La
profanation du Vendredi Saint
Les printemps de l’enfance, surtout leurs matins, demeurent les plus
beaux d’une vie. Celui d’avril 1922 m’apparaît d’autant
plus merveilleux que c’était la première fois, ce jour
là, que je partais avec les enfants de chœur faire la quête
des œufs rouges. C’était un Vendredi Saint.
Un calvaire en pleine campagne...
La troupe, répartie en deux groupes, avait, depuis le début de
la semaine, visité les maisons du bourg pour lire la liste des offices
de Pâques et surtout pour ramasser les œufs qui nous étaient
donnés en cadeau. Nous arrivions sur le seuil des maisons et, nous agenouillant,
chantions cette complainte :
O
crux ave spes unica
Hoc
passionis tempore
Piis
adauge gratiam
Reisque
dele crimina
«
O croix, notre unique espoir – Pendant ce temps de la Passion - Augmente
le don de ta grâce auprès des justes – Et efface les crimes
de ceux qui se sont rendus coupables. »
La fin était accompagnée
du crépitement de nos crécelles. Le chef de groupe lisait alors
la liste des cérémonies prévues pour la Semaine Sainte.
Nous recevions en échange soit de la menue monnaie soit une douzaine
d’œufs que nous placions dans une grande corbeille dont nous portions,
deux par deux, l’anse d’osier.
Ce jour, Vendredi Saint, dernier jour du périple, était réservé
à la visite des alentours les plus lointains du village .La troupe, dont
je faisais partie, avait pour mission de se rendre dans les fermes isolées
au-delà de la rue aux Cabres, de monter jusqu’à la Culée
des loups et de redescendre sur le hameau des Routières et de la Maladrerie.
Nous partîmes du presbytère vers huit heures et demi et nous nous
dirigeâmes directement vers les pâtures . Nous marchions à
la queue leu leu à cause de l’étroitesse du sentier qui
était sec alors que sur les herbes scintillaient de grosses gouttes de
rosée. Comme si nous passions d’une pièce dans une autre
pièce d’un appartement, nous traversions des pâtures encloses
de haies vives par la porte des tourniquets, ces grandes croix de bois ou de
fer pivotant sur une axe de même nature qui, toute en interdisant un accès
aux vaches, permettaient aux passants de circuler à leur gré.
Comme on peut le voir encore maintenant , en certains endroits, beaucoup d’entre
ces pâtures étaient assombries d’une plantation serrée
de pommiers francs aux branches étalées et pendantes, des arbres
moussus, ridés de leur trop vieil âge, noircis de leurs longs séjours
au fond des hivers humides. En les observant de plus près, ils étaient
constellés de minuscules points roses et blancs, les promesses des fleurs
encore pelotonnées dans les bourgeons
Nous étions dans un de ces matins où la Thiérache apparaît
plus que jamais séduisante. L’herbe nouvelle envahissait tout,
sa couleur tendre coulait comme une pâte. Le ciel lui-même en recevait
des éclaboussures, un ciel aux teintes indéfinissables comme palpitant
d’ailes de ramiers qui semblaient en naître et y retourner aussitôt
pour le composer.
Parfois le chant du coucou lançait ses deux notes, ébranlant l’atmosphère
qui vibrait comme une cloche de cristal.
Je me trouvais le troisième de la file, entre un des deux frères
Bourdaudhui alors que Larzillère fermait la marche.
La première ferme dans laquelle nous pénétrâmes fut
celle des Fromont. Nous nous agenouillâmes sur le pas de la porte pour
chanter l’O crux ave mais la fermière nous pria d’entrer
dans la cuisine . Tout y brillait : Les carrelages qui remontaient jusqu’au
tiers des murs, les larges bassines de cuivre suspendues et surtout le gros
poêle de faïence qui trônait au milieu de la pièce.
Madame Froment avait relevé un pan de son tablier dans sa ceinture et
s’était appuyée à la barre du fourneau pendant que
Larzillère lisait la liste des cérémonies :
Vendredi Saint
7H.30 Adoration solennelle de la croix
8H. Messe des présanctifiés
15H. Chemin de croix
Samedi saint
7H. Bénédiction du feu
7H.30 Bénédiction de l’eau et distribution d’eau bénite
8H. Messe avec Gloria carillonné
Confessions toute l’après-midi et toute la soirée
Saint jour de Pâques
8H. Messe basse
10 H. Grand-messe solennelle avec distribution spéciale de pain bénit
15 H. Vêpres obligatoires suivis du Salut du Saint Sacrement
Larzillère s’agenouilla à nouveau au milieu de nous et donna
le signal, nos crécelles tourbillonnèrent, déversant leur
averse de sons grêles. Madame Fromont avait disparu. Larzillère
ne fit arrêter notre tapage que lorsqu’elle revint, le tablier gonflé
d’œufs. Je fus désigné pour recevoir la première
collecte. Mon intervention était inutile, madame Fromont se chargea elle-même
de disposer les œufs au fond du vaste panier qu’elle avait pris soin
de garnir d’un lit de paille. Elle prit entre ses mains ma crécelle
et l’examina attentivement :
« Où t’es tu procuré un si bel instrument ?
- C’est mon oncle Paul, le charpentier, qui me l’a fabriqué,
lui répondis-je, fier d’avoir été ainsi remarqué.
- Quand nous prîmes congé et qu’on dépassait la clôture
elle héla notre chef :
- -« Ce n’est pas la peine d’annoncer les offices de ce matin.
Les heures sont déjà passées.
- Larzillère la remercia et, sortant un crayon de sa poche, suça
la mine et raya les lignes inutiles.
- En coupant à travers champs nous abordions les fermes par les jardins
ou par l’arrière des granges. Quand nous entrâmes à
la Culée- des- loups nos crécelles firent sortir de la cuisine
une femme aux airs effarouchés. A grands gestes elle nous intimait de
cesser notre tintamarre :
- - « Vous allez le réveiller ! » dit-elle, quand nous arrivâmes
à proximité. Elle nous désigna avec autorité la
pierre du seuil pour que nous nous y agenouillions. Nous chantâmes l’O
crux ave à demi voix. Un charretier qui traversait la cour arrêta
son tombereau et ôta sa casquette comme au passage d’un enterrement.
Les autres hommes qui suivaient, s’étaient, eux aussi arrêtés
pour nous écouter, la fourche en l’air.
- Après la lecture des offices, quand s’amorça le crépitement
des crécelles, la femme supplia, les bras levés de faire taire
nos instruments.
- « Venez voir le petiot » dit-elle. Nous emmenant à l’intérieur,
elle nous fit approcher d’un chariot d’osier et, soulevant une mousseline,
découvrit un bébé. L’enfant, comme si derrière
ses yeux fermés nous voyait d’un autre regard, se mit à
nous sourire. La fermière en était tout émue :
- - « Voyez moi ça, dit-elle, quel beau et bon gamin ! »
. elle nous arracha à cette contemplation :
- - « Allez, laissez le dormir » dit-elle en nous poussant dehors
. « Toi, avec ton panier, viens, que je le garnisse d’œufs.
»
- L’accueil n’était pas toujours aussi chaleureux. Certaines
portes se barricadaient dès que nos crécelles grinçaient
dans la cour. A la Hutainerie, ce fut pire, le patron lâcha les chiens
.Pour dépister les aboyeurs qui nous avaient poussé loin de notre
itinéraire, les Bourdaudhui, qui connaissaient mieux que quiconque les
chiens par leur père chasseur, nous firent longer des haies, sauter des
ruisseaux et nous enfoncèrent au cœur d’une oseraie :
- - « Rien de tel qu’un « saussoie » pour dérouter
les chiens » dit le plus grand des deux frères. Nous y étions
ramassés, les uns contre les autres, comme une compagnie de perdreaux
collés au sol.
- A cette époque, quand la vannerie battait son plein à Origny
dans ces saulées particulières au pays, les arbrisseaux, sans
tronc, sortaient de terre aussi grêles que de longues tiges herbacées.
Recroquevillés à croupetons, nous sentions le friselis des feuilles
nous couler à hauteur du visage en ruisseau aérien. Au moindre
mouvement nous nous enfoncions dans des mousses gorgées d’eau qui,
dégagées de notre poids, regonflaient aussitôt leurs éponges.
- Après un long moment d’immobilité et de silence, l’aîné
des Bourdaudhui se redressa, tendant l’oreille :
- « Nous pouvons continuer notre route, dit-il, j’entends les chiens
qui jappent vers la Hutainerie. »
- Un sentier nous conduisit sur une route bordée de maisonnettes. Les
murs étaient de briques, couvertes, comme les pommiers des pâtures,
de ce lichen sombre, patine d’un autre âge ou limon des longues
périodes humides qui engloutissaient le pays aussi profondément
qu’un déluge. Les rideaux des fenêtres étonnaient
de leur blancheur aussi étrangement qu’étonnent les yeux
clairs dans le visage des charbonniers et des ramoneurs.
- Nous étions au hameau des Routières qui faisait dans les herbages
un îlot d’artisans vanniers d’une vingtaine de foyers. A la
sollicitation de nos crécelles, une femme vint nous ouvrir, le tablier
garni de brindilles d’osier qu’on appelle ici des « bibelots
» :
- - « Entrez à l’atelier » dit-elle
- Traversant la cuisine, nous pénétrâmes dans une grande
pièce où, sur une estrade, régnait le vannier. Celui-ci
nous fit bonjour en remuant la tête sans cesser son travail. A sa droite
il puisait dans un long baquet d’eau de gros osiers qui, tressés,
formaient l’ossature d’un fauteuil. Sa femme nous ménagea
un place en empilant des ébauches de vannerie et retourna à son
lieu de travail, sur une chaise basse, face à son mari. Pendant que nous
chantions l’O Crux ave elle disposa sur ses genoux une des carcasses préparées
par le vannier et l’habillait de longues et fines baguettes qui bruissaient
et frémissaient sous ses doigts.
- -Donne leur la pièce, dit le mari. La femme tira de son tablier un
sac de toiles, chercha la monnaie et tendit à Larzillère cent
sous Alors que nous repartions, l’homme nous fit signe d’approcher
:
- -« Montrez votre panier, dit-il. Il le souleva avec précaution
à cause des œufs et sa main suivait les entrelacs de l’osier.
elle tâtait surtout les attaches de l’anse et les bordures du fond.
Il nous le rendit en disant : « Voilà de la belle ouvrage ! »
- - « On ne vous accompagne pas, dit la femme. On n’a pas une minute
à perdre à cause de la commande à livrer demain samedi.
»
- En passant devant la fenêtre on crut qu’elle nous rappelait. C’était,
dans son tressage de vannière, les pointes des longues baguettes d’osier
qui frappaient les vitres.
Au lieu de nous donner des œufs ou une pièce de monnaie, certains
nous servaient à boire comme à de grandes personnes. C’était
presque toujours du cidre doux, tiré au tonneau ou même du cidre
bouché dont ils déficelaient le goulot de la bouteille devant
nous. En regardant vider nos verres une vieille vannière nous dit, en
désignant chacun du doigt :
« Ces deux là sont des Bourdaudhui. Celui-là, un Larzillère
mais qui c’est ce tout petiot ? C'est-y qu’à c’t’heure,
vous allez recruter les enfants de chœur au biberon ? »
Pour toute réponse, Larzillère secoua sa crécelle. On l’imita
et ce fut un tel vacarme dans la pièce que la vieille nous poussa dehors.
Maintenant que l’heure de midi approchait, au lieu de sentir dans les
maisons l’odeur aigrelette de la sève de l’osier, nous humions
les fumets venus des cuisines. A cause du Vendredi Saint on retrouvait presque
partout les effluves de sauce de morue ou celle des harengs frits qui, plus
capiteuses, nous poissaient les narines. Cependant aucune des odeurs ne nous
réjouit autant que celle du pain frais quand nous entrâmes dans
la boulangerie du hameau , elle nous enveloppa de sa chaude effluve doré.
Nous nous agenouillâmes dans la boutique au milieu des clients et chantâmes
notre complainte en latin puis récitâmes la liste des offices .
A la demande de la patronne, nous recommençâmes dans le fournil
alors que le boulanger continuer à défourner pendant l’ô
crux ave. A un moment, il se tourna vers nous et nous tendit, sur sa pelle de
bois, un magnifique pain de quatre livre qui me tomba dans les bras. Il était
mou et brûlant et j’entendais, quand je le serrais, craqueler la
croûte. Cette grosse boule de chaleur irradiait de ma poitrine et de mes
bras jusque dans mes jambes. Le goût du pain chaud me coulait dans le
sang délicieusement .
C'est alors que les choses se précipitèrent et que j’arrive
difficilement à discipliner ma mémoire. Etait-ce l’effet
de cidre et de cette faim de gros pain brûlant qui, tout à la fois,
me soûlaient et me firent supporter, par la suite, les scène d’horreur
dont, à près de soixante dix ans de distance, je m’étonne
encore d’en avoir été le témoin. ?
Ceux qui n’ont pas vécu dans la « Chrétienté
», en ce début de siècle, ne peuvent imaginer avec rigueur
les gens de l’époque, croyants ou non croyants, observaient certaines
recommandations de l’Eglise. Celles de l’abstinence des vendredis
étaient suivies comme une coutume rituelle qui gardait plus ou moins
son tabou religieux. Naturellement pour le grand Vendredi de l’année,
le Vendredi Saint , aucun paroissien, même ceux qu’on ne voyait
jamais à la messe du dimanche, n’aurait osé profaner ce
jour sacré en n’observant pas, au moins, l’abstinence obligatoire
. Si certains se vantaient de le faire c’était dans un but de provocation
et de défi , non seulement à la religion mais à la Société.
C’est ainsi qu’il faut juger le comportement du boucher qui apparut
parmi nous dans ce café où nous avions demandé à
la femme-aubergiste de battre une omelette avec les œufs puisés
dans notre panier.
Ce jour là, en principe, les boucheries étaient fermées,
aussi l’apparition du boucher vêtu ostensiblement de son long tablier
blanc passait pour la réplique injurieuse du prêtre en habit sacerdotal.
Il ne pouvait être que le diable.
Il apporta son verre d’apéritif à la table où nous
avions décidé de prendre notre repas et il se mit à nous
parler comme s’il nous connaissait depuis toujours et même comme
s’il avait été le chef de la troupe.
Larzillère, les frères Bourdaudhui et les autres compagnons qui,
jusqu’ici, ne s’étaient guère manifestés lui
donnaient de grandes tapes sur l’épaule et riaient à toutes
ses plaisanteries. Il avait signifié à la femme-aubergiste qu’il
se chargeait de notre repas et amena de sa boutique une large poêle fumante
qu’il posa sur la table. De grosses saucisses pétillaient dans
la graisse et des boudins éclataient, dégorgeant leur chair noire
où luisaient les éclats blancs d’oignon. Nous enfoncions
dans la mie de pain des saucisses entières ou écrasions le boudin
entre deux croûtes. Nous nous régalions rien qu’à
préparer nos tartines.
Quand la femme de l’auberge arriva pour nous servir à boire elle
se signa tellement le spectacle de notre sacrilège la scandalisait. Elle
apostropha le boucher :
« Comment osez-vous faire manger de la viande, un tel jour, à des
enfants de chœur ! »
Je regardais Larzillère, les frères Bourdaudhui et les autres.
Etait-ce à cause de mon air ahuri, ils se mirent à éclater
de rire en me montrant du doigt. Je ne pouvais plus manger, la mie chaude et
pâteuse m’étouffait, le goût sucré des oignons
dans le boudin me soulevait le cœur, je buvais à chaque bouchée.
Mes compagnons, par contre, avaient bon appétit et le boucher, qui les
encourageait, sauçait la poêle et leur tendait de gros morceaux
de pain dégoulinant de graisse.
Je ne sais qui, le premier, roula dans ses doigts une boule de mie de pain et
la lança contre le mur. Le projectile s’aplatit au-dessus du calendrier
des postes. Une deuxième boulette avait été dirigée
sur l’horloge et claqua sur le cadran vitré. Les deux frères
Bourdaudhui prirent pour cible le comptoir et leurs boulettes de pain, dans
une même rafale, balayèrent une brochette de verres qui allèrent
se briser dans l’office.
Tout le monde prit peur et ce fut, en débandade, une course hors de l’auberge
.Le boucher, d’une main, tenait sa poêle vide et, de l’autre,
retenait l’aubergiste qui, du seuil, nous menaçait et nous insultait.
Quand nous fûmes à bonne distance les plus hardis nous arrêtèrent
et, les mains en porte-voix, chantèrent en direction de l’aubergiste
:
«
Alleluia
Pendez
vos chats
Laissez
vos chiens
Ils
nous f’ront rien.
Les
enfants d’chœur
Sont
des voleurs
Un
jour viendra
Dieu
les pendra .
Alleluia
! »
Le boucher qui riait de nous entendre lâcha prise et la femme -aubergiste
se mit à courir vers nous mais nous sautions de jardins en jardins, aussi
renonça-t-elle à nous poursuivre.
Nous reprîmes haleine le long d’un étang au milieu du quel,
sur une île étroite, s’élevait un calvaire.. en ce
pays de Thiérache, le signe de Dieu devait couvrir aussi bien les eaux
que les terres. Les montants de la croix, assombris, comme les arbres et les
murs des maisons, de lichen, dressaient par dessus l’étang et,
au loin, par dessus les pâtures, son grand tourniquet, sa porte de salut.
Toutefois, le Christ de métal, rongé de rouilles, semblait avoir
été à jamais délaissé.
A peine étions-nous arrivés à cet endroit que le boucher
nous rejoignit. Il nous fit asseoir sur la berge et nous offrit des cigarettes.
J’essayai d’aspirer quelques bouffées qui me suffoquèrent.
Je regardais les autres qui semblaient fumer à l’aise. Peut-être
crânaient-ils et contenaient-ils leurs grimaces, je ne voulais pas être
la seule mauviette et tirai à nouveau sur la cigarette à petites
bouffées.
Larzillère, déchaussé et, les jambes de sa culotte retroussées,
avait pénétré dans l’eau d’où il sortait
des paquets d’œufs gluants de grenouille. Les Bourdaudhui et les
autres l’imitèrent. Je restai seul sur le bord, au milieu des joncs
avec le boucher .
« Tu n’es pas drôle, me dit-il, avec un air de pitié
. « Ca, c’est des enfants de chœur, ajouta-t-il en désignant
mes camarades qui se bousculaient en pataugeant dans la vase.
J’avais jeté ma cigarette qui me brûlait le bout des doigts
et dont l’âcre fumée m’incommodait de plus en plus.
La vase remuée emplissait l’air d’odeurs nauséabondes.Je
voulus me lever pour aller à l’écart mais le boucher me
prit par la main :
« Viens, on va rigoler.
Il tenait dans sa main fermée quelque chose de noirâtre qui bougeait
à peine :
- « Regarde, dit-il.
- D’entre ses doigts je vis un énorme crapaud dont, avec une grosse
tige de jonc, il avait distendu la gueule et où il enfonçait son
mégot . La bête, reposée à terre, se mit à
pomper la fumée avec avidité. Les yeux se dilatèrent et
perlaient sur leur gangue comme deux larmes prêtes à couler. Le
corps grossissait et les pustules rosissaient en gonflant leurs abcès
. Le boucher ricanait et à chaque fois que la bête hoquetait il
l’imitai en rotant bruyamment.. Soudain la peau éclata et la crapaud
s’étala , noir, glaireux, comme une bouse.
- Je me tournai du côté de l’étang où les uns
et les autres s’interpellaient à grands gestes. Ils avaient découvert
au milieu des roseaux un nid d’oeufs de cane et s’en emplissaient
les poches .En revenant sur la berge ils offrirent leur cueillette au boucher.
Celui-ci prit deux gros œufs verdâtres et les choqua l’un contre
l’autre. Il en découla un liquide rougeâtre et puant.
- « C’est de la merde, dit-il
- Il en soupesa un autre dans la main et, le faisant tournoyer au –dessus
de sa tête, le lança en direction de la croix. L’œuf,
un instant, resta collé à hauteur du ventre puis dégoulina
le long des jambes rouillées.
- -Essaye ! dit-il à l’un d’entre nous. Mais les œufs
rataient le calvaire et tombaient dans l’étang avec un bruit mat
- - « A moi ! A moi ! »
- Chacun se disputait l’honneur d’atteindre le Christ aussi adroitement
que le boucher. Quand les œufs de cane furent épuisés ; ce
fut au tour des œufs, ramassés le matin, de partir du panier en
projectiles sur la croix . Chaque fois que les tireurs touchaient au but ils
poussaient des cris de victoire et trépignaient de contentement.
- Je me levai du nid d’herbe où je m’étais assis à
l’écart pour me rapprocher de mes camarades mais je me sentais
la tête lourde et chaque pas augmentait mon vertige. Quand j’arrivai
à leur hauteur, le boucher s’était remis à tirer,
tout œuf faisait mouche et le Christ, maintenant, était gluant de
glaires.
- « Tire, toi aussi, dit le boucher en me plaçant un œuf au
creux de la main. Au moment de lancer je me pliai en deux et vomis une horreur
aussi noire que le crapaud éclaté de tout à l’heure.
Entre deux efforts pour rendre, je me relevais et voyais le Christ dégoûtant
de vomissures ; il me semblait que c’étaient mes propres expectorations
qui le salissaient.
Cramponné aux bras de Larzillère, j’étais secoué
de vaines éructations qui m’arrachaient l’estomac.
« Partons d’ici ! suppliai-je.
L’aîné des Bourdaudhui me hissa sur ses épaules et
nous quittâmes le marécage. Le terrain était creusé
de fondrières où mon compagnon trébuchait, s’enfonçant
brusquement et, à chaque fois, ses pas fouillaient une vase encore plus
puante que celle de l’étang.
Quand nous arrivâmes à la ferme des Houdelette, les fermiers m’attendaient
sur le pas de la porte, Larzillère nous avait précédés
et avait sollicité l’hospitalité.
Dans une demi conscience je sentis des mains de femme qui me tiraient les habits,
je roulais entre leurs gros bras tendres et j’exagérais mon avachissement
pour jouir davantage de ce nid de douceurs après ces paquets d’aigreurs
de ces dernières heures. Le calme du lit me parut délectable.
Les bras en croix, je me vidais de mes vertiges et du cauchemar que je venais
de vivre. Je me répandais en long et en travers, sans poids, sans limite,
flottant dans l’odeur d’herbe séchée des draps, retrouvant
la douce sécurité du ventre de ma mère.
Les fermières qui m’avaient bordé, à voix chuchotée,
se retirèrent sur la pointe des pieds, me laissant seul dans la grande
chambre. J’entendais, de l’autre côté de la cloison,
battre une pendule. Au mur, des cadres en bois doré enfermaient des portraits
de famille. Ils semblaient tous me regarder avec bienveillance mais je devinais,
au profond des yeux de ces portraits, une pointe de reproche.
Tout , ici, était soigné, dans l’ordre le plus strict, cette
sévère ordonnance des choses était une condamnation de
ma conduite.
A force de silence j’entendis le crissement des roues de charrette dans
la cour et le meuglement des vaches dans de lointaines pâtures. La troupe
de Larzillère avait dû repartir. Tout à l’heure, j’avais
cru entendre décroître le crépitement des crécelles
et je ne craignais plus qu’ils vinssent me reprendre avec eux.. Maintenant
tout était calme, net, propre, raisonnable. J’avais envie de m’assoupir
mais pendant que me gagnait le sommeil, je percevais, comme un travail de termites,
le cheminement profond du remords.
Le soir, mon père, alerté par téléphone, vint me
chercher chez les Houdelette. Il avait demandé à un entrepreneur
d’Origny, de passage à la gare, de bien vouloir le conduire au
hameau des Routières avec son automobile, qu’il était alors
le seul à posséder au pays .
Je craignais de subir, pendant le parcours, les questions de mon père
mais le bruit de la machine était si assourdissant que je n’eus
pas à m’expliquer sur ma mésaventure.
De retour à la maison, je ne donnais pas davantage d’explications,
invoquant l’ignorance de la cause de mon malaise.
Le jour de Pâques, je figurais, en soutane rouge et surplis, parmi les
enfants de chœur. Mes camarades semblaient avoir complètement oublié
le sacrilège du Vendredi Saint mais, pour ma part, je me sentais toujours
marqué par cette souillure et je me demandais comment je m’en laverais.
Deux ou trois ans plus tard, j’allais commettre une faute bien plus grave,
l’apostasie. Sacrilège et apostasie me poussèrent probablement
à un besoin d’expiation. Voilà, du moins, un des éléments
de réponse à la question de Madeleine qui, dans la cuisine de
sa quincaillerie, me posait sur mon entrée aussi précoce au séminaire.
Ma prime enfance, comme un satellite , semble avoir été rattachée
à deux mondes : L’église paroissiale, que je viens d’évoquer
et l’école communale. De celle-ci je ne garde guère de souvenirs
puisque je l’ai quittée très tôt.
Cependant , dans ces brumes maintenant bien lointaines des années de
communale, rougeoie un brasier qui me valut alors l’appellation d’incendiaire.
J’y vois aussi rôder un personnage inquiétant, nommé
Thiébault, qui s’était complu à souffler sur le braises.
S’étaient aussi allumés, comme par propagation, mais bien
timidement, les feux d’un premier amour qui me marquera de son indélébile
brûlure