« Voici,
je vais arriver à toi dans l’épaisseur de la nuée »
Exode 19 – 9
A l’issue de la guerre, mon père ramena la famille dans son village natal d’Origny
en Thiérache où la Compagnie des Chemins de fer du Nord venait de le nommer
« commis de première classe », ce qui lui valait des galons d’argent
sur sa casquette de cheminot . Nous nous sommes alors installés dans la
vaste maison laissée par les grands-parents paternels, au milieu de cette verdoyante
contrée toute en bocages où les vaches couchées disparaissaient, au printemps,
dans l’herbe grasse, ne laissant dépasser que la lyre de leurs cornes. J’allais
en faire ma véritable patrie.
Le déclenchement réel de ma mémoire ne se fit qu’à partir de cette époque et,
principalement, à l’occasion de mon intronisation parmi les enfants de chœur
de la paroisse. A cause de ma petite taille – j’étais âgé de cinq ans – je devais
retrousser ma soutane rouge et le manches de mon surplis me couvraient les mains
.
Enfants de coeur dans les années 30
Mon éducation aux rôles des fonctions
du sanctuaire avait été confiée à un ancien qui était rompu à toutes les disciplines
de cet art que je mis plusieurs semaines, peut-être quelques mois, à découvrir,
tellement le service des différentes cérémonies était complexe. J’ai gardé de
cet apprentissage des souvenirs si vivaces que, ces dernières années, revenant
au pays, après quarante ou cinquante ans d’absence, j’eus envie de redevenir
le candidat enfant de chœur de ma prime jeunesse.
J’entrai dans une quincaillerie du bourg où je fus reçu par un septuagénaire
qui me demanda ce que je désirais des nombreux articles de son magasin.
« Pourriez-vous, lui demandai-je tout de go, m’apprendre à servir la
messe ?
-A quoi ?,dit-il comme s’il avait mal compris ma question.
-Vous savez, sans doute, toujours servir la messe ?,lui répliquai-je
du ton le plus amène
-Oui, oui, répondit-il, l’air paniqué »
Je voyais qu’il ne tenait pas à contrarier le fou qui venait de se présenter
dans sa boutique.
-En réalité, ce que je voudrais, insistais-je, prenant une attitude des
plus naturelles, c’est de réapprendre à servir la messe .
-D’accord ! D’accord ! » acquiesça le quincaillier qui
avait pris son parti de calmer l’énergumène présent devant lui .
Je souriais pour le rassurer mais mon interlocuteur se sentait de plus en plus
mal à l’aise.
‘ « Peut-être, pour ce faire, lui dis-je, pourriez-vous demander
l’autorisation à votre épouse ? Certainement qu’elle, vous le verrez, comprendra
mieux que vous ma demande. »
Je venais de lui donner l’occasion d’une sortie honorable, il courut dans l’arrière-magasin
pour chercher le secours de sa femme. Dès que celle-ci apparut sur le seuil,
elle leva les bras au ciel et s’écria, tout heureuse de notre rencontre :
« Mais c’est Julien ! Je le reconnais »
Et s’adressant au mari :
« -Eh quoi ! Tu ne retrouve pas derrière ces traits la frimousse
de notre ancien petit voisin ? »
Madeleine, l’épouse du quincaillier, m’avait davantage fréquenté et avait moins
de mérite que son mari à me reconnaître. Ce que j’aurais voulu c’est que mon
ancien ange-gardien se rappelât ces va-et-vient de la sacristie à l’autel, ces
génuflexions, ce missel avec son encombrant support, de droite à gauche et vice
versa, ces burettes dont, celle du vin, portait un cordonnet autour du col,
ces distributions de pain bénit, ces fabrications de queue de rat pour l’allumage
des cierges, bref, tout ce « métier » que le « grand » m’avait
appris avec tant de patience. Malheureusement sa mémoire s’était apparemment
desséchée comme chez certains de mes anciens condisciples de saint Clément.
Aucune de ces allusions ne trouvait d’écho. J’étais désolé d ‘un tel assèchement,
confus comme si j’étais venu pour essayer de réveiller un mort.
On se demande, pour l’homme de cette fin du vingtième siècle, ce qui peut rester
des vestiges de ce que fut, cinquante à soixante plus tôt, la « Chrétienté ».
Tout a disparu, ses rites, ses traditions, sa morale et même le sens de son
langage est tombé dans l’oubli.
Dernièrement un de mes petits-fils me demanda de l’aider à préparer le commentaire
d’un poème de Baudelaire car bien des mots, pour lui, étaient hermétiques.
Voilà un poète qui, à son époque, vivait déjà en marge des pratiques religieuses
et qu’on traitait d’ailleurs de « maudit ». Le poème en question est
un des plus connus des Fleurs du Mal : « Harmonie du soir ».
j’avais à fournir à l’enfant l’explication de certains mots comme si ces termes
se rapportaient à d’obscures pratiques périmées depuis des siècles :
« Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir »
Vers mes quinze-seize ans, ce vers, à sa première lecture, m’avait rempli les
yeux des somptuosités de la Fête-Dieu ou des processions du quinze août. Sur
une estrade je voyais s’amonceler les bouquets de pivoines et de lys, se dresser
les candélabres d’or, flotter les oriflammes, tout en haut d’un escalier couvert
de tapis somptueux. Devant les enfants de choeur, ce jour là en surplis de dentelles,
les Enfants de Marie voilées de blanc, la fanfare aux cuivres rutilants et,
sortant du dais empanaché, monsieur le curé enfoui dans sa chape de brocart
et sous le grand voile des cérémonies. Le mot « reposoir » était pour
moi si chargé de sens que, placé ici en plein ciel, il gagnait encore plus
de richesse mystique.
Comment pouvais-je faire passer à mon petit-fils un tel amoncellement de souvenirs
des processions d’été dans les rues du village ?
« Ton souvenir en moi lui comme un ostensoir »
Comment ce poète, qui n’avait pourtant pas la réputation de fréquenter les cérémonies
religieuses, pouvait-il évoquer tant d’images aussi spécifiques à la chrétienté ?
C’est qu’à cette époque, croyants ou non croyants vivaient dans une atmosphère
pleine des senteurs de la religion … et particulièrement de l’encens :
Voici venir le temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir… »
J’aurais dû, au petit-fils, raconter mon histoire d’enfant de chœur comme j’essayais
de le faire à mon ancien camarade du sanctuaire de l’église d’Origny.
En pompant dans les eaux profondes du passé j sentais s’amorcer tout un flux
de souvenirs et certains jaillirent tout d’un coup comme les giclements d‘un
puits artésien.
Entré dans la cuisine et invité à partager, avec le quincaillier et sa femme,
le café de l’amitié, j’avais repris le ton familier de l’enfance :
-
« Ah, souviens-toi, quand monsieur le curé désignait
celui d’entre nous pour allumer l’encensoir . Ce n’était pas rien d’être
désigné à cette fonction ! De notre temps, nous ignorions ces petits charbons
chimiques que connurent nos successeurs, qui s’allument et se consument sans
effort. Nous, nous devions savoir souffler sur les braises de charbon de bois,
secouées de frissons continuels, toujours prêtes à s’éteindre entre nos doigts,
qui pétillaient et qui éclaboussaient d’étincelles. Ce n’était pas le travail
du premier venu.
-
Conviens-en, pour être un bon encenseur, en ce temps là, il
fallait d’abord bien connaître monsieur le curé. C’était alors le doyen Vitry,
un colosse à la tête énorme remplie de mots latins et de mystères du catéchisme.
Aux vêpres du dimanche, enfoncé dans sa chape, il avait l’air d’une poule entouré
de ses poussins et je crois bien que s’il avait fallu disparaître comme des
poulets effrayés sous les plumes de leur mère, nous aurions tous tenu sous l’ampleur
de ses habits. Mais il arrivait souvent que c’était plutôt lui qui nous effrayait.
-
Pour ma part, je ne savais jamais s’il me regardait avec bienveillance
ou indignation. Je croisais les bras tant que je pouvais, je me tenais bien
dressé, rien ne faisait dérider cette tête terrible. Son regard, à cause des
verres épais de ses lunettes, semblaient, de temps en temps, lancer des éclairs.
-
Son principal souci était l’encenseur. dès que celui-ci arrivait
au chœur, que monsieur le curé fût assis dans son fauteuil, à genoux sur le
degrés ou debout à l’autel, on devinait qu’il surveillait son encenseur. Trop
de fumée l’indisposait, un foyer mal allumé l’irritait. quand il disposait les
grains d’encens il faisait entendre des : tst ! tst ! tst !
de mécontentement . Il tournait et retournait les braises avec agacement, quand
il ne renvoyait pas l’incapable à la sacristie parmi les sourires moqueurs de
tous les gosses du catéchisme.
-
Passe encore pour les simples cérémonies mais pour les grandes
occasions monsieur le curé était intraitable, surtout à l’occasion d’un enterrement
de première classe.
-
- Vous vous souvenez de ce qu’était un enterrement de première
classe ? En tout cas de celui où Oscar Déruelle se montra si maladroit ?
-
- Oscar Déruelle ? répéta mon quincaillier-enfant-de-
choeur , comme si ce nom lui était tombé au fond de la mémoire, sans
écho.
-
-Oui, Oscar Déruelle et pourtant Dieu sait si , avant cette
affaire, monsieur le curé était circonspect dans le choix de ses encenseurs .
Souviens-toi, à la sacristie, il nous faisait aligner, nous regardait dans le
blanc des yeux puis, tout à coup, comme inspiré, il déclarait : « Gaétan
Mouflot, tu allumeras aujourd’hui l’encensoir ». Aujourd’hui c’était lui,
une autre fois ce serait peut-être encore lui mais c’est qu’il aurait été, en
cette nouvelle occasion, sélectionné parmi nous tous.
-
C’est la seule fonction qu’il se réservait de désigner. Il
ne nommait pas les servants de droite et les servants de gauche ni celui qui
allumait les cierges, ni ceux qui faisaient la quête ni même ceux qui, les jours
de fête, distribuaient le pain-gâteau- bénit. Monsieur le vicaire ou le doyen
des enfants de chœur se chargeaient de ceux-là.
-
Rappelle-toi comment le vicaire appelait l’encenseur, un nom
qui nous faisait rire tellement il était drôle. Le thuriféraire, qu’il disait… »
-
Comme Madeleine semblait s’intéresser davantage à mes histoires,
je me tournai vers elle :
-
« Pourquoi, me direz-vous, tant de précautions
pour désigner à cette fonction ? Comme vous, Madeleine, je ne comprenais
pas. C'est à la réflexion, en me rappelant la mésaventure d’Oscar Déruelle,
que j’ai deviné bien des choses.
-
Je ne sais pas si vous vous rappelez cet enterrement du vieux
notaire, maître Boulot, le grand-père de celui qui exerce aujourd’hui. Ce fut
une des plus belles cérémonies funèbres qu’on avait connue ici et qu’on ne connaîtra
jamais plus puisque les enterrements de première classe n’existent plus.
Le maître d’école, par faveur extraordinaire, avait autorisé la totalité des
enfants de chœur à quitter la classe, personne ne manquait à l’appel. Nos parents
nous avaient donné du linge propre comme pour un dimanche et la chaisière, pour
la circonstance, avait distribué des surplis fraîchement repassés et avait brossé
nos soutanes noires d’enterrement que nous portions toujours un peu crottées
par la boue du cimetière.
-
Nous partîmes pour la levée du corps, conscients
de notre rôle et avec cette dignité qu’on ne nous voyait guère qu’aux visites
de Monseigneur. Le hall de l’étude était transformé en chapelle ardente. En
entrant, on ne distinguait dans l’obscurité entretenue que les flammes minuscules
des cierges et les grosses larmes d’argent sur les tentures.
-
Des femmes, à genoux sur des prie-Dieu,
semblaient étouffer sous le voile de crêpe qui les enveloppait. On devinait,
à travers, des petits mouchoirs blancs qu’elles agitaient continuellement comme
si elles nous faisaient signe d’un autre monde.
-
A l’arrière-plan, des messieurs en jaquette, les cheveux minutieusement
plaqués, l’œil fixe, aussi raides que leur faux col de celluloïd, avaient pris
et gardaient la pause pour la photographie de la famille. Deux jeunes enfants
semblaient ahuris dans cette mise en scène , ils regardaient avec étonnement,
de temps en temps, leurs mères qui, alors, sortant les mains de dessous leurs
voiles de ténèbres, leur remontaient furtivement les chaussettes ou les recoiffaient
hâtivement.
-
Il fallut que dans ce spectacle si méticuleusement agencé,
Bouton, myope comme une taupe, butât contre un chandelier qu’il renversa, ce
qui lui valut une taloche de monsieur le curé. L’enterrement commençait mal.
La procession du retour à l’église s’organisa. Hédard était en tête portant
la lourde croix de fer qu’on ne sortait qu’aux grandes occasions. Ils n’étaient
que trois parmi les grands à pouvoir la porter mais Hédard était le seul à savoir
la tenir comme il faut. Du moins on n’entendait jamais derrière : « Tiens
la croix droite ! Ne la penche pas en avant ! Marche moins vite »
Hédard avait le goût de son métier, je n’étais pas le seul à le remarquer. C’était
dans de telles circonstances, où un spécialiste donnait toute sa mesure, qu’on
pouvait mieux s’en rendre compte.
Nous étions revenus à la sacristie et nous faisions le salut du départ pour
la messe des morts quand l’un de nous cria : « Et l’encenseur ? »Monsieur
le curé, troublé sans doute par l’importance du cérémonial, avait oublié de
le désigner. Il reposa le calice et tous ses accessoires recouverts par un voile
noir de circonstance, se retourna pour promener sur nous un regard circulaire
et, sans hésitation, lança : « Oscar Déruelle, tu allumeras l’encensoir. »
Il frappa à nouveau dans les mains, nous saluâmes à nouveau et le cortège entra
dans la nef.
Oscar Déruelle était notre doyen et, comme signe de
sa charge, il portait, le dimanche, une soutane violette. Personne ne pouvait
s’étonner de ce choix pour l’enterrement du notaire mais Oscar n’avait pas souvent
rempli cette fonction. Il venait rarement aux enterrements, habitant loin du
bourg. Ce qui ne l’empêchait pas de connaître les pratiques d’une cérémonie
d’obsèques. D’ailleurs, rien ne l’embarrassait. Industrieux, bricoleur, il résolvait
bien des problèmes de sacristie. Nul comme lui, par exemple, pour fabriquer
des queues de rat destinées à l’allumoir avec des débris de bougie.
A la préface il sortit donc du chœur pour venir allumer ses charbons. Le
temps était court puisqu’il fallait se présenter avant l’élévation. Oscar arriva
avec l’encensoir au moment prévu. Quand le servant versa l’encens sur les braises
on remarqua aux pétillements et à la fumée que le foyer était de qualité. Oscar
n’était pas de ces têtes de linotte qui balançaient l’encensoir, le nez en l’air
et qui, le cognant au carrelage, devaient ramasser les braises incandescentes
en se brûlant les doigts. Il mesurait la longueur de chaîne et sa tête suivait
le rythme qu’il accélérait ou ralentissait suivant la nécessité du foyer.
Jamais, non plus, Oscar, comme les apprentis, ne fut contraint de se mettre
à quatre pattes pour souffler sur des charbons prêts à s’éteindre.
C’était un plaisir de voir notre doyen réglant sa machine, parfois ouvrant
la cassolette pour activer, parfois la berçant à peine pour endormir le feu.
Au Pater, comme il se devait, il retourna à la sacristie pour vider la cendre
et renouveler la braise. La messe terminée, nous le trouvâmes prêt pour son
second service. Monsieur le curé s’affairait à son thermos, se servant de petites
rasade de café fumant. Pendant ce temps les croque-morts dégageaient le cercueil
des couronnes et des bouquets puis reculaient les rampes de cierges pour ménager
un chemin de ronde autour du catafalque.
Le cortège se remit en route pour l’absoute. Je me tenais à droite de l’officiant,
portant le seau d’eau bénite. A la gauche, Oscar Déruelle balançait l’encensoir.
L’orgue préludait au Libera me
Vous avez l’air, Madeleine, de me regarder avec un sourire
sceptique, croyant que j’amplifie notre importance d’enfant de chœur. Si votre
mari se souvenait autant que moi il confirmerait mes dires. Sans doute avez-vous
assisté à des funérailles, peut-être même plus, étiez-vous au premier rang
de la famille. Vous connaissez les sentiments que procure une telle cérémonie,
je vous l’accorde, mais vous ne pouviez quand même pas ressentir ce qu’éprouve
un enfant de chœur dans cette circonstance. Pour nous, l’absoute était la scène
la plus délicate du rôle . Pour la dernière fois, le mort ou la morte
est entré dans son église. Il en a la place d’honneur, plus qu’au jour de son
baptême, de sa Première Communion et de son mariage. Aujourd’hui il est le seul
au milieu de l’allée centrale. Encombrant, énorme.
Ne croyez pas, Madeleine, qu’il suffise de dire des mots latins et de faire
des génuflexions. Pour la messe c’est relativement facile, il n’y a que le Bon
Dieu qui nous regarde et lui, mêmes nos mots et nos gestes les plus escamotés,
il les comprend toujours. Cette fois, à l’absoute, nous tournons le dos à l’autel,
c’est au mort et à toute l’assistance que nous nous adressons.
Le prêtre chante d’abord une longue romance que le chantre reprend et puis
l’un et l’autre se questionnent et se répondent. Je croyais comprendre dans
ma petite caboche d’enfant de chœur que monsieur le curé demandait au chantre
– qui est le seul, à Origny, à causer latin comme les prêtres – ce qu’il savait
du défunt. Celui-ci , avec sa voix de tonnerre et ses moustaches qui tremblent
en chantant, semblait être toujours impitoyable. Cependant tout finit gentiment,
comme à l’école des filles, par une ronde. Monsieur le curé tourne autour du
cercueil, tantôt l’aspergeant d’eau bénite, tantôt l’encensant. Ce que signifie,
à mon sens, que le curé considère ses morts d’une part comme des démons et d’autre
part comme des anges et que c’est cette autre part qui l’emporte. Mais pour
qu’il en soit ainsi il faut que dans ce saint sortilège aucune des mots latins
ne soit omis et que chaque geste prévu au cérémonial soit minutieusement accompli.
C’était du moins ce que j’imaginais.
Monsieur le curé entonna donc sa romance. J’entendais, sur la gauche du prêtre,
Oscar Déruelle qui, bruyamment, débrouillait ses chaînes, qui ouvrait et fermait
la cassolette. J’avais beau m’en défendre mais je pensais « Il fait des
bêtises ! »
« Car, voyez-vous, Madeleine, on a beau être doyen des enfants de chœur,
on n’improvise pas une absoute. Il ne s’agit pas de remuer l’encensoir comme
aux messes du dimanches ni même comme aux processions des Fête-Dieu.
A mon idée d’alors, l’encensoir, à l’absoute, surtout à cause de l’assistance,
cet engin apparemment presque inutile, c’est le plus nécessaire de l‘histoire.
Le prêtre et le chantre, en la circonstance ne se préoccupent que du mort. C’est
un personnage si important qu’il ne laissait pas aux deux officiants le soin
de s’intéresser aux autres assistants, à tous ces visages de l’assemblée et,
surtout, à ceux du banc de la famille.
Quand le cortège du clergé n’était pas encore en place devant le catafalque,
il fallait voir tous ces regards qui voltigeaient dans l’église. Détachés de
la longue cérémonie de la messe et de ses mystères, ils erraient de bas en haut
et de haut en bas de la nef, oiseaux déroutés cherchant où se poser. Seuls,
au premier rang, demeuraient fixés les yeux rouges de la famille, accrochés
depuis trop longtemps au cercueil comme à un radeau de naufrage. Certes, il
y avait bien, jusqu’ici, les petites flammes dansantes des cierges, autant de
petites langues bavardes mais qui répètent toujours la même chanson.
Dès que l’encenseur survenait et qu’il commençait à balancer son instrument
tout changeait. Il était là, à la place qu’il fallait, comme l’oiseleur qui
dispose ses gluaux et ses miroirs. Comme l’oiseleur il fallait sembler se tenir
là pour rien, « pour du beurre » comme on disait entre gamins
et filles.
Dès les premiers mouvements de l’encensoir on voyait un puis deux puis trois
regards qui suivaient son balancement. Il fallait les bercer doucement, sans
à-coup, pour les tenir bien accrochés au mouvement de la cassolette. La fumée
devait former des petits nuages bien denses où se poseraient les moins farouches.
Et c’est alors qu’il fallait avoir toute une science de jeu de chaînes pour
allonger l’oscillation et toucher les assistants le plus éloignés et ensuite
redescendre avec eux ,en chaînes courtes, pour les mêler aux autres et les endormir
ensemble dans un rythme léger de berceau.
Ah ! Ce n’était pas toujours facile de provoquer cet œil lointain, trop
distrait ou, au contraire, d’amener derrière ses larmes un œil trop noyé. Il
arrivait parfois, qu’à vouloir s’entêter à s’accaparer un dernier indocile,
vous effarouchiez toute la troupe et que tout fût à recommencer.
A la fin de l’absoute, le prêtre, assisté du chantre, devait avoir décidé
le mort au grand départ. Il comptait sur l’encenseur pour qu’à l’In paradisum
la séparation d’avec l’assistance se fît aisément comme le chirurgien qui opère
dans l’anesthésie.
Voyez-vous, Madeleine, vous pourriez croire que cette histoire de fumée d’encens
n’est qu’enfantillage dérisoire et qu’à mon âge je lui donne encore plus d’importance
qu’elle ne le mérite. Je me suis aperçu, au cours des années, en approfondissant
la lecture de la Bible que mes phantasmes d’enfant rejoignaient la tradition
hébraïque qui, souvent, dans leur cérémonie, faisaient appel à la « nuée ».
Moïse, au Sinaï, était arrivé jusqu’à Dieu dans
« l’épaisseur de la nuée ». Celle-ci sera désormais pour
les Hébreux toujours le signe de la venue du Très Haut, venue voilée certes,
mais agissante. Cette nuée se confondra plus tard, dans les cérémonies du Temple,
avec les nuages d’encens qui symbolisaient à jamais la présence cachée de Dieu.
Enfant de chœur, mêlé intimement aux cultes, je retrouvais intuitivement les
symboles des rites anciens et devinais qu’avec l’encensoir, nous continuions,
comme autrefois, à provoquer dans l’assistance le climat du sacré.
Aussi j’avais compris, ce jour là, qu’Oscar Déruelle ne faisait rien de ce
qu’on attendait de lui. Il balançait son encensoir de le même façon qu’il l’avait
fait devant l’autel. Monsieur le curé s’impatientait. J’aurais bien voulu
intervenir mais allez faire comprendre, moi le dernier venu, à un doyen d’enfant
de chœur qu’il ne jouait pas comme il fallait son rôle d’encenseur. C’était
d’ailleurs trop tard. Comme un coup de tonnerre soudain la réprimande éclata :
« Déruelle, donne l’encensoir à Hédard ! »
Quel choc dans l’assistance ! Je vis Oscar rougir puis pâlir, il semblait
foudroyé par l’algarade. Un tel blâme public, en pareilles circonstances, contre
un doyen d’enfant de chœur et pour des raisons aussi peu évidentes, se justifiait-il ?
Sans doute, car, à la figure de monsieur le curé, j’ai alors compris que tout
était raté et je m’étonnais même qu’on ne dût pas recommencer l’enterrement
depuis le début . Je me suis longtemps demandé si le vieux notaire n’a
pas été un mort mal enterré. »
A ce point de mon récit, je fis une pause et me rendis compte alors que le
quincaillier s’était éclipsé pour regagner sa boutique . Je n’avais pas quitté
les yeux de Madeleine que je sentais intéressée par ce rappel de mon enfance
qui lui évoquait sans doute la sienne. Elle continuait à sourire mais, cette
fois, sans ironie, béatement.
- Ne vous étonnez pas de la disparition de mon mari, dit-elle, ces vieilles
histoires ne l’intéressent pas. De toute notre vie il n’a jamais fait allusion
au moindre souvenir de cette période. En vous écoutant je me revoyais sur les
bancs des Enfants de Marie avec mes compagnes de l’époque , dont vos sœurs,
Emma et Marie , en voiles blancs et portant couronne, mêlées aux habits dorés
des prêtres, à vos soutanes écarlates et à vos surplis de dentelles .Tout à
l’heure votre évocation de l’encens ne me rappelait pas les enterrements mais
les processions où, petites filles, nous lancions des pétales de rose et de
pivoine au Saint sacrement et que les rues d’Origny aboutissaient toutes à des
reposoirs.
Oui, quand il m’arrive de me rappeler ce temps là, vous faites obligatoirement
partie du décor. Peut-être qu’on vous remarquait davantage, parce que vous étiez
le plus mignon des enfants de chœur et aussi parce que, à cause de votre père,
les enfants Dessart ne devaient pas manquer aucun office. Votre présence, Julien,
est indissociable des cérémonies d’église du début de cette troisième décennie
du siècle.
Aussi il parut normal qu’on vous destinât au sacerdoce, vous apparaissiez
déjà comme un curé en herbe. Pourtant tout le village s’étonna d’un départ aussi
précoce au séminaire . Vous n’aviez ni passé le certificat d’études, ni
même fait votre Première Communion. Aviez-vous seulement vos dix ans accomplis ?
Et pourquoi vous avoir expédié si loin, chez des pères qui, paraît-il, avaient
été expulsés en Belgique ? »
*
L‘interrogatoire de Madeleine était d’abord resté sans réponse puis, à force
de fouiller dans le passé, j’ai cru pouvoir y trouver une double raison. Tout
d’abord pour la rémission d’un sacrilège commis lors de la quête des œufs
rouges, un certain Vendredi Saint et, surtout, pour effacer une apostasie où
m’avaient entraîné un nommé Thiébault et ses soi-disant alchimistes .