Dans les profondeurs de la forêt maternelle
Quand commence vraiment notre souvenir ? Pourquoi les premiers hommes
redoutaient-ils particulièrement les puissances sous-marines ? Pourquoi
croyaient-ils que les forces maléfiques habitaient le fond des mers ? Pourquoi
confondaient-ils l’étendue des eaux avec l’inorganisé , le désordre, l’incréé ?
Leur mémoire avait-elle hérité de leurs ascendants aquatiques ? Un épisode de la guerre de 14: la bataille
de la somme Portrait de Julien enfant.... *
Et en moi, Julien Dessart, ne demeuraient-ils pas, profondément enfouis, des
vestiges de la vie de mes parents ?
J’aurais donc habité avec ma mère, bien avant ma naissance, les profondeurs
glauques de cette forêt de Villers-Cotterets où son village était niché. J’aurais
éprouvé les mêmes effrois que la jeune Séverine quand on l’envoyait rejoindre
quelques lointaines maisons forestières.
Plus tard, vers mes cinq ans ou six ans, il n’était pas étonnant que je subisse
de telles terreurs lors de mes arrivées en train, avec ma famille, dans ce pays
où nous faisions de rares visites et que nous sortions sur la petite place de
la gare. Là, trônait un énorme monstre noir qui,
dans son bloc d’airain, concentrait toute l’obscurité du sous-bois que nous
devions traverser pour nous rendre au village de mes grands-parents maternels.
Même quand j’ai su que cette forme sinistre n’était autre que la statue d’Alexandre
Dumas ma peur n’en était pas moins grande .
Nous parcourions la route de Villers à Vivières dans une calèche découverte.
Presque toujours assis sur un strapontin, disposé à contresens de la marche,
je découvrais les arbres énormes de l’orée qui défilaient sous mes yeux à reculons
et je ne fus pas étonné, plus tard, d’apprendre que dans « Le roi des aulnes »
l’enfant n’avait pas pu supporter, le temps d’un aussi bref voyage, une telle
pression de la forêt et qu’il avait succombé, même enveloppé dans les tendres
bras de son père.
D’après ma date de naissance j’ai donc été conçu courant juin, début juillet
1914, en cette fin de la Belle Epoque où le temps se prélassait, jouant les
prolongations du siècle précédent, sans se différencier des modes féminines
froufroutantes, sans accroc ni rupture avec l’indolent passé. Pourquoi la vie,
malgré son nouveau millésime, se serait-elle arrêtée en si bon chemin ?
J’étais un des derniers conçus avant les événements tragiques des mois suivants.
J’ai d’ailleurs l’impression d’être un retardataire, d’être monté dans un dernier
train qui, subitement a changé de direction. De ce décalage j’ai reçu le contrecoup
brutal et, peut-être, que j’en subis encore maintenant les effets.
J’appris plus tard que je faisais partie d’une tranche d’individus un peu anormaux
que le régiment appela : « les classes creuses ». Pendant
cinq ans c’était plutôt la mort que la vie qui prenait place en France, les
naissances de cette période purent même apparaître suspectes alors que les pères
croupissaient, loin des épouses, dans les tranchées ou s’alignaient sous les
croix de bois des cimetières militaires.
J’ai donc vécu au sein de ma mère cet écartèlement : conçu pour vivre en
homme du XIXème siècle j’étais projeté, sans préparation, dans un siècle nouveau
qui faisait irruption avec la violence et les calamités d’un volcan en éruption.
Forcément de connivence avec ma mère, j’acceptais difficilement un destin aussi
incertain. Le sort de mes deux sœurs qui me précédaient de deux et trois ans
n’était guère plus enviable mais elles étaient déjà irrémédiablement exposées
aux soufflets de cette nouvelle période de l’existence. Pour moi j’étais encore
pelotonné dans les limbes d’une pré-vie et ne demandais qu’à retarder mon entrée
dans un monde aussi peu accueillant. Là encore, ces « blotissements »,
ces hésitations, ces refus m’inhibent tout le long de mon existence et freinent
toujours mes élans.
Le temps venu, je dus bien me résoudre à naître. Il faut dire que la date choisie
fut un jour exceptionnel puisqu’il correspondait à celui de la Pentecôte. Il
faudrait reprendre tous les 23 mai depuis 1915 pour s’apercevoir qu’une telle
conjoncture se renouvelle que très rarement. J’étais, cette fois, un heureux
élu qui bénéficiait d’apparaître dans un lumineux dimanche de printemps où,
annuellement, le ciel se souvient d’être descendu sur terre pour y répandre
une profusion de dons. Je ne sais si j’en fus bénéficiaire mais ce qui est indéniable
c’est que les flammes pentéscostaires m’ont communiqué ce goût du feu. La vue
d’un âtre qui brûle me comble toujours de joie mais, ce qui est moins innocent,
un jour, je portai sur mon dos, devant mes condisciples de la communale, l’infamante
accusation d’incendiaire. Mais cette histoire viendra en son temps.
Ma famille avait quitté la localité de mes grands-parents maternels pour habiter
quelques kilomètres plus loin, dans la même forêt, une maisonnette de garde-barrière
d'où mon père partait, chaque matin, à vélo, le long du ballast, pour rejoindre
son poste de cheminot mobilisé à la gare voisine.
De toute ma vie je n’ai jamais revu ce lieu de ma naissance qui, pourtant sur
chaque signalement officiel me suit comme une étoile attachée à mon identité.
Même les yeux de mon imagination ne l’aperçoivent pas, tellement il est niché
au fond de cette forêt et qu’il tient, sans doute à se garder secret. Lorsque
au moment de ma première demande d’état civil j’eus recours à sa mairie, il
me fut répondu que les archives avaient disparu pendant « la Grande guerre ».
Je ne m’étonnais pas de cette réponse, mon lieu de naissance m’apparaissait
de plus en plus mystérieux. Je n’aurais pas été surpris si on m’avait répondu
qu’il n’avait jamais existé.
C'est pourtant de cette maisonnette garde-barrière, réelle ou rêvée, que j’ai
conservé la plus forte empreinte de mes premières peurs et de mes premières
joies qui ne faisaient, sans doute, qu’une seule et même impression.
Ma mère devait trembler de savoir ses jeunes enfants si près des rails où la
moindre inadvertance pouvait laisser nous y aventurer. L’ouverture et la fermeture
des barrières l’obligeaient à se tenir, en plus, constamment sur ses gardes.
Nous devions vivre dans une exaspération constante, médusés et angoissés à la
fois par le spectacle de ce chemin tracé par les rails dont la forêt semblait,
de part et d’autre, prolonger le mystère. Chaque passage de train ébranlait
la maison comme si elle-même tremblait d’émotion. La nuit, surtout, nous réveillant
en sursaut, des convois militaires exceptionnels s’annonçaient de loin dans
les mugissements des sifflets et longeaient nos fenêtres dans un ferraillement
d’enfer.
Nous vivions alors une fantastique aventure. Il n’est pas étonnant que tout
le long de mon enfance et même de mon adolescence le monde du chemin de fer
ait laissé en moi une telle nostalgie.
*
Moi qui ai plus ou moins subi les deux guerres, celle de 14-18 et celle de 39-45,
je peux comparer leurs différences. Alors qu’à la dernière invasion la population
affolée fuyait sur les routes devant le rush allemand, en juillet 15, même si
les combats faisaient rage dans les départements habités, les gens du lieu continuaient
à vaquer à leurs occupations. Mon père mobilisé dans ses fonctions de cheminot,
suivait sur les lignes de Chemin de fer de son réseau, les fluctuations du
front mais celles-ci n’étaient guère importantes dans leur déplacement d’avance
ou de recul Cependant, à un moment plus critique des hostilités, les civils
durent s’expatrier et ma mère nous emmena, mes sœurs et moi, à Alençon. Nous
étions devenus des « évacués ». Alors qu’en 1940 ces mêmes personnes
déplacées devinrent des « réfugiés ». A chaque époque son vocabulaire.
Pour nous, Alençon était certainement le repli le plus méridional que nous,
habitants du nord de la région parisienne, pouvions envisager.. Le séjour fut
sans doute très court, je n’ai gardé aucune trace de ce déplacement.
De retour dans notre forêt de Villers-Cotterets nous la trouvions, cette fois,
occupée par des soldats français qui s’y étaient retranchés. Ces campements
furent mes premières expériences de sociabilité. Presque chaque jour, je me
rendais à la roulante, proche de la maison en curieux et en gourmand. Je m’y
faisais beaucoup d’amis, surtout parmi les cuistots et je passais pour la mascotte
de l’escouade. Quand je rentrais au logis, ma mère se désespérait de me voir
barbouillé sur tout le corps des « tambouilles » que les militaires
me faisaient goûter de leur gamelle. Pour ne pas être obligée de me changer
de vêtements tous les jours, ma mère m’enfila d’abord des tabliers de toile
mais ma gloutonnerie et ma maladresse étaient telles que cette protection ne
me garantissait pas suffisamment. Il fallut qu’elle me confectionnât un tablier
de cuir ; cet affublement rendit ma présence au bivouac encore plus amusante
et plus souhaitée.
Lorsque la roulante quitta les abords de la maison je renonçais à mes visites
gourmandes malgré les sollicitations des soldats. Je me contentais de faire
le tour de la cour, comme si j’avais été attaché à un piquet, et de battre un
petit tambour pour me donner l’air martial qui manquait tant à mon naturel .
Malgré ces rodomontades je continuais à me pelotonner contre le ventre douillet
de ma mère.
Il en était tout autrement de mes sœurs. L’aînée était prénommée Emma. Ce nom
lui avait été donné par notre grand-mère paternelle, grande lectrice de romans
à la mode. « Madame Bovary » l’avait particulièrement passionné.
On dit que notre prénom n’est pas gratuit . Ou bien c’est lui qui nous
marque de son empreinte et nous agirons comme tous les Lucien et toutes les
Françoise si telles sont les bannières sous lesquelles nous avons été enrôlés
ou, au contraire, c’est notre personnalité qui réclame le prénom qui nous convient
et les parents qui croient choisir, obéiraient à une injonction.
En tout cas ma sœur Emma, dès son plus jeune âge, se révéla aventurière. Souvent
elle partait en forêt, emmenant sa cadette qui, elle, s’appelait Marie. Mon
père, disait-on, avait bien voulu céder pour l’aînée aux idées romanesques de
sa mère mais pour la seconde il avait, en contrepoids, donné à sa fille un prénom
des plus communs.
Un soir, ni Emma ni Marie n’étaient de retour au logis. Ma mère, affolée, alerta
le voisinage. J’entendais, niché dans un recoin de la cuisine, les angoissants
commentaires des voisines. L’une d’elles raconta même que, l’année précédente,
une de ses cousines, âgée de dix-huit ans, avait ainsi disparu et qu’aucune
recherche n’avait abouti. Heureusement que ma mère n’écoutait pas, occupée à
diriger dans la cour les équipes de rabatteurs volontaires qui arrivaient par
petits groupes.
La nuit tombée, je m’étais endormi près du feu quand des bruits de voix m’éveillèrent.
Au milieu de la pièce , les deux fugueuses étaient de retour. Marie ne
cessait de pleurer à grands cris tandis qu’Emma, impitoyable, dardait sur l’entourage
ses grands yeux de biche innocente.
A cette époque, les garçons, jusqu’à quatre ou cinq ans, portaient des robes
comme les filles. Sans doute que ma mère avait hâte de me distinguer de mes
deux sœurs et de me voir costumé selon mon sexe. On se figurait sans doute que
je rêvais également de cette promotion.
-
Mon père, qui était alors employé à la gare de Soissons, avait
dû faire plusieurs fois les magasins de la ville sans trop de succès car, ma
mère, à son retour, était souvent dépitée de le voir revenir les mains vides.
C’est un samedi soir que j’entendis des cris de joie inhabituels à l’arrivée
de mon père :-« Viens voir ce que ton père t’apporte » .
-
Elle sortit d’un carton un costume marin qu’elle exhibait à bout
de bras avec un réel plaisir.
-
« Comme tu seras joli dans ce blouson bleu
avec ce grand col à liseré qui te descendra sur les épaules ! »
-
Puis, montrant la deuxième pièce du costume :
-
« Viens enfiler tes petites jambes dans cette mignonne
culotte où tu vas devenir un vrai garçon ! »
-
Je crois que c’étaient les mots à ne pas dire. Je considérais
le grand carton ouvert sur la table comme la porte d’une trappe par laquelle
on voulait à nouveau me faire passer. Je ne voulais rien « devenir ».
j’étais heureux tel que j’étais et avec mon instinct de repliement acquis dans
le ventre de ma mère je me méfiais de toute nouveauté.
-
Cependant mon père, qui voulait le bien des autres, même malgré
eux, estima qu’il fallait m’enfiler, sur le champ, la culotte . Je dus bien
céder à la force. Pour déclencher mon assentiment on avait appelé les voisines
et un cercle d’admiratrices m’adressaient des compliments. J’avais subi l’arrachage
de ma robe d’enfant alors que les deux jambes d’étoffe m’entravaient dans leurs
pièges. J’étais devant toutes ces bouches bées d’admiration, sans défense, confondu
d’avoir été blousé.
-
« Alors, qu’est-ce qu’il dit, Julien, d’un si beau costume ? »
-
J’en voulais à tout le monde et, en particulier, à mon père.
Je baissai la tête et grommelai entre mes dents :
-
-« Julien f’ra caca d’dans ! ».
Que m’est-il resté comme souvenir des cinq années terribles qui torturèrent
cette portion du territoire où je découvrais la vie autour de moi ? Rien,
si ce n’est, peut-être, les images fugaces de quelques soldats qui m’empiffraient
des restes de leur gamelle. Et encore ces images ne sont, sans doute, que
le reflet des récits de ma mère.
J’ai eu le triste sort de traverser deux guerres mais la première n’intéresse
probablement que le plus profond de mon inconscient. La seconde ne compte
pas non plus pour moi comme un temps de malheur mais, au contraire, comme
une série d’aventures relevant du merveilleux. Un écrivain a donné au récit
de ces mois de combats et de captivité ce titre, teinté d’humour noir :
« Les Grandes Vacances ». Quand, en son temps, j’aborderai cette
période, je pourrais également l’intituler : « les Grandes Vacances »
mais, cette fois, dans le sens perçu, au premier degré, par les écoliers.
Avant d’en venir là, j’ai à parcourir tout un itinéraire que je devrais plutôt
déplorer ; pourtant mes routes les plus sombres, je les ai survolées
avec aisance comme si j’étais doué, par intermittence, d’une certaine lévitation.
Est-ce là un effet de cette Pentecôte reçu en cadeau le jour de ma naissance ?