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CHAPITRE  3

La profanation du Vendredi Saint

Les printemps de l’enfance, surtout leurs matins, demeurent les plus beaux d’une vie. Celui d’avril 1922 m’apparaît d’autant plus merveilleux que c’était la première fois, ce jour là, que je partais avec les enfants de chœur faire la quête des œufs rouges. C’était un Vendredi Saint.


Un calvaire en pleine campagne...

La troupe, répartie en deux groupes, avait, depuis le début de la semaine, visité les maisons du bourg pour lire la liste des offices de Pâques et surtout pour ramasser les œufs qui nous étaient donnés en cadeau. Nous arrivions sur le seuil des maisons et, nous agenouillant, chantions cette complainte :

O crux ave spes unica

Hoc passionis tempore

Piis adauge gratiam

Reisque dele crimina

« O croix, notre unique espoir – Pendant ce temps de la Passion - Augmente le don de ta grâce auprès des justes – Et efface les crimes de ceux qui se sont rendus coupables. »

La fin était accompagnée du crépitement de nos crécelles. Le chef de groupe lisait alors la liste des cérémonies prévues pour la Semaine Sainte. Nous recevions en échange soit de la menue monnaie soit une douzaine d’œufs que nous placions dans une grande corbeille dont nous portions, deux par deux, l’anse d’osier.


Ce jour, Vendredi Saint, dernier jour du périple, était réservé à la visite des alentours les plus lointains du village .La troupe, dont je faisais partie, avait pour mission de se rendre dans les fermes isolées au-delà de la rue aux Cabres, de monter jusqu’à la Culée des loups et de redescendre sur le hameau des Routières et de la Maladrerie. Nous partîmes du presbytère vers huit heures et demi et nous nous dirigeâmes directement vers les pâtures . Nous marchions à la queue leu leu à cause de l’étroitesse du sentier qui était sec alors que sur les herbes scintillaient de grosses gouttes de rosée. Comme si nous passions d’une pièce dans une autre pièce d’un appartement, nous traversions des pâtures encloses de haies vives par la porte des tourniquets, ces grandes croix de bois ou de fer pivotant sur une axe de même nature qui, toute en interdisant un accès aux vaches, permettaient aux passants de circuler à leur gré.


Comme on peut le voir encore maintenant , en certains endroits, beaucoup d’entre ces pâtures étaient assombries d’une plantation serrée de pommiers francs aux branches étalées et pendantes, des arbres moussus, ridés de leur trop vieil âge, noircis de leurs longs séjours au fond des hivers humides. En les observant de plus près, ils étaient constellés de minuscules points roses et blancs, les promesses des fleurs encore pelotonnées dans les bourgeons


Nous étions dans un de ces matins où la Thiérache apparaît plus que jamais séduisante. L’herbe nouvelle envahissait tout, sa couleur tendre coulait comme une pâte. Le ciel lui-même en recevait des éclaboussures, un ciel aux teintes indéfinissables comme palpitant d’ailes de ramiers qui semblaient en naître et y retourner aussitôt pour le composer.


Parfois le chant du coucou lançait ses deux notes, ébranlant l’atmosphère qui vibrait comme une cloche de cristal.


Je me trouvais le troisième de la file, entre un des deux frères Bourdaudhui alors que Larzillère fermait la marche.


La première ferme dans laquelle nous pénétrâmes fut celle des Fromont. Nous nous agenouillâmes sur le pas de la porte pour chanter l’O crux ave mais la fermière nous pria d’entrer dans la cuisine . Tout y brillait : Les carrelages qui remontaient jusqu’au tiers des murs, les larges bassines de cuivre suspendues et surtout le gros poêle de faïence qui trônait au milieu de la pièce. Madame Froment avait relevé un pan de son tablier dans sa ceinture et s’était appuyée à la barre du fourneau pendant que Larzillère lisait la liste des cérémonies :


Vendredi Saint


7H.30 Adoration solennelle de la croix


8H. Messe des présanctifiés


15H. Chemin de croix


Samedi saint


7H. Bénédiction du feu


7H.30 Bénédiction de l’eau et distribution d’eau bénite


8H. Messe avec Gloria carillonné


Confessions toute l’après-midi et toute la soirée


Saint jour de Pâques


8H. Messe basse


10 H. Grand-messe solennelle avec distribution spéciale de pain bénit


15 H. Vêpres obligatoires suivis du Salut du Saint Sacrement


Larzillère s’agenouilla à nouveau au milieu de nous et donna le signal, nos crécelles tourbillonnèrent, déversant leur averse de sons grêles. Madame Fromont avait disparu. Larzillère ne fit arrêter notre tapage que lorsqu’elle revint, le tablier gonflé d’œufs. Je fus désigné pour recevoir la première collecte. Mon intervention était inutile, madame Fromont se chargea elle-même de disposer les œufs au fond du vaste panier qu’elle avait pris soin de garnir d’un lit de paille. Elle prit entre ses mains ma crécelle et l’examina attentivement :


« Où t’es tu procuré un si bel instrument ?


- C’est mon oncle Paul, le charpentier, qui me l’a fabriqué, lui répondis-je, fier d’avoir été ainsi remarqué.


- Quand nous prîmes congé et qu’on dépassait la clôture elle héla notre chef :


- -« Ce n’est pas la peine d’annoncer les offices de ce matin. Les heures sont déjà passées.


- Larzillère la remercia et, sortant un crayon de sa poche, suça la mine et raya les lignes inutiles.


- En coupant à travers champs nous abordions les fermes par les jardins ou par l’arrière des granges. Quand nous entrâmes à la Culée- des- loups nos crécelles firent sortir de la cuisine une femme aux airs effarouchés. A grands gestes elle nous intimait de cesser notre tintamarre :


- - « Vous allez le réveiller ! » dit-elle, quand nous arrivâmes à proximité. Elle nous désigna avec autorité la pierre du seuil pour que nous nous y agenouillions. Nous chantâmes l’O crux ave à demi voix. Un charretier qui traversait la cour arrêta son tombereau et ôta sa casquette comme au passage d’un enterrement. Les autres hommes qui suivaient, s’étaient, eux aussi arrêtés pour nous écouter, la fourche en l’air.


- Après la lecture des offices, quand s’amorça le crépitement des crécelles, la femme supplia, les bras levés de faire taire nos instruments.


- « Venez voir le petiot » dit-elle. Nous emmenant à l’intérieur, elle nous fit approcher d’un chariot d’osier et, soulevant une mousseline, découvrit un bébé. L’enfant, comme si derrière ses yeux fermés nous voyait d’un autre regard, se mit à nous sourire. La fermière en était tout émue :


- - « Voyez moi ça, dit-elle, quel beau et bon gamin ! » . elle nous arracha à cette contemplation :


- - « Allez, laissez le dormir » dit-elle en nous poussant dehors . « Toi, avec ton panier, viens, que je le garnisse d’œufs. »


- L’accueil n’était pas toujours aussi chaleureux. Certaines portes se barricadaient dès que nos crécelles grinçaient dans la cour. A la Hutainerie, ce fut pire, le patron lâcha les chiens .Pour dépister les aboyeurs qui nous avaient poussé loin de notre itinéraire, les Bourdaudhui, qui connaissaient mieux que quiconque les chiens par leur père chasseur, nous firent longer des haies, sauter des ruisseaux et nous enfoncèrent au cœur d’une oseraie :


- - « Rien de tel qu’un « saussoie » pour dérouter les chiens » dit le plus grand des deux frères. Nous y étions ramassés, les uns contre les autres, comme une compagnie de perdreaux collés au sol.


- A cette époque, quand la vannerie battait son plein à Origny dans ces saulées particulières au pays, les arbrisseaux, sans tronc, sortaient de terre aussi grêles que de longues tiges herbacées. Recroquevillés à croupetons, nous sentions le friselis des feuilles nous couler à hauteur du visage en ruisseau aérien. Au moindre mouvement nous nous enfoncions dans des mousses gorgées d’eau qui, dégagées de notre poids, regonflaient aussitôt leurs éponges.


- Après un long moment d’immobilité et de silence, l’aîné des Bourdaudhui se redressa, tendant l’oreille :


- « Nous pouvons continuer notre route, dit-il, j’entends les chiens qui jappent vers la Hutainerie. »


- Un sentier nous conduisit sur une route bordée de maisonnettes. Les murs étaient de briques, couvertes, comme les pommiers des pâtures, de ce lichen sombre, patine d’un autre âge ou limon des longues périodes humides qui engloutissaient le pays aussi profondément qu’un déluge. Les rideaux des fenêtres étonnaient de leur blancheur aussi étrangement qu’étonnent les yeux clairs dans le visage des charbonniers et des ramoneurs.


- Nous étions au hameau des Routières qui faisait dans les herbages un îlot d’artisans vanniers d’une vingtaine de foyers. A la sollicitation de nos crécelles, une femme vint nous ouvrir, le tablier garni de brindilles d’osier qu’on appelle ici des « bibelots » :


- - « Entrez à l’atelier » dit-elle


- Traversant la cuisine, nous pénétrâmes dans une grande pièce où, sur une estrade, régnait le vannier. Celui-ci nous fit bonjour en remuant la tête sans cesser son travail. A sa droite il puisait dans un long baquet d’eau de gros osiers qui, tressés, formaient l’ossature d’un fauteuil. Sa femme nous ménagea un place en empilant des ébauches de vannerie et retourna à son lieu de travail, sur une chaise basse, face à son mari. Pendant que nous chantions l’O Crux ave elle disposa sur ses genoux une des carcasses préparées par le vannier et l’habillait de longues et fines baguettes qui bruissaient et frémissaient sous ses doigts.


- -Donne leur la pièce, dit le mari. La femme tira de son tablier un sac de toiles, chercha la monnaie et tendit à Larzillère cent sous Alors que nous repartions, l’homme nous fit signe d’approcher :


- -« Montrez votre panier, dit-il. Il le souleva avec précaution à cause des œufs et sa main suivait les entrelacs de l’osier. elle tâtait surtout les attaches de l’anse et les bordures du fond. Il nous le rendit en disant : « Voilà de la belle ouvrage ! »


- - « On ne vous accompagne pas, dit la femme. On n’a pas une minute à perdre à cause de la commande à livrer demain samedi. »


- En passant devant la fenêtre on crut qu’elle nous rappelait. C’était, dans son tressage de vannière, les pointes des longues baguettes d’osier qui frappaient les vitres.


Au lieu de nous donner des œufs ou une pièce de monnaie, certains nous servaient à boire comme à de grandes personnes. C’était presque toujours du cidre doux, tiré au tonneau ou même du cidre bouché dont ils déficelaient le goulot de la bouteille devant nous. En regardant vider nos verres une vieille vannière nous dit, en désignant chacun du doigt :


« Ces deux là sont des Bourdaudhui. Celui-là, un Larzillère mais qui c’est ce tout petiot ? C'est-y qu’à c’t’heure, vous allez recruter les enfants de chœur au biberon ? »


Pour toute réponse, Larzillère secoua sa crécelle. On l’imita et ce fut un tel vacarme dans la pièce que la vieille nous poussa dehors.


Maintenant que l’heure de midi approchait, au lieu de sentir dans les maisons l’odeur aigrelette de la sève de l’osier, nous humions les fumets venus des cuisines. A cause du Vendredi Saint on retrouvait presque partout les effluves de sauce de morue ou celle des harengs frits qui, plus capiteuses, nous poissaient les narines. Cependant aucune des odeurs ne nous réjouit autant que celle du pain frais quand nous entrâmes dans la boulangerie du hameau , elle nous enveloppa de sa chaude effluve doré. Nous nous agenouillâmes dans la boutique au milieu des clients et chantâmes notre complainte en latin puis récitâmes la liste des offices . A la demande de la patronne, nous recommençâmes dans le fournil alors que le boulanger continuer à défourner pendant l’ô crux ave. A un moment, il se tourna vers nous et nous tendit, sur sa pelle de bois, un magnifique pain de quatre livre qui me tomba dans les bras. Il était mou et brûlant et j’entendais, quand je le serrais, craqueler la croûte. Cette grosse boule de chaleur irradiait de ma poitrine et de mes bras jusque dans mes jambes. Le goût du pain chaud me coulait dans le sang délicieusement .


C'est alors que les choses se précipitèrent et que j’arrive difficilement à discipliner ma mémoire. Etait-ce l’effet de cidre et de cette faim de gros pain brûlant qui, tout à la fois, me soûlaient et me firent supporter, par la suite, les scène d’horreur dont, à près de soixante dix ans de distance, je m’étonne encore d’en avoir été le témoin. ?


Ceux qui n’ont pas vécu dans la « Chrétienté », en ce début de siècle, ne peuvent imaginer avec rigueur les gens de l’époque, croyants ou non croyants, observaient certaines recommandations de l’Eglise. Celles de l’abstinence des vendredis étaient suivies comme une coutume rituelle qui gardait plus ou moins son tabou religieux. Naturellement pour le grand Vendredi de l’année, le Vendredi Saint , aucun paroissien, même ceux qu’on ne voyait jamais à la messe du dimanche, n’aurait osé profaner ce jour sacré en n’observant pas, au moins, l’abstinence obligatoire . Si certains se vantaient de le faire c’était dans un but de provocation et de défi , non seulement à la religion mais à la Société.


C’est ainsi qu’il faut juger le comportement du boucher qui apparut parmi nous dans ce café où nous avions demandé à la femme-aubergiste de battre une omelette avec les œufs puisés dans notre panier.


Ce jour là, en principe, les boucheries étaient fermées, aussi l’apparition du boucher vêtu ostensiblement de son long tablier blanc passait pour la réplique injurieuse du prêtre en habit sacerdotal. Il ne pouvait être que le diable.


Il apporta son verre d’apéritif à la table où nous avions décidé de prendre notre repas et il se mit à nous parler comme s’il nous connaissait depuis toujours et même comme s’il avait été le chef de la troupe.


Larzillère, les frères Bourdaudhui et les autres compagnons qui, jusqu’ici, ne s’étaient guère manifestés lui donnaient de grandes tapes sur l’épaule et riaient à toutes ses plaisanteries. Il avait signifié à la femme-aubergiste qu’il se chargeait de notre repas et amena de sa boutique une large poêle fumante qu’il posa sur la table. De grosses saucisses pétillaient dans la graisse et des boudins éclataient, dégorgeant leur chair noire où luisaient les éclats blancs d’oignon. Nous enfoncions dans la mie de pain des saucisses entières ou écrasions le boudin entre deux croûtes. Nous nous régalions rien qu’à préparer nos tartines.


Quand la femme de l’auberge arriva pour nous servir à boire elle se signa tellement le spectacle de notre sacrilège la scandalisait. Elle apostropha le boucher :


« Comment osez-vous faire manger de la viande, un tel jour, à des enfants de chœur ! »


Je regardais Larzillère, les frères Bourdaudhui et les autres. Etait-ce à cause de mon air ahuri, ils se mirent à éclater de rire en me montrant du doigt. Je ne pouvais plus manger, la mie chaude et pâteuse m’étouffait, le goût sucré des oignons dans le boudin me soulevait le cœur, je buvais à chaque bouchée. Mes compagnons, par contre, avaient bon appétit et le boucher, qui les encourageait, sauçait la poêle et leur tendait de gros morceaux de pain dégoulinant de graisse.


Je ne sais qui, le premier, roula dans ses doigts une boule de mie de pain et la lança contre le mur. Le projectile s’aplatit au-dessus du calendrier des postes. Une deuxième boulette avait été dirigée sur l’horloge et claqua sur le cadran vitré. Les deux frères Bourdaudhui prirent pour cible le comptoir et leurs boulettes de pain, dans une même rafale, balayèrent une brochette de verres qui allèrent se briser dans l’office.


Tout le monde prit peur et ce fut, en débandade, une course hors de l’auberge .Le boucher, d’une main, tenait sa poêle vide et, de l’autre, retenait l’aubergiste qui, du seuil, nous menaçait et nous insultait. Quand nous fûmes à bonne distance les plus hardis nous arrêtèrent et, les mains en porte-voix, chantèrent en direction de l’aubergiste :

« Alleluia

Pendez vos chats

Laissez vos chiens

Ils nous f’ront rien.

Les enfants d’chœur

Sont des voleurs

Un jour viendra

Dieu les pendra .

Alleluia ! »


Le boucher qui riait de nous entendre lâcha prise et la femme -aubergiste se mit à courir vers nous mais nous sautions de jardins en jardins, aussi renonça-t-elle à nous poursuivre.


Nous reprîmes haleine le long d’un étang au milieu du quel, sur une île étroite, s’élevait un calvaire.. en ce pays de Thiérache, le signe de Dieu devait couvrir aussi bien les eaux que les terres. Les montants de la croix, assombris, comme les arbres et les murs des maisons, de lichen, dressaient par dessus l’étang et, au loin, par dessus les pâtures, son grand tourniquet, sa porte de salut. Toutefois, le Christ de métal, rongé de rouilles, semblait avoir été à jamais délaissé.
A peine étions-nous arrivés à cet endroit que le boucher nous rejoignit. Il nous fit asseoir sur la berge et nous offrit des cigarettes. J’essayai d’aspirer quelques bouffées qui me suffoquèrent. Je regardais les autres qui semblaient fumer à l’aise. Peut-être crânaient-ils et contenaient-ils leurs grimaces, je ne voulais pas être la seule mauviette et tirai à nouveau sur la cigarette à petites bouffées.


Larzillère, déchaussé et, les jambes de sa culotte retroussées, avait pénétré dans l’eau d’où il sortait des paquets d’œufs gluants de grenouille. Les Bourdaudhui et les autres l’imitèrent. Je restai seul sur le bord, au milieu des joncs avec le boucher .


« Tu n’es pas drôle, me dit-il, avec un air de pitié . « Ca, c’est des enfants de chœur, ajouta-t-il en désignant mes camarades qui se bousculaient en pataugeant dans la vase.


J’avais jeté ma cigarette qui me brûlait le bout des doigts et dont l’âcre fumée m’incommodait de plus en plus. La vase remuée emplissait l’air d’odeurs nauséabondes.Je voulus me lever pour aller à l’écart mais le boucher me prit par la main :


« Viens, on va rigoler.


Il tenait dans sa main fermée quelque chose de noirâtre qui bougeait à peine :


- « Regarde, dit-il.


- D’entre ses doigts je vis un énorme crapaud dont, avec une grosse tige de jonc, il avait distendu la gueule et où il enfonçait son mégot . La bête, reposée à terre, se mit à pomper la fumée avec avidité. Les yeux se dilatèrent et perlaient sur leur gangue comme deux larmes prêtes à couler. Le corps grossissait et les pustules rosissaient en gonflant leurs abcès . Le boucher ricanait et à chaque fois que la bête hoquetait il l’imitai en rotant bruyamment.. Soudain la peau éclata et la crapaud s’étala , noir, glaireux, comme une bouse.


- Je me tournai du côté de l’étang où les uns et les autres s’interpellaient à grands gestes. Ils avaient découvert au milieu des roseaux un nid d’oeufs de cane et s’en emplissaient les poches .En revenant sur la berge ils offrirent leur cueillette au boucher. Celui-ci prit deux gros œufs verdâtres et les choqua l’un contre l’autre. Il en découla un liquide rougeâtre et puant.


- « C’est de la merde, dit-il


- Il en soupesa un autre dans la main et, le faisant tournoyer au –dessus de sa tête, le lança en direction de la croix. L’œuf, un instant, resta collé à hauteur du ventre puis dégoulina le long des jambes rouillées.


- -Essaye ! dit-il à l’un d’entre nous. Mais les œufs rataient le calvaire et tombaient dans l’étang avec un bruit mat


- - « A moi ! A moi ! »


- Chacun se disputait l’honneur d’atteindre le Christ aussi adroitement que le boucher. Quand les œufs de cane furent épuisés ; ce fut au tour des œufs, ramassés le matin, de partir du panier en projectiles sur la croix . Chaque fois que les tireurs touchaient au but ils poussaient des cris de victoire et trépignaient de contentement.


- Je me levai du nid d’herbe où je m’étais assis à l’écart pour me rapprocher de mes camarades mais je me sentais la tête lourde et chaque pas augmentait mon vertige. Quand j’arrivai à leur hauteur, le boucher s’était remis à tirer, tout œuf faisait mouche et le Christ, maintenant, était gluant de glaires.


- « Tire, toi aussi, dit le boucher en me plaçant un œuf au creux de la main. Au moment de lancer je me pliai en deux et vomis une horreur aussi noire que le crapaud éclaté de tout à l’heure. Entre deux efforts pour rendre, je me relevais et voyais le Christ dégoûtant de vomissures ; il me semblait que c’étaient mes propres expectorations qui le salissaient.


Cramponné aux bras de Larzillère, j’étais secoué de vaines éructations qui m’arrachaient l’estomac.


« Partons d’ici ! suppliai-je.


L’aîné des Bourdaudhui me hissa sur ses épaules et nous quittâmes le marécage. Le terrain était creusé de fondrières où mon compagnon trébuchait, s’enfonçant brusquement et, à chaque fois, ses pas fouillaient une vase encore plus puante que celle de l’étang.


Quand nous arrivâmes à la ferme des Houdelette, les fermiers m’attendaient sur le pas de la porte, Larzillère nous avait précédés et avait sollicité l’hospitalité.


Dans une demi conscience je sentis des mains de femme qui me tiraient les habits, je roulais entre leurs gros bras tendres et j’exagérais mon avachissement pour jouir davantage de ce nid de douceurs après ces paquets d’aigreurs de ces dernières heures. Le calme du lit me parut délectable. Les bras en croix, je me vidais de mes vertiges et du cauchemar que je venais de vivre. Je me répandais en long et en travers, sans poids, sans limite, flottant dans l’odeur d’herbe séchée des draps, retrouvant la douce sécurité du ventre de ma mère.


Les fermières qui m’avaient bordé, à voix chuchotée, se retirèrent sur la pointe des pieds, me laissant seul dans la grande chambre. J’entendais, de l’autre côté de la cloison, battre une pendule. Au mur, des cadres en bois doré enfermaient des portraits de famille. Ils semblaient tous me regarder avec bienveillance mais je devinais, au profond des yeux de ces portraits, une pointe de reproche.


Tout , ici, était soigné, dans l’ordre le plus strict, cette sévère ordonnance des choses était une condamnation de ma conduite.


A force de silence j’entendis le crissement des roues de charrette dans la cour et le meuglement des vaches dans de lointaines pâtures. La troupe de Larzillère avait dû repartir. Tout à l’heure, j’avais cru entendre décroître le crépitement des crécelles et je ne craignais plus qu’ils vinssent me reprendre avec eux.. Maintenant tout était calme, net, propre, raisonnable. J’avais envie de m’assoupir mais pendant que me gagnait le sommeil, je percevais, comme un travail de termites, le cheminement profond du remords.


Le soir, mon père, alerté par téléphone, vint me chercher chez les Houdelette. Il avait demandé à un entrepreneur d’Origny, de passage à la gare, de bien vouloir le conduire au hameau des Routières avec son automobile, qu’il était alors le seul à posséder au pays .


Je craignais de subir, pendant le parcours, les questions de mon père mais le bruit de la machine était si assourdissant que je n’eus pas à m’expliquer sur ma mésaventure.


De retour à la maison, je ne donnais pas davantage d’explications, invoquant l’ignorance de la cause de mon malaise.


Le jour de Pâques, je figurais, en soutane rouge et surplis, parmi les enfants de chœur. Mes camarades semblaient avoir complètement oublié le sacrilège du Vendredi Saint mais, pour ma part, je me sentais toujours marqué par cette souillure et je me demandais comment je m’en laverais.


Deux ou trois ans plus tard, j’allais commettre une faute bien plus grave, l’apostasie. Sacrilège et apostasie me poussèrent probablement à un besoin d’expiation. Voilà, du moins, un des éléments de réponse à la question de Madeleine qui, dans la cuisine de sa quincaillerie, me posait sur mon entrée aussi précoce au séminaire.



Ma prime enfance, comme un satellite , semble avoir été rattachée à deux mondes : L’église paroissiale, que je viens d’évoquer et l’école communale. De celle-ci je ne garde guère de souvenirs puisque je l’ai quittée très tôt.


Cependant , dans ces brumes maintenant bien lointaines des années de communale, rougeoie un brasier qui me valut alors l’appellation d’incendiaire.


J’y vois aussi rôder un personnage inquiétant, nommé Thiébault, qui s’était complu à souffler sur le braises.

S’étaient aussi allumés, comme par propagation, mais bien timidement, les feux d’un premier amour qui me marquera de son indélébile brûlure

Chapitre 4

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