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CHAPITRE  2

« Voici, je vais arriver à toi dans l’épaisseur de la nuée »

Exode 19 – 9

A l’issue de la guerre, mon père ramena la famille dans son village natal d’Origny en Thiérache où la Compagnie des Chemins de fer du Nord venait de le nommer  «  commis de première classe », ce qui lui valait des galons d’argent sur sa casquette de cheminot . Nous nous sommes alors installés dans la vaste maison laissée par les grands-parents paternels, au milieu de cette verdoyante contrée toute en bocages où les vaches couchées disparaissaient, au printemps, dans l’herbe grasse, ne laissant dépasser que la lyre de leurs cornes. J’allais en faire ma véritable patrie.
Le déclenchement réel de ma mémoire ne se fit qu’à partir de cette époque et, principalement, à l’occasion de mon intronisation parmi les enfants de chœur de la paroisse. A cause de ma petite taille – j’étais âgé de cinq ans – je devais retrousser ma soutane rouge et le manches de mon surplis me couvraient les mains .

Enfants de coeur dans les années 30

Mon éducation aux rôles des fonctions du sanctuaire avait été confiée à un ancien qui était rompu à toutes les disciplines de cet art que je mis plusieurs semaines, peut-être quelques mois, à découvrir, tellement le service des différentes cérémonies était complexe. J’ai gardé de cet apprentissage des souvenirs si vivaces que, ces dernières années, revenant au pays, après quarante ou cinquante ans d’absence, j’eus envie de redevenir le candidat enfant de chœur de ma prime jeunesse.
J’entrai dans une quincaillerie du bourg où je fus reçu par un septuagénaire qui me demanda ce que je désirais des nombreux articles de son magasin.
« Pourriez-vous, lui demandai-je tout de go, m’apprendre à servir la messe ?
-A quoi ?,dit-il comme s’il avait mal compris ma question.
-Vous savez, sans doute, toujours servir la messe ?,lui répliquai-je du ton le plus amène
-Oui, oui,  répondit-il, l’air paniqué »
Je voyais qu’il ne tenait pas à contrarier le fou  qui venait de se présenter dans sa boutique.
-En réalité, ce que je voudrais, insistais-je, prenant une attitude des plus naturelles, c’est  de réapprendre à servir la messe .
-D’accord ! D’accord ! »  acquiesça le quincaillier qui avait pris son parti de calmer l’énergumène présent devant lui .
Je souriais pour le rassurer mais mon interlocuteur se sentait de plus en plus mal à l’aise.
‘ « Peut-être, pour ce faire, lui dis-je, pourriez-vous demander l’autorisation à votre épouse ? Certainement qu’elle, vous le verrez, comprendra mieux que vous ma demande. »

Je venais de lui donner l’occasion d’une sortie honorable, il courut dans l’arrière-magasin pour chercher le secours de sa femme. Dès que celle-ci apparut sur le seuil, elle leva les bras au ciel et s’écria, tout heureuse de notre rencontre :

«  Mais c’est Julien ! Je le reconnais »

Et s’adressant au mari :

« -Eh quoi ! Tu ne retrouve pas derrière ces traits la frimousse de notre ancien petit voisin ? »

Madeleine, l’épouse du quincaillier, m’avait davantage fréquenté et avait moins de mérite que son mari à me reconnaître. Ce que j’aurais voulu c’est que mon ancien ange-gardien se rappelât ces va-et-vient de la sacristie à l’autel, ces génuflexions, ce missel avec son encombrant support, de droite à gauche et vice versa, ces burettes dont, celle du vin, portait un cordonnet autour du col, ces distributions de pain bénit, ces fabrications de queue de rat pour l’allumage des cierges, bref, tout ce « métier » que le « grand » m’avait appris avec tant de patience. Malheureusement sa mémoire s’était apparemment desséchée comme chez certains de mes anciens condisciples de saint Clément. Aucune de ces allusions ne trouvait d’écho. J’étais désolé d ‘un tel assèchement, confus comme si j’étais venu  pour essayer de réveiller un mort. 

On se demande, pour l’homme de cette fin du vingtième siècle, ce qui peut rester des vestiges de ce que fut, cinquante à soixante plus tôt, la « Chrétienté ». Tout a disparu, ses rites, ses traditions, sa morale et même le sens de son langage est tombé dans l’oubli.

Dernièrement un de mes petits-fils me demanda de l’aider à préparer le commentaire d’un poème de Baudelaire car bien des mots, pour lui, étaient hermétiques.
Voilà un poète qui, à son époque, vivait déjà en marge des pratiques religieuses et qu’on traitait d’ailleurs de « maudit ». Le poème en question est un des plus connus des  Fleurs du  Mal : « Harmonie du soir ». j’avais à fournir à l’enfant l’explication de certains mots comme si ces termes se rapportaient à d’obscures pratiques périmées depuis des siècles :

 « Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir »

Vers mes quinze-seize ans, ce vers, à sa première lecture, m’avait rempli les yeux des somptuosités de la Fête-Dieu ou des processions du quinze août. Sur une estrade  je voyais s’amonceler les bouquets de pivoines et de lys, se dresser les candélabres d’or, flotter les oriflammes, tout en haut d’un escalier couvert de tapis somptueux. Devant les enfants de choeur, ce jour là en surplis de dentelles, les Enfants de Marie voilées de blanc, la fanfare aux  cuivres rutilants et, sortant du dais empanaché, monsieur le curé enfoui dans sa chape de brocart et sous le grand voile des cérémonies. Le mot « reposoir » était pour moi si chargé de sens que, placé ici en plein ciel,  il gagnait encore plus de richesse mystique.

Comment pouvais-je faire passer à mon petit-fils un tel amoncellement de souvenirs des processions d’été dans les rues du village ?
 « Ton souvenir en moi lui comme un ostensoir »


Comment ce poète, qui n’avait pourtant pas la réputation de fréquenter les cérémonies religieuses, pouvait-il évoquer tant d’images aussi spécifiques à la chrétienté ? C’est qu’à cette époque, croyants ou non croyants vivaient dans une atmosphère pleine des senteurs de la religion … et particulièrement de l’encens :
Voici venir le temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir… »

J’aurais dû, au petit-fils, raconter mon histoire d’enfant de chœur comme j’essayais de le faire à mon ancien camarade du sanctuaire de l’église d’Origny.

En pompant dans les eaux profondes du passé j sentais s’amorcer tout un flux de souvenirs et certains jaillirent tout d’un coup comme les giclements d‘un puits artésien.

Entré dans la cuisine et invité à partager, avec le quincaillier et sa femme,  le café de l’amitié, j’avais repris le ton familier de l’enfance :

-          « Ah, souviens-toi, quand monsieur le curé désignait celui d’entre nous pour allumer l’encensoir . Ce n’était pas rien d’être désigné à cette fonction ! De notre temps, nous ignorions ces petits charbons chimiques que connurent nos successeurs, qui s’allument et se consument sans effort. Nous, nous devions savoir souffler sur les braises de charbon de bois, secouées de frissons continuels, toujours prêtes à s’éteindre entre nos doigts,  qui pétillaient  et qui éclaboussaient d’étincelles. Ce n’était pas le travail du premier venu.

-          Conviens-en, pour être un bon encenseur, en ce temps là, il fallait d’abord bien connaître monsieur le curé. C’était alors le doyen Vitry, un colosse à la tête énorme remplie de mots latins et de mystères du catéchisme. Aux vêpres du dimanche, enfoncé dans sa chape, il avait l’air d’une poule entouré de ses poussins et je crois bien que s’il avait fallu disparaître comme des poulets effrayés sous les plumes de leur mère, nous aurions tous tenu sous l’ampleur de ses habits. Mais il arrivait souvent que c’était plutôt lui qui nous effrayait.

-          Pour ma part, je ne savais jamais s’il me regardait avec bienveillance ou indignation. Je croisais les bras tant que je pouvais, je me tenais bien dressé, rien ne faisait dérider cette tête terrible. Son regard, à cause des verres épais de ses lunettes, semblaient, de temps en temps, lancer des éclairs.

-          Son principal souci était l’encenseur. dès que celui-ci arrivait au chœur, que monsieur le curé fût assis dans son fauteuil, à genoux sur le degrés ou debout à l’autel, on devinait qu’il surveillait son encenseur. Trop de fumée l’indisposait, un foyer mal allumé l’irritait. quand il disposait les grains d’encens il faisait entendre des : tst ! tst ! tst ! de mécontentement . Il tournait et retournait les braises avec agacement,  quand il ne renvoyait pas l’incapable à la sacristie parmi les sourires moqueurs de tous les gosses du catéchisme.

-          Passe encore pour les simples cérémonies mais pour les grandes occasions monsieur le curé était intraitable, surtout à l’occasion d’un enterrement de première classe.

-          - Vous vous souvenez de ce qu’était un enterrement de première classe ? En tout cas de celui où Oscar Déruelle se montra si maladroit ?

-          - Oscar Déruelle ? répéta mon quincaillier-enfant-de- choeur , comme si ce nom  lui était tombé au fond de la mémoire, sans écho.

-          -Oui, Oscar Déruelle et pourtant Dieu sait si , avant cette affaire, monsieur le curé était circonspect dans le choix de ses encenseurs . Souviens-toi, à la sacristie, il nous faisait aligner, nous regardait dans le blanc des yeux puis, tout à coup, comme inspiré,  il déclarait : « Gaétan  Mouflot, tu allumeras aujourd’hui l’encensoir ».  Aujourd’hui c’était lui, une autre fois ce serait peut-être encore lui mais c’est qu’il aurait été, en cette nouvelle occasion, sélectionné parmi nous tous.

-          C’est la seule fonction qu’il se réservait de désigner. Il ne nommait pas les servants de droite et  les servants de gauche ni celui qui allumait les cierges, ni ceux qui faisaient la quête ni même ceux qui, les jours de fête, distribuaient le pain-gâteau- bénit. Monsieur le vicaire ou le doyen des enfants de chœur se chargeaient de ceux-là.

-          Rappelle-toi comment le vicaire appelait l’encenseur, un nom qui nous faisait rire tellement il était drôle. Le thuriféraire, qu’il disait… »

-          Comme Madeleine semblait s’intéresser davantage à mes histoires, je me tournai vers elle :

-               « Pourquoi, me direz-vous,  tant de précautions pour désigner à cette fonction ? Comme vous, Madeleine, je ne comprenais pas. C'est à la réflexion, en me rappelant la mésaventure d’Oscar Déruelle, que j’ai deviné bien des choses.

-          Je ne sais pas si vous vous rappelez cet enterrement du vieux notaire, maître Boulot, le grand-père de celui qui exerce aujourd’hui. Ce fut une des plus belles cérémonies funèbres qu’on avait connue ici et qu’on ne connaîtra jamais plus puisque les enterrements de première classe n’existent plus.
Le maître d’école, par faveur extraordinaire, avait autorisé la totalité des enfants de chœur à quitter la classe, personne ne manquait à l’appel. Nos parents nous avaient donné du linge propre comme pour un dimanche et la chaisière, pour la circonstance, avait distribué des surplis fraîchement repassés et avait brossé nos soutanes noires d’enterrement que nous portions toujours un peu crottées par la boue du cimetière.


-                     Nous partîmes pour la levée du corps, conscients de notre rôle et avec cette dignité qu’on ne nous voyait guère qu’aux visites de Monseigneur. Le hall de l’étude était transformé en chapelle ardente. En entrant,  on ne distinguait  dans l’obscurité entretenue que les flammes minuscules des cierges  et les grosses larmes d’argent sur les tentures.

-                           Des femmes, à genoux sur des prie-Dieu, semblaient étouffer sous le voile de crêpe qui les enveloppait. On devinait, à travers, des petits mouchoirs blancs qu’elles agitaient continuellement comme si elles nous faisaient signe d’un autre monde.

-          A l’arrière-plan, des messieurs en jaquette, les cheveux minutieusement plaqués, l’œil fixe, aussi raides que leur faux col de celluloïd, avaient pris et gardaient la pause pour la photographie de la famille. Deux jeunes enfants semblaient ahuris dans cette mise en scène , ils regardaient avec étonnement, de temps en temps, leurs mères qui, alors, sortant les mains de dessous leurs voiles de ténèbres, leur remontaient furtivement les chaussettes ou les recoiffaient hâtivement.

-          Il fallut que dans ce spectacle si méticuleusement agencé, Bouton, myope comme une taupe, butât contre un chandelier qu’il renversa, ce qui lui valut une taloche de monsieur le curé. L’enterrement commençait mal.

La procession du retour à l’église s’organisa. Hédard était en tête portant la lourde croix de fer qu’on ne sortait qu’aux grandes occasions. Ils n’étaient que trois parmi les grands à pouvoir la porter mais Hédard était le seul à savoir la tenir comme il faut. Du moins on n’entendait jamais derrière : « Tiens la croix droite ! Ne la penche pas en avant ! Marche moins vite » Hédard avait le goût de son métier, je n’étais pas le seul à le remarquer. C’était dans de telles circonstances, où un spécialiste donnait toute sa mesure, qu’on pouvait mieux s’en rendre compte.

Nous étions revenus à la sacristie et nous faisions le salut du départ pour la messe des morts quand l’un de nous cria : « Et l’encenseur ? »Monsieur le curé, troublé sans doute par l’importance du cérémonial, avait oublié de le désigner. Il reposa le calice et tous ses accessoires recouverts par un voile noir de circonstance, se retourna pour promener sur nous un regard circulaire et, sans hésitation, lança : « Oscar Déruelle, tu allumeras l’encensoir. » Il frappa à nouveau dans les mains, nous saluâmes à nouveau et le cortège entra dans la nef.

                       Oscar Déruelle était notre doyen et, comme signe de sa charge, il portait, le dimanche, une soutane violette. Personne ne pouvait s’étonner de ce choix pour l’enterrement du notaire mais Oscar n’avait pas souvent rempli cette fonction. Il venait rarement aux enterrements, habitant loin du bourg. Ce qui ne l’empêchait pas de connaître les pratiques d’une cérémonie d’obsèques. D’ailleurs, rien ne l’embarrassait. Industrieux, bricoleur, il résolvait bien des problèmes de sacristie. Nul comme lui, par exemple, pour fabriquer des queues de rat destinées à l’allumoir avec des débris de bougie.

A la préface il sortit donc du chœur pour venir allumer ses charbons. Le temps était court puisqu’il fallait se présenter avant l’élévation. Oscar arriva avec l’encensoir au moment prévu. Quand le servant versa l’encens sur les braises on remarqua aux pétillements et à la fumée que le foyer était de qualité. Oscar n’était pas de ces têtes de linotte qui balançaient l’encensoir, le nez en l’air et qui, le cognant au carrelage, devaient ramasser les braises incandescentes en se brûlant les doigts. Il mesurait la longueur de chaîne et sa tête suivait le rythme qu’il accélérait  ou ralentissait  suivant la nécessité du foyer. Jamais,  non plus, Oscar, comme les apprentis, ne fut contraint de se mettre à quatre pattes pour souffler sur des charbons prêts à s’éteindre.

C’était un plaisir de voir notre doyen réglant sa machine, parfois ouvrant la cassolette pour activer, parfois la berçant à peine pour endormir le feu.

Au Pater, comme il se devait, il retourna à la sacristie pour vider la cendre et renouveler la braise. La messe terminée, nous le trouvâmes prêt pour son second service. Monsieur le curé s’affairait à son thermos, se servant de petites rasade de café fumant. Pendant ce temps les croque-morts dégageaient le cercueil des couronnes et des bouquets puis reculaient les rampes de cierges pour ménager un chemin de ronde autour du catafalque.
Le cortège se remit en route pour l’absoute. Je me tenais à droite de l’officiant, portant le seau d’eau bénite. A la gauche, Oscar Déruelle balançait l’encensoir. L’orgue préludait au Libera me


                  Vous avez l’air, Madeleine, de me regarder avec un sourire sceptique, croyant que j’amplifie notre importance d’enfant de chœur. Si votre mari se souvenait autant que moi il confirmerait mes dires. Sans doute avez-vous assisté à des funérailles, peut-être même plus,  étiez-vous au premier rang de la famille. Vous connaissez les sentiments que procure une telle cérémonie, je vous l’accorde,  mais vous ne pouviez quand même pas ressentir ce qu’éprouve  un enfant de chœur dans cette circonstance. Pour nous, l’absoute était la scène la plus délicate du rôle . Pour la dernière fois, le mort ou la morte est entré dans son église. Il en a la place d’honneur, plus qu’au jour de son baptême, de sa Première Communion et de son mariage. Aujourd’hui il est le seul au milieu de l’allée centrale. Encombrant, énorme.

Ne croyez pas, Madeleine, qu’il suffise de dire des mots latins et de faire des génuflexions. Pour la messe c’est relativement facile, il n’y a que le Bon Dieu qui nous regarde et lui, mêmes nos mots et nos gestes les plus escamotés, il les comprend toujours. Cette fois, à l’absoute, nous tournons le dos à l’autel, c’est au mort et à toute l’assistance que nous nous adressons.

Le prêtre chante d’abord une longue romance que le chantre reprend et puis l’un et l’autre se  questionnent et se répondent. Je croyais comprendre  dans ma petite caboche d’enfant de chœur que monsieur le curé demandait au chantre – qui est le seul, à Origny, à causer latin comme les prêtres – ce qu’il savait du défunt. Celui-ci , avec sa voix de tonnerre et ses moustaches qui tremblent en chantant, semblait être toujours impitoyable. Cependant tout finit gentiment, comme à l’école des filles, par une ronde. Monsieur le curé tourne autour du cercueil, tantôt l’aspergeant d’eau bénite, tantôt l’encensant. Ce que signifie, à mon sens, que le curé considère ses morts d’une part comme des démons et d’autre part comme des anges et que c’est cette autre part qui l’emporte. Mais pour qu’il en soit ainsi il faut que dans ce saint sortilège aucune des mots latins ne soit omis et que chaque geste prévu au cérémonial soit minutieusement accompli.

C’était du moins ce que j’imaginais.

Monsieur le curé entonna donc sa romance. J’entendais, sur la gauche du prêtre, Oscar Déruelle qui, bruyamment,  débrouillait ses chaînes, qui ouvrait et fermait la cassolette. J’avais beau m’en défendre mais je pensais  « Il fait des bêtises ! »

 « Car, voyez-vous, Madeleine, on a beau être doyen des enfants de chœur, on n’improvise pas une absoute. Il ne s’agit pas de remuer l’encensoir comme aux messes du dimanches ni même comme aux processions des Fête-Dieu.

A mon idée d’alors, l’encensoir, à l’absoute, surtout à cause de l’assistance, cet engin apparemment  presque inutile, c’est le plus nécessaire de l‘histoire. Le prêtre et le chantre, en la circonstance ne se préoccupent que du mort. C’est un personnage si important qu’il ne  laissait pas aux deux officiants le soin  de s’intéresser aux autres assistants, à tous ces visages de l’assemblée et, surtout, à ceux du banc de la famille.

Quand le cortège du clergé n’était pas encore en place devant le catafalque, il fallait voir tous ces regards qui voltigeaient dans l’église. Détachés de la longue cérémonie de la messe et de ses mystères, ils erraient de bas en haut et de haut en bas de la nef, oiseaux déroutés cherchant où se poser. Seuls, au premier rang, demeuraient fixés les yeux rouges de la famille, accrochés depuis trop longtemps au cercueil comme à un radeau de naufrage. Certes, il y avait bien, jusqu’ici, les petites flammes dansantes des cierges, autant de petites langues bavardes mais qui répètent toujours la même chanson.

Dès que l’encenseur survenait et qu’il commençait  à balancer son instrument tout changeait. Il était là, à la place qu’il fallait, comme l’oiseleur qui dispose ses gluaux et ses miroirs. Comme l’oiseleur il fallait sembler se tenir là pour rien, « pour du beurre » comme on disait entre gamins et filles.

Dès les premiers mouvements de l’encensoir on voyait un puis deux puis trois regards qui suivaient son balancement. Il fallait les bercer doucement, sans à-coup, pour les tenir bien accrochés au mouvement de la cassolette. La fumée devait former des petits nuages bien denses où se poseraient les moins farouches. Et c’est alors qu’il fallait avoir toute une  science de jeu de chaînes pour allonger l’oscillation et toucher les assistants le plus éloignés et ensuite redescendre avec eux ,en chaînes courtes, pour les mêler aux autres et les endormir ensemble dans un rythme léger de berceau.

Ah ! Ce n’était pas toujours facile de provoquer cet œil lointain, trop distrait ou, au contraire, d’amener derrière ses larmes un œil trop noyé. Il arrivait parfois, qu’à vouloir s’entêter à s’accaparer un dernier indocile, vous effarouchiez toute la troupe et que tout fût à recommencer.

A la fin de l’absoute, le prêtre, assisté du chantre, devait avoir décidé le mort au grand départ. Il comptait sur l’encenseur pour qu’à l’In paradisum la séparation d’avec l’assistance se fît aisément comme le chirurgien qui opère dans l’anesthésie.

Voyez-vous, Madeleine, vous pourriez croire que cette histoire de fumée d’encens n’est qu’enfantillage dérisoire et qu’à mon âge je lui donne encore plus d’importance qu’elle ne le mérite. Je me suis aperçu, au cours des années, en approfondissant la lecture de la Bible que mes phantasmes d’enfant rejoignaient la tradition hébraïque  qui, souvent,  dans leur cérémonie, faisaient appel à la « nuée ». Moïse, au Sinaï, était arrivé jusqu’à Dieu dans

 «   l’épaisseur de la nuée ». Celle-ci sera désormais pour les Hébreux toujours le signe de la venue du Très Haut, venue voilée certes, mais agissante. Cette nuée se confondra plus tard, dans les cérémonies du Temple, avec les nuages d’encens qui symbolisaient à jamais la présence cachée de Dieu. Enfant de chœur, mêlé intimement aux cultes, je retrouvais intuitivement les symboles des rites anciens et devinais qu’avec l’encensoir, nous continuions, comme autrefois, à provoquer dans l’assistance le climat du sacré.

Aussi j’avais compris, ce jour là, qu’Oscar Déruelle ne faisait rien de ce qu’on attendait de lui. Il balançait son encensoir de le même façon qu’il l’avait fait devant l’autel. Monsieur le curé s’impatientait. J’aurais bien voulu intervenir mais allez faire comprendre, moi le dernier venu, à un doyen d’enfant de chœur qu’il ne jouait pas comme il fallait son rôle d’encenseur. C’était d’ailleurs trop tard. Comme un coup de tonnerre soudain la réprimande éclata : « Déruelle, donne l’encensoir à Hédard ! »

Quel choc dans l’assistance ! Je vis Oscar rougir puis pâlir, il semblait foudroyé par l’algarade. Un tel blâme public, en pareilles circonstances, contre un doyen d’enfant de chœur et pour des raisons aussi peu évidentes,  se justifiait-il ? Sans doute, car, à la figure de monsieur le curé, j’ai alors compris que tout était raté et je m’étonnais même qu’on ne dût pas recommencer l’enterrement depuis le début . Je me suis longtemps demandé si le vieux notaire n’a pas été un mort mal enterré. »

A ce point de mon récit, je fis une pause et me rendis compte alors que  le quincaillier s’était éclipsé pour regagner sa boutique . Je n’avais pas quitté les yeux de Madeleine que je sentais intéressée par ce rappel de mon enfance qui lui évoquait sans doute la sienne. Elle continuait à sourire mais, cette fois, sans ironie, béatement.

- Ne vous étonnez pas de la disparition de mon mari, dit-elle, ces vieilles histoires ne l’intéressent pas. De toute notre vie il n’a jamais fait allusion au moindre souvenir de cette période. En vous écoutant je me revoyais sur les bancs des Enfants de Marie avec mes compagnes de l’époque , dont vos sœurs, Emma et Marie , en voiles blancs  et portant couronne, mêlées aux habits dorés des prêtres, à vos soutanes écarlates et à vos surplis de dentelles .Tout à l’heure votre évocation de l’encens ne me rappelait pas les enterrements mais les processions où, petites filles, nous lancions des pétales de rose et de pivoine au Saint sacrement et que les rues d’Origny aboutissaient toutes à des reposoirs.

Oui, quand il m’arrive de me rappeler ce temps là,  vous faites obligatoirement partie du décor. Peut-être qu’on vous remarquait davantage, parce que vous étiez le plus mignon des enfants de chœur et aussi parce que, à cause de votre père, les enfants Dessart ne devaient pas manquer aucun office. Votre présence, Julien, est indissociable des cérémonies d’église du début de cette troisième décennie du siècle.

Aussi il parut normal qu’on vous destinât au sacerdoce, vous apparaissiez déjà comme un curé en herbe. Pourtant tout le village s’étonna d’un départ aussi précoce au séminaire . Vous n’aviez ni passé le certificat d’études, ni même fait votre Première Communion. Aviez-vous seulement vos dix ans accomplis ? Et pourquoi vous avoir expédié si loin, chez des pères qui, paraît-il, avaient été expulsés en Belgique ? »
*

L‘interrogatoire de Madeleine était d’abord resté sans réponse puis, à force de fouiller dans le passé, j’ai cru pouvoir y trouver une double raison. Tout d’abord pour la  rémission d’un sacrilège  commis lors de la quête des œufs rouges, un certain Vendredi Saint et, surtout,  pour effacer une apostasie où m’avaient entraîné un nommé Thiébault et ses soi-disant alchimistes  .

Chapitre 3

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