L’incendiaire
Quand
mon père ouvrit la porte de la classe, toutes les têtes se retournèrent d’un
seul coup et je lus l’étonnement puis la stupeur sur le visage de mes camarades
.
Charles hannoteaux le père rigide...
D’une
bourrade il me poussa devant lui et nous traversâmes la salle l’un derrière
l’autre, dans l’allée centrale, jusqu’au bureau du maître . Dès que nous
fûmes arrivés à sa hauteur, celui-ci se leva et, derrière moi, j’entendis
mes camarades se dresser à leur tour. Mon père n’était pas un notable du
pays bien que sa casquette de cheminot, fût, à cette époque, décorée de feuilles
de chêne argentées à cause de sa fonction de sous-chef-de-gare.
Sa
réputation provenait de sa probité exceptionnelle et surtout, de sa rigueur
envers lui-même, envers les siens et envers quiconque, grand ou petit .C’est
tout juste si les gamins ne se décoiffaient pas devant lui, en le croisant
dans la rue, comme devant le maître d’école et le curé.
Monté
sur l’estrade, devant le grand tableau noir mural, mon père attendait le silence
puis, me désignant, déclara à forte voix : « Mon fils Julien
que voici a commis une faute grave. Il faut que la punition soit aussi spectaculaire
que le délit et c’est pour cela que je tiens à ce qu’il subisse un outrage
public. »
Pendant
qu’il parlait personne ne bronchait. L’instituteur semblait aussi interloqué
que les élèves et baissait les yeux comme s’il avait été accusé au même titre
que moi. Il répétait à voix basse : « Oui, monsieur Dessart…Bien,
monsieur Dessart » en regardant les mains de mon père qui, ostensiblement,
dépliaient d’un papier journal un carton assez large :
« Tourne-toi,
me dit-il, pour que le maître t’affiche sur le dos l’épithète que
tu mérites . » Et s’adressant à l’instituteur :
-«
Je vous demanderais, dit-il, qu’il demeure ainsi exposé aux blâmes
de vous-même et de ceux de ses condisciples pendant toute la durée du cours. »
Mon
père repartit dans ce silence qui, depuis son irruption tenait suspendue la
respiration de la classe.
« Asseyez-vous !
dit le maître.
Je
demeurais sur l’estrade, le visage tourné vers le tableau noir, ignorant encore
ce que je devais subir aux yeux de tous. Je le sus bientôt. Le maître me montra
la pancarte où la raide écriture de mon père avait calligraphié :I NC
E N D I A I R E et, suivant les ordres donnés, il m’épingla l’infamant carton
dans le dos. J’essayai, par un coup d’œil rapide, de voir l’effet produit
sur mes camarades . Certainement que le mot leur paraissait mystérieusement
énorme. Personne ne devait le bien comprendre.
-
« Eh bien! Voilà une chose faite, dit le maître,
quand il se fut rassis sur sa chaise. Je crois que cette leçon est suffisante
pour que je m’abstienne de tout commentaire. Revenons au programme du jour. »
-
J’aurais voulu, au contraire, que l’instituteur commentât cette
mise en scène qui, d’après moi, n’avait pas de commune mesure avec la faute
qu’on me reprochait. « Tu es maintenant assez grand garçon, m’avait-
on- dit, ces jours-ci, pour apprécier la gravité de tes actes. »
-
Je ne me souviens pas avoir eu plus de conscience qu’auparavant,
à cette époque de ma vie, de ce qu’on disait être tantôt le bien, tantôt
le mal.. Je crois d’ailleurs que durant toute mon existence je n’ai jamais
eu une vision bien nette de la qualité de mes options. Bien souvent
ce n’est que par les conséquences que je me rends compte, après coup, d’avoir
bien ou mal agi. J’ai toujours vécu et je vis encore dans un certain état
d’innocence.
-
Jusqu’à cet événement qui me mettait au pilori, j’étais plutôt
considéré comme un élève ordonné, appliqué, silencieux, obéissant, une « bonne
pâte » comme disait ma mère. Au catéchisme, j’étais si en avance
sur mes camarades que je suivais déjà les leçons de ceux qui préparaient
leur Première Communion, j’étais souvent montré en exemple. Aujourd’hui j’étais
exposé avec un écriteau dans le dos comme l’élève le plus dangereux de l’école,
le voyou dont les parents disent à leurs enfants : « Que je ne te
vois surtout pas en compagnie d’une si mauvaises graine ! »
-
Si encore j’avais pu me défendre, me retourner vers ces yeux
étonnés qui, grands ouverts sur mon dos, n’arrivaient pas à avaler l’énormité
de mon crime, je leur aurais dit : « Ne vous êtes-vous jamais
ennuyés un jeudi après-midi ? Ne vous a-t-il jamais pris l’envie, comme
ça, d’aller au fond du jardin et d’entrer dans la cabane aux outils ?
Un feu impressionnant...
-
A cause du sac d’escarbilles, découvert derrière la porte,
j’ai eu l’idée de me faire une forge parce que j’avais vu le même sac chez
le maréchal. Vous savez bien qu’à la sortie de l’école on aime s’attrouper
autour de la forge à regarder ces escarbilles dans le foyer. Elles semblent
mortes et un seul coup du grand soufflet en fait jaillir un bouquet de petites
flammes rouges et bleues.
-
Alors je suis revenu à la maison pour chercher des bûchettes
allume-feu, le soufflet et la boîte d’allumettes. Je passai et repassai à
côté de ma mère et de mes sœurs Emma et Marie avec mon idée de forge dans
la tête et personne ne trouvait que je faisais mal. Mais, de retour dans la
cabane, à peine avais-je allumé mon foyer qu’une épaisse fumée m’obligea d’en
sortir. Quand je voulus y revenir, juste au moment où j’ouvris la porte, la
fumée se transforma d‘un seul coup en flammes. C’était merveilleux et effrayant
à la fois. Je refermai aussitôt, j’entendis que ça grondait à l’intérieur,
que ça cognait et que ça sautait de bas en haut et de gauche à droite, comme
si j’avais enfermé des chats enragés.
-
J’ai eu peur et j’ai couru dans ma chambre. Là, je n’entendais
ni ne voyais plus rien. Je me mis à étaler sur le plancher les pièces d’un
jeu de construction. En faisant des gestes simples, ordinaires, j’aurais calmé
les événements.
-
Bientôt, cependant, j’entendis les cris de mes sœurs puis
ceux de ma mère. Je devinais , de ma chambre que, venues dans le jardin, elles
étaient maintenant en face d’un monstre fait de fumée, de crépitements, dont
la gueule aux mille langues et aux mille dents mâchait la cabane. Cette si
jolie cabane que venait de construire l’oncle Paul apparaissait alors éclatée,
déformée, roulée, avalée par l’appétit insatiable de ce petit feu qui avait
subitement grandi et qui risquait de s’enfler davantage . »
-
Naturellement, quand je supportais , dans le dos, l’infamant
écriteau qui m’accablait, je ne pouvais pas, comme maintenant, débrouiller
les obscures raisons qui avaient commandé mon geste. Je n’étais pas encore
conscient d’être né sous les langues de feu de la Pentecôte et, que, malgré
moi, j’en subissais l’influence. Actuellement, dans les étés brûlants de cette
décennie, j’entends annoncer, de plus en plus souvent, des incendies de forêt
le long des rivages de la Méditerranée mais si les médias en dissertent ,ils
sont incapables de dévoiler le mystère des pyromanes. Les raisons de leur
coup de folie ne serait-elle pas la fascination du feu ?
-
D’après les Anciens, le feu était d’une nature si surnaturelle
qu’il ne pouvait qu’avoir été dérobé aux dieux. La capacité de faire du feu
comme de rire, est considéré pour l’homme comme sa supériorité caractéristique
sur l’animal.
-
Moi qui ai été nourri au lait et au miel des Saintes Ecritures,
j’éprouve respect et terreur mais toujours admiration pour les épées flamboyantes
des séraphins à la porte de l’Eden, pour le Buisson Ardent, la colonne de
feu dans le désert du Sinaï et, plus tard, pour les langues brûlantes de la
Pentecôte. Je médite également cette terrible parole des Evangiles :
« Je suis venu jeter le feu sur terre. »
-
J’ai appris que nous vivions sur la pellicule de cendre d’un
magma en fusion, que le feu est un des quatre grands éléments . Dans
l’Histoire, les incendies de guerre, les bûchers des Inquisitions, la foudre
des orages se manifestent souvent comme une irruption à notre niveau des flammes
vengeresses des abîmes de l’enfer.
-
Dans le langage courant le feu est le symbole de l’habitation
(sans feu ni lieu), la manifestation de la joie (feux de la Saint Jean). Ne
dit-on pas d’une personne morte qu’elle s’est éteinte comme si chacun de nous
brûlait comme un cierge ?
Voilà
ce que je pourrais dire maintenant à mes camarades d’école si je pouvais à
plus de soixante ans de distance, me retourner vers eux et défendre ma cause.
A ce moment j’avais la mémoire uniquement encombrée de ce que j’avais entendu
et vu de ma chambre.
Ma
mère et mes soeurs couraient avec des seaux d’eau qu’elles lançaient
sur le foyer et qui épaississaient davantage la fumée. Des voisins survenaient
de partout et formaient une chaîne de la cuisine jusqu’à l’incendie. J’entendais
sous moi ces grands battements de la pompe qui s’essoufflait comme si elle
était le cœur de la maison. Je croyais qu’ils n’en arriveraient jamais à bout
et je n’osais plus regarder dehors.
Quand
les battements cessèrent je me remis à la fenêtre . Au fond du jardin
piétiné il n’y avait, à la place de la belle cabane construite par l’oncle
Paul, qu’un amas de poutres noircies et un désordre de ferrailles où il était
difficile de reconnaître les outils.
C’est
quand mon père rentra du travail que l’affaire se dramatisa. En m’enfermant
dans ma chambre je m’étais avoué fautif. Je préférai me priver de souper que
d’affronter les réprimandes de mon père. J’essayais, en collant l’oreille
contre le plancher, de percevoir les réactions que les conséquences du sinistre
allaient déclencher. Le repas se fit sans bruit, je n’entendais guère que
le tintement des couverts et de la vaisselle. Mon père aurait-il bien pris
la chose ?
Alors
que je concentrais mon attention sur la salle à manger, des pas retentirent
dans l’escalier. Non pas ceux d’une personne mais de plusieurs qui montaient
à l’étage. Que me voulait-on ?Je reculai au fond de la chambre et me
blottis contre la cheminée. La poignée tourna mais j’avais fermé à clef.
Des coups brutaux heurtèrent la porte. J’entendis la voix de mon père ordonner :
« Ouvre !
J’étais
paralysé de peur et demeurais immobile.
-
« Je te somme d’ouvrir ! gronda la voix dont
le ton autoritaire aurait dû me faire bondir vers la serrure. La terreur me
nouait les membres . La porte se mit à trembler sous des coups sourds et,
tout à coup, claqua, grande ouverte, contre le mur. Mon père se tenait dressé
dans l’encadrement, la figure écarlate et le toupet en désordre. Il croisa
lentement les bras. Derrière, ma mère et me sœurs reniflaient des larmes.
-
« Et par- dessus le marché, monsieur s’enferme !
Tu as donc décidé de faire la tête dure. Il ne suffisait pas de te laisser
aller à tes penchants pervers. Continue sur cette pente et tu ne tarderas
pas à devenir la honte de la famille.
-
…….
-
Et si encore on percevait le moindre remords. Regardez--moi
cette face de butor qui veut tenir tête à son père ! Et qui ne s’émeut
même pas devant les larmes de sa mère et de ses sœurs !
-
Je te briserai, m’entends-tu, je te briserai ! »
Que
faire dans une telle situation ? Mon père m’imposait un rôle à tenir,
je n’allais pas pousser encore plus loin l’impudence en refusant de le jouer.
Le
lendemain je me suis laissé traîner devant les voisins qui, les uns après
les autres, me firent la leçon puis devant monsieur le curé qui, sur les conseils
ou plutôt les ordres de mon père, me refusa, pour le dimanche suivant, de
revêtir la soutane des enfants de chœur. Maintenant j’étais là, à l’école,
exposé aux regards de l’instituteur et de mes condisciples, avec cet écriteau
dans le dos.
Derrière
moi, dans la classe, je n’entendais rien bouger. Le maître faisait relire
une dictée. Subrepticement je tournai la tête et constatai que personne ne
me regardait. Il était inutile d’essayer de me justifier, certainement qu’auprès
de mes camarades ma cause était entendue et que j’étais irrémédiablement condamné
La classe terminée, le maître fit sortir les élèves et ne revint vers moi
que lorsque toute l’école eu quitté la cour :
-
« Alors, Julien, j’espère pour toi que cette démonstration
t’aura à jamais guéri de ton goût immodéré du feu ? »
Il
décrocha la pancarte et me libéra. Avant de passer la porte il me prit par
le bras d’un air complice :
« Ne
te presse pas trop, dit-il, laisse tes camarades à bonne distance. Cet
après-midi, ils t’inquiéteront moins et demain ce sera complètement oublié. »
Je
le remerciai d’un sourire et partis à pas lents comme il m’avait été recommandé.
Je traversai la place de la mairie sans trop lever les yeux de peur de rencontrer
ceux des passants qui ne pouvaient être que méprisants ou réprobateurs. Je
me disposais à enfiler ma rue quand, sur les marches du perron de la première
maison du carrefour, je vis, assis l’un à côté de l ‘autre, Thiébault,
Plomion et Morel. Ils regardaient dans ma direction et visiblement m’attendaient.
Je ne pouvais plus ne pas avancer vers eux sans paraître ostensiblement les
éviter.
Il
était inutile d’avoir échappé au gros de la troupe des écoliers si je devais
rencontrer Thiébault. A lui seul, il comptait plus que toute l’école réunie.
Rien ne se décidait d’important entre nous sans avoir pris l’avis de Thiébault.
Même en classe son opinion prévalait parfois sur celle du maître. Au village
on l’appelait : le fils Thiébault, en raison de la personnalité de son
père qui avait été le zélateur le plus ardent du parti anticlérical. En cette
année 1924, la lutte était toujours vive entre ceux qui fréquentaient l’église,
les « calotins » et leurs adversaires, surnommés « bouffeurs
de curé ». Dans ces deux clans, chez l’un comme chez l’autre, régnait
la même intolérance.
Thiébault
était d’autant plus redouté des calotins que sa conduite était irréprochable
et qu’il était de mœurs austères. Mon père, tout en admirant de mauvais gré
son incorruptibilité, déclarait, avec un ton péremptoire : « Thiébault,
c’est l’Antechrist ! »
L’année
précédente, le dimanche de la fête locale, sa renommée se transforma en légende.
Ce jour-là, sa femme, une pauvre fille que son hérédité poussait à boire,
avait cédé plus que de coutume à sa passion habituelle. Comme son mari lui
reprochait de montrer un si mauvais exemple à leur fils, celle-ci courut se
jeter à la rivière. Monsieur Thiébault, lancé à sa poursuite, plongea à son
secours. Malheureusement, si celle qui voulait se noyer sortait indemne de
l’eau, le sauveteur fut ramené mort sur la berge. Ce fut une consternation
générale dans le village.
Ce
drame se passait en plein après-midi de la fête patronale et le défilé de
la fanfare, au lieu de jouer la marche joyeuse de « Rose-Marie »,
en se dandinant, passait sans marquer le pas
au milieu des boutiques foraines et des manèges avec, pour toute musique,
le battement lugubre des tambours. Suivaient les porteurs de la civière qui
laissait derrière elle une trace humide sur la poussière de la route. Deux
hommes soutenaient madame Thiébault, encore trempée de sa baignade suicidaire,
les cheveux raides et l’air hagard. Le conseil municipal entourait l’orphelin
comme, autrefois, les princes du sang, à la mort du roi, encadraient de leur
auguste présence le dauphin. Les conseillers et le maire formaient une haie
de leur corps à tout ce malheur qui, en touchant une telle personnalité, risquait
de s’étendre sur tout le pays
Sur le perron, entouré de ses deux acolytes, le fils Thiébault ne pouvait
que m’inspirer davantage de respect. Allait-il, du haut de cette tribune improvisé,
lancer un défi aux idées cléricales de ma famille ? Plomion ne pouvait
que renchérir sur les sarcasmes. Autrefois nous servions la messe côte à côte
sur les mêmes degrés de l’autel. Sa piété le destinait au séminaire. C'est
alors que Thiébault se prit d’amitié pour lui et, quelques mois plus tard,
il quittait le sanctuaire, la bouche pleine de blasphèmes.
Quant
à Morel, c’était un demi-sauvage, issu d’une ferme perdue au fin fond du hameau
de la Maladrerie,il avait pour Thiébault une obéissance de janissaire.
Je
ne voulais pas avoir l’air de les éviter et même, par bravade, me dirigeai
droit sur eux. Quand je fus à quelques pas du perron, Thiébault se leva et,
d’un geste autoritaire, fit se dresser les deux autres :
-
« Julien Dessart, déclara-t-il sur ce ton déclamatoire
qu’il avait dû entendre chez son père dans les débats politiques, Julien
Dessart, nous te félicitons et t’admirons ! »
-
Accroché des deux mains à la barre du perron, il dressait sa
petite taille de jeune coq et, après chaque phrase, rejetait en arrière, dans
un coup de tête hautain, une mèche tombante :
-
« Sois assuré que tu viens de recevoir de mains ignorantes
un des plus beaux titres de noblesse . Il a fallu que ce beau nom d’incendiaire
te soit donné publiquement, cérémonieusement, comme il se devait. Te voilà
haussé au- dessus du commun, justement où Plomion, Morel et moi recherchions
un nouveau membre à notre entreprise. Tout à l’heure, sur l’estrade de l’école,
tu es apparu comme la réponse évidente à nos questions. »
-
Lorsqu’il fit allusion à Plomion et à Morel, ceux-ci qui se
tenaient de chaque côté de l’orateur sur une marche moins élevée, baissèrent
les yeux et hochèrent la tête en signe d’acquiescement.
-
Je ne savais quelle attitude prendre, me méfiant que je ne
sois l’objet d’une plaisanterie concertée. Thiébault dut deviner mon embarras
et descendit de son piédestal :
-
- « Allons, dit-il, sur le ton familier, il
va falloir qu’on t’affranchisse »
-
Il me passa un bras sur l’épaule et m’entraîna en direction
de la maison. Plomion et Morel suivaient à distance :
-
- « As-tu déjà entendu parler des alchimistes ?
me dit Thiébault en tournant vers moi ses yeux fouilleurs qui devaient
lire la réponse avant qu’elle fût donnée.
-
- « Il vaut mieux que tu ne te sois pas fait de fausse
idée là dessus. Sache, pour l’instant, que ton titre d’incendiaire te désigne
d’une façon manifeste pour la société secrète d’alchimistes dont nous cherchions
le quatrième membre. »
-
Comme il devinait la question que j’allais lui poser, il enchaîna :
-
- « Oui, il nous fallait un quatrième membre pour différentes
raisons mais il y en a une d’essentielle. Mieux que quiconque tu as appris
au catéchisme que le mystère de la puissance de l’Eglise repose sur la Trinité.
Nous, alchimistes, devons sortir de ce chiffre si nous voulons échapper à
son emprise . Avec quatre membres nous opposons le contresigne. Etant
une société secrète il ne faut pas dépasser ce nombre.
-
Et puis la nécessité nous a un peu forcé la main mais je
t’en parlerai plus tard. Dès demain, à notre réunion du jeudi, au local,
je t’introniserai. »
-
Le bras de Thiébault qui continuait d’entourer mon épaule devait
m’anesthésier. Sa voix, notre commune démarche avaient le flou des rêves heureux.
J’aurais voulu que la maison fût encore lointaine pour continuer à jouir d’un
tel bien-être mais nous étions arrêtés devant la clôture de la cour. Je m’ arrachai
à Thiébault avant que mon père ne s’aperçut que j’étais en sa compagnie.
Dans la salle à manger, chacun était déjà assis autour de la table pour le
repas de midi. Je me rendis à ma place, à la droite de mon père. Je m’installai
sur ma chaise, dépliai calmement ma serviette et même je souriais comme si,
le matin, il ne s’était rien passé d’anormal. Le regard de ma mère posait
toutes sortes de questions alors qu’Emma et Marie se lançaient des clins d’œil
complices. Avant mon arrivée, j’avais sûrement fait les frais de la conversation.
Ma mère avait sans doute plaidé pour atténuer les rigueurs de la punition
mais mon père avait dû lui rétorquer qu’un bon accueil semblerait une sorte
de démission. Il fallait, au contraire, continuer à me faire payer ma faute.
Mes
soeurs s’amusaient de me voir humilié, moi qui, dans les jeux, imposais souvent
mes volontés de garçon. Cependant, avec un peu d’habilité, car je les savais
sensibles, j’aurais pu facilement gagner leur compassion je n’en fis rien.
D’ailleurs c’est tout naturellement que je sentais s’épanouir sur mon visage
un sourire tranquille. La séance d’humiliation de ce matin s’était transformée
en cérémonie de triomphe. Jamais je ne m’étais senti aussi assuré devant mon
père et j’étais prêt à le toiser d’égal à égal. Thiébault ne m’avait-il pas
dit, tout à l ‘heure : « Si ton père est la réaction personnifiée,
toi, tu t’affirmes dans la révolte et le courage. »
Je
ne pouvais recevoir de compliments plus flatteurs, moi qu’on disait enfant
soumis, timide et même peureux et qui se trouvait perdu loin des jupes de
sa mère. Aujourd’hui Thiébault me révélait un autre Julien Dessart ,
le vrai sans doute, et que ma famille voulait ignorer pour mieux me tenir
en condition. Ou alors la larve avait fini de ramper, je devenais léger, aérien,
triomphant, me poussaient de flamboyantes ailes de papillon. Cependant je
craignais que ma trop nouvelle assurance ne fût d’un seul coup mise à bas
si je l’exposais aussi témérairement. Bientôt Thiébault me donnerait sa science
et son autorité.
J’avais
hâte que cette journée s’écoulât, curieux du rendez-vous donné.