rapide et nous peinions à les suivre. Surtout
mes compagnons qui, la plus part âgés et plus ou moins bedonnants, marquèrent
vite des signes de fatigue et d’épuisement.
Les
sentinelles, chargées de notre encadrement, nous harcelaient mais souvent
la colonne devait s’arrêter pour nous attendre.
Pendant
la pause de la deuxième étape nous vîmes descendre d’une voiture, qui nous
avait doublés, des officiers supérieurs . Ils discutèrent brièvement avec
les chefs du convoi et c’est alors que ceux-ci décidèrent de se séparer de
leurs prisonniers.
Comme
la plupart habitaient la région, une telle décision leur redonna du courage
et ils ne se firent pas prier pour s’égailler aussi bien sur la route qu’à
travers champs et à travers bois.
Quant
à moi, étranger au pays, sans ressource, je préférais demeurer avec mes geôliers
qui me savaient libéré par leurs chefs et qui, par ailleurs, descendaient,
paraît-il, sur Bayonne. Je m’assurais à la fois le vivre, la liberté et peut-être
un moyen de transport. Ils acceptèrent et je continuai la route avec eux
«
….J’arrive à Poitiers..
Les
Allemands, déjà sur place avaient prévu pour leurs compagnons de passage une
entrée triomphale. La troupe des fantassins défila devant une fanfare retentissante,
martelant des hymnes guerriers et sous les yeux de nombreux badauds, apparemment
ébahis de se faire ainsi envahir en musique.
Derrière
ces torses bombés et ces bottes sonores je suivais, seul prisonnier, le pas
traînant, affublé de mon uniforme défraîchi. Je devais donner l’impression
que ces glorieux vainqueurs n’avaient pu ramasser comme butin de guerre que
ce minable caporal d’infanterie.
Des
curieux me montraient du doigt en riant, je rendais les triomphateurs ridicules.
Soudain un ordre éclata de je ne sais où, ricocha le long de la colonne pour
m’atteindre par le gradé qui fermait la marche : « Draussen !
Draussen ! » me hurlait-il. Je devais disparaître du cortège
au plus vite.
J’étais
jeté en pleine vie normale, dans cette ville de Poitiers où tout avait repris
sa place mais où je n’avais pas la mienne. Je me mis à errer dans les rues
comme ces bêtes chassées de chez leur maître et qui ne savent où trouver refuge.
« Je
mange au restaurant où l’on oublie de me faire payer. Je couche dans une auto
des plus minuscules. Situation peu confortable.
Je me demande comment j’ai pu avoir l’audace de m’asseoir à la table d’un
restaurant puisque je n’avais que quelques piécettes de monnaie au fond de
ma poche. Je ne me souviens d’ailleurs pas ni du lieu où je me suis installé
ni du menu servi. Par contre je me rappelle avoir rencontré des jeunes gens
qui m’invitèrent à me cacher au plus tôt car les autorités allemandes ramassaient
les militaires français qui circulaient en ville. Ils me proposèrent de me
cacher dans une petite auto garée dans une cour, sous un hangar. J’y passai
la nuit en me recroquevillant sur la banquette-arrière.
Le
matin je fus réveillé par des bruits de pas et de paroles grommelées au-dessus
de moi. C’était le propriétaire de la voiture qui s’étonnait de ma présence.
Quand je lui eus raconté ma situation il me prit en pitié et me fit entrer
chez lui.
« Vendredi
28
…Les
propriétaires sont chics. Ils m’offrent le petit déjeuner et m’habillent en
civil. Ils me conseillent d’aller prendre le train à Vivonne…
Si
j’ai trouvé « chics » mes logeurs d’une nuit, par contre ils lésinèrent
quelque peu dans leur attribution de vêtements civils. Ceux-ci consistaient
en vieilles frusques et le fond du pantalon était largement troué. :
« Gardez dessous votre culotte de soldat, me conseillèrent-ils,
l’essentiel est que vous ne soyez pas reconnu comme militaire. »
Je
suivis leur conseil et je partis, ainsi accoutré, en direction de la localité
où, d’après eux, j’avais la chance de trouver encore à m’embarquer dans un
train en direction de Bordeaux
Il faut se souvenir que ce mois de juin 40 fut particulièrement chaud et faire
de la marche à pied en traînant deux pantalons superposés entre les jambes
était un exploit. Comment remédier à un tel handicap ? Je résolus de
m’alléger qu’en ne gardant que l’essentiel de mon camouflage. J’entrai dans
un bosquet qui longe la route et j’opérai de la sorte : Je découpai les
jambes de la culotte militaire en laissant, à l’arrière, avec la ceinture,
le pan qui dissimulerait les trous du pantalon civil. Je repartis ainsi à
l’aise.
J’avais
la nostalgie de mon vélo laissé à la ferme où j’avais été prisonnier avec
Aimée. Ce moyen de transport nous avait permis de franchir, l’un et l’autre,
de longues distances sans trop de fatigue. Je me mis en tête de le remplacer.
Dans
un camion en stationnement, que je crus abandonné, j’aperçus une bécane disponible.
Je montais à l’intérieur pour m’en saisir quand la main du propriétaire s’abattit
sur mon épaule. Décidément l’état de grâce était bel et bien disparu dans
le sillage d’Aimée.
Pedibus cum jambis j’arrivai quand même à Vivonne. La faim me tenaillait,
j’entrai ans un café . Alors que je n’étais que dans l’encadrement de la
porte d’entrée, le patron m’apostropha pour demander ce que je venais faire
chez lui. S’il y a un endroit où on peut entrer sans montrer patte blanche
c’est bien le bistrot. Je devais avoir bien mauvais genre pour recevoir cette
algarade alors que je n’avais pas encore franchi le seuil. Je demandai cependant
ce qu’on pourrait me donner à manger pour quarante sous. Rien ! me lança
l’aubergiste qui m’enjoignit de faire demi-tour.
A
la réflexion j’eus tort d’écouter le conseil de me vêtir en civil car un
uniforme –dans n’importe quelles situations - a toujours l’avantage de donner
à celui qui le porte un certain prestige. Les ecclésiastiques qui pensent
avoir fait une opération à leur avantage en quittant la soutane se sont,
pour la plupart, dévalués aux yeux de leurs ouailles. Une soutane même verdie
par un long service et râpée par l’usure, donnait toujours à celui qui la
portait une certaine dignité. Les costumes civils étriqués ou lâches, déformés
ou démodés, parfois rapetassés de beaucoup de nos curés, ravalent ceux-ci
au rang des minables, voir des clochards.
Le
renoncement à la soutane ne fut-il pas inspiré par une certaine lâcheté à
proclamer sa condition trop évidente d’homme d’église ? Je me souviens
combien je dus vaincre ma couardise, à mon départ en caserne, pour oser m’afficher
dans cette soutane alors si conspuée par les anticléricaux de l’époque. Pourtant
j’ai été étonné du respect dont mon habit a été entouré, même dans la cohue
où les énergumènes avinés auraient pu me prendre comme cible de leurs sarcasmes.
Quant
à ma défroque de civil j’aurai l’occasion, au cours de mes prochains avatars,
de reparler de ce déguisement d’infamie.
Peut-être,
à cause des circonstances de plus en plus contraignantes, mon journal devint
de plus en plus bref mais j'ai enfermé dans les mots une densité de mémoire.
«
….Pas de train.. »
note
laconiquement mon carnet.
Les
convois n’étaient que militaires et uniquement utilisés au service des Allemands.
Il n’y avait aucun espoir pour une prochaine formation de trains de voyageurs.
Je
repris donc la route. Sortant de Vivonne, je lus sur un panneau routier :
« Bordeaux 218 Km ». J’étais découragé. Il me faudrait plus de
20 jours pour atteindre Mont de Marsan et je n’avais même pas de quoi me nourrir
pour la journée.
Dessin de francis Hannoteaux...
Depuis
que j’avais été séparé d’Aimée, Isabelle était devenu mon seul recours. Il
n’y avait qu’elle qui m’avait donné un point de rencontre, tout secours possible
autour de moi s’était effondré, même dans l’avenir. Ma famille qui avait subi,
en premier choc, l’invasion, avait dû être emporté dans le flot des réfugiés
et errait, sans doute, au hasard des routes.
Je
m’assis, accablé, contre un des platanes des bas-côtés et je ne savais quelle
décision prendre. C’est alors que, quelques pas derrière moi, j’entendis de
la musique. Pour un homme de 1940 ce phénomène tenait du prodige. Comment
une musique de concert pouvait être perçue en pleine nature ? Je me
levai, intrigué et découvris une auto-radio occupée par trois jeunes soldats
allemands. Ils portaient sur leur uniforme l’insigne d’une tête de mort.
Dans
quel traquenard m’étais-je laissé piéger ? Je savais, par la lecture
des journaux, que certaines formations militaires allemandes étaient particulièrement
combatives et ce macabre insigne me laissait supposer que j’étais tombé sur
la pire des rencontres.
Les
Allemands ne semblaient pas faire grand cas de ma rencontre. Que représentais-je
pour eux ? Un vagabond, sans doute, en raison de mon accoutrement.
Je
crus préférable de jouer franc jeu et de dévoiler ma véritable identité. Au
moins, nous avions ceci de commun, eux et moi, nous étions des soldats. Je
leur montrai mon livret militaire. Ils n’avaient pas l’air tellement étonnés
de me voir habillé en civil. Certainement que depuis leur entrée en France,
par cette campagne-éclair et cette trop facile victoire, leurs nombreuses
raisons de s’ahurir avaient saturé leur curiosité. Je devais leur paraître
le cas banal d’un militaire travesti de notre armée en déroute.
L’un
d’eux parlait quelques mots de français. J’essayais de les amadouer en débitant
quelques termes d’allemand appris autrefois sur les bancs de Saint Clément.
Ils
avaient fait une pause et s’apprêtaient à repartir . Dans mon charabia
franco-allemand j’avais essayé de leur faire comprendre que j’étais un militaire
libéré par leurs collègues et que mon intention était de me rendre à Bordeaux.
L’avaient-ils
compris ? En tout cas ils n’avaient pas l’intention de me faire prisonnier
comme je l’avais été, quelques jours plus tôt, par les fantassins de Chatellerault.
Ils
remontèrent en voiture et, aimablement, me montrèrent, à l’arrière, une place
disponible : « Komm ! Komm ! » me dirent-ils .
« Heureusement
une auto-radio allemande m’emmène à Bordeaux où j’arrive vers 23 heures.. »
Ces
trois jeunes soldats étaient des technickstudent, sans doute récemment
mobilisés. Ils devaient avoir reçu mission, dès leur arrivée en pays conquis,
d’amadouer le vaincu. Ils étaient les premiers à appliquer le principe de
la collaboration. Ils m’offrirent aussitôt de quoi manger. Ce n’était que
de la Schmals, c’est à dire une graisse de saindoux, que j’étendis
sur une grosse tartine de pain et la dévorais avec gros appétit car
je jeûnais depuis le matin. Ils riaient de me voir manger de si bon cœur,
aussi me firent ils comprendre que, malgré notre propagande, les Allemands
avaient non seulement de quoi se nourrir mais aussi de régaler les Français.
Mon
compagnon, qui partageait avec moi la banquette-arrière, se voulait moins
persifleur et même plus laudatif, me félicitant de la beauté des paysages
que nous traversions : «Schön ! Schön ! » me répétait-il
en me frappant sur l’épaule.
Je
me sentais de plus en plus en confiance sauf quand la voiture pénétrait dans
une agglomération où des attroupements de militaires allemands barraient la
route entre lesquels les jeunes « tête de mort » s’ouvraient le
passage à coups strident d’avertisseur . Je remarquais la mine renfrognée
et vexée des officiers houspillés par ces blancs-becs.
A
un moment, un gradé les arrêta et fit le tour de la voiture mais n’inspecta
pas les occupants. Peut-être que s’il avait poussé davantage son contrôle
il eût remarqué mon habit civil, aurait questionné sur mon identité, m’aurait
jeté dehors ou même dirigé sur un camp de prisonniers. Par prudence j’ôtai
ma veste, ma chemise kaki pouvant me faire passer pour un soldat de la Wehrmacht.
Je me rendis compte que je donnais suffisamment le change dans la traversée
d’Angoulême. Un marchand à la criée vendait « Paris-soir »
et le conducteur de la voiture me demanda de le héler pour acheter ce journal.
Je me penchai à mi-corps de la vitre ouverte en criant : «Ohé !
Paris-soir, amenez moi votre journal ! Par ici Paris-soir ! » J’entendis
un des nombreux badauds, attroupés sur le trottoir, faire autour de lui cette
remarque : « Vous entendez comme ils parlent bien le français ! »
Tard
dans la soirée nous parvînmes aux abords de Bordeaux. Il s’établit alors un
difficile dialogue avec mes trois Allemands pour savoir à quel endroit ils
me déposeraient avant de se diriger sur Bayonne. J’essayais, dans mon maigre
vocabulaire, de trouver dans leur langue, un terme qui leur ferait comprendre
ma préférence d’être arrêté en dehors du centre de la ville mais nous ne nous
comprenions pas. Enfin l’un d’eux prononça : « Périphérie ? »
« Ja wohl, m’écriais-je Périphérie, ja wohl, Périphérie ! »
Ils
stoppèrent en banlieue devant un hôtel-restaurant, ils descendirent tous les
trois et voulurent boire un verre avec moi. La salle du bar était pleine de
clients qui propageaient un bruyant brouhaha . Quand nous nous accoudâmes
au comptoir les conversations s’éteignirent progressivement et un silence
pesant régna dans notre dos. Les Allemands burent d’un trait leur chope de
bière ; celui qui s’exprimait quelque peu en français me présenta à la
patronne du lieu : « Lui, kamarad…Lui, bien manger…lui, bien
dormir…Danke schön.. » Puis, l’un après l’autre, les « trois
têtes de mort » se tournèrent vers moi, me tapèrent amicalement sur l’épaule
avec des sonores : « Auf wiedersehen und gut nacht ». Ils
claquèrent des talons et, avant de disparaître, saluèrent militairement en
direction des consommateurs de la salle.
Ecrasé de peur et de honte contre le comptoir je ne savais quelle attitude
prendre. Je me demandais si tous ces gens assis n’allaient pas se lever pour
venir m’écharper. Avec la maladie de « l’espionite » qui devait
régner ici comme sur le front, je présentais la silhouette parfaite du faux
civil en mission qu’on parachute sur son lieu de travail.
« - Que désirez-vous que je fasse pour vous ? me demanda
la patronne encore terrorisée par ces Allemands aux sinistres écussons.
-Rien.
Lui souflai-je entre les dents. Rien. Je vais me débrouiller autrement. »
Immédiatement
je me coulai vers la porte. Aussitôt sorti, j’allongeais le pas, me retournant
pour voir si personne ne me prenait pas en chasse.
Rassuré
de n’être pas suivi, je commençai à m’inquiéter de mon logis. J’abordai un
passant, lui demandant une adresse où je pourrais dormir.
« -A
l’hippodrome, me répondit-il sans hésiter. Ma tenue était sans doute suffisamment
éloquente pour qu’il n’eût pas à décliner une liste de noms d’hôtels.
Là
aussi, je fus, à nouveau en butte aux soupçons de la concierge de cet établissement.
J’avais beau déployer mon livret militaire, je ne lui inspirais que méfiance.
« Tous les espions peuvent avoir des papiers comme vous » me
répliqua-t-elle.
Heureusement
d’autres personnes présentes intervinrent pour persuader ce dragon de m’accepter
dans son antre.
« ……Je couche à l’hippodrome où se trouve le cirque Amar.. »
Oui,
ceux qui plaidèrent ma cause étaient des gens du cirque. A leur invite, je
m’installai avec eux et partageai la fin de leur repas. Ils me firent une
litière au milieu des chevaux, des éléphants, des zèbres et d’autres animaux
devinés dans l’obscurité de leur ménagerie.
D’autres
épaves de mon espèce avaient trouvé ici leur abri, ce qui faisait de ces vastes
écuries une arche de salut.
Pendant
le repas j’avais entendu que , le lendemain matin, la ligne d’autocar Bordeaux-Mont
de Marsan serait rétablie, place de la Victoire. Je répétais le nom de cette
place en m’endormant et le mot « victoire » s’accordait bien à l’issue
de mon périple.
Alors
que nous cantonnions à Saint-Loup, dans ce village de la Marne, loin des turbulences
de Sedan, j’avais reçu le dernier message d’Isabelle me donnant comme point
de rencontre, en dernier recours, cette lointaine ville des Landes et, désormais,
je n’avais plus d’autres désirs que de pouvoir, un jour, parvenir à ce rendez-vous.
Dès
le début de la débâcle, après notre décrochage du canal de l’Ourcq et notre
dégringolade vers le sud, j’avais déjà pris la bonne direction. La rencontre
d’Aimée et ma mission de l’accompagner à Angers m’avaient provisoirement détourné
de mon but. Pourtant, malgré quelques complaisances à musarder hors des chemins
de mon itinéraire et , aussi, malgré le regret de ne pas rester suspendu hors
de lieux et hors du temps, j’obéissais quand même à cet appel donné.
Après
ma séparation d’avec Aimée, l’attraction vers Mont de Marsan devenait de plus
en plus impérieuse. Aussi, que la tête de ligne d’un car nouvellement rétabli
de Bordeaux vers la capitale des Landes eût pour siège une place dite :
« de la victoire », ce titre m’apparut comme une appellation merveilleusement
adaptée à l’issue de mes épreuves. Je n’étais pourtant pas à la fin de mes
peines. Avant de toucher le terme de ma quête je devais encore connaître de
nouvelles adversités.
Depuis
que j’avais quitté ma compagne-mascotte, le sort jouait avec moi comme un
chat avec la souris, m’accordant un répit de chance puis me torturant à nouveau
dans le besoin et la guigne.
«
Samedi 29
…Je
repère la place d’où partent les cars pour Mont de Marsan….
Aussitôt
éveillé, je quittai l’hippodrome pour me rendre à cette place de la Victoire
où l’autocar, à destination de Mont de Marsan, reprenait bien son service,
le jour même. Dans l’euphorie de cette bonne nouvelle, je dépensais mes dernières
pièces de monnaie pour boire un chocolat mais lorsque je demandai au chauffeur
de bien vouloir me prendre à bord gratuitement , celui-ci refusa. J’alléguai
mon état militaire . « Et encore, rétorqua-t-il, si vous portiez
un uniforme ! » Je ne pouvais quand même pas me déculotter pour
lui montrer mon lambeau de pantalon de soldat !
« Je
vous paierai à l’arrivée » insistai-je
-
« Allez donc voir l’Etat-Major qui vous donnera de
quoi payer votre voyage » Me conseilla-t-il pour que je cesse de
l’importuner.
Et
pourquoi pas ? Je ne refusais aucune proposition. Je m’y rendis. Là,
une file de soldats de toute arme, aussi désorientés et aussi désargentés
que moi, attendaient la décision de deux officiers, juchés sur une petite
estrade. Lorsqu’arriva mon tour j’expliquai à l’interrogateur comment j’étais
venu à Bordeaux. Ma réponse eut le don de mettre en joie l’officier qui interpella
son collègue et les autres membres de la commission pour leur faire part de
ma réponse. Certainement qu’au cours de leur interrogatoire la révélation
des différents cheminements de l’armée française en débandade ne devait pas
manquer de variété. La mienne semblait avoir la palme de l’originalité. «
Celui-là nous raconte la meilleure, s’exclama-t-il à la cantonade,
c’est une auto-radio de S.A. qui l’a amené ici depuis Poitiers ! »
S’il avait pu entendre mon odyssée avec Aimée il se serait alors cru
en pleine légende.
Je
croyais que la bonne humeur que j’avais déclenchée me serait favorable et
me vaudrait des conditions plus privilégiées. La décision prise à mon égard
fut celle que j’entendais prononcer pour ceux qui me précédaient : « Camp
de Souge ! Camp de Souge ! »
« …Je
me rends dans les services de l’Etat-Major français mais leurs conseils ne
me conviennent pas.. »
Tout
d’abord ce camp militaire était situé à 30 kilomètres au nord de la ville
et il fallait s’y rendre par ses propres moyens, c’est à dire à pieds. Ensuite
j’avais entrevu, lors de mon parcours Poitiers-Bordeaux avec les Allemands,
l’aspect peu engageant de ce ramassis de militaires en perdition. Les clôtures
contenaient difficilement une multitude disparate de soldats de toute formation
et même un contingent important de Sénégalais en débordait jusque sur la route
que nous avions empruntée.
« -
Je me décide de me rendre au plus tôt à Mont de Marsan. »
Je
me vois toujours sortant de l’Etat-Major et venant m’asseoir sur le banc d’une
place publique. Je rageais, si près du but, de ne pas pouvoir franchir la
centaine de kilomètres qui m’en séparait. J’étais décidé à n’importe quoi
pour parvenir, le soir même, à destination.
Dernièrement,
de passage à Bordeaux avec des amis, j’ai voulu revoir cette place dont j’ignorais
le nom et je lassais mon courage à chercher ce lieu sans qu’aucun parcours
ne me rappelât celui du 29 juin 1940. Tout à coup je me vis assis sur ce banc
public que je venais de reconnaître. Oui, j’étais bien là, dans mon costume
minable, me tenant face à un certain monument. Je tournai la tête dans la
direction opposée et je vis sortir les fidèles de cette église toujours présente.
Comme dans les reconstitutions devant les tribunaux j’étais prêt à reprendre
chacun de mes gestes accomplis cinquante ans plus tôt.
Je
retrouvais mes amères cogitations pendant lesquelles mon regard s’était dirigé
vers le porche de l’église d’où sortaient les fidèles et où, sur un des côtés,
un mendiant tendait son chapeau . Misérablement habillé comme j’étais, je
pouvais, moi aussi, susciter la pitié et, dans le dénuement où je me trouvais,
je pouvais surmonter la honte de mendier. Je me rendis donc près du porche
de l’église pour tendre, moi aussi, la main à d’éventuelles aumônes.
La
fin de l’office avait dû évacuer les derniers assistants car personne ne passait
plus par le porche. Je pénétrai à l‘intérieur et je vis un prêtre, vêtu d’habits
sacerdotaux, revenir de l’autel et pénétrer dans la sacristie. Je l’attendis
à la sortie, le prêtre était transformé en officier. J’essayai quand même
de l’apitoyer sur mon sort. « je ne suis que de passage, me répondit-il,
allez donc voir le curé de la paroisse. »
Docile
au conseil de ce bon apôtre je me rendis au presbytère. Dès que la bonne du
curé entrevit ma silhouette dans l’entrebâillement de la porte elle me lança
dans son jargon : « Fini les réfugiat ! ». J’insistai.
Je vis alors , du haut d’un escalier, descendre le curé que la bonne avait
informé de ma visite. J’étais attentif à chacun de ses gestes et j’essayais
d’interpréter ses mimiques. Le cœur me battit fort quand je le vis mettre
les doigts au gousset de sa soutane. Il me tendit dix francs, je lui aurais
baisé les mains.
Mon
billet d’autocar coûtait trente francs, il suffisait maintenant de frapper
à la porte de deux autres curés..
«
…Comme je n’ai pas d’argent, je vais en mendier chez un prêtre puis chez
un autre…
Cet
autre, j’eus quelques difficultés à le trouver. En empochant ma première aubaine,
mon niveau social avait remonté d’autant. je devenais solliciteur non plus
d’aumônes mais de secours.
En
passant devant le porche d’un immeuble je lus l’inscription « Foyer des
étudiants catholiques ». Je m’y présentai comme un ancien élève de la
Catho de Lille. Cette association, me fut-il répondu, venait d’être dissoute
du fait de la guerre. On m’envoya chez les scouts. Je n’avais jamais fait
partie de ce mouvement mais je m’accrochai à cette branche tendue. Au siège
des scouts aucun responsable n’était là, je racontai quand même mon histoire.
La personne qui m’avait écouté me proposa d’aller voir l’abbé X. Je courus
des lieux d’avenues et de rues, j’empruntai tout un dédale de ruelles pour
aboutir à l‘adresse indiquée.
« -L’abbé
X., demandai-je au sacristain de l’église.
-
Il est absent, me répondit-il, mais si c’est pour vous
confesser vous pouvez vous adresser à l’abbé Y . »
Il
me reçut , non pas dans un confessionnal mais assis à un bureau. Je remarquai
tout de suite, à la place de la main gauche, un crochet d’amputé. Je lui expliquai
par quelle cascade de renvois de l’un à l’autre , je me trouvais, par hasard,
en sa présence.
« -
Vous avez bien fait de venir me voir. Racontez moi votre histoire. »
Je
lui fis le récit des journées de Sedan puis de celles du canal de l’Ourcq.
Il m’écoutait sans rien dire, aucun trait de son visage ne bougeait, je me
demandais si je l’apitoyais ou si, au contraire, je n’allais pas m’attirer
les foudres de sa désapprobation. Je m’interrompis.
« -Peut-être
que je vous importune » risquai-je.
-
« Au contraire, vous m’intéressez beaucoup à me raconter
votre guerre. »
Il
me montra son bras atrophié :
« -J’ai
laissé celui-ci en faisant celle de 14. Mais c’est moi qui vous fais languir.
Qu’attendez-vous de moi ?
-De
quoi me rendre en car à Mont de Marsan. »
Il
me tendit l’argent du voyage en arrondissant largement le prix du billet.
« -
Mais vous n’avez pas de quoi manger, ce midi ?
-
Je souperai en arrivant »
Il
me remit une nouvelle somme pour mon déjeuner.
-«
Comment vous le rendrai-je ?
-Vous
aurez l’occasion, plus tard, vous aussi de trouver des plus pauvres que vous »me
dit-il et il prit congé de moi.
Avant
de me précipiter dans la rue à la recherche d’un restaurant je repassai par
l’intérieur de l’église et me confondis en actions de grâces.
Alors
que ces dernières semaines je vivais en-deçà ou au-delà du bien et du mal
je n’étais pas pour cela devenu un mécréant. Une nuit, qu’Aimée reposait à
mes côtés et que je la regardais dormir en toute innocence je la signai au
front comme marque de notre commune appartenance au Dieu d’amour. Je crois
qu’au plus creux de l’enfer je continuerais encore à me signer, à toujours
revendiquer mon identité de judéo-chrétien.
Cette
fois, je crus reconnaître dans le geste de ce prêtre celui du Père de l’Enfant
Prodigue. J’avais beau avoir renoncé à travailler sur le champ paternel et
préféré courir, à mon gré, la prétentaine, je savais qu’il suffisait de venir
frapper à la porte du père de la parabole pour qu’il m’ouvrît à nouveau son
cœur. Jamais je ne fis aussi ardente prière de remerciement que dans cette
église où j’avais l’impression d’avoir reçu ce don directement du ciel.
Actuellement
quand je refuse de donner à la main tendue d’un mendiant, du fond de ma conscience
j’entends toujours la voix du prêtre-au-crochet dont je reste le débiteur :
« Vous aussi vous trouverez des plus pauvres que vous » me répète-t-il
inlassablement et il m’arrive de revenir verser mon obole.
La
faim me tenaillant, je courus au premier restaurant mais, avec mes fripes
de vagabond, j’attirai à ma table un pauvre diable de mon espèce qui me supposa
complice possible d’un mauvais coup. :
«
Sauvons-nous sans payer. » me souffla-t-il et il s’esquiva dès
la dernière bouchée. J’eus du mal à convaincre le serveur que je n’avais rien
de commun avec ce compagnon d’infortune et je craignis fort, un moment, qu’on
m’obligeât à payer sa note et à entamer le pécule réservé pour le voyage.
Dégagé
de ce mauvais pas je me dirigeai tout de suite place de la Victoire, à l’emplacement
du car qui m’amènerait à Mont de Marsan, bien que l’heure du départ ne fût
qu’en fin d’après-midi.
« ….Après
un copieux repas au restaurant j’attends le car qui partira à 16 heures…
Pour
attendre l’heure du départ je m’étais installé sur un banc public tandis que
devant moi, sur la chaussée, défilait un convoi de blindés allemands. Un vieil
hurluberlu, saoul ou fou, était monté debout sur mon banc et, applaudissant
et criant, ovationnait les troupes allemandes. J’aurais dû penser que cet
agité et ses gesticulations ne pouvaient qu’attirer sur moi les foudres du
mauvais sort. En effet une petite bonne femme survint, posa son caniche à
mes pieds, monta à son tour sur le banc et administra une paire de claques
à l’ovationneur. Redescendant aussi promptement qu’elle était montée elle
s’en prit à mon impassibilité et me menaça du même châtiment. La pétroleuse
prenait les passants à témoin de ce scandale et me désignait ainsi que l’énergumène
comme d’ignobles admirateurs de nos vainqueurs . Des gens s’amassèrent,
certains clamèrent à leur tour leur indignation, d’autres, au contraire, estimaient
qu’il n’y avait pas de quoi fouetter ce pauvre chat d’ivrogne ou de débile.
Je profitai de la confusion générale pour m’éclipser.
Le
car était en place, je montai à bord. J’attendis plus d’une heure son départ.
Je poussai un soupir de soulagement quand, sortis de l’agglomération, nous
commencions à traverser la forêt landaise. Cependant le car devait souvent
s’arrêter pour faire descendre ou monter des voyageurs mais aussi à la demande
des autorités allemandes. Plusieurs fois, celles-ci se contentaient de tourner
autour du véhicule pour le laisser repartir. A Labrit, alors que nous étions
à quelques kilomètres du but, un officier, accompagné de sa suite, entra dans
le car et demanda si, parmi les voyageurs, se trouvaient des militaires .
Je ne bronchais pas. Un soldat armé et casqué s’enquit de dévisager chacun
des passagers. Lorsqu’il arriva à ma hauteur son chef le rappela et le convoi
repartit.
Lorsque
je vis apparaître le panneau routier où s’inscrivait : « Mont de
Marsan » j’eus envie de crier : Jérusalem ! Jérusalem !
J’étais parvenu au terme de ma croisade.
«
…..Hélas, j’apprends qu’Isabelle n’a pas réussi à se rendre, comme prévu,
chez sa tante. »
Et
voilà ! Tant de peines pour déboucher sur une absence ! Heureusement
une famille, voisine de la tante d’Isabelle m’hébergea, me nourrit et m’habilla.
Cette bonne fortune ne dura que quarante huit heures car je me trouvais dans
la partie du territoire contrôlé par les Allemands, dite zone occupée et où
les militaires français non démobilisés officiellement n’avaient pas leur
place. Je dus fuir à nouveau et me rendis au village le plus proche, en zone
libre.
J’emportai dans ma poche une carte remise par la tante d’Isabelle et qui m’avait
été envoyée à son adresse : « Mon cher Julien. Comme prévu je
t’annonce que je suis arrivé sans encombre à Angers chez mes parents. Je t‘embrasse
bien affectueusement . Signé : François »
Aimée,
alias François, était donc bien parvenue où je devais la conduire. Dans mes
successifs désenchantements m’était accordée une consolation : La carte
d’Aimée était un quitus de ma mission accomplie, ce qui, dans cette histoire,
sauvait la morale
Et
Isabelle ? Je ne la revis qu’un mois plus tard et c’était pour m’annoncer
la rupture.
-Elle
avait cru bien faire en se rendant dans cette petite ville du Nord où ma famille
avait monté, grâce à ma sœur Emma, une boutique de modiste. Elle s’était d’abord
demandé si elle ne faisait pas ce voyage pour rien car l’invasion allemande
avait chassé devant elle beaucoup des habitants de cette région.. Elle trouva
cependant ma mère et mes deux sœurs à leur boutique mais elle fut reçue froidement.
Celles-ci racontèrent que dans la deuxième quinzaine de mai elles avaient
vécu enterrées dans la cave jour et nuit pendant près de huit jours, dans
des transes continuelles Une fois, tombèrent du soupirail plusieurs grenades
qu’elles regardèrent rouler devant elles et qui heureusement n’éclatèrent
pas. Ces quelques secondes pendant lesquelles ces grenades menaçaient d’exploser
eurent pour elles des valeurs d’éternité. « En de tels moments,
aurait dit ma mère, on se sent vieillir à toute vitesse. »
Toujours
sous le choc de ces peurs mortelles elles n’avaient pas le coeur à discuter
sur d’éventuelles fiançailles conçues à leur insu et dans des temps aussi
troubles et aussi incertains. Elles firent cependant allusion à l‘enquête
sur la famille d’Isabelle, avouant qu’avec le peu de réponses obtenues depuis
la rupture des communications des Postes elles avaient déjà été surprises
des renseignements fournis sur M. Delvalé.
Lorsque
Isabelle demanda où je pouvais me trouver, en cas d’un repli vers le sud,
elles répondirent qu’en raison de la débandade et de mon désarroi, j’avais
dû rejoindre l’ermite des Corbières dont, ces mois derniers, j’avais tant
apprécié la compagnie.
De
retour à Sedan Isabelle avait décidé, que devant de telles réticences, une
entente entre les deux familles n’était pas envisageable et qu’il était préférable
de rompre nos relations.
Lorsqu’elle
me communiqua ses décisions , je compris que, comme Conception, elle s’était
heurtée à la désapprobation des miens qui accusaient tous ceux et surtout
toutes celles qui tentaient de me détourner de cette sainte voie qu’ils avaient
toujours rêvé de me voir prendre.
Mon carnet de route avait été abandonné pendant deux mois quand je le retrouvai
à l’occasion d’un des cantonnements successifs en terre landaise où l’autorité
militaire française nous trimballait malgré notre démobilisation.
L’encre
y est nouvelle, l’écriture différente comme si ce journal de guerre n’avait
plus le même rédacteur.
Villeneuve
de Marsan 10 août
Certains
militaires, dont je fais partie, ne peuvent réintégrer leur domicile situé
dans les régions du Nord et de l’Est, considérées depuis l’occupation comme
zones interdites.
Ballottés
d’un lieu à un autre, nous sommes des ombres errant dans les limbes, attendant
un éventuel retour à l’existence.
En
quelques semaines, à Sedan puis sur le canal de l’Ourcq, j’avais fait deux
guerres, aussi distantes et aussi différentes que si elles s’étaient produites
à de nombreuses années d’écart. Mes treize jours avec Aimée devenaient un
long voyage de lune de miel et, malgré notre comportement cahoteux, pouvaient
apparaître comme le train-train d’un ménage. Il valait mieux dire qu’avec
elle j’avais pris du champ et que je me mouvais au-dessus des choses.
La
seule journée de mendiant à Bordeaux prenait tant d’importance qu’elle se
multipliait et me laissait croire qu’une partie de ma jeunesse s’était passée
à tendre la main aux portes des églises.
De
ce tourneboulant naufrage je me trouvais déposé en ce pays des Landes comme
sur le rivage d’une terre inconnue. Je découvrais un monde ancien, en retard
d’une cinquantaine d’années, un pays oublié par le progrès. Je voyais des
laboureurs atteler une vache à un araire de bois, des paysannes porter sur
la tête la volaille qu’elles allaient vendre au marché de la ville. Je partageais
le repas des habitants qui cuisinaient encore dans l’âtre. Je surprenais
dans la forêt un résinier qui saignait les pins avec son hapchott.
Je
me croyais, là encore, hors du temps, du moins hors de l’Histoire. L’atmosphère
d’ailleurs, était si différente que, certains jours, je me sentais pris dans
l’éternité, tellement l’air, parfois, me semblait immobile.
Epilogue
Depuis
ma forêt natale de Villers-Cotterets jusqu’à ces derniers jours de juin 1940
n’avais-je pas toujours vécu en marge de la réalité ?
Quand
je balançais l’encensoir au sanctuaire je me complaisais dans la « nuée »
des mystères de l’Eglise, me scandalisant à l’occasion de la quête des œufs
rouges de Pâques, d’un sacrilège d’un Vendredi Saint. Plus tard j’étais entré
en alchimie avec Thiébault et, quittant le Borinage et ses brumes charbonneuses,
je m’étais perdu dans un conte, une nuit de Noël.
Si j’avais connu les tribulations des casernements, soit au séminaire soit
à l’armée, j’avais su m’échapper de leurs murs, flottant facilement au-dessus
d’eux à la façon des personnages de Peynet qui, au moindre souffle, prennent
le large comme graines empennées. Fascinés par les
romanissats
extatiques de l’ermite des Corbières j’avais cru accéder au ciel des mystères
mais le seul aspect d’une nonne trop jeune et top belle avait suffi pour me
faire retomber de ces hauteurs trop sublimes. Sans transition, j’ai quitté
ces lieux magiques de l’enfance pour entrer dans ceux, non moins enchantés,
de l’amour. Les rencontres successives de Conception, d’Isabelle et d’Aimée
me paraissent si fantastiques que je suis tenté de croire avoir été victime
d’illusions.
A
la fin du siècle dernier, un gazetier, encore sous le charme de l’épopée napoléonienne,
se demanda si les générations à venir pourraient croire à de tels prodiges.
Il devança leur scepticisme en imaginant, par avance, l’hypothèse d’une légende
où Napoléon perdrait son authenticité pour devenir un mythe, celui du soleil.
La Corse était le berceau de l’astre naissant, le nom de Laetitia, sa mère,
n’était que la traduction de « l’aurore aux doigts de rose » les
frères et les sœurs accompagnaient ce nouvel avatar d’Apollon comme le font
les grandes planètes du système solaire. Le destin de Napoléon et celui du
soleil suivait la même courbe d’ascension et de déclin pour finir l’un et
l’autre à l’occident, dans une île perdue de l’océan.
Je
pouvais, à l’instar du gazetier post-napoléonien, décrire pour cette période
de ma vie, une histoire aussi imaginaire et aussi mythique, du moins pour
les trois amours de ma jeunesse. Conception, au prénom d’avant-naissance,
recelait les souvenirs des ascendants perdus dans la nuit des temps, lors
de l’occupation des Flandres par les Espagnols. Son passage sur terre fut
aussi bref que le sont nos premières années d’innocence mais sa pensée demeurait
vivace car c’est la première empreinte sur la cire vierge du cœur. Isabelle
s’apparentait à Diane. Si l’adolescent se sent naturellement attiré par les
charmes un peu hautains de la Chasseresse, il subit aussi les dédains de celles
qui ressemblent à la farouche déesse. Aimée, plus proche de Vénus, portait
déjà dans son nom l’allusion de l’amour. Sa passion brûlait du feu auquel,
depuis mes origines, je me sentais toujours prêt à sacrifier. L’étrange mission
qui me fut confiée avait pour destination Angers, ce qui, décrypté, signifierait
séjour des anges, paradis. Et ces longs cheminements à travers un pays plein
de traquenards, ne seraient-ils pas , avec tous ses méandres, l’itinéraire
d’une carte du Tendre ?
Au
fond de mon âge, en évoquant ces trois merveilleuses figures de jeune fille
ou de jeune femme ne risquerais-je pas , moi-même, de les confondre avec
les trois symboles des sentiments amoureux qu’éprouvent un jeune garçon et
puis un adolescent ?
Si
on demandait à quoi correspond la rédaction d’un si long récit de ma jeunesse,
je me reporterais à la question que mon père me posa quand, brusquement, je
décidai de quitter Saint Clément où j’étais préposé, à plus ou moins long
terme, à la prêtrise. « Que vas-tu faire désormais ? »
Secrètement, et d’une façon inaudible, je lui avais répondu : « Ecrire,
j’ai absolument envie d’écrire C’est d’ailleurs la seule qualité que je me
reconnaisse. » Et voici qu’au début de cet ouvrage m’est posée la
question : « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? »
Quand je suis descendu de ma Thiérache septentrionale pour habiter
la région toulousaine j’ai surpris, un jour, une personne qui riait seule
dans son coin et comme je lui demandais la raison de son hilarité elle me
répondit : «Je viens de me faire une réflexion amusante et je me
la ris » Pour répondre à la question que je me pose sur ma
jeunesse je veux employer une même expression idiotique ; « J’ai
repensé à ma jeunesse et je ne peux faire que me l’écrire. »
Cette
mémoire écrite garde désormais le souvenir comme ces anges de pierre sur les
tombeaux, un livre sur les genoux, jusqu’à la résurrection des morts pour
une nouvelle jeunesse.
NOTES
A
propos du dernier conte de Noël d’enfant
Il
y a quelques années, à l’occasion d’un voyage en Thiérache, je m’étais arrêté
sur ce promontoire qui domine l’ancien complexe ferroviaire de la gare de
triage (réseaux Nord et Est) d’Hirson. La cité des cheminots qui animait si
joyeusement ce quartier était en grande partie abandonnée et les anciennes
coquettes villas présentaient toutes des signes de délabrement. Le dense réseau
des voies où, jour et nuit, s’activaient des convois de voyageurs et de marchandises
était uniformément désert. Les rails autrefois luisants par l’intensité du
trafic étaient maintenant rouillés et le ballast disparaissait sous les herbes
folles
Demeurait
toujours la carcasse de l’immense rotonde où, cette fameuse nuit de Noël,
j’avais cru me trouver dans les nuées du Sinaï à cause des gerbes d’étincelles
et de l’éclatement des lueurs dans l’ouverture des foyers alors que grondaient
les mugissements des pistons des machines sous pression et que les sifflets
poussaient leur cri de monstre d’acier. mais cette immense bâtisse était désormais
vide et muette et montrait aussi, sur ces murs, des signes de décrépitude.
Les
postes d’aiguillage, de place en place, érigeaient sur leurs bâtis les cabines
aux vitrages brisés montrant des leviers de commande immobiles et raidis.
Seule,
en témoignage de l’ancienne splendeur des années d’opulente activité, demeurait
la tour aux quatre cadrans, dite « La Florentine » et qui m’était
alors apparue comme une messagère de l’au-delà. Dans cette immense surface
de désolation, cette construction de prestige apparaissait d’autant plus dérisoire.
Pour
moi, la signification était différente. Ces ruines qui se délabraient étaient
bel et bien les vestiges de ce fabuleux décor, maintenant inutile et sans
objet, qui m’avait été offert pour mon dernier Noël d’enfant.