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CHAPITRE  16

 « Brave marin revint de guerre

Tout doux

Un pied chaussé et l’autre nu

Brave marin d’où reviens-tu

Toux doux »

Ce jeudi 27, j’entrai dans les funestes éphémérides de juin 40 comme un somnambule qui, choqué, se trouve transporté  de l’état de rêve à celui de l’éveil. Cette rupture aurait pu me décontenancer et couper les ressorts de toute énergie pourtant si nécessaire dans les conjonctures de la débâcle. Les tribulations, comme les vents violents dans la tempête, ont au moins l’avantage de vous étourdir des spectacles du désastre. La précipitation des événements et leur façon de me houspiller rudement ne permirent pas de me lamenter sur la disparition d’Aimée et sur ma solitude.

J’ai dû adopter une sereine résignation car mon carnet de route continua à noter les événements quotidiens pendant ma descente vers le sud où désormais j’essayais d’atteindre le lieu de rencontre indiqué par Isabelle. Cependant, tellement bousculé et maltraité par les événements, je ne pris guère le temps de détailler toutes les péripéties. Le peu de mots inscrits au journal suffira quand même à tirer du passé le train de souvenirs qui s’y rattachent.

Vu de loin, cette dernière partie de la retraite, avec cette dégringolade dans l’échelle sociale et mes échecs d’ordre sentimental, ne semble noircir le tableau que pour mieux garder en lumière cette période où j’étais dans le bénéfique rayonnement d’Aimée.

Mais à quoi bon garder la tête tournée vers le passé et entretenir des regrets inutiles ? Témoin impuissant, je ne puis que regarder s’écouler les souvenirs sans pouvoir les modifier.

 Me voici donc dans la colonne de prisonniers que la troupe de fantassins allemands traînait derrière elle.

 « …Je marche en compagnie des autres soldats français emmenés du cantonnement. Nous faisons 25 kilomètres sans pause. Repas : Riz. Ni pain, ni boisson.

Au cours de la deuxième étape mes compagnons sont libérés. Quant à moi je demande à suivre la troupe qui marche en direction de Bordeaux. ….

L’allure de marche des Allemands était rapide et nous peinions à les suivre. Surtout mes compagnons qui, la plus part âgés et plus ou moins bedonnants, marquèrent vite des signes de fatigue et d’épuisement.

Les sentinelles, chargées de notre encadrement, nous harcelaient mais souvent la colonne devait s’arrêter pour nous attendre.

Pendant la pause de la deuxième étape nous vîmes descendre d’une voiture, qui nous avait doublés, des officiers supérieurs . Ils discutèrent brièvement avec les chefs du convoi et c’est alors que ceux-ci décidèrent de se séparer de leurs prisonniers.

Comme la plupart habitaient la région, une telle décision leur redonna du courage et ils ne se firent pas prier pour s’égailler aussi bien sur la route qu’à travers champs et à travers bois.

Quant à moi, étranger au pays, sans ressource,  je préférais demeurer avec mes geôliers qui me savaient libéré par leurs chefs et qui, par ailleurs, descendaient, paraît-il, sur Bayonne. Je m’assurais à la fois le vivre, la liberté et peut-être un moyen de transport. Ils acceptèrent et je continuai la route avec eux

 «   ….J’arrive à Poitiers..

Les Allemands, déjà sur place avaient prévu pour leurs compagnons de passage une entrée triomphale. La troupe des fantassins défila devant une fanfare retentissante, martelant des hymnes guerriers et sous les yeux de nombreux badauds,  apparemment ébahis de se faire ainsi envahir en musique.

Derrière ces torses bombés et ces bottes sonores je suivais, seul prisonnier, le pas traînant, affublé de mon uniforme défraîchi. Je devais donner l’impression que ces glorieux vainqueurs n’avaient pu ramasser comme butin de guerre que ce minable caporal d’infanterie.

Des curieux me montraient du doigt en riant, je rendais les triomphateurs ridicules. Soudain un ordre éclata de je ne sais où, ricocha le long de la colonne pour m’atteindre par le gradé qui fermait la marche : « Draussen ! Draussen ! »  me hurlait-il.  Je devais disparaître du cortège au plus vite.

J’étais jeté en pleine vie normale, dans cette ville de Poitiers où tout avait repris sa place mais où je n’avais pas la mienne. Je me mis à errer dans les rues comme ces bêtes chassées de chez leur maître et qui ne savent où trouver refuge.

 « Je mange au restaurant où l’on oublie de me faire payer. Je couche dans une auto  des plus minuscules. Situation peu confortable.

  Je me demande comment j’ai pu  avoir l’audace de m’asseoir à la table d’un restaurant puisque je n’avais que quelques piécettes de monnaie au fond de ma poche. Je ne me souviens d’ailleurs pas ni du lieu où je me suis installé ni du menu servi. Par contre je me rappelle avoir rencontré des jeunes gens qui m’invitèrent à me cacher au plus tôt car les autorités allemandes ramassaient les militaires  français qui circulaient en ville. Ils me proposèrent de me cacher dans une petite auto garée dans une cour, sous un hangar. J’y passai la nuit en me recroquevillant sur la banquette-arrière.

Le matin je fus réveillé par des bruits de pas et de paroles grommelées au-dessus de moi. C’était le propriétaire de la voiture qui s’étonnait de ma présence. Quand je lui eus raconté ma situation il me prit en pitié et me fit entrer chez lui.

 « Vendredi  28

…Les propriétaires sont chics. Ils m’offrent le petit déjeuner et m’habillent en civil. Ils me conseillent d’aller prendre le train à Vivonne…

Si j’ai trouvé « chics » mes logeurs d’une nuit, par contre ils lésinèrent quelque  peu dans leur attribution de vêtements civils. Ceux-ci consistaient en vieilles frusques et le fond du pantalon était largement troué. :  « Gardez dessous votre culotte de soldat,  me conseillèrent-ils,  l’essentiel est que vous ne soyez pas reconnu comme militaire. »

Je suivis leur conseil et je partis, ainsi accoutré, en direction de la localité où, d’après eux, j’avais la chance de trouver encore à m’embarquer dans un train en direction  de Bordeaux

            Il faut se souvenir que ce mois de juin 40 fut particulièrement chaud et faire de la marche à pied en traînant deux pantalons superposés entre les jambes était un exploit. Comment remédier à un tel handicap ? Je résolus de m’alléger qu’en ne gardant que l’essentiel de mon camouflage. J’entrai dans un bosquet qui longe la route et j’opérai de la sorte : Je découpai les jambes de la culotte militaire en laissant, à l’arrière, avec la ceinture, le pan qui dissimulerait les trous du pantalon civil. Je repartis ainsi à l’aise.

J’avais la nostalgie de mon vélo laissé à la ferme où j’avais été prisonnier avec Aimée. Ce moyen de transport nous avait permis de franchir, l’un et l’autre,  de longues distances sans trop de fatigue. Je me mis en tête de le remplacer.

Dans un camion en stationnement, que je crus abandonné,  j’aperçus une bécane disponible. Je montais à l’intérieur pour m’en saisir quand la main du propriétaire s’abattit sur mon épaule. Décidément l’état de grâce était bel et bien disparu dans le sillage d’Aimée.

                            Pedibus cum jambis  j’arrivai quand même à Vivonne. La faim me tenaillait, j’entrai ans un café .  Alors que je n’étais que dans l’encadrement de la porte d’entrée, le patron m’apostropha pour demander ce que je venais faire chez lui. S’il y a un endroit  où on peut entrer sans montrer patte blanche c’est bien le bistrot. Je devais avoir bien mauvais genre pour recevoir cette algarade alors que je n’avais pas encore franchi le seuil. Je demandai  cependant ce qu’on pourrait me donner à manger pour quarante sous. Rien ! me lança l’aubergiste qui m’enjoignit de faire demi-tour.

A la réflexion j’eus tort d’écouter le conseil de me vêtir en civil  car un uniforme –dans n’importe quelles situations -  a  toujours l’avantage de donner à celui qui le porte un certain prestige. Les ecclésiastiques qui pensent avoir fait une opération à leur avantage en quittant  la soutane se sont, pour la plupart, dévalués aux yeux de leurs ouailles. Une soutane même verdie par un long service et râpée par l’usure, donnait toujours à celui qui la portait une certaine dignité. Les costumes civils étriqués ou lâches, déformés ou démodés, parfois rapetassés de beaucoup de nos curés, ravalent ceux-ci au rang des minables, voir des clochards.

Le renoncement à la soutane ne fut-il pas inspiré par une certaine lâcheté à proclamer sa condition trop évidente d’homme d’église ?  Je me souviens combien je dus vaincre ma couardise, à mon départ en caserne, pour oser m’afficher dans cette soutane alors si conspuée par les anticléricaux de l’époque. Pourtant  j’ai été étonné du respect dont mon habit a été entouré, même dans la cohue où les énergumènes avinés auraient pu me prendre comme cible de leurs sarcasmes.

Quant à ma défroque de civil j’aurai l’occasion, au cours de mes prochains avatars, de reparler de ce déguisement d’infamie.

Peut-être, à cause des circonstances de plus en plus contraignantes,  mon journal devint de plus en plus bref mais j'ai enfermé dans les mots une densité de mémoire.

 «     ….Pas de train.. »

note laconiquement mon carnet.

Les convois n’étaient que militaires et uniquement utilisés au service des Allemands. Il n’y avait aucun espoir pour une  prochaine formation de trains de voyageurs.

Je repris donc la route. Sortant de Vivonne, je lus sur un panneau routier : « Bordeaux  218 Km ». J’étais découragé. Il me faudrait plus de 20 jours pour atteindre Mont de Marsan et je n’avais même pas de quoi me nourrir pour la journée.

Dessin de francis Hannoteaux...

Depuis que j’avais été séparé  d’Aimée, Isabelle était devenu mon seul recours. Il n’y avait qu’elle qui m’avait donné un point de rencontre, tout secours possible autour de moi s’était effondré, même dans l’avenir. Ma famille qui avait subi, en premier choc, l’invasion,   avait dû être emporté dans le flot des réfugiés et errait, sans doute, au hasard des routes.

Je m’assis, accablé, contre un des platanes des bas-côtés et je ne savais quelle décision prendre. C’est alors que, quelques pas derrière moi, j’entendis de la musique. Pour un homme de 1940 ce phénomène tenait du prodige. Comment une musique de concert pouvait être perçue en pleine nature ?  Je me levai, intrigué et découvris une auto-radio occupée par trois jeunes soldats allemands. Ils portaient sur leur uniforme l’insigne d’une  tête de mort.

Dans quel traquenard m’étais-je laissé piéger ? Je savais, par la lecture des journaux, que certaines formations militaires allemandes étaient particulièrement combatives et ce macabre insigne me laissait supposer que j’étais tombé sur la pire des rencontres.

Les Allemands ne semblaient pas faire grand cas de ma rencontre. Que représentais-je pour eux ? Un vagabond, sans doute, en raison de mon accoutrement.

Je crus préférable de jouer franc jeu et de dévoiler ma véritable identité. Au moins, nous avions ceci de commun, eux et moi, nous étions des soldats. Je leur montrai mon livret militaire. Ils n’avaient pas l’air tellement étonnés de me voir habillé en civil. Certainement que depuis leur entrée en France, par cette campagne-éclair et cette trop facile victoire, leurs nombreuses raisons de s’ahurir avaient saturé leur curiosité. Je devais leur paraître le cas banal d’un militaire travesti de notre armée en déroute.

L’un d’eux parlait quelques mots de français. J’essayais de les amadouer en débitant quelques termes d’allemand appris autrefois sur les bancs de Saint Clément.

Ils avaient fait une pause et s’apprêtaient à repartir . Dans mon charabia franco-allemand j’avais essayé de leur faire comprendre que j’étais un militaire libéré par leurs collègues et que mon intention était de me rendre à Bordeaux.

L’avaient-ils compris ? En tout cas ils n’avaient pas l’intention de me faire prisonnier comme je l’avais été, quelques jours plus tôt, par les fantassins de Chatellerault.

Ils remontèrent en voiture et, aimablement, me montrèrent, à l’arrière, une place disponible : « Komm !  Komm ! »  me dirent-ils .

 « Heureusement une auto-radio allemande m’emmène à Bordeaux où j’arrive vers 23 heures.. »

Ces trois jeunes soldats étaient  des technickstudent, sans doute récemment mobilisés. Ils devaient avoir reçu mission, dès leur arrivée en pays conquis, d’amadouer le vaincu. Ils étaient les premiers à appliquer le principe de la collaboration. Ils m’offrirent aussitôt de quoi manger. Ce n’était que de la Schmals, c’est à dire une graisse de saindoux,  que j’étendis sur une grosse tartine de pain et la dévorais avec gros appétit car je jeûnais depuis le matin. Ils riaient  de me voir manger de si bon cœur, aussi me firent ils comprendre que, malgré notre propagande, les Allemands avaient non seulement de quoi se nourrir mais aussi de régaler les Français.

Mon compagnon, qui partageait avec moi la banquette-arrière, se voulait moins persifleur et même plus laudatif, me félicitant de la beauté des paysages que nous traversions : «Schön ! Schön ! »  me répétait-il en me frappant sur l’épaule.

Je me sentais de plus en plus en confiance sauf quand la voiture pénétrait dans une agglomération où des attroupements de militaires allemands barraient la route entre lesquels les jeunes « tête de mort » s’ouvraient le passage à coups strident d’avertisseur . Je remarquais la mine renfrognée et vexée des officiers houspillés par ces blancs-becs.

A un moment,  un gradé les arrêta et fit le tour de la voiture  mais n’inspecta pas les occupants. Peut-être que s’il avait poussé davantage son contrôle il eût remarqué mon habit civil, aurait questionné sur mon identité, m’aurait jeté dehors ou même dirigé sur un camp de prisonniers. Par prudence j’ôtai ma veste, ma chemise kaki pouvant me faire passer pour un soldat de la Wehrmacht. Je me rendis compte que je donnais suffisamment le change dans la traversée d’Angoulême. Un marchand à la criée vendait  « Paris-soir » et le conducteur de la voiture me demanda de le héler pour acheter ce journal. Je me penchai à mi-corps de la vitre ouverte en criant : «Ohé !  Paris-soir, amenez moi votre journal ! Par ici Paris-soir ! » J’entendis un des nombreux badauds, attroupés sur le trottoir, faire autour de lui cette remarque :  «  Vous entendez comme ils parlent bien le français ! »

Tard dans la soirée nous parvînmes aux abords de Bordeaux. Il s’établit alors un difficile dialogue avec mes trois Allemands pour savoir à quel endroit ils me déposeraient avant de se diriger sur Bayonne. J’essayais, dans mon maigre vocabulaire, de trouver dans leur langue, un terme qui leur ferait comprendre ma préférence d’être arrêté en dehors du centre de la ville mais nous ne nous comprenions pas. Enfin l’un d’eux prononça : « Périphérie ? »  « Ja wohl, m’écriais-je Périphérie, ja wohl, Périphérie ! »

Ils stoppèrent en banlieue devant un hôtel-restaurant, ils descendirent tous les trois et voulurent boire un verre avec moi. La salle du bar était pleine de clients qui propageaient un bruyant brouhaha . Quand nous nous accoudâmes au comptoir les conversations s’éteignirent progressivement et un silence pesant régna dans notre dos. Les Allemands burent d’un trait leur chope de bière ; celui qui s’exprimait quelque peu en français me présenta à la patronne du lieu : « Lui, kamarad…Lui, bien manger…lui, bien dormir…Danke schön.. » Puis, l’un après l’autre, les « trois têtes de mort » se tournèrent vers moi, me tapèrent amicalement sur l’épaule avec des sonores : « Auf wiedersehen und gut nacht ». Ils claquèrent des talons et, avant de disparaître,  saluèrent militairement en direction des consommateurs de la salle.

             Ecrasé de peur et de honte contre le comptoir je ne savais quelle attitude prendre. Je me demandais si tous ces gens assis n’allaient pas se lever pour venir m’écharper. Avec la maladie de « l’espionite » qui devait régner ici comme sur le front, je présentais la silhouette parfaite du faux civil en mission qu’on parachute sur son lieu de travail.

  « - Que désirez-vous que je fasse pour vous ? me demanda la patronne encore terrorisée par ces Allemands aux sinistres écussons.

-Rien. Lui souflai-je entre les dents. Rien. Je vais me débrouiller autrement. »

Immédiatement je me coulai vers la porte. Aussitôt sorti, j’allongeais le pas, me retournant pour voir si personne ne me prenait pas en chasse.

Rassuré de n’être pas suivi, je commençai à m’inquiéter de mon logis. J’abordai un passant, lui demandant une adresse où je pourrais dormir.

 « -A l’hippodrome, me répondit-il sans hésiter. Ma tenue était sans doute suffisamment éloquente  pour qu’il n’eût pas à décliner une liste de noms d’hôtels.

Là aussi, je fus, à nouveau en butte aux soupçons de la concierge de cet établissement. J’avais beau déployer mon livret militaire, je ne lui inspirais que méfiance. « Tous les espions peuvent avoir des papiers comme vous » me répliqua-t-elle.

Heureusement d’autres personnes présentes intervinrent pour persuader ce dragon de m’accepter dans son antre.

   « ……Je couche à l’hippodrome où se trouve le cirque Amar.. »

 Oui, ceux qui plaidèrent ma cause étaient des gens du cirque. A leur invite, je m’installai avec eux et partageai la fin de leur repas. Ils me firent une litière au milieu des chevaux, des éléphants, des zèbres et d’autres animaux devinés dans l’obscurité de leur ménagerie.

D’autres épaves de mon espèce avaient trouvé ici leur abri, ce qui faisait de ces vastes écuries une arche de salut.

Pendant le repas j’avais entendu que , le lendemain matin, la ligne d’autocar Bordeaux-Mont de Marsan serait rétablie, place de la Victoire. Je répétais le nom de cette place en m’endormant et le mot « victoire » s’accordait bien à l’issue de mon périple.

Alors que nous cantonnions à Saint-Loup, dans ce village de la Marne, loin des turbulences de Sedan, j’avais reçu le dernier message d’Isabelle me donnant comme point de rencontre, en dernier recours, cette lointaine ville des Landes et, désormais, je n’avais plus d’autres désirs que de pouvoir, un jour, parvenir à ce rendez-vous.

Dès le début de la débâcle, après notre décrochage du canal de l’Ourcq et notre dégringolade vers le sud, j’avais déjà pris la bonne direction. La rencontre d’Aimée et ma mission de l’accompagner à Angers m’avaient provisoirement détourné de mon but. Pourtant, malgré quelques complaisances à musarder hors des chemins de mon itinéraire et , aussi, malgré le regret de ne pas rester suspendu hors de lieux et hors du temps, j’obéissais quand même à cet appel donné.

Après ma séparation d’avec Aimée, l’attraction vers Mont de Marsan devenait de plus en plus impérieuse. Aussi, que la tête de ligne d’un car nouvellement rétabli de Bordeaux vers la capitale des Landes eût pour siège une place dite : «  de la victoire », ce titre m’apparut comme une appellation merveilleusement adaptée à l’issue de mes épreuves. Je n’étais  pourtant pas à la fin de mes peines. Avant de toucher le terme de ma quête je devais encore connaître de nouvelles adversités.

Depuis que j’avais quitté ma compagne-mascotte, le sort jouait avec moi comme un chat avec la souris, m’accordant un répit de chance puis me torturant à nouveau dans le besoin et la guigne.

 «  Samedi  29

…Je repère la place d’où partent les cars pour Mont de Marsan….

Aussitôt éveillé,  je quittai l’hippodrome pour me rendre à cette place de la Victoire où l’autocar, à destination de Mont de Marsan, reprenait bien son service, le jour même. Dans l’euphorie de cette bonne nouvelle, je dépensais mes dernières pièces de monnaie pour boire un chocolat mais lorsque je demandai au chauffeur de bien vouloir me prendre à bord gratuitement , celui-ci refusa. J’alléguai mon état militaire .  « Et encore, rétorqua-t-il, si vous portiez un uniforme ! » Je ne pouvais quand même pas me déculotter pour lui montrer mon lambeau de pantalon  de soldat !

 « Je vous paierai à l’arrivée » insistai-je

-          « Allez donc voir l’Etat-Major qui vous donnera de quoi payer votre voyage » Me conseilla-t-il pour que je cesse de l’importuner.

Et pourquoi pas ? Je ne refusais aucune proposition. Je m’y rendis. Là, une file de soldats de toute arme, aussi désorientés et aussi désargentés que moi, attendaient la décision de deux officiers, juchés sur une petite estrade. Lorsqu’arriva mon tour j’expliquai à l’interrogateur comment j’étais venu à Bordeaux. Ma réponse eut le don de mettre en joie l’officier qui interpella son collègue et les autres membres de la commission pour leur faire part de ma réponse. Certainement qu’au cours de leur interrogatoire la révélation des différents cheminements de l’armée française en débandade ne devait pas manquer de variété. La mienne semblait avoir la palme de l’originalité. «  Celui-là nous raconte la meilleure, s’exclama-t-il à la cantonade, c’est une auto-radio de S.A. qui l’a amené ici depuis Poitiers ! »  S’il avait pu entendre mon odyssée avec Aimée il se serait alors cru en pleine légende.

Je croyais que la bonne humeur que j’avais déclenchée me serait favorable et me vaudrait des conditions plus privilégiées. La décision prise à mon égard fut celle que j’entendais prononcer pour ceux qui me précédaient : « Camp de Souge ! Camp de Souge ! »

 « …Je me rends dans les services de l’Etat-Major français mais leurs conseils ne me conviennent pas.. »

Tout d’abord ce camp militaire était situé à 30 kilomètres au nord de la ville et il fallait s’y rendre par ses propres moyens, c’est à dire à pieds. Ensuite j’avais entrevu, lors de mon parcours Poitiers-Bordeaux avec les Allemands, l’aspect peu engageant de ce ramassis de militaires  en perdition. Les clôtures contenaient difficilement une multitude disparate de soldats de toute formation et même un contingent important de Sénégalais en débordait jusque sur la route que nous avions empruntée.

 « - Je me décide de me rendre au plus tôt à Mont de Marsan. »

Je me vois toujours sortant de l’Etat-Major et venant m’asseoir sur le banc d’une place publique. Je rageais, si près du but, de ne pas pouvoir franchir la centaine de kilomètres qui m’en séparait. J’étais décidé à n’importe quoi pour parvenir, le soir même, à destination.

Dernièrement, de passage à Bordeaux avec des amis, j’ai voulu revoir cette place dont j’ignorais le nom et je lassais mon courage à chercher ce lieu sans qu’aucun parcours ne me rappelât celui du 29 juin 1940. Tout à coup je me vis assis sur ce banc public que je venais de reconnaître. Oui, j’étais bien là, dans mon costume minable, me tenant face à un certain monument. Je tournai la tête dans la direction opposée et je vis sortir les fidèles de cette église toujours présente. Comme dans les reconstitutions devant les tribunaux j’étais prêt à reprendre chacun de mes gestes accomplis cinquante ans plus tôt.

Je retrouvais mes amères cogitations pendant lesquelles mon regard s’était dirigé vers le porche de l’église d’où sortaient les fidèles et où, sur un des côtés, un mendiant tendait son chapeau . Misérablement habillé comme j’étais, je pouvais, moi aussi, susciter la pitié et, dans le dénuement où je me trouvais, je pouvais surmonter la honte de mendier. Je me rendis donc près du porche de l’église pour tendre, moi aussi, la main à d’éventuelles aumônes.

La fin de l’office avait dû évacuer les derniers assistants car personne ne passait plus par le porche.  Je pénétrai à l‘intérieur et je vis un prêtre, vêtu d’habits sacerdotaux, revenir de l’autel et pénétrer dans la sacristie. Je l’attendis à la sortie, le prêtre était transformé en officier. J’essayai quand même de l’apitoyer sur mon sort. « je ne suis que de passage, me répondit-il, allez donc voir le curé de la paroisse. »

Docile au conseil de ce bon apôtre je me rendis au presbytère. Dès que la bonne du curé entrevit ma silhouette dans l’entrebâillement de la porte elle me lança dans son jargon : « Fini les réfugiat ! ». J’insistai. Je vis alors , du haut d’un escalier, descendre le curé que la bonne avait informé de ma visite. J’étais attentif à chacun de ses gestes et j’essayais d’interpréter ses mimiques. Le cœur me battit fort quand je le vis mettre les doigts au gousset de sa soutane. Il me tendit dix francs, je lui aurais baisé les mains.

Mon billet d’autocar coûtait trente francs, il suffisait maintenant de frapper à la porte de deux autres curés..

 «  …Comme je n’ai pas d’argent, je vais en mendier chez un prêtre puis chez un autre…

Cet autre, j’eus quelques difficultés à le trouver. En empochant ma première aubaine, mon niveau social avait remonté d’autant. je devenais solliciteur non plus d’aumônes mais de secours.

En passant devant le porche d’un immeuble je lus l’inscription « Foyer des étudiants catholiques ». Je m’y présentai comme un ancien élève de la Catho de Lille. Cette association, me fut-il répondu, venait d’être dissoute du fait de la guerre. On m’envoya chez les scouts. Je n’avais jamais fait partie de ce mouvement mais je m’accrochai à cette branche tendue. Au siège des scouts aucun responsable n’était là, je racontai quand même mon histoire. La personne qui m’avait écouté me proposa d’aller voir l’abbé X. Je courus des lieux  d’avenues et de rues, j’empruntai tout un dédale de ruelles pour aboutir à l‘adresse indiquée.

 « -L’abbé  X., demandai-je au sacristain   de l’église.

-   Il est absent, me répondit-il, mais si c’est pour vous confesser vous pouvez vous adresser à l’abbé Y . »

Il me reçut , non pas  dans un confessionnal mais assis à un bureau. Je remarquai tout de suite, à la place de la main gauche, un crochet d’amputé. Je lui expliquai par quelle cascade de renvois de l’un à l’autre , je me trouvais, par hasard, en sa présence.

 « - Vous avez bien fait de venir me voir. Racontez moi votre histoire. »

Je lui fis le récit des journées de Sedan puis de celles du canal de l’Ourcq. Il m’écoutait sans rien dire, aucun trait de son visage ne bougeait, je me demandais si je l’apitoyais ou si, au contraire, je n’allais pas m’attirer les foudres de sa désapprobation. Je m’interrompis.

 « -Peut-être que je vous importune »  risquai-je.

-          « Au contraire, vous m’intéressez beaucoup à me raconter votre guerre. »

Il me montra son bras atrophié :

 « -J’ai laissé celui-ci en faisant celle de 14. Mais c’est moi qui vous fais languir. Qu’attendez-vous de moi ?

-De quoi me rendre en car à Mont de Marsan. »

Il me tendit l’argent du voyage en arrondissant largement le prix du billet.

 « - Mais vous n’avez pas de quoi manger, ce midi ?

-          Je souperai en arrivant »

Il me remit une nouvelle somme pour mon déjeuner.

-«  Comment vous le rendrai-je ?

-Vous aurez l’occasion, plus tard, vous aussi de trouver des plus pauvres que vous »me dit-il et il prit congé de moi.

Avant de me précipiter dans la rue à la recherche d’un restaurant je repassai par l’intérieur de l’église et me confondis en actions de grâces.

Alors que ces dernières semaines je vivais en-deçà ou au-delà du bien et du mal je n’étais pas pour cela devenu un mécréant. Une nuit, qu’Aimée reposait à mes côtés et que je la regardais dormir en toute innocence je la signai au front comme marque de notre commune appartenance au Dieu d’amour. Je crois qu’au plus creux de l’enfer je continuerais encore à me signer, à toujours revendiquer mon identité de judéo-chrétien.

Cette fois, je crus reconnaître dans le geste de ce prêtre celui du Père de l’Enfant Prodigue. J’avais beau avoir renoncé à travailler sur le champ paternel et préféré courir, à mon gré, la prétentaine, je savais qu’il suffisait de venir frapper à la porte du père de la parabole pour qu’il m’ouvrît à nouveau son cœur.  Jamais je ne fis aussi ardente prière de remerciement que dans cette église où j’avais l’impression d’avoir reçu ce don directement du ciel.

Actuellement quand je refuse de donner à la main tendue d’un mendiant, du fond de ma conscience j’entends toujours la voix du prêtre-au-crochet dont je reste le débiteur : «  Vous aussi vous trouverez des plus pauvres que vous » me répète-t-il inlassablement et il m’arrive de revenir verser mon obole.

La faim me tenaillant, je courus au premier restaurant mais, avec mes fripes de vagabond, j’attirai à ma table un pauvre diable de mon espèce qui me supposa complice possible d’un mauvais coup. :

 «  Sauvons-nous sans payer. » me souffla-t-il et il s’esquiva dès la dernière bouchée. J’eus du mal à convaincre le serveur que je n’avais rien de commun avec ce compagnon d’infortune et je craignis fort, un moment,  qu’on  m’obligeât à payer sa note et à entamer le pécule réservé pour le voyage.

Dégagé de ce mauvais pas je me dirigeai tout de suite place de la Victoire, à l’emplacement du car qui m’amènerait à Mont de Marsan, bien que l’heure du départ ne fût qu’en fin  d’après-midi.

 « ….Après un copieux repas au restaurant j’attends le car qui partira à 16 heures…

Pour attendre l’heure du départ je m’étais installé sur un banc public tandis que devant moi, sur la chaussée, défilait un convoi de blindés allemands. Un vieil hurluberlu, saoul ou fou, était monté debout sur mon banc et, applaudissant et criant, ovationnait les troupes allemandes. J’aurais dû penser que cet agité et ses gesticulations  ne pouvaient qu’attirer sur moi les foudres du mauvais sort. En effet une petite bonne femme survint, posa son caniche à mes pieds, monta à son tour sur le banc et administra une paire de claques à l’ovationneur. Redescendant aussi promptement qu’elle était montée elle s’en prit à mon impassibilité et me menaça du même châtiment. La pétroleuse prenait les passants à témoin de ce scandale et me désignait ainsi que l’énergumène comme d’ignobles admirateurs de nos vainqueurs . Des gens s’amassèrent, certains clamèrent à leur tour leur indignation, d’autres, au contraire, estimaient qu’il n’y avait pas de quoi fouetter ce pauvre chat d’ivrogne ou de débile. Je profitai de la confusion générale pour m’éclipser.

Le car était en place, je montai à bord. J’attendis plus d’une heure son départ. Je poussai un soupir de soulagement quand, sortis de l’agglomération, nous commencions à traverser la forêt landaise. Cependant le car devait souvent s’arrêter pour faire descendre ou monter des voyageurs mais aussi à la demande des autorités allemandes. Plusieurs fois, celles-ci se contentaient de tourner autour du véhicule pour le laisser repartir. A Labrit, alors que nous étions à quelques kilomètres du but, un officier, accompagné de sa suite, entra dans le car et demanda si, parmi les voyageurs, se trouvaient des militaires .  Je ne bronchais pas.  Un soldat armé et casqué s’enquit de dévisager chacun des passagers. Lorsqu’il arriva à ma hauteur son chef le rappela et le convoi repartit.

Lorsque je vis apparaître le panneau routier où s’inscrivait : « Mont de Marsan » j’eus envie de crier : Jérusalem ! Jérusalem ! J’étais parvenu au terme de ma croisade.

 «  …..Hélas, j’apprends qu’Isabelle n’a pas réussi à se rendre, comme prévu, chez sa tante. »

Et voilà ! Tant de peines pour déboucher sur une absence ! Heureusement une famille, voisine de la tante d’Isabelle m’hébergea, me nourrit et m’habilla. Cette bonne fortune ne dura que quarante huit heures car je me trouvais dans la partie du territoire contrôlé par les Allemands, dite zone occupée et où les militaires français non démobilisés officiellement n’avaient  pas leur place. Je dus fuir à nouveau et me rendis au village le plus proche, en zone libre.
J’emportai dans ma poche une carte remise par la tante d’Isabelle et qui m’avait été envoyée à son adresse : « Mon cher Julien. Comme prévu je t’annonce que je suis arrivé sans encombre à Angers chez mes parents. Je t‘embrasse bien affectueusement . Signé : François »

Aimée, alias François, était donc bien parvenue où je devais la conduire. Dans mes successifs désenchantements m’était accordée une consolation : La carte d’Aimée était un quitus de ma mission accomplie, ce qui, dans cette histoire, sauvait la morale

Et Isabelle ? Je ne la revis qu’un mois plus tard et c’était pour m’annoncer la rupture.

-Elle avait cru bien faire en se rendant dans cette petite ville du Nord où ma famille avait monté, grâce à ma sœur Emma, une boutique de modiste. Elle s’était d’abord demandé si elle ne faisait pas ce voyage pour rien car l’invasion allemande avait chassé devant elle beaucoup des habitants de cette région.. Elle trouva cependant ma mère et mes deux sœurs à leur boutique mais elle fut reçue froidement. Celles-ci racontèrent que dans la deuxième quinzaine de mai elles avaient vécu enterrées dans la cave jour et nuit pendant près de huit jours, dans des transes continuelles Une fois, tombèrent du soupirail plusieurs grenades qu’elles regardèrent rouler  devant elles et qui heureusement n’éclatèrent pas. Ces quelques secondes pendant lesquelles ces grenades menaçaient d’exploser eurent pour elles des valeurs d’éternité. «   En de tels moments, aurait dit ma mère, on se sent vieillir à toute vitesse. »

Toujours sous le choc de ces peurs mortelles elles n’avaient pas le coeur à discuter sur d’éventuelles fiançailles conçues à leur insu et dans des temps aussi troubles et aussi incertains. Elles firent cependant allusion à l‘enquête sur la famille d’Isabelle, avouant qu’avec le peu de réponses obtenues depuis la rupture des communications des Postes elles avaient déjà été surprises des renseignements fournis sur M. Delvalé.

Lorsque Isabelle demanda où je pouvais me trouver, en cas d’un repli vers le sud, elles répondirent qu’en raison de la débandade et de mon désarroi, j’avais dû rejoindre l’ermite des Corbières dont, ces mois derniers, j’avais tant apprécié la compagnie.

De retour à Sedan Isabelle avait décidé, que devant de telles réticences, une entente entre les deux familles n’était pas envisageable et qu’il était préférable de rompre nos relations.

Lorsqu’elle me communiqua ses décisions , je compris que, comme Conception, elle s’était heurtée à la désapprobation des miens qui accusaient tous ceux et surtout toutes celles qui tentaient de me détourner de cette sainte voie qu’ils avaient toujours rêvé de me voir prendre.

            Mon carnet de route avait été abandonné pendant deux mois quand je le retrouvai à l’occasion d’un des cantonnements successifs en terre landaise où l’autorité militaire française nous trimballait    malgré notre démobilisation.

L’encre y est nouvelle, l’écriture différente comme si ce journal de guerre  n’avait plus le même rédacteur.

 Villeneuve de Marsan   10 août

Certains militaires, dont je fais partie, ne peuvent réintégrer leur domicile situé dans les régions du Nord et de l’Est, considérées depuis l’occupation comme zones interdites.

Ballottés d’un lieu à un autre, nous sommes des ombres errant dans les limbes, attendant un éventuel retour à l’existence.

En quelques semaines, à Sedan puis sur le canal de l’Ourcq, j’avais fait deux guerres, aussi distantes  et aussi différentes que si elles s’étaient produites à de nombreuses années d’écart. Mes treize jours avec Aimée devenaient un long voyage de lune de miel et, malgré notre comportement cahoteux, pouvaient apparaître comme le train-train d’un ménage. Il valait mieux dire qu’avec elle j’avais pris du champ et que je me mouvais au-dessus des choses.

La seule journée de mendiant à Bordeaux prenait tant d’importance qu’elle se multipliait et me laissait croire qu’une partie de ma jeunesse s’était passée à tendre la main aux portes des églises. 

De ce tourneboulant naufrage je me trouvais déposé en ce pays des Landes comme sur le rivage d’une terre inconnue. Je découvrais un monde ancien, en retard d’une cinquantaine d’années, un pays oublié par le progrès. Je voyais des laboureurs atteler une vache à un araire de bois, des paysannes porter sur la tête la volaille qu’elles allaient vendre au marché de la ville. Je partageais le repas des habitants qui cuisinaient encore dans l’âtre.  Je surprenais dans la forêt un résinier qui saignait les pins avec son hapchott.

Je me croyais, là encore, hors du temps, du moins hors de l’Histoire. L’atmosphère d’ailleurs, était si différente que, certains jours, je me sentais pris dans l’éternité, tellement l’air, parfois, me semblait immobile.

Epilogue

Depuis ma forêt natale de Villers-Cotterets jusqu’à ces derniers jours de juin 1940 n’avais-je pas toujours vécu en marge de la réalité ?

Quand je balançais l’encensoir au sanctuaire je me complaisais dans la « nuée » des mystères de l’Eglise, me scandalisant  à l’occasion de la quête des œufs rouges de Pâques, d’un sacrilège d’un Vendredi Saint. Plus tard j’étais entré en alchimie avec Thiébault et, quittant le Borinage et ses brumes charbonneuses, je m’étais perdu dans un conte, une nuit de Noël.
Si j’avais connu les tribulations des casernements, soit au séminaire  soit à l’armée, j’avais su m’échapper de leurs murs, flottant facilement au-dessus d’eux à la façon des personnages de Peynet qui, au moindre souffle, prennent le large comme graines empennées. Fascinés par les

romanissats extatiques de l’ermite des Corbières j’avais cru accéder au ciel des mystères mais le seul aspect d’une nonne trop jeune et top belle avait suffi pour me faire retomber de ces hauteurs trop sublimes. Sans transition,  j’ai quitté ces lieux magiques de l’enfance pour entrer dans ceux, non moins enchantés, de l’amour. Les rencontres successives de Conception, d’Isabelle et d’Aimée me paraissent si fantastiques que je suis tenté de croire avoir été victime d’illusions.

A la fin du siècle dernier, un gazetier, encore sous le charme de l’épopée napoléonienne, se demanda si les générations à venir pourraient croire à de tels prodiges. Il devança leur scepticisme en imaginant, par avance, l’hypothèse d’une légende où  Napoléon perdrait son authenticité pour devenir un mythe, celui du soleil. La Corse était le berceau de l’astre naissant, le nom de Laetitia, sa mère, n’était que la traduction de  « l’aurore aux doigts de rose » les frères et les sœurs accompagnaient ce nouvel avatar d’Apollon comme le font les grandes planètes du système solaire. Le destin de Napoléon et celui du soleil suivait la même courbe d’ascension  et de déclin pour finir l’un et l’autre à l’occident,  dans une île perdue de l’océan.

Je pouvais, à l’instar du gazetier post-napoléonien, décrire pour cette période de ma vie, une histoire aussi imaginaire et aussi mythique, du moins pour les trois amours de ma jeunesse. Conception, au prénom d’avant-naissance, recelait les souvenirs des ascendants perdus dans la nuit des temps, lors de l’occupation des Flandres par les Espagnols. Son passage sur terre fut aussi bref que le sont nos premières années d’innocence mais sa pensée demeurait vivace car c’est la première empreinte sur la cire vierge du cœur. Isabelle s’apparentait à Diane. Si l’adolescent se sent naturellement attiré par les charmes un peu hautains de la Chasseresse, il subit aussi les dédains de celles qui ressemblent à la farouche déesse. Aimée, plus proche de Vénus, portait déjà dans son nom l’allusion de l’amour. Sa passion brûlait du feu auquel, depuis mes origines, je me sentais toujours prêt à sacrifier. L’étrange mission qui me fut confiée avait pour destination Angers, ce qui, décrypté, signifierait séjour des anges, paradis. Et ces longs cheminements à travers un pays plein de traquenards, ne seraient-ils pas , avec tous ses méandres, l’itinéraire d’une carte du Tendre ?

Au fond de mon âge, en évoquant ces trois merveilleuses figures de jeune fille ou de jeune femme ne risquerais-je pas , moi-même,  de les confondre avec les trois symboles des sentiments amoureux qu’éprouvent un jeune garçon et puis un adolescent ?

Si on demandait à quoi correspond la rédaction d’un si long récit de ma jeunesse, je me reporterais à la question que mon père me posa quand, brusquement, je décidai de quitter Saint Clément où j’étais préposé, à plus ou moins long terme, à la prêtrise. «  Que vas-tu faire désormais ? » Secrètement, et d’une façon inaudible, je lui avais répondu :  « Ecrire, j’ai  absolument envie d’écrire C’est d’ailleurs la seule qualité que je me reconnaisse. » Et voici qu’au début de cet ouvrage  m’est posée la question : « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? »

Quand je suis descendu de ma  Thiérache septentrionale pour habiter la région toulousaine j’ai surpris, un jour, une personne qui riait seule dans son coin et comme je lui demandais la raison de son hilarité elle me répondit : «Je viens de me faire une réflexion amusante  et je me la ris  » Pour répondre à la question que je me pose sur ma jeunesse je veux employer une même expression idiotique ; « J’ai repensé à ma jeunesse et je ne peux faire que me l’écrire. »

Cette mémoire écrite garde désormais le souvenir comme ces anges de pierre sur les tombeaux, un livre sur les genoux, jusqu’à la résurrection des morts pour une nouvelle jeunesse. 

NOTES                                               

A propos du dernier conte de Noël d’enfant

Il y a quelques années, à l’occasion d’un voyage en Thiérache, je m’étais arrêté sur ce promontoire qui domine l’ancien complexe ferroviaire de la gare de triage (réseaux Nord et Est) d’Hirson. La cité des cheminots qui animait si joyeusement ce quartier était en grande partie abandonnée et les anciennes coquettes villas présentaient toutes des signes de délabrement. Le dense réseau des voies où, jour et nuit, s’activaient des convois de voyageurs et de marchandises était uniformément désert. Les rails autrefois luisants par l’intensité du trafic étaient maintenant rouillés et le ballast disparaissait sous les herbes folles

Demeurait toujours la carcasse de l’immense rotonde où, cette fameuse nuit de Noël, j’avais cru  me trouver dans les nuées du Sinaï à cause des gerbes d’étincelles et de l’éclatement des lueurs dans l’ouverture des foyers alors que grondaient les mugissements des pistons des machines sous pression et que les sifflets poussaient leur cri de monstre d’acier. mais cette immense bâtisse était désormais vide et muette et montrait aussi, sur ces murs, des signes de décrépitude.

Les postes d’aiguillage, de place en place, érigeaient sur leurs bâtis les cabines aux vitrages brisés montrant des leviers de commande immobiles et raidis.

Seule, en témoignage de l’ancienne splendeur des années d’opulente activité, demeurait la tour aux quatre cadrans, dite  « La Florentine » et qui m’était alors apparue comme une messagère de l’au-delà. Dans cette immense surface de désolation, cette construction de prestige apparaissait d’autant plus dérisoire.

Pour moi, la signification était différente. Ces ruines qui se délabraient étaient bel et bien les vestiges de ce fabuleux décor, maintenant inutile et sans objet, qui m’avait été offert pour mon dernier Noël d’enfant.

 

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