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CHAPITRE  5

L’apostat

Le lendemain, dès huit heures et demi, je me tenais devant la maison, l’oreille tendue et l’œil aux aguets. Le soleil commençait à percer la brume stagnant encore sur les pâtures et le village,  situé sur les crêtes, faisant miroiter ses toits d’ardoises encore luisants de la rosée  et qui palpitaient  dans la lumière comme des ailes. Tout devenait,  comme moi, papillon. Les hirondelles descendaient du fin fond du ciel en traînant derrière elles une écume d’altitude. Elles avaient l’air d’écrire des signes, des signes pour la rencontre. Le messager que j’attendais m’arriverait-il  par un de ces chemins d’hirondelles

Un crucifix renié....

Comme neuf heures sonnaient, j’entendis trois brefs coups de sifflet et je vis, à hauteur du carrefour, Plomion qui traversait la rue. Je courus au devant de lui :

-          « Tu m’amènes là-bas ? Dis-je aussi essoufflé par ma course que par mon émotion .

-           « Avant, j’ai des ordres à exécuter, me dit-il, es-tu prêt à obéir ?

-           « Si c’est nécessaire, j’obéirai, répondis-je

-           « C’est indispensable, dit Plomion.  Marche derrière moi et assure-toi que tu n’es pas suivi. »

Nous quittâmes la rue pour prendre un des nombreux sentiers qui mènent de clôture en clôture à travers les prairies plantées de pommiers, comme les enfants de choeur le faisaient, chaque année à la Semaine Sainte pour la quête des œufs rouges. Nous étions à la saison où l’herbe était haute, prête à être fauchée et serrait l’étroit chemin où nous nous étions engagés. La rosée nous mouillait jusque' en haut des cuisses.

Quand nous arrivâmes au bosquet de peupliers , qu’on appelle « Le Bois du Roi », Morel surgit d’un fourré aussi naturellement que s’il fût sorti  de la porte d’une maison. Au milieu des arbres il avait encore davantage l’allure d’une bête avec ses gestes coulés, son pelage roux, son visage-museau et surtout ses prunelles couleur d’herbe et de feuille. Il souriait, la bouche ouverte , montrant des canines larges et pointues.

-          « Pour te mener au lieu de la réunion, dit Plomion, il faut qu’on te bande les yeux et qu’on te lie les mains. Nous te conduirons. »

Je ne m’attendais pas à une telle méfiance et le mauvais sourire de Morel ne me plaisait guère.

-          « Est-ce un ordre de Thiébault ?

-          Oui, dirent-ils.

-          Alors, soit ! leur répondis-je et je leur tendis les mains.

Où m’emmenaient-ils ? Nous marchâmes longtemps dans l’ombre du Bois du Roi et à travers ses ronces. Je me sentis plus à l’aise quand je revis la lumière à travers mon bandeau. Cependant j’aurais pu croire revenir sur mes pas tellement le sentier de la pâture était aussi étroit et les hautes herbes aussi mouillées. Je comptais le nombre de tourniquets des clôtures mais bientôt j’en abandonnais le compte car je soupçonnais qu’ils me faisaient repasser par le mêmes portes

Je marchai ainsi pendant une demi-heure et finalement je montai des escaliers et pénétrai à l’intérieur d’une maison. Aussitôt mes mains furent libérées et le bandeau dénoué, je me trouvai face à Thiébault. J’étais dans l’unique pièce d’une masure dont le plafond crevé laissait voir l’envers des ardoises. En entrant j’avais été frappé par l’odeur de moisi. L’unique fenêtre était envahie de plantes grimpantes et ne laissait filtrer qu’une lumière glauque. Comme meubles :quelques chaises de jardin et un guéridon. Sur le mur, entre les lézardes, étaient collées des gravures qui me rappelaient, dans leur genre, celles du livre d’histoire et de géographie. Sur une étagère, une rangée de livres dont plusieurs étaient aussi épais et aussi robustement reliés que les missels d’église.

-          « Excuse-moi de t’avoir fait conduire ici, dit Thiébault,  dans d’aussi difficiles conditions. C’est la première et la dernière fois puisque, dans un instant, nous allons t’introniser. Jusqu’ici tu es un profane et tu n’as donc pas le droit de connaître nos secrets et même pas le lieu de nos rencontres. »

Pendant qu’il me parlait  Plomion et Morel disposaient, sur le guéridon placé entre nous, deux gros livres que j’avais aperçus sur le rayon et, sur ces livres, une bougie allumée dans un bougeoir de fortune.

 « Réponds en toute franchise à mes questions. Sache que tu es libre de tes décisions. Posons ensemble notre main droite sur ces livres d’alchimie qui renferment la vérité. Maintenant , Julien Dessart, je t’interroge : «  Veux-tu devenir membre de la société des alchimistes ? » »

Cette question provoqua en moi un choc, celui, à la fois, d’un réveil et d’un ensommeillement. Depuis mon départ du Bois des Rois, avec les yeux bandés et les mains liées, j’étais descendu au plus profond de la terre, avec les égarés des contes, au pays de la magie. Mes camarades me paraissaient à la limite de la transformation. Plomion arrondissait  davantage son visage poupin et retrouvait la grâce de l‘angelot agenouillé sur les marches de l’autel. Morel faisait effort pour que ses canines ne s’allongeassent pas en crocs et que son pelage ne descendît pas du crâne pour descendre sur le visage, les mains et les jambes. Thiébault, face à moi, ne relevait pas la mèche folle qui lui barrait l’œil gauche. Tendue sur son petit corps de volatile, sa tête déjà énorme, allait-elle, d’un seul coup, grossir et devenir une monstruosité d’apocalypse ? Son père était-il vraiment l’Antéchrist ?

Il me regarda avec satisfaction, sans doute venais-je de répondre comme il le désirait.

-          « Es-tu disposé à obéir, selon les règles de ta conscience, aux lois et règlements de cette société ? »

Personne ne m’avait pas encore parlé sur ce ton. Jusqu’ici on m’imposait un ordre, aujourd’hui on demandait ma confiance ?  Comment  pouvais-je la refuser à une si courtoise sollicitation ?

-          « T ‘engages-tu à diriger tes actes, tes pensées et tes sentiments dans le même sens que nos illustres prédécesseurs dont le travail souterrain doit être continué par nous ?

Je n’avais jamais très bien compris les conversations de Thiébault. Personne, à l’école, n’osait le contredire. On disait que, des nuits entières, il lisait des livres encore plus compliqués que ceux de l’instituteur et du curé. 

-          « Te consacreras-tu à cette vocation du feu dont tu viens déjà de nous donner un éclatant témoignage ? » 

Je me revoyais à la fenêtre de ma chambre devant ce dragon à mille langues et à mille dents qui mâchait la cabane aux outils comme un caramel d’un sou comment avais-je su le faire surgir de terre ?  Avais-je vraiment un don si redoutable ?

-          « Reconnais-tu que le feu,  puissance du Bien, doit avoir raison sur l’eau,  puissance du Mal ? » 

Dans les yeux de Thiébault  s’inscrivaient les traces humides, que sa mère , repêchée de sa noyade, avait laissées sur la poussière de la route, alors que la fête était suspendue et que battaient lugubrement les tambours.

-          « Es-tu prêt à renoncer solennellement à tous les engagements que les forces des ténèbres t’ont fait prendre à ton baptême ? »

Presque tous les mois, après la grand-messe du dimanche, je me rendais aux fonts baptismaux, dans le cortège des enfants de chœur, pour une cérémonie de baptême. D’avoir tellement entendu les paroles du rituel, je les connaissais par cœur. Je pouvais prononcer en même temps que le curé :  « Renoncez-vous à Satan, à ses pompes et ses œuvres ? » Se confondaient dans une même image la bougie de Thiébault et le cierge  des baptêmes.

              A toutes les questions posées par Thiébault, je répondais : « oui ! oui ! oui ! »  Comme le faisaient machinalement les parrains et marraines. Mais n’étais-je pas en train de me contredire ? Ne devais-je pas  crier au contraire : « non ! non ! non ! ». J’aurais dû fuir. Mais où ? Je m’étais fermé le cœur de mes parents, le curé ne me voulait plus comme servant. Et puis zut ! Ce n’était quand même pas de ma faute si Thiébault avait vu ma vocation d’incendiaire-alchimiste aussi ostensiblement affiché, par cette pancarte, sur mon dos ! Ils l’avaient donc tous voulu !

-          « Oui ! oui ! oui ! »

-          Mets  ta main dans la mienne et scellons ce pacte par le feu . »

Nos mains s’approchèrent de la bougie. Lentement il tourna nos deux paumes liées pour que le dos de la mienne touchât la flamme. J’eus un mouvement instinctif de retrait mais Thiébault serra davantage pour maintenir la brûlure. : « Que le feu soit ton maître à jamais ! » et il me libéra.

Les jours suivants, pendant les récréations et à la sortie de l’école, Thiébault, au lieu de commencer mon instruction,  ne nous entretenait que de la pierre découverte à la Fontaine-des-Fièvres. C’était d’ailleurs à cause d’elle qu’il cherchait aussi activement un quatrième membre au groupe. Il allait avoir surtout besoin de deux bras supplémentaires.

Plomion et Morel n’avaient dû entendre que de vagues allusions à cette histoire car je les voyais aussi attentifs et aussi curieux que moi.

Ce fut le vendredi matin, c’est à dire le lendemain de mon intronisation, qu’il me posa cette

question :

-          « Sais-tu que le curé a l’intention d’organiser prochainement une procession à la Fontaine-des-Fièvres ?

Je répondis que je n’en savais rien.

-          « Si, dit-il avec un ton de reproche d’ être aussi mal informé. Une procession pour conjurer la sécheresse. »

Il nous laissa sur cette impression jusqu’à la sortie de onze heures.

-          «  Croyez-moi, nous dit-il, l’Eglise connaît mieux que quiconque les véritables richesses de ce monde et dès qu’elle en a connaissance elle se les approprie pour faire croire aux ignorants que c’est à cause d’elle qu’arrivent tous les bienfaits.

-          Quand j’ai appris que le curé projetait une procession à la Fontaine-des-fièvres,  les paroles de mon père me sont revenues à la mémoire…. »

Thiébault se mit à marcher devant nous, les yeux fixes, la mèche tombée, comme dans ses moments de grande concentration. Nous n’osions pas le questionner. Plomion et Morel me firent signe de nous éclipser .

-          « Quand il est comme ça,  me dirent-ils, il est inabordable. Une fois, il nous a  dit qu’il entrait en communication avec son père. »

Thiébault fit demi-tour et revint vers nous :

-          « Oui,  dit-il, je sais que mon père ne m’a pas trompé car j’ai été me rendre compte  sur place. Vous-mêmes vous viendrez avec moi et vous ne pourrez plus ne pas me croire. »

Il nous quitta sans plus d’explications. il ne nous parla plus de tout l’après-midi  et ce n’est qu’à la sortie de quatre heures qu’il entreprit de nous éclairer davantage.

« Aussi jeune que j’étais,  nous confia-t-il,  mon père conversait avec moi comme avec une personne de son âge. Il aimait parler, surtout pendant les repas. Ma mère ne l’écoutait pas  ou bien remuait bruyamment ses casseroles et des plats, ou pire, s’endormait à même la table. J’ouvrais grands les yeux et les oreilles puisque,  à moi seul,  je devais tout entendre et tout comprendre.

C’est dans une de ces conversations à table que mon père évoqua la Fontaine -des-Fièvres. Il faisait alors des recherches archéologiques dans la région et il visitait souvent les ruines de l’abbaye où se trouve maintenant la chapelle de la fontaine. Il m’avait parlé de cette histoire comme de tant d’autres et elle demeurait enfouie dans ma mémoire,  une mémoire de gosse de six à sept ans qui avait tôt fait d’embrouiller, d’oublier et surtout de transformer. Je n’en avais pas fait cas.

Or, dimanche dernier, ma mère, que,  depuis la mort de mon père, des voisines entraînent à l’église, fit allusion à cette éventuelle procession à la Fontaine-des-Fièvres. D’un seul coup, je me revis à table,  avec mon père. Il me racontait l’étrange aventure qui lui était arrivée dans la journée. Il était à la chapelle de saint Alexandre, le moine-bouvier à qui on attribue la découverte miraculeuse de cette fontaine. Par hasard il se trouva, le visage au bord du puits où bouillonne la source et, dans le fond, brillait une pierre.

Je le vois encore qui prenait le gros pain de quatre livres posé sur la table et qui disait : « Une pierre de cette forme, deux fois plus large que ce pain mais je ne pouvais apprécier l’épaisseur . » Il me disait encore : « A force de demeurer le visage contre la surface de l’eau je finissais par distinguer, sur la pierre, des signes. Des signes qui apparaissaient comme si une main les inscrivait pour me transmettre  un message. »

 Mon père m’avait-il vraiment raconté une telle histoire ou n’étais-je pas le jouet d’une mémoire trop fantaisiste ? Le jour même, je me suis rendu à la fontaine. J’ai ouvert la porte de la petite chapelle de briques où l’eau coule d’une canalisation de fonte. J’ai cherché, sous le bric- à- brac des ex-voto, une pierre qui ressemblerait à celle découverte par mon père.

Un stèle discoïdale qui ressemble à la pierre magique

Je grattais le sol, je soulevais la statue de bois du moine Alexandre, je déshabillais la table du petit autel, rien ne me mettait sur la piste. Je suis alors sorti de la chapelle et j’ai parcouru les ruines de l’abbaye comme mon père devait le faire dans ses recherches archéologiques. C’est ainsi que je suis tombé sur la source. Une dalle la recouvre et j’ai pu facilement la faire glisser. Je me suis allongé à plat ventre et me suis penché vers l’eau, alors  «  la pierre ronde comme un pain » m’est apparue. Je n’osais pas y croire. J’ai plongé le bras pour essayer de la toucher. L’eau trop claire me trompait sur la profondeur réelle et je dus enfoncer mon bras jusqu’à mon épaule pour sentir le grain de la pierre. Ma main, en glissant dessus, découvrait des signes.De retour à la maison, j’ai réfléchi au message que mon père lisait déjà sur cette pierre. Il nous vient de très loin, comme une voix étouffée derrière un bâillon. Si nous y répondons, nous allons renouer les maillons interrompus de cette merveilleuse chaîne de l’alchimie. cette pierre doit posséder une grande puissance à cause de ses signes, certainement gravés par un laboratoire d’alchimistes. Quand ceux-ci furent découverts, condamnés et conduits au bûcher, les moines de l’abbaye ne voulurent pas que les fidèles de l’Eglise connaissent les puissances réelles de ce monde, révélés par ceux qu’elle appelait les hérétiques. Quel moyen de combattre les puissances du Bien si ce n’est de les plonger au cœur de l’eau, symbole de l’ignorance et de l’oubli ?Mais la pierre continuait quand même son action par l’eau qu’elle irradiait. Il fallut inventer un saint Alexandre et lui  consacrer cette fontaine-miracle.

Notre rôle est donc de sortir cette pierre de la fontaine , de l’amener au siège de notre société et de lui redonner tout  le pouvoir de rayonnement dont le privait l’Eglise. »

J’étais curieux de toutes ces choses nouvelles et encore obscures. Cependant il m’était difficile d’entendre sans sourciller ces attaques continuelles contre l’Eglise pour qui, auparavant, je n’aurais pas soupçonné un si sensible attachement. Ces conciliabules me faisaient la même impression que ces rencontres , en cachette, où, à deux ou à trois,  nous tirions tour à tour, des bouffées sur la même cigarette. Nous nous forcions à nous remplir la bouche d’une fumée âcre qui nous faisait tousser et qui nous soulevait le cœur mais nous sacrifiions à un rite que nous ne pouvions pas ne pas accomplir.

                                     L’expédition fut fixée à un mercredi soir. Thiébault avait décidé que nous ne pouvions procéder à cet enlèvement que de nuit. La date coïncidait avec le soir de la Saint Jean. Aucune instruction particulière n’avait été donnée pour se libérer de chez soi. Je n’avais pas osé faire allusion à la surveillance dont j’étais particulièrement l’objet de la part de mon père depuis l’incendie de la cabane. Je devais, sans doute, en raison de mon titre d’ incendiaire, connaître et vaincre plus de difficultés que les autres.

A neuf heures, quelques foyers s’allumèrent sur les collines et je pensais aussitôt que je pourrais profiter du remue-ménage des feux de la Saint Jean. Cependant la journée avait été si brûlante  que la plupart, fatigués des premiers travaux de la fenaison, demeuraient immobiles,  à prendre le frais, sur les bancs et sur les marches des pas de porte. L’heure du rendez-vous approchait et rien ne favorisait mon départ. J’avançais à petits pas vers la clôture de la cour mais j’hésitais  à en pousser le portillon,  craignant de déclencher l’inévitable : « :Où vas-tu encore galoper ? » Il valait mieux donner le change plutôt que d’affronter ouvertement l’autorité paternelle.  «  Je vais me coucher ! » annonçai-je à la cantonade pour que mon père, qui bêchait le jardin,  fût rassuré sur mon sort jusqu’au lendemain matin.

De ma chambre je regardais dans la rue. Quand je me rendis compte qu’il était difficile de reconnaître les passants, je décidai que le moment était venu pour m’enfuir. Mais il fallait vaincre beaucoup de résistance quand je dus enjamber la fenêtre  pour descendre le long du mur en m’accrochant au poirier en espalier. Même ma chambre m’engluait et ce lit surtout, où il y avait encore peu de temps ma mère venait me border avant mon sommeil. Il ne s’agissait pas de s’amollir. Je fermai les yeux et sautai au niveau du sol. Une fois la dégringolade accomplie, je fus étonné de la facilité avec laquelle je m’étais retrouvé dans la cour puis, dans la rue. Je courus pour atteindre la ruelle qui me permettrait de sortir au plus vite de l’alignement des maisons. Dans ma course je crus entendre : « Où vas-tu ,Julien, à la fête des feux ? »  Je ne voulais pas me faire connaître, je ne répondais rien mais la question anodine m’avait piqué au vif de son venin d’ironie. « Oui, aurais-je pu leur répondre et bientôt vous ne rirez plus quand j’aurai en main toutes les forces de mes dons d’incendiaire-alchimiste. »

                Il était convenu que nous nous retrouverions au pont des Routières. Quand je fus arrivé à l’endroit du rendez-vous je ne rencontrai personne. Je me penchai de chaque côté, sur les garde-fou, pour fouiller du regard les bords de la rivière, écoutant si un bruit de broussaille n’indiquait pas une présence. Je me demandais  si je ne m’étais pas trompé d’endroit ou si je n’étais pas arrivé trop tard. Je me préparais à descendre vers le lit, presque à sec , de la rivière quand je sentis une main sur mon épaule, je me retournai et me trouvai devant Thiébault et Plomion :

-          « Je voulais éprouver ton courage et ta constance dit Thiébault. De ne pas nous rencontrer tu aurais pu décider de repartir et de renoncer. Je suis content que tu n’aies douté ni de moi, ni de tes camarades, ni de l’alchimie.

-          Maintenant , il ne faut pas perdre de temps. Suivez- moi. »

Comme nous quittions la route pour couper à travers les pâtures je m’étonnais que nous ne fussions que trois :

-          « Nous n’attendons pas Morel ?

-          -A cette heure-ci, répondit Thiébault,  Morel accomplit une mission plus difficile que la nôtre. Aie confiance, je n’ai laissé rien au hasard. »

Je n’osais pas le questionner davantage. La nuit était maintenant tombée mais l’ardent soleil du jour entretenait encore dans le noir comme une effluve de sa récente présence.  Les foins coupés, eux aussi, irradiaient l’atmosphère de leurs chaudes odeurs..

Ce hameau des Routières me rappelait ce fameux Vendredi Saint, de triste mémoire, où un diable de boucher avait donné à manger de la viande à notre troupe d’enfants de chœur. Je redoutais de voir surgir, au milieu d’un marécage, ce calvaire qui avait servi de cible à nos œufs de Pâques. Je repoussais ces images et ne reconnaissais rien d’ailleurs des lieux que nous traversions.

-« Vous voyez ces granges au sommet de la colline ? C’est la Culée des loups,  dit Thiébault. Notre route la plus directe passerait au milieu de la ferme, nous allons la contourner d’assez loin pour éviter d’être signalés par les chiens. »

De jour, pendant la Semaine Sainte, avec la troupe des enfants de chœur, j’avais pataugé dans une terre molle, emberlificoté dans le moelleux des herbes, dans un sirop de verdure. Dans cette nuit de la Saint Jean, avec Thiébault, je traversais un désert qu’on aurait pu croire uniquement peuplé de pierres dures et dressées.

D’une prairie fauchée, nous entrions, par les tourniquets,  dans des pâtures encore en herbe, souvent plantées de pommiers aux branches  retombantes et où paissaient un troupeau de vaches. Elles étaient couchées, disparaissant dans un herbage jauni par la sécheresse de cet été mais dressaient leurs têtes énormes dessinées  dans le clair-obscur, couronnées de l’étrange signe de leurs cornes. C’était la première fois que ces vaches, côtoyées depuis toujours, m’imposaient un tel respect. Elles redevenaient les bêtes sacrées du livre d’Histoire que les Egyptiens adoraient.

Parfois il me semblait que la mémoire des lieux me revenait. Je me retrouvais dans les parages où je portais,  avec les autres enfants de chœur, le panier des œufs de Pâques. « Après avoir grimpé la pente, me disais-je,  nous découvrirons un étang. » La crête de la colline passée,  nous rencontrâmes une oseraie. C’était bien le même emplacement où se trouvait l’étang. La nuit, l’eau devenait osier.  J’étais complètement dérouté.

Au bout d’une heure de marche environ, arrivés à l’intersection de deux chemins  de terre , Thiébault nous fit arrêter. Il consulta la montre qu’il était le seul d’entre nous à posséder, c’était celle de son père. En ce temps là, la possession d’une montre donnait à un enfant une renommée d’adulte.

-          «  Nous allons pouvoir souffler cinq minutes, dit-il . »

Nous étions assis sur le talus et je regardais mes deux compagnons. Je ne les reconnaissais guère. Plomion n’avait plus cette face poupine qui le faisait surnommer : « Bébé Cadum ». au contraire son visage se découpait en arêtes vives et en creux d’ombres.

Chez Thiébault rien ne semblait bouger que ses deux grands yeux de hibou. Je ne fus pas tellement étonné quand, formant une conque de ses mains repliées, il lança, par trois fois,  le cri de l’oiseau de nuit. Il leva le bras pour imposer notre silence et notre immobilité. Le même cri, poussé à faible distance, répondit à son appel.

 «- Tout va bien, dit Thiébault, Morel arrive, attendons le ici. »

Nous étions la tête renversée dans l’herbe du talus et le ciel apparut comme un autre pays où il y avait à traverser tantôt des prés fauchés et tantôt des pâtures drues d’étoiles.

-          «  Le Taureau,  dit Plomion,  tendant le doigt en direction d’une constellation.

-          «  Où ? demandai-je

-          « C’est la figure la plus simple à découvrir, dit Thiébault, après celle des deux chariots. »

Il se plaça derrière moi et son bras dirigeait mon regard :

-«   Vois comme ce signe est fortement dessiné. A la pointe,  l’œil rouge de la bête et, partant de là, ses deux cornes aiguisées. »

L’illusion devenait encore plus forte. Tout à l’heure, les vaches couchées dans l’herbe et, en réplique, ces deux cornes qui émergeaient de cette autre grasse prairie. Ici le vert, les enclos, l’eau et là haut, le rouge, l’immensité, le feu. Toujours cette correspondance et cette dualité.

-«  Cassiopée ! annonça-t-il, toujours opposée à la grande Ourse et, là haut, dans son nid d’aigle : Altaïr ! »  

Parfois des fusées d’étincelles, parties des derniers feux de la Saint jean, éclataient en plein ciel et embrouillaient les pistes. Thiébault n’en était pas gêné pour autant, il nous conduisait aussi à l’aise dans le ciel que dans les sentiers des pâtures. Son doigt, levé subitement,  s’immobilisa :

-          « Ecoutez, dit-il, le voilà ! »

A force de silence on perçut des cahotements et des grincements de charrette. Le talus escaladé, la voiture apparut, elle avait l’air d’avoir glissé comme une étoile filante et de nous être tombée derrière la tête. Morel marchait devant, guidant le cheval par la bride.

-          «  C’est très bien,  dit Thiébault,  tu nous as presque surpris.

-          «  Voilà le secret,  dit Morel .

Il montra les sabots du cheval chaussés de chiffons et les deux moyeux débordant de graisse.

-          «  Le plus  difficile,  ajouta-t-il,  fut d’atteler et de sortir de la ferme. Cela fait, même si le patron s’était décidé, à cette heure-ci  à faire un tour aux écuries, il ne pourrait plus faire que je ne sois pas parti . » 

Morel avait un air triomphateur, il se sentait le principal héros de l’affaire. Ses yeux verts pétillaient de joie, il n’attendait comme récompense qu’une tape sur l’épaule, en bon chien qu’il était.

-          «  Ne nous attardons pas davantage, dit Thiébault,  tous en voiture pour la fontaine ! »

Je ne reconnus les lieux qu’au moment où la charrette s’engagea dans l’allée de la chapelle. Je m’y étais rendu plusieurs fois, soit en promenade, accompagné de mes parents, soit en pèlerinage, dans le cortège des enfants de chœur. La lune, qui s’était levée, éclairait, dans la clairière, la bâtisse étroite qui, serrant son secret,  ressemblait à une chapelle funéraire.

-          « Attache le cheval ici, dit Thiébault à Morel, nous ne pouvons pas aller plus loin avec la charrette."

Je n’osais pas m’approcher. Je devinais, à travers la grille de la porte, la statue de saint Alexandre. Une main dressait un crucifix et l’autre caressait une tête de bœuf. D’après le récit de monsieur le curé et de mes parents ce saint moine était le bouvier du monastère. Alors qu’une épidémie décimait le bétail, il supplia le ciel de venir au secours de son troupeau. Suivant   les ordres d’une révélation reçue en songe, Alexandre souleva  une pierre et une source jaillit où toutes les bêtes, qui s’y abreuvaient,  guérissaient de l’épidémie. Depuis, les gens des environs venaient à cette fontaine et chacun puisait l’eau miraculeuse pour guérir ses malades.

-          «  Cette chapelle est un trompe-couillons, , dit Thiébault, passons par derrière. »

Nous le suivîmes au milieu des ronces et des herbes folles, contournant les pans de murs en ruines de l’abbaye et il nous emmena devant une sorte de puisard couvert d’une large dalle :

-          « Voilà la véritable source, dit-il. »

Morel fit glisser la pierre plate et l’eau de la fontaine apparut, luisant au clair de lune comme la cornée d’un œil fermé dont on aurait soulevé la paupière. Plomion s’était couché à plat ventre sur le bord et, relevant ses manches, plongea le bras jusqu’à l’épaule :

-«  Je touche du doigt la pierre du fond, dit-il,  mais il faudrait pouvoir descendre davantage pour mieux la palper. »

Il y eut un moment de flottement où chacun donnait son avis :

-« Le plus difficile sera de la décoller du fond.

-          Il faudrait trouver des branches assez robustes qui serviraient de leviers.

-          Laissez moi faire, trancha Morel.

En un clin d’œil ses vêtements étaient tombés. On voyait luire son dos annelé et ses longues cuisses blanches de grenouille. Il plongea les pieds dans l’eau et se laissa glisser ainsi  jusqu’au ventre . Je devinais, à ses grimaces,  que la source était glacée. Il nous regardait, les yeux dilatés, mais ne disait rien.

-          «  Tu la sens  sous tes pieds ? dit Thiébault

Il fit signe que : oui, en hochant la tête.

-«  Essaye de la soulever. »

Morel regarda Thiébault comme s’il n’avait pas bien compris ce qu’on lui demandait.

-«  Tu ne peux pas la soulever ?  insista la voix autoritaire.

Morel se pinça le nez et d’une détente rapide se recroquevilla tout entier sous l’eau. Son dos effleurait la surface et les os saillants de ses vertèbres ondulaient comme un serpent . Tout à coup des bulles bouillonnèrent et, du fond, montèrent des nuages de vase.

Quand  Morel sortit la tête, nous avions, sur l’ordre de Thiébault, enfoncé nos bras dans la fontaine et nous tâtions la tranche épaisse de ce que le plongeur avait soulevée.

-«  Je vais la remettre à plat, dit Morel qui claquait des dents. Vous n’aurez qu’à la prendre par- dessous . »

C’est alors que la pierre apparut, une sorte de petite meule mal arrondie, de l’épaisseur d’une main.

-«  Posons la bien à plat,  dit Thiébault . »

Morel se mit à gambader comme un faune et à se fouetter avec des branches de saule pour se réchauffer.

-          «  Plomion, va chercher la lampe-tempète sous la charrette , dit Thiébault, agenouillé devant la pierre. Ses  mains passaient et repassaient sur les signes, comme à colin-maillard  quand on cherche avec les doigts  à reconnaître un visage.

Plomion alluma la lanterne. La pierre avait  l’air d’un poisson-monstre que nous avions couché sur l’herbe, nous en étions un peu effrayés. Sur une face se devinait une sorte de croix ou plutôt l’esquisse d’une fleur de lys.

-«  C’est la fleur d’Iris, dit Thiébault, un des signes les plus bénéfiques ».

Sur l’autre face était gravé un triangle dont l’un des côtés était surmonté d’un trait vertical :

-          « C’est une lance,  dit Plomion

-          -Ca ressemble aussi à une truelle, dit Morel

-          Thiébault ne disait rien puis il se tourna vers moi :

-          - «  Et toi, qu’en penses-tu ?

-          « Je ne sais pas,  lui répondis-je. A ton sens, que signifie ce dessin ?

-          - « La Trinité,  répondit-il sans hésiter . toujours cette Trinité qu’il faut vaincre à tout prix. Ce trait qui force le triangle c’est le contresigne de l’homme qui perce les secrets de la connaissance. Allez, vite ! Emportons ce trésor, nous avons maintenant une clef sûre »

Avant de me baisser et d’empoigner la pierre avec les autres, je me retournai et, subrepticement,  j’esquissai un rapide signe de croix.

Le butin embarqué, nous montâmes dans la charrette et partîmes en direction du local. Morel tenait les guides et Thiébault s’assit à côté de lui  sur le banc du conducteur. Plomion et moi étions étendus à même le plancher, de part et d'autre de la pierre. Je ne m’inquiétais guère de la route suivie ; allongé sur le dos, j’essayais de retrouver dans le ciel les constellations que Thiébault m’avait fait  découvrir, mais,  sans lui, je ne voyais qu’un fouillis d’étoiles.

-           « ‘Dessart ! Dessart ! Regarde ! »

Je me dressai sur les coudes et vis Plomion penché sur les signes de la pierre :

-          « Vue comme ça, dit-il,  la fleur ne serait-elle pas plutôt une flamme ?

-          -«  Peut-être, lui dis-je »

Rien ne m’étonnait plus depuis qu’était consacrée ma vocation d’incendiaire. Je me recouchai sur le plancher de la charrette et me laissai bercer par le roulement feutré sur les prés fauchés que nous traversions de par en part sans se soucier des chemins. Je fermai les yeux et,  à travers les paupières, je voyais le ciel  gravé de dessins comme ceux de la pierre. Je tendais la main  et il me semblait en caresser le grain épais et rugueux. L’odeur des foins coupés, montant par bouffées, me suffoquait comme à l’église quand grésillait l’encens sur les braises. D’ailleurs je voyais maintenant les encensoirs se balancer de chaque côté de la charrette. Je savais bien, tout à l’heure, en passant devant les voisins qui prenaient le frais et qui me persiflaient, que j’aurais ma vengeance. Je les regardais, un peu méprisant, de ce trône de pierre sur lequel j’étais assis. Plus j’avançais, plus je traversais cette foule d’admirateurs, plus les signes s’intensifiaient. Ils reprenaient leur vie d’étoile avec le prestige d’une constellation nouvelle.

………

Tout le village était dans la rue comme le jour de la fête. La fanfare marchait en tête, alternant les roulements lugubres des tambours avec la marche allègre de « Rose-Marie » que chantaient les pistons, les clarinettes et les bugles. Thiébault, Plomion et Morel précédaient immédiatement mon trône. Derrière, je traînais la foule des noyés que menait monsieur Thiébault, sous son drap mortuaire. Suivaient madame Thiébault, avec ses cheveux raides et ses yeux, hagards, mon père, ma mère, mes sœurs et les gens du village et aussi des inconnus qui sortaient ruisselants de dessous le pont de la rivière.

Nous traversâmes triomphalement le bourg mais comme nous arrivions au passage à niveau, à hauteur de la nouvelle scierie, la fanfare se mit à bafouiller et à faire des couacs ; je me sentais soudain mal à l’aise. Thiébault, Plomion et Morel  se retournaient vers moi et semblaient me narguer. Je caressais mon trône,  comme un cavalier en danger flatte son coursier. Tous les signes se mirent à flamboyer plus fort mais j’avais dû franchir une limite au delà de laquelle j’étais surpassé par une puissance supérieure ;

-          « Je vaincrai, m’écriai-je,  je vaincrai par le feu ! »

-          -Dessart, eh ! Dessart , qu’est-ce que tu grommelles ?  semblait me répondre Plomion

Je me dressai d’un bond sur mon séant. La pierre n’était plus à portée de ma main et Plomion avait disparu. Je levai les yeux, je ne voyais ni Thiébault ni Morel.

-          « Par ici, dit Morel , qui m’appelait de l’extérieur de la fourragère. Descends, tu n’es plus qu’à cent mètres de chez toi.

-          - Où sont les autres ?

-          - Ils sont rentrés eux aussi.

-          -Et la pierre ?

-          _ »Au local. Tu dormais si bien qu’on n’a pas voulu te réveiller pour la sortir et la mettre en place. Tu n’aurais d’ailleurs pas été d’un grand secours Allez ! Saute de là maintenant sinon  je t’emmène avec moi aux Routières. »

Je partis, les jambes molles, encore engourdi de sommeil. C'est dans la demi-conscience d’un somnambule que je retrouvai la maison et que j’empruntai, par le poirier en espalier, le même chemin qu’à l’aller. Je m’effondrai sur le lit. J’avais hâte de retrouver mon rêve.

Chapitre 6

©Mon domaine Hannoteaux Michel