« O
Virginie
Elle
est partie
Dès
le p’tit jour
R’gagna
P’tit Dour.
Mais
où est-elle ?
Mon
cœur l’appelle
Cruel
destin
N’y
a plus d’festins.
C’était vers1926, 27 ou 28. A l’occasion du départ précipité de la cuisinière
de l’établissement, et pour qui les élèves n’avaient guère de regrets, j’avais
emprunté et déformé, pour la circonstance, une rengaine à la mode. J’étais heureusement
surpris d’avoir, grâce à ce souvenir du petit Sans, préservé de l’oubli, à
soixante ans de distance, par ce pastiche, un événement banal. L'école de saint Clément
actuelle Le Chateau de Charles perrault
D’ailleurs « Virginie » joua comme un phénomène de cristallisation
, ce qui fit réapparaître la cuisine de l’école, son réfectoire où trônait,
sur une large estrade, la table des professeurs, la chaire d’où, à chaque repas,
nous subissions une lecture ennuyeuse plus ou moins ânonnée par l’un d’entre
nous.
Allais-je, avec les allusions de chacun des invités, retrouver bribes à bribes,
une partie de mon passé ?
La matinée se passa à aborder tantôt l’un tantôt l’autre, sondant le puits de
notre mémoire, avec plus ou moins de bonheur. Le tour fut vite faite car, sur
une cinquantaine de convoqués, une dizaine à peine avaient répondu à l’appel.
Dans le fond du parc le chemin pénètre dans les grottes. Charles Perrault avait,
comme les gens de qualité de son époque, sacrifié à la mode en construisant
des rocailles dont les couloirs-taupinières mènent à des salles ornées de coquillages
ou aboutissent devant le rideau nacré d’une cascade. Ma petite-fille trouvait
là un lieu enchanté et me suppliait de le visiter.
Un délégué lut des lettres d’invités qui demandaient à excuser leur absence
et donna une longue liste de disparus dont je n’accrochai que quelques noms
au passage.
J’avais l’impression d’avoir été convoqué sur les lieux d’un naufrage dont des
experts faisaient l’inventaire.
Ma femme et ma petite-fille n’avaient sans doute pas supporté cette atmosphère
de veillée funèbre et s’étaient éclipsées sans se signaler. J’invoquai le prétexte
de les rejoindre pour quitter cette sinistre assemblée et je me dirigeai vers
le parc.
Seul, je retrouvais, sous les grands arbres, certains états d’âme de mon adolescence
et je m’enivrais, comme autrefois, de ce printemps en Ile de France. Jamais
je ne connus ailleurs d’air plus léger, de température plus douce, de climat
plus tendre que ces mois d’avril ou de mai. Est-ce vrai que les environs de
Paris ont, plus particulièrement qu’ailleurs, pendant cette période, une séduction
spéciale ou n’était-ce pas l’évocation de mes quinze ou seize ans qui idéalisaient
les lieux qu’en ces temps-là j’habitais ?
Il faut dire, qu’à l’époque, le printemps d’un premier amour confondait ou
augmentait les charmes que je croyais percevoir en cette saison dans les paysages
d’Ile de France que je découvrais pour la première fois .
Tout en me laissant aller à ces agréables rêveries je pénétrai dans les grottes
où je me rappelais avoir tremblé délicieusement d’en traverser les ténèbres.
Au fur et à mesure que je m’enfonçais dans leurs dédales j’entendais une voix,
une voix intarissable qui gardait un même ton, celui d’un récitant.
Au fond du couloir obscur, dans une des salles décorées de coquillages, j’aperçus
ma femme et ma petite-fille assises sur un banc de pierre taillé à même la paroi.
Face à elles, un homme à barbe blanche parlait, parlait, parlait. Je m’approchai
doucement sans me faire remarquer.
Je reconnus un des anciens frères convers de la communauté qui assuraient les
menus travaux domestiques, en particulier ceux du jardinage. Je l’avais entrevu
ce matin. Comme j’interrogeais les gens du lieu sur son identité on me répondit
ironiquement : « C’est le frère « Mémoire ». Depuis plusieurs
années il cherche constamment un interlocuteur pour lui raconter non seulement
le passé de l’école mais aussi celui de ce vieux manoir. Nous le fuyons tous
car il nous accable de ses radotages. »
Avec ma femme et ma petite-fille il avait dû trouver des oreilles complaisantes.
J’entendais ses phrases sourdre, de dessous terre où nous nous trouvions, comme
les pulsions d’une source qui ne demandait qu’à s’épandre. Il avait l’air heureux.
De ses deux mains étendues il tenait son petit auditoire enfermé dans son débit.
Trop éloigné du groupe pour comprendre ce discours je n’en accrochais que des
bribes. « Frère Mémoire » devait tantôt faire allusion à des souvenirs
d’école tantôt à ceux du château. A un moment je pus saisir le sens. Le frère
convers parlait d’un temps où se déroulaient les processions des Rogations à
travers les allées de son immense jardin. Il disait que ses rangées de fèves,
d’oignon, de radis participaient aux chants des litanies, que les rames de ses
petits pois et de ses haricots se serraient comme des mains jointes à chaque :
« Te rogamus audi nos » entonnés par les pères et les élèves.
Les paroles devinrent inintelligibles puis, un peu plus tard, comme un jaillissement
plus fort de la source, elles réapparurent. « C’est dans ce parc, disait-il,
que Charles Perrault se promenait aussi bien le jour que la nuit. Là, sous les
arbres, le long de l’eau ou à l’intérieur de ces grottes, le conteur a entrevu
les personnages du Chat botté, de Cendrillon, du Petit Poucet ou du Chaperon
rouge. »
Il devait faire allusion à bien d’autres souvenirs, plus ou moins fantastiques,
car je voyais les yeux de ma petite-fille s’agrandir d’étonnement et ceux de
ma femme se plisser d’incrédulité bienveillante.
Craignant d’interrompre le charme de ce discours, je reculais dans l’ombre de
la grotte et je me contentais d’observer ce tableau qui illustrait à ravir ces
deux vers de Verlaine :
Les donneurs de sérénade
Et
les belles écouteuses… »
Je comparais cette scène si agréable à celle du repas de midi où il n’était
question que d’absences, de défunts, de choses mortes. Ici je sentais bouillonner
la sève qui, du plus profond du passé, montait vers la lumière devinée dans
une échancrure de la voûte de la salle aux coquillages. Alors qu’au réfectoire
je n’avais affaire qu’à des branches sèches et du bois mort ici je voyais
un arbre vivant dont la sève circulait en chantant.
Ce matin déjà, la chanson de « Virginie » du petit Sans m’était
apparue comme un surgeon de jeunesse, une pousse verte dans l’hiver de nos
retrouvailles. Les récits de la grotte confirmaient que derrière l’ombre des
jours passés la lumière ancienne n’était pas forcément abolie et que celle
de notre jeunesse, si elle était sollicitée, pouvait à nouveau resurgir et
illuminer le vieil âge comme un soleil de minuit.
Quelques mois plus tard, de retour dans mon Languedoc d’adoption, je reçus l’information
que, coup sur coup, le petit Sans avait succombé à une urémie et que le « Frère
Mémoire » avait été trouvé mort dans une des salles des grottes. A cette
annonce j’eus la sensation que tout ce qui se rattachait à mon ancienne école
venait de s’abattre. La dernière pulsion de sève venait de se tarir, l’écorce
du bel arbre, que j’avais cru voir dans la grotte de Saint Clément, n’était
qu’une apparence . Son bois avait perdu sa consistance, il ne tenait encore
debout, lors de mon dernier passage, que grâce à ce dernier filet de mémoire.
Je me rendis compte qu’il pouvait en être de même de mes soixante quinze ans.
Pour garder debout et vivante la structure d’une si longue existence il fallait
qu’elle entretînt cette sève de la mémoire qui reliait le sommet le mon âge
aux plus profondes racines de l’enfance. Cette faculté d’enregistrement a indiqué
mes repères comme les nœuds qui marquent les stades de la végétation ou comme
les cercles dessinés à l’intérieur des arbres. Ces repères ne sont pas forcément
des faits importants, ils sont parfois insignifiants, mais l’intensité de perception
fut alors si aiguë que l’écriture de l’événement, plus ou moins évident, a davantage
griffé le rouleau du parchemin enregistreur.
Je pensais d’ailleurs avoir vécu autant dans la réalité que dans la fiction
et certains de mes souvenirs les plus fidèles n’étaient, paraît-il, que des
illusions.
Je me souvenais avoir raconté, dans une réunion de famille, une anecdote banale
où je m’appliquais à rappeler tout un luxe de détails. « Nous étions,
disais-je, mes sœurs et moi, sur le seuil de la maison de l’oncle Paul. Il tenait
un mètre à la main et mesurait l’encadrement de la porte. C’était un mètre articulé
qu’il déployait et repliait sans cesse comme un accordéon. Nous lui avons demandé
si sa fille et son gendre étaient chez lui. Oui, oui, répondit-il, en continuant
à jouer avec son mètre pliant. Oui, ils sont là….et ils ne sont pas là. Interloqués
par cette contradiction nous demeurions sur le pas de la porte et ne savions
quelle attitude prendre. Et je disais : « Je vois toujours l’oncle
Paul nous tourner le dos et s’accroupir. Tiens ! J’ai encore devant les
yeux ses larges bretelles qui soutenaient son pantalon de velours de charpentier.
Vous en souvenez-vous , vous, de ses larges bretelles ? Et puis de ses
gros yeux globuleux qui, en se relevant de son métrage, nous fixaient comme
si nous étions devenus des bêtes curieuses ?
« Entrez donc, entrez donc ! ordonnait-il » Et nous, de demander
à nouveau si sa fille et son gendre étaient à la maison. « Ils sont là
et ils ne sont pas là, répétait-il imperturbable, voulant sans doute dire que,
absents momentanément, ils rentreraient bientôt. »
Pendant que je racontais mon souvenir ma mère puis mes sœurs riaient de plus
en plus fort et l’hilarité s’amplifiant devint telle que je m’en étonnais :
« Pourquoi riez-vous de la sorte ? m’exclamais-je. Ce n’est
pas la première fois que je raconte cet événement. Si je vous la raconte encore
aujourd’hui et , cette fois, avec ce luxe de détails c’est que vous m’écoutiez
avec une certaine indulgence et sans vraiment croire ce que je vous raconte…Ou
alors me prenez-vous pour un radoteur ?
-
« Non, répliqua ma mère, riant aux larmes, mais ce n’est
pas ça.
-
-Mais pourquoi donc ?
-
-C’est de t’entendre rapporter méticuleusement un fait auquel
tu n’as pas assisté puisque le jour où il s’est passé tu n’étais pas présent
chez l’oncle Paul.
-
-Comment ! m’écriai-je, mais je suis prêt à témoigner
sous le serment que je l’ai vu se baissant et se relevant devant sa porte pour
mesurer chacune des parties et je l’entends encore nous dire sur le même ton :
« 1 mètre 80 et o mètre 10, ils sont là et ils ne sont pas là, ce qui fait
1 mètre 90. Allons ! Avec des rappels aussi précis, ce n’est pas possible
de n’avoir pas assisté à ce qui est si ancré dans ma mémoire ! »
.
Il fallut bien admettre qu’au moment de cette visite chez l’oncle Paul, où mes
deux sœurs , entre autres, étaient présentes, je ne pouvais physiquement pas
me trouver en ce lieu puisque, à cette date précise j’en étais éloigné de plusieurs
centaines de kilomètres. J’avais sans doute eu connaissance de cet événement
par un des témoins de cette rencontre qui l’avait rapportée devant moi, peut-être
avec une évocation si suggestive que je m’étais identifié depuis aux personnes
présentes. Ou même, tout simplement, du rapport des faits j’avais moi-même imaginé
ce scénario si bien accordé aux attitudes originales de mon oncle. En tout cas,
pour moi, cette scène imaginaire devenait plus vraie que l’authentique. Un souvenir
aussi enkysté dans la mémoire, même s’il est fictif, est plus réel que des véritables
mais qui, eux, n’ont fait que glisser sans y laisser de trace.
L’essentiel est de faire tenir debout ce grand monument du souvenir fait de
réalités, de déformations, d’illusions ou de rêves. Ce qui est passé n’a de
valeur que dans la mesure où il construit l’avenir mais malheur à celui qui,
regardant sous son âge, n’y verrait que du vide.
Après cette rencontre d’anciens et après avoir amorcé cette pompe à souvenirs
je me demandais si je n’allais pas, pour éviter de tarir la source, entreprendre
ce grand pèlerinage de mon enfance et de mon adolescence dont il est bien reconnu
qu’ils possèdent le capital le plus précieux d’une existence.
Il me faudrait donc revoir d’abord la forêt maternelle de Villers-Cotterets
où je suis né, retrouver les chemins herbus du pays de mon père, en Thiérache,
qui devint ma patrie d’adoption. Je devrais traverser la frontière belge vers
cette petite agglomération du Borinage
où je fus envoyé, à l’âge de dix ans, dans un séminaire. Je venais de revoir
Viry-Châtillon mais il me faudrait repasser par Amiens, Lille où ma filière
de séminariste me conduisit. Les obligations militaires, en 1936, m’avaient
amené à Sedan que j’aurais à redécouvrir ainsi que les Corbières où je vécus
un court séjour entre deux casernements puis tous les détours d’une retraite
militaire à travers les Ardennes jusque dans l’Aube après l’attaque allemande
sur Sedan en mai1940. Un mois plus tard, rééquipé militairement de la tête aux
pieds pour un deuxième combat, j’avais été expédié sur le canal de l’Ourcq alors
que les Allemands entraient dans Paris. Je devrais remettre mes pas dans ceux
d’une deuxième retraite qui, au milieu du flot tumultueux des réfugiés, m’avait
jeté, après de fabuleux épisodes, épave insubmersible, presque aux limites
de la frontière d’Espagne.
Comment parcourir un tel itinéraire sans que mes souvenirs soient trahis par
les changements intervenus, modification des paysages et, parfois même, disparition
de pans entiers de mon passé ? Et puis, à quoi servait-il de vouloir superposer
la réalité d’aujourd’hui sur ce qui avait été le décor d’un rôle que j’avais
joué mais que de nouveaux acteurs avaient, sans doute, modifié pour leur propre
histoire ?
Je m’abstenais donc d’entreprendre cet inutile périple, j’accomplirai mon voyage
dans le passé, les yeux fermés, entrant, comme les aveugles, dans cette nuit
profonde où se lèveraient mes anciens soleils et où courrait cet astre – à la
fois bénéfique et maléfique – tantôt présent, tantôt absent – qui, comme pour
les Mages vers l’Enfant-Dieu, me conduirait jusqu’au seuil de ma jeunesse.