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CHAPITRE  4

L’incendiaire

Quand mon père ouvrit la porte de la classe, toutes les têtes se retournèrent d’un seul coup et je lus l’étonnement puis la stupeur sur le visage de mes camarades .

Charles hannoteaux le père rigide...

D’une bourrade il me poussa devant lui et nous traversâmes la salle l’un derrière l’autre, dans l’allée centrale, jusqu’au bureau du maître . Dès que nous fûmes arrivés à sa hauteur, celui-ci se leva et, derrière moi, j’entendis  mes camarades se dresser à leur tour. Mon père n’était  pas un notable du pays bien que sa casquette de cheminot, fût, à cette époque, décorée de feuilles de chêne argentées à cause de sa fonction de sous-chef-de-gare.

Sa réputation provenait de sa probité exceptionnelle et  surtout, de sa rigueur envers lui-même, envers les siens et envers quiconque, grand ou petit .C’est tout juste si les gamins ne se décoiffaient pas devant lui, en le croisant dans la rue, comme devant le maître d’école et le curé.

Monté sur l’estrade, devant le grand tableau noir mural, mon père attendait le silence puis, me désignant, déclara à forte voix : « Mon fils Julien que voici a commis une faute grave. Il faut que la punition soit aussi spectaculaire que le délit et c’est pour cela que je tiens à ce qu’il subisse un outrage public. »

Pendant qu’il parlait personne ne bronchait. L’instituteur semblait aussi interloqué que les élèves et baissait les yeux comme s’il avait été  accusé au même titre que moi. Il répétait à voix basse : « Oui, monsieur Dessart…Bien, monsieur Dessart » en regardant les mains de mon père qui, ostensiblement, dépliaient d’un papier journal un carton assez large :

 « Tourne-toi,  me dit-il, pour que le maître t’affiche sur le dos l’épithète que tu mérites . » Et s’adressant à l’instituteur :

-«  Je vous demanderais, dit-il, qu’il demeure ainsi exposé aux blâmes de vous-même et de ceux de ses condisciples pendant toute la durée du cours. »

Mon père repartit dans ce silence qui, depuis son irruption tenait suspendue la respiration de la classe.

 « Asseyez-vous !  dit le maître.

Je demeurais sur l’estrade, le visage tourné vers le tableau noir, ignorant encore ce que je devais subir aux yeux de tous. Je le sus bientôt. Le maître me montra la pancarte où la raide écriture de mon père avait calligraphié :I NC E N D I A I R E et, suivant les ordres donnés, il m’épingla l’infamant carton dans le dos. J’essayai, par un coup d’œil rapide, de voir l’effet produit sur mes camarades . Certainement que le mot leur paraissait mystérieusement énorme. Personne ne devait le bien comprendre.

-          « Eh bien! Voilà une chose faite, dit le maître, quand il se fut rassis sur sa chaise. Je crois que cette leçon est suffisante pour que je m’abstienne de tout commentaire. Revenons au programme du jour. »

-          J’aurais voulu, au contraire, que l’instituteur commentât cette mise en scène qui, d’après moi, n’avait pas de commune mesure avec la faute qu’on me reprochait.  « Tu es maintenant  assez grand garçon,  m’avait- on- dit, ces jours-ci, pour apprécier la gravité de tes actes. »

-          Je ne me souviens pas avoir eu plus de conscience qu’auparavant, à cette époque de ma vie,  de ce qu’on disait être tantôt le bien, tantôt le mal.. Je crois d’ailleurs que durant toute mon existence je n’ai jamais eu une vision bien nette de la qualité de mes options. Bien souvent ce n’est que par les conséquences que je me rends compte, après coup, d’avoir bien ou mal agi. J’ai toujours vécu et je vis encore dans un certain état d’innocence.

-          Jusqu’à cet événement qui me mettait au pilori, j’étais plutôt considéré comme un élève ordonné, appliqué, silencieux, obéissant, une « bonne pâte » comme disait ma mère. Au catéchisme, j’étais si en avance sur mes camarades que je suivais déjà les leçons de ceux qui  préparaient leur Première Communion, j’étais souvent montré en exemple. Aujourd’hui j’étais exposé avec un écriteau dans le dos comme l’élève le plus dangereux de l’école, le voyou dont les parents disent à leurs enfants : « Que je ne te vois surtout pas en compagnie d’une si mauvaises graine ! »

-          Si encore j’avais pu me défendre, me retourner vers ces yeux étonnés qui, grands ouverts sur mon dos, n’arrivaient pas à avaler l’énormité de mon crime, je leur aurais dit : « Ne vous êtes-vous jamais ennuyés un jeudi après-midi ? Ne vous a-t-il jamais pris l’envie, comme ça, d’aller au fond du jardin et d’entrer dans la cabane aux outils ?

Un feu impressionnant...

-          A cause du sac d’escarbilles, découvert derrière la porte, j’ai eu l’idée de me faire une forge parce que j’avais vu le même sac chez le maréchal. Vous savez bien qu’à la sortie de l’école on aime s’attrouper autour de la forge à regarder ces escarbilles dans le foyer. Elles semblent mortes et un seul coup du grand soufflet en fait jaillir un bouquet de petites flammes rouges et bleues.

-          Alors je suis revenu à la maison pour chercher des bûchettes allume-feu, le soufflet et la boîte d’allumettes. Je passai  et repassai à côté de ma mère et de mes sœurs  Emma et Marie avec mon idée de forge dans la tête et personne ne trouvait que je faisais mal. Mais, de retour dans la cabane, à peine avais-je allumé mon foyer qu’une épaisse fumée m’obligea d’en sortir. Quand je voulus y revenir, juste au moment où j’ouvris la porte, la fumée se transforma d‘un seul coup en flammes. C’était merveilleux et effrayant à la fois. Je refermai aussitôt, j’entendis que ça grondait à l’intérieur, que ça cognait et que ça sautait de bas en haut et de gauche à droite, comme si j’avais enfermé des chats enragés.

-          J’ai eu peur et j’ai couru dans ma chambre. Là, je n’entendais ni ne voyais plus rien. Je me mis à étaler sur le plancher les pièces d’un jeu de construction. En faisant des gestes simples, ordinaires, j’aurais calmé les événements.

-          Bientôt, cependant, j’entendis les cris de mes sœurs puis ceux de ma mère. Je devinais , de ma chambre que, venues dans le jardin, elles étaient maintenant en face d’un monstre fait de fumée, de crépitements,  dont la gueule aux mille langues et aux mille dents mâchait la cabane. Cette si jolie cabane que venait de construire l’oncle Paul apparaissait alors éclatée, déformée, roulée, avalée par l’appétit insatiable de ce petit feu qui avait subitement grandi et qui risquait de s’enfler davantage . »

-          Naturellement, quand je supportais , dans le dos, l’infamant écriteau qui m’accablait, je ne pouvais pas, comme maintenant, débrouiller les obscures raisons qui avaient commandé mon geste. Je n’étais pas encore conscient d’être né sous les langues de feu de la Pentecôte et, que, malgré moi, j’en subissais l’influence. Actuellement, dans les étés brûlants de cette décennie, j’entends annoncer, de plus en plus souvent, des incendies de forêt le long des rivages de la Méditerranée mais si les médias en dissertent ,ils sont incapables de dévoiler le mystère des pyromanes. Les raisons de leur coup de folie ne serait-elle pas la fascination du feu ?

-          D’après les Anciens, le feu était d’une nature si surnaturelle qu’il ne pouvait qu’avoir été dérobé aux dieux. La capacité de faire du feu comme de rire, est considéré pour l’homme  comme sa supériorité caractéristique sur l’animal.

-          Moi qui ai été nourri au lait et au miel des Saintes Ecritures, j’éprouve respect et terreur mais toujours admiration pour les épées flamboyantes des séraphins à la porte de l’Eden, pour le Buisson Ardent, la colonne de feu dans le désert du Sinaï et, plus tard, pour les langues brûlantes de la Pentecôte. Je médite également cette terrible parole des Evangiles : « Je suis venu jeter le feu sur terre. »

-          J’ai appris que nous vivions sur la pellicule de cendre d’un magma en fusion, que le feu est un des quatre grands éléments . Dans l’Histoire, les incendies de guerre, les bûchers des Inquisitions, la foudre des orages se manifestent souvent comme une irruption à notre niveau des flammes vengeresses des abîmes de l’enfer.

-          Dans le langage courant le feu est le symbole de l’habitation (sans feu ni lieu), la manifestation de la joie (feux de la Saint Jean). Ne dit-on pas d’une personne morte qu’elle s’est éteinte comme si chacun de nous brûlait comme un cierge ?

Voilà ce que je pourrais dire maintenant à mes camarades d’école si je pouvais à plus de soixante ans de distance, me retourner vers eux et défendre ma cause. A ce moment j’avais la mémoire uniquement encombrée de ce que j’avais entendu et vu de ma chambre.  

Ma mère et mes soeurs  couraient avec des seaux d’eau qu’elles lançaient sur le foyer et qui épaississaient davantage la fumée. Des voisins survenaient de partout et formaient une chaîne de la cuisine jusqu’à l’incendie. J’entendais sous moi ces grands battements de la pompe qui s’essoufflait comme si elle était le cœur de la maison. Je croyais qu’ils n’en arriveraient jamais à bout et je n’osais plus regarder dehors.

Quand  les battements cessèrent je me remis à la fenêtre . Au fond du jardin piétiné il n’y avait, à la place de la belle cabane construite par l’oncle Paul, qu’un amas de poutres noircies et un désordre de ferrailles où il était difficile de reconnaître les outils.

C’est quand mon père rentra du travail que l’affaire se dramatisa. En m’enfermant dans ma chambre je m’étais avoué fautif. Je préférai me priver de souper que d’affronter les réprimandes de mon père. J’essayais, en collant l’oreille contre le plancher, de percevoir les réactions que les conséquences du sinistre allaient déclencher. Le repas se fit sans bruit, je n’entendais guère  que le tintement des couverts et de la vaisselle. Mon père aurait-il bien pris la chose ?

Alors que je concentrais mon attention sur la salle à manger, des pas retentirent dans l’escalier. Non pas ceux d’une personne mais de plusieurs qui montaient à l’étage. Que me voulait-on ?Je reculai au fond de la chambre et me blottis contre la cheminée. La poignée tourna  mais j’avais fermé à clef. Des coups brutaux heurtèrent la porte. J’entendis la voix de mon père ordonner :

 « Ouvre !

J’étais paralysé de peur et demeurais immobile.

-          « Je te somme d’ouvrir !  gronda la voix dont le ton autoritaire aurait dû me faire bondir vers la serrure. La terreur me nouait les membres . La porte se mit à trembler sous des coups sourds et, tout à coup, claqua, grande ouverte, contre le mur. Mon père se tenait dressé dans l’encadrement, la figure écarlate et le toupet en désordre. Il croisa lentement les bras. Derrière, ma mère et me sœurs reniflaient des larmes. 

-           « Et par- dessus le marché, monsieur s’enferme ! Tu as donc décidé de faire la tête dure. Il ne suffisait pas de te laisser aller à tes penchants pervers. Continue sur cette pente et tu ne tarderas pas à devenir la honte de la famille.

-          …….

-          Et si encore on percevait le moindre remords. Regardez--moi cette face de butor qui veut tenir tête à son père !  Et qui ne s’émeut même  pas devant les larmes de sa mère et de ses sœurs !

-          Je te briserai, m’entends-tu, je te briserai ! »

Que faire dans une telle situation ? Mon père m’imposait un rôle à tenir, je n’allais pas pousser encore plus loin l’impudence en refusant de le jouer.

Le lendemain je me suis laissé traîner devant les voisins qui, les uns après les autres, me firent la leçon puis devant monsieur le curé qui, sur les conseils ou plutôt les ordres de mon père, me refusa, pour le dimanche suivant, de revêtir la soutane des enfants de chœur. Maintenant j’étais là, à l’école, exposé aux regards de l’instituteur et de mes condisciples, avec cet écriteau dans le dos.

Derrière moi, dans la classe, je n’entendais rien bouger. Le maître faisait relire une dictée. Subrepticement je tournai la tête et constatai que personne ne me regardait. Il était inutile d’essayer de me justifier, certainement qu’auprès de mes camarades ma cause était entendue et que j’étais irrémédiablement condamné

La classe terminée, le maître fit sortir les élèves et ne revint vers moi que lorsque toute l’école eu quitté la cour :

-          « Alors, Julien, j’espère pour toi que cette démonstration t’aura à jamais guéri de ton goût immodéré du feu ? »

Il décrocha la pancarte et me libéra. Avant de passer la porte il me prit par le bras d’un air complice :

 « Ne te presse pas trop, dit-il, laisse tes camarades à bonne distance. Cet après-midi, ils t’inquiéteront moins et demain ce sera complètement oublié. »

Je le remerciai d’un sourire et partis à pas lents comme il m’avait été recommandé. Je traversai la place de la mairie sans trop lever les yeux de peur de rencontrer ceux des passants qui ne pouvaient être que méprisants ou réprobateurs. Je me disposais à enfiler ma rue quand, sur les marches du perron de la première maison du carrefour, je vis, assis l’un à côté de l ‘autre, Thiébault, Plomion et Morel. Ils regardaient dans ma direction et visiblement m’attendaient. Je ne pouvais plus ne pas avancer vers eux sans paraître ostensiblement les éviter.

Il était inutile d’avoir échappé au gros de la troupe des écoliers si je devais rencontrer Thiébault. A lui seul, il comptait plus que toute l’école réunie. Rien ne se décidait d’important entre nous sans avoir pris l’avis de Thiébault. Même en classe son opinion prévalait parfois sur celle du maître. Au village on l’appelait : le fils Thiébault, en raison de la personnalité de son père qui avait été le zélateur le plus ardent du parti anticlérical. En cette année 1924, la lutte était toujours vive entre ceux qui fréquentaient l’église, les  « calotins » et leurs adversaires, surnommés « bouffeurs de curé ». Dans ces deux clans, chez l’un comme chez l’autre, régnait la même intolérance.

Thiébault était d’autant plus redouté des calotins que sa conduite était irréprochable et qu’il était de mœurs austères. Mon père, tout en admirant  de mauvais gré son incorruptibilité, déclarait, avec un ton péremptoire : « Thiébault, c’est l’Antechrist ! »

L’année précédente, le dimanche de la fête locale, sa renommée se transforma en légende. Ce jour-là, sa femme, une pauvre fille que son hérédité poussait à boire, avait cédé plus que de coutume à sa passion habituelle. Comme son mari lui reprochait de montrer un si mauvais exemple à leur fils, celle-ci courut se jeter à la rivière. Monsieur Thiébault, lancé à sa poursuite, plongea à son secours. Malheureusement, si celle qui voulait se noyer sortait indemne de l’eau, le sauveteur fut ramené mort sur la berge. Ce fut une consternation générale dans le village.

Ce drame se passait en plein après-midi de la fête patronale et le défilé de la fanfare, au lieu de jouer la marche joyeuse de « Rose-Marie », en se dandinant, passait sans marquer le pas au milieu des boutiques foraines et des manèges avec, pour toute musique, le battement lugubre des tambours. Suivaient les porteurs de la civière qui laissait derrière elle une trace humide sur la poussière de la route. Deux hommes soutenaient madame Thiébault, encore trempée de sa baignade suicidaire, les cheveux raides et l’air hagard. Le conseil municipal entourait l’orphelin comme, autrefois, les princes du sang, à la mort du roi, encadraient de leur auguste présence le dauphin. Les conseillers et le maire formaient une haie de leur corps à tout ce malheur qui, en touchant une telle personnalité, risquait de s’étendre sur tout le pays

               Sur le perron, entouré de ses deux acolytes, le fils Thiébault ne pouvait que m’inspirer davantage de respect. Allait-il, du haut de cette tribune improvisé, lancer un défi aux idées cléricales de ma famille ? Plomion ne pouvait que renchérir sur les sarcasmes. Autrefois nous servions la messe côte à côte sur les mêmes degrés de l’autel. Sa piété le destinait au séminaire. C'est alors que Thiébault se prit d’amitié pour lui et, quelques mois plus tard, il quittait le sanctuaire, la bouche pleine de blasphèmes.

Quant à Morel, c’était un demi-sauvage, issu d’une ferme perdue au fin fond du hameau de la Maladrerie,il avait pour Thiébault une obéissance de janissaire.

Je ne voulais pas avoir l’air de les éviter et même, par bravade, me dirigeai droit sur eux. Quand je fus à quelques pas du perron, Thiébault se leva et, d’un geste autoritaire, fit se dresser les deux autres :

-          « Julien Dessart, déclara-t-il sur ce ton déclamatoire qu’il avait dû entendre chez son père dans les débats politiques, Julien Dessart, nous te félicitons et t’admirons ! »

-          Accroché des deux mains à la barre du perron, il dressait sa petite taille de jeune coq et, après chaque phrase, rejetait en arrière, dans un coup de tête hautain, une mèche tombante :

-           « Sois assuré que tu viens de recevoir de mains ignorantes un des plus beaux titres de noblesse . Il a fallu que ce beau nom d’incendiaire te soit donné publiquement, cérémonieusement, comme il se devait. Te voilà haussé au- dessus du commun, justement où Plomion, Morel et moi recherchions un nouveau membre à notre entreprise. Tout à l’heure, sur l’estrade de l’école, tu es apparu comme la réponse évidente à nos questions. »

-          Lorsqu’il fit allusion à Plomion et à Morel, ceux-ci qui se tenaient de chaque côté de l’orateur sur une marche moins élevée, baissèrent les yeux et hochèrent la tête en signe d’acquiescement.

-          Je ne savais quelle attitude prendre, me méfiant que je ne sois l’objet d’une plaisanterie concertée. Thiébault dut deviner mon embarras et descendit de son piédestal :

-          - «  Allons, dit-il, sur le ton familier, il va falloir qu’on t’affranchisse »

-          Il me passa un bras sur l’épaule et m’entraîna en direction de la  maison. Plomion et Morel suivaient à distance :

-          - « As-tu déjà entendu parler des alchimistes ? me dit Thiébault en tournant vers moi ses yeux fouilleurs qui devaient lire la réponse avant qu’elle fût donnée.

-          - « Il vaut mieux que tu ne te sois pas fait de fausse idée là dessus. Sache, pour l’instant, que ton titre d’incendiaire te désigne d’une façon manifeste pour la société secrète d’alchimistes dont nous cherchions le quatrième membre. »

-          Comme il devinait la question que j’allais lui poser, il enchaîna :

-          - « Oui, il nous fallait un quatrième membre pour différentes raisons mais il y en a une d’essentielle. Mieux que quiconque tu as appris au catéchisme que le mystère de la puissance de l’Eglise repose sur la Trinité. Nous, alchimistes, devons sortir de ce chiffre si nous voulons échapper à son emprise . Avec quatre membres nous opposons le contresigne. Etant une société secrète il ne faut pas dépasser ce nombre.

-          Et puis la nécessité nous a un peu forcé la main mais je t’en parlerai plus tard.  Dès demain, à notre réunion du jeudi, au local, je t’introniserai. »

-          Le bras de Thiébault qui continuait d’entourer mon épaule devait m’anesthésier. Sa voix, notre commune démarche avaient le flou des rêves heureux. J’aurais voulu que la maison fût encore lointaine pour continuer à jouir d’un tel bien-être mais nous étions arrêtés devant la clôture de la cour. Je m’ arrachai à Thiébault avant que mon père ne s’aperçut que j’étais en sa compagnie.

                         Dans la salle à manger, chacun était déjà assis autour de la table pour le repas de midi. Je me rendis à ma place, à la droite de mon père. Je m’installai sur ma chaise, dépliai calmement ma serviette et même je souriais comme si, le matin,  il ne s’était rien passé d’anormal. Le regard de ma mère posait toutes sortes de questions alors qu’Emma et Marie se lançaient des clins d’œil complices. Avant mon arrivée, j’avais sûrement fait les frais de la conversation. Ma mère avait sans doute plaidé pour atténuer les rigueurs de la punition mais mon père avait dû lui rétorquer qu’un bon accueil semblerait une sorte de démission. Il fallait, au contraire, continuer à me faire payer ma faute.

Mes soeurs s’amusaient de me voir humilié, moi qui, dans les jeux, imposais souvent mes volontés de garçon. Cependant, avec un peu d’habilité, car je les savais sensibles, j’aurais pu facilement gagner leur compassion je n’en fis rien. D’ailleurs c’est tout naturellement que je sentais s’épanouir sur mon visage un sourire tranquille. La séance d’humiliation de ce matin s’était transformée en cérémonie de triomphe. Jamais je ne m’étais senti aussi assuré devant mon père et j’étais prêt à le toiser d’égal à égal. Thiébault ne m’avait-il pas dit, tout à l ‘heure : « Si ton père est la réaction personnifiée, toi, tu t’affirmes dans la révolte et le courage. »

Je ne pouvais recevoir de compliments plus flatteurs, moi qu’on disait enfant soumis, timide et même peureux et qui se trouvait perdu loin des jupes de sa mère. Aujourd’hui Thiébault me révélait un autre Julien Dessart , le vrai sans doute, et que ma famille voulait ignorer pour mieux me tenir en condition. Ou alors la larve avait fini de ramper, je devenais léger, aérien, triomphant, me poussaient de flamboyantes ailes de papillon. Cependant je craignais que ma trop nouvelle assurance ne fût d’un seul coup mise à bas si je l’exposais aussi témérairement. Bientôt Thiébault me donnerait sa science et son autorité.

J’avais hâte que cette journée s’écoulât, curieux du rendez-vous donné.

Chapitre 5 

©Mon domaine Hannoteaux Michel