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Avant-Propos

L’initiative de réunir, cinquante ans après leur dispersion, des anciens élèves et, éventuellement,  leurs professeurs, avait dû souvent se manifester mais n’avait jamais pris corps ;  en ce printemps 1986 elle avait réussi à mobiliser quelques-uns uns d’entre nous.

Dans cette matinée d’avril je me présentais, accompagné de ma femme et d’une de mes petites-filles, devant les portes de ce quoi, autrefois,   était «l’école apostolique Saint Clément » et qui n’est plus maintenant qu’un banal  collège d’enseignement général.

A peine étais-je descendu du taxi qu’un inconnu m’aborda, les bras tendus : « Alors, Julien, tu ne me reconnais pas ? » Il est vrai qu’il est plus facile de reconnaître un visiteur que d’être confronté à toute une série de visages dont il faut relire les traits déformés par cinquante d’ans d’absence.

Ce guide me dirigea vers le groupe des anciens de Saint Clément, annonçant des noms qui n’avaient plus grand ‘chose de commun avec l’image qu’ils évoquaient ou qui, même, avaient complètement disparu de ma mémoire

« Rennec ! Voyons, vous étiez ensemble  depuis la classe de sixième. Trudas ! Vous partiez en vacances dans la même direction, vous aviez presque la même destination… »

Ni ces noms ni ces visages ne déclenchaient chez moi de souvenirs . J’avais l’impression d’être la victime de quiproquos et rien ne semblait justifier leur juxtaposition.

-« Ah oui, le petit Sans !

Cette fois j’avais raccordé. Il n’avait guère grandi. Sa courte taille m’aidait à cadrer l’homme âgé avec l’écolier en culottes courtes. Il me tira par la manche et me chantonna :

 « O Virginie

Elle est partie

Dès le p’tit jour

R’gagna P’tit Dour.

Mais où est-elle ?

Mon cœur l’appelle

Cruel destin

N’y a plus d’festins.

C’était vers1926, 27 ou 28. A l’occasion du départ précipité de la cuisinière de l’établissement, et pour qui les élèves n’avaient guère de regrets, j’avais emprunté et déformé, pour la circonstance, une rengaine à la mode. J’étais heureusement surpris  d’avoir, grâce à ce souvenir du petit Sans, préservé de l’oubli, à soixante ans de distance, par ce pastiche, un événement banal.

D’ailleurs «  Virginie » joua comme un phénomène de cristallisation , ce qui fit réapparaître  la cuisine de l’école, son réfectoire où trônait, sur une large estrade, la table des professeurs, la chaire d’où, à chaque repas, nous subissions une lecture ennuyeuse plus ou moins ânonnée par l’un d’entre nous.

Allais-je, avec les allusions de chacun des invités, retrouver bribes à bribes, une partie de mon passé ?

La matinée se passa à aborder tantôt l’un tantôt l’autre, sondant le puits de notre mémoire, avec plus ou moins de bonheur. Le tour fut vite faite car, sur une cinquantaine de convoqués, une dizaine à peine avaient répondu à l’appel.

L'école de saint Clément actuelle

L’école saint Clément, située dans la banlieue parisienne, occupe les bâtiments et le parc d’un ancien château construit au quinzième siècle et remanié au dix septième siècle pour le compte de Charles Perrault. Il garde toujours fière allure par son architecture classique et par ses jardins dessinés par Lenôtre. Au-delà d’un escalier à double révolution s’étend une futaie pluricentenaire, traversée d’un large canal où évoluent de monstrueuses carpes et dont l’eau descend, par successives cascades, d’une abondante source captée au sommet de la propriété. Je retrouvais les berges, qu’en certaines occasions, nous pouvions approcher pour nous baigner. L’eau était si glacée que je sentais encore m’y enfoncer avec terreur. J’admirais alors les condisciples qui semblaient y nager délectablement.

Dans le fond du parc le chemin pénètre dans les grottes. Charles Perrault avait, comme les gens de qualité de son époque, sacrifié à la mode en construisant des rocailles dont les couloirs-taupinières mènent à des salles ornées de coquillages ou aboutissent devant le rideau nacré d’une cascade. Ma petite-fille trouvait là un lieu enchanté et me suppliait de le visiter.

Le Chateau de Charles perrault

L’heure du repas nous rassembla dans un austère réfectoire dont le décor s’accommodait avec la frugalité du menu .Les conversations ne furent naturellement que des évocations de souvenirs du temps ancien et de personnes pour la plupart disparues. Deux infirmes avaient été amenés sur leur chariot et l’un d’eux me fixait avec des yeux intrigués comme s’ils s’étonnaient de ma présence. C’était un condisciple de mes premières classes mais la maladie et la vieillesse avaient supprimé toute ressemblance avec son visage d’adolescent et un sourire glacé, parfois, semblait narguer ma présence et mon insolente santé.

Un délégué lut des lettres d’invités qui demandaient à excuser leur absence et donna une longue liste de disparus dont je n’accrochai que quelques noms au passage.

J’avais l’impression d’avoir été convoqué sur les lieux d’un naufrage dont des experts faisaient l’inventaire.

Ma femme et ma petite-fille n’avaient sans doute pas supporté cette atmosphère de veillée funèbre et s’étaient éclipsées sans se signaler. J’invoquai le prétexte de les rejoindre pour quitter cette sinistre assemblée et je me dirigeai vers le parc.

Seul, je retrouvais, sous les grands arbres, certains états d’âme de mon adolescence et je m’enivrais, comme autrefois, de ce printemps en Ile de France. Jamais je ne connus ailleurs d’air plus léger, de température plus douce, de climat plus tendre que ces mois d’avril ou de mai. Est-ce vrai que les environs de Paris ont,  plus particulièrement qu’ailleurs, pendant cette période, une séduction spéciale ou n’était-ce pas  l’évocation de mes quinze ou seize ans qui idéalisaient les lieux qu’en ces temps-là j’habitais ?

Il faut dire,  qu’à l’époque, le printemps d’un premier amour confondait ou augmentait les charmes que je croyais percevoir en cette saison dans les paysages d’Ile de France que je découvrais pour la première fois .

Tout en me laissant aller à ces agréables rêveries je pénétrai dans les grottes où je me rappelais avoir tremblé délicieusement d’en traverser les ténèbres. Au fur et à mesure que je m’enfonçais dans leurs dédales j’entendais une voix, une voix intarissable qui gardait un même ton, celui d’un récitant.
Au fond du couloir obscur, dans une des salles décorées de coquillages, j’aperçus ma femme et ma petite-fille assises sur un banc de pierre taillé à même la paroi. Face à elles, un homme à barbe blanche parlait, parlait, parlait. Je m’approchai doucement sans me faire remarquer.

Je reconnus un des anciens frères convers de la communauté qui assuraient les menus  travaux domestiques, en particulier ceux du jardinage. Je l’avais entrevu ce matin. Comme j’interrogeais les gens du lieu sur son identité on me répondit ironiquement : « C’est le frère « Mémoire ». Depuis plusieurs années il cherche constamment un interlocuteur pour lui raconter non seulement le passé de l’école mais aussi celui de ce vieux manoir. Nous le fuyons tous car il nous accable de ses radotages. »

Avec ma femme et ma petite-fille il avait dû trouver des oreilles complaisantes. J’entendais ses phrases sourdre, de dessous terre où nous nous trouvions, comme les pulsions d’une source qui ne demandait qu’à s’épandre. Il avait l’air heureux. De ses deux mains étendues il tenait son petit auditoire enfermé dans son débit. Trop éloigné du groupe pour comprendre ce discours je n’en accrochais que des bribes. « Frère Mémoire » devait tantôt faire allusion à des souvenirs d’école tantôt à ceux du château. A un moment je pus saisir le sens. Le frère convers parlait d’un temps où se déroulaient les processions des Rogations à travers les allées de son immense jardin. Il disait que ses rangées de fèves, d’oignon, de radis participaient aux chants des litanies, que les rames de ses petits pois et de ses haricots se serraient comme des mains jointes à chaque : « Te rogamus audi nos » entonnés par les pères et les élèves. Les paroles devinrent inintelligibles puis, un peu plus tard, comme un jaillissement plus fort de la source, elles réapparurent. « C’est dans ce parc, disait-il, que Charles Perrault se promenait aussi bien le jour que la nuit. Là, sous les arbres, le long de l’eau ou à l’intérieur de ces grottes, le conteur a entrevu les personnages du Chat botté, de Cendrillon, du Petit Poucet ou du Chaperon rouge. »

Il devait faire allusion à bien d’autres souvenirs, plus ou moins fantastiques, car je voyais les yeux de ma petite-fille s’agrandir d’étonnement et ceux de ma femme se plisser d’incrédulité bienveillante.

Craignant d’interrompre le charme de ce discours, je reculais dans l’ombre de la grotte et je me contentais d’observer ce tableau qui illustrait à ravir ces deux vers de Verlaine :

Les donneurs de sérénade

Et les belles écouteuses… »

Je comparais cette scène si agréable à celle du repas de midi où il n’était question que d’absences, de défunts, de choses mortes. Ici je sentais bouillonner la sève qui, du plus profond du passé, montait vers la lumière devinée dans une échancrure de la voûte de la salle aux coquillages. Alors qu’au réfectoire je n’avais affaire qu’à des branches sèches et du bois mort ici je voyais un arbre vivant dont la sève circulait en chantant.

Ce matin déjà, la chanson de « Virginie » du petit Sans m’était apparue comme un surgeon de jeunesse, une pousse verte dans l’hiver de nos retrouvailles. Les récits de la grotte confirmaient que derrière l’ombre des jours passés la lumière ancienne n’était pas forcément abolie et que celle de notre jeunesse, si elle était sollicitée, pouvait à nouveau resurgir et illuminer le vieil âge comme un soleil de minuit.

*


Quelques mois plus tard, de retour dans mon Languedoc d’adoption, je reçus l’information que, coup sur coup, le petit Sans avait succombé à une urémie et que le « Frère Mémoire » avait été trouvé mort dans une des salles des grottes. A cette annonce j’eus la sensation que tout ce qui se rattachait à mon ancienne école venait de s’abattre. La dernière pulsion de sève venait de se tarir, l’écorce du bel arbre, que j’avais cru voir dans la grotte de Saint Clément, n’était qu’une apparence . Son bois avait perdu sa consistance, il ne tenait encore debout, lors de mon dernier passage, que grâce à ce dernier filet de mémoire. Je me rendis compte qu’il pouvait en être de même de mes soixante quinze ans. Pour garder debout et vivante la structure d’une si longue existence il fallait qu’elle entretînt cette sève de la mémoire qui reliait le sommet le mon âge aux plus profondes racines de l’enfance. Cette faculté d’enregistrement a indiqué mes repères comme les nœuds qui marquent les stades de la végétation ou comme les cercles dessinés à l’intérieur des arbres. Ces repères ne sont pas forcément des faits importants, ils sont parfois insignifiants, mais l’intensité de perception fut alors si aiguë que l’écriture de l’événement, plus ou moins évident, a davantage griffé le rouleau du parchemin enregistreur.

Je pensais d’ailleurs avoir vécu autant dans la réalité que dans la fiction et certains de mes souvenirs les plus fidèles n’étaient, paraît-il, que des illusions.

Je me souvenais avoir raconté, dans une réunion de famille, une anecdote banale où je m’appliquais à rappeler tout un luxe de détails. « Nous étions, disais-je, mes sœurs et moi, sur le seuil de la maison de l’oncle Paul. Il tenait un mètre à la main et mesurait l’encadrement de la porte. C’était un mètre articulé qu’il déployait et repliait sans cesse comme un accordéon. Nous lui avons demandé si sa fille et son gendre étaient chez lui. Oui, oui, répondit-il, en continuant à jouer avec son mètre pliant. Oui, ils sont là….et ils ne sont pas là. Interloqués par cette contradiction nous demeurions sur le pas de la porte et ne savions quelle attitude prendre. Et je disais : «  Je vois toujours l’oncle Paul nous tourner le dos et s’accroupir. Tiens ! J’ai encore devant les yeux ses larges bretelles qui soutenaient son pantalon de velours de charpentier. Vous  en souvenez-vous , vous, de ses larges bretelles ? Et puis de ses gros yeux globuleux qui, en se relevant de son métrage, nous fixaient comme si nous étions devenus des bêtes curieuses ?

 « Entrez donc, entrez donc ! ordonnait-il » Et nous, de demander à nouveau si sa fille et son gendre étaient à la maison. « Ils sont là et ils ne sont pas là, répétait-il imperturbable,  voulant sans doute dire que,  absents momentanément, ils rentreraient bientôt. »

Pendant que je racontais mon souvenir ma mère puis mes sœurs riaient de plus en plus fort et l’hilarité s’amplifiant devint telle que je m’en étonnais :  «  Pourquoi riez-vous de la sorte ? m’exclamais-je. Ce n’est pas la première fois que je raconte cet événement. Si je vous la raconte encore aujourd’hui  et , cette fois, avec ce luxe de détails c’est que vous m’écoutiez avec une certaine indulgence et sans vraiment croire ce que je vous raconte…Ou alors me prenez-vous pour un radoteur ?

-          « Non, répliqua ma mère, riant aux larmes, mais ce n’est pas ça.

-          -Mais  pourquoi donc ?

-          -C’est de t’entendre rapporter méticuleusement un fait auquel tu n’as pas assisté puisque le jour où il s’est passé tu n’étais pas présent chez l’oncle Paul.

-          -Comment ! m’écriai-je, mais je suis prêt à témoigner sous le serment que je l’ai vu se baissant et se relevant devant sa porte pour mesurer chacune des parties et je l’entends encore nous dire sur le même ton : « 1 mètre 80 et o mètre 10, ils sont là et ils ne sont pas là, ce qui fait 1 mètre 90. Allons ! Avec des rappels  aussi précis, ce n’est pas possible de n’avoir pas assisté à ce qui est si ancré dans ma mémoire ! »
.

Il fallut bien admettre qu’au moment de cette visite chez l’oncle Paul, où mes deux sœurs , entre autres, étaient présentes, je ne pouvais physiquement pas me trouver en ce lieu puisque, à cette date précise j’en étais éloigné de plusieurs centaines de kilomètres. J’avais sans doute eu connaissance de cet événement par un des témoins de cette rencontre  qui l’avait rapportée devant moi, peut-être avec une évocation si suggestive que je m’étais identifié depuis aux personnes présentes. Ou même, tout simplement, du rapport des faits j’avais moi-même imaginé ce scénario si bien accordé aux attitudes originales de mon oncle. En tout cas, pour moi, cette scène imaginaire devenait plus vraie que l’authentique. Un souvenir aussi enkysté dans la mémoire, même s’il est fictif, est plus réel que des véritables mais qui, eux, n’ont fait que glisser sans y laisser de trace.

L’essentiel est de faire tenir debout ce grand monument du souvenir fait de réalités, de déformations, d’illusions ou de rêves. Ce qui est passé n’a de valeur que dans la mesure où il construit l’avenir mais malheur à celui qui, regardant sous son âge, n’y verrait que du vide.

Après cette rencontre d’anciens et après avoir amorcé cette pompe à souvenirs je me demandais si je n’allais pas, pour éviter de tarir la source, entreprendre ce grand pèlerinage de mon enfance et de mon adolescence dont il est bien reconnu qu’ils possèdent le capital le plus précieux d’une existence.

Il me faudrait donc revoir d’abord la forêt maternelle de Villers-Cotterets où je suis né, retrouver les chemins herbus du pays de mon père, en Thiérache, qui devint ma patrie d’adoption. Je devrais traverser la frontière belge vers cette petite agglomération du Borinage

où je fus envoyé, à l’âge de dix ans, dans un séminaire. Je venais de revoir Viry-Châtillon mais il me faudrait repasser par Amiens, Lille où ma filière de séminariste me conduisit. Les obligations militaires, en 1936, m’avaient amené à Sedan que j’aurais à redécouvrir ainsi que les Corbières où je vécus un court séjour entre deux casernements puis tous les détours d’une retraite militaire à travers les Ardennes jusque dans l’Aube après l’attaque allemande sur Sedan en mai1940. Un mois plus tard, rééquipé militairement de la tête aux pieds pour un deuxième combat, j’avais été expédié sur le canal de l’Ourcq alors que les Allemands  entraient dans Paris. Je devrais remettre mes pas dans ceux d’une deuxième retraite qui, au milieu du flot tumultueux des réfugiés, m’avait jeté, après de fabuleux épisodes, épave insubmersible,  presque aux limites de la frontière d’Espagne.

Comment parcourir un tel itinéraire sans que mes souvenirs soient trahis par les changements intervenus, modification des paysages  et, parfois même, disparition de pans entiers de mon passé ? Et puis,  à quoi servait-il de vouloir superposer la réalité d’aujourd’hui sur ce qui avait été le décor d’un rôle que j’avais joué mais que de nouveaux acteurs avaient,  sans doute,  modifié pour leur propre histoire ?

Je m’abstenais donc d’entreprendre cet inutile périple, j’accomplirai mon voyage dans le passé, les yeux fermés, entrant, comme les aveugles, dans cette nuit profonde où se lèveraient mes anciens soleils et où courrait cet astre – à la fois bénéfique et maléfique – tantôt présent, tantôt absent – qui, comme pour les Mages vers l’Enfant-Dieu, me conduirait jusqu’au seuil de ma jeunesse.


Chapitre 1

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