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CHAPITRE 6

Une fille traverse la cour de récréation de l’école des garçons

Ce n’est que quelques jours plus tard que je retrouvai cette même atmosphère de songe. Mais, cette fois, cela se passait à huit heures du matin et nous étions en rang, prêts à entrer en classe. Le maître avait même dit : « Avancez ! »  Mais la colonne n’avait pas bougé. Toutes les têtes s’étaient tourné vers une fille arrivée du grand portail et qui traversait toute la longueur de la cour dans notre direction.  Un tel événement aurait dû être accueilli par des sifflets et des rires, nous demeurions immobiles et silencieux, à la regarder avancer d'un pas égal jusqu'à hauteur du maître. Elle lui demanda sans doute où se trouvait l’école des filles car il lui indiqua le portail de l’autre côté de la mairie.

Entré en classe, à travers les vitres, sur le tableau noir et même entre les pages de mes livres et  de mes cahiers,  cette fille passait de son pas tranquille et n’en finissait pas d’occuper le champ de mon regard. C’était la première fois qu’une fille retenait  mon attention. Elle portait une robe-tablier comme la plupart des écolières, ses cheveux lui pendaient dans le dos à la manière de mes soeurs. Cependant je trouvais qu’elle se dandinait d’une certaine manière mais, à vrai dire, jusqu’ici, je n’avais jamais remarqué comment marcher les filles.

Pourquoi me semblait-elle différente ?  Je pensais à la récente nuit de l‘expédition où s’était ouvert un autre regard qui avait découvert de nouvelles étoiles, des menhirs dans les pâtures et une couronne sur la tête des vaches. Et aujourd’hui cette nouvelle façon de voir les filles. C’était peut-être l’ouverture de cette connaissance que Thiébault et son alchimie nous promettaient. De retour à la maison je questionnai mes soeurs sur la nouvelle de leur école.

-«  C’est une Espagnole »,  dirent-elles  Quand la maîtresse lui demanda pourquoi elle entrait le dernier mois de l’année scolaire, elle répondit que son père venait d’être engagé à la scierie.

-«  A la scierie, près du passage à niveau ? répliquai-je aussitôt, l’air ahuri à l’évocation du lieu de mon rêve, sur la charrette, au retour de l’expédition.

-« Oui, mais pourquoi as-tu cet air étonné ?

-«  Non, je ne suis pas étonné.

-«  La maîtresse lui a demandé son  prénom, elle a répondu : Conception. Nous nous sommes toutes mises à rire.

-«  Nous, les garçons, quand on l’a vue, personne n’a ri. Pourquoi  n’a-t-elle  pas un pré

nom comme tout le monde ?

-«  Tu sais, on ne l’interroge guère. Pendant la récréation, elle n’a pas voulu jouer avec personne. Mai toi, pourquoi nous questionnes-tu ?Tu t’intéresses aux filles, maintenant ?

-«  Oh non alors !  Les filles, tiens, voilà ce que c’est ! »

Crachant par terre, j’écrasai mon crachat avec le signe de mon mépris.

Je regrettai ma curiosité et je me fis un devoir de consacrer le moindre de mes loisirs à mon instruction d’alchimiste. Au local, je retrouvai la pierre-aux-signes   exposée au milieu de la pièce et je m’inclinais devant elle comme auparavant je m’agenouillais devant le tabernacle avant d’aller m’habiller en enfant de chœur. Devant l’autel le geste était aisé, naturel,  tandis que devant ce nouveau mystère il fallait chaque fois me forcer.

Je prenais un des livres posés sur le rayon et j’en lisais une ou deux pages, comme on avale une purge, sans trop comprendre mais avec le sentiment que ce me serait profitable.

Parfois je retrouvais Plomion et nous discutions sur ce dont Thiébault nous avait entretenus. Nous croyions pouvoir de nous-mêmes démêler le Bien du Mal en nous guidant sur le feu ou l’eau des gens, des animaux ou des plantes mais nous nous égarions et nous  nous trouvions souvent, en fin de discussion, en pleine contradiction.

Quand je prenais Morel à témoin, celui-ci nous regardait, les yeux dilatés et promenait sur nous un sourire ironique. Qu’avait-on besoin de discourir ? Il suffisait d’écouter les ordres de Thiébault et de lui obéir.

Cependant notre chef faisait des apparitions de plus en plus espacées au local et nous n’osions pas le questionner sur ses absences. Un jeudi après-midi, comme je revenais seul à la maison, j’avais pris le sentier qui longe la rivière. Quelle ne fut pas ma surprise de l’apercevoir, à cinquante mètres devant moi, accompagné de l’Espagnole. Je ralentis le pas et me dissimulai derrière les saules pour mieux les épier. Je les suivis ainsi jusqu’au moment où ils traversèrent le pont de planches qui allait m’obliger à me découvrir ; Heureusement, le pont franchi, ils côtoyèrent la rive qui les ramenait dans ma direction, sur la berge opposée. Je me hissai dans les branches et j’attendis leur passage, je ne pouvais avoir meilleur observatoire. Je les voyais s’avancer lentement, en pas de flâneur ; arrivés à ma hauteur, ils s’assirent dans l’herbe. Comment Thiébault pouvait se complaire en la compagnie d’une fille, lui qui ne s’intéressait pas à la conversation de sa propre mère ? Il était assis  respectueusement à côté de l’étrangère et, de temps en temps, tournait vers elle un regard admiratif.

C’était la première fois que je voyais aussi aisément l’Espagnole. Non seulement elle produisait toujours sur moi cette impression étrange ressentie le premier jour mais aujourd’hui Thiébault l’entraînait dans son monde d’alchimie où elle prendrait, sans doute une valeur de découverte.

Je me rappelais mes conversations avec Plomion, ces jours derniers, au local où je me demandais ce qu’il y avait de feu et d’eau sur elle ou si elle n’était pas l’un et l’autre élément à la fois et dans une même proportion. De mon perchoir je me sentais attiré vers elle comme lorsque, penché sur un garde-fou du pont, le courant, tout à coup, semble  m’emporter dans sa course.

Son corps ployait sur la berge avec les roseaux ou, dans un geste brusque, faisait craquer les herbes sèches dans des éclairs de jambes et de bras nus. La fumée de ses cheveux noirs, sans cesse mouvants, tournait autour de ses épaules et lui masquaient parfois la figure. Il m’arrivait de rencontrer ses yeux. A cette distance, je ne voyais que les trous des orbites, deux trous d’eau où tourbillonnent les anguilles mais aussi deux brûlots d’un feu qui couve et d’où les flammes peuvent soudain exploser.

A un moment Thiébault tendit la main dans ma direction et leurs deux regards demeuraient fixés sur l’arbre où je me dissimulais. J’aurais eu honte d’être découvert. Leurs deux têtes se renversèrent et Thiébault lui désignait apparemment des points dans le ciel comme il le faisait avec moi, la nuit de l’expédition. Il y eut un moment d’immobilité et de silence et, en même temps ils se mirent à rire aux éclats. De qui ou de quoi se moquaient-ils ensemble ?

J’éprouvai d’abord un désarroi, un désenchantement  puis la morsure de la jalousie. Je ne pouvais en supporter davantage, je me glissai à bas du saule et, me coulant dans les roseaux, je pris le chemin de la maison.

A peine avais-je poussé la porte de la cuisine que ma mère se précipita sur moi : «  Ton père veut te parler, me dit-elle avec un air soucieux . Dépêche-toi, il t’attend dans la salle à manger. »

Quand j’entrai dans la pièce, mon père, assis dans le fauteuil au dossier étroit qu’il n’utilisait qu’à l’occasion des visites. Il ne lisait pas, il avait les mains posées sur les accoudoirs comme quelqu’un résigné à attendre. Je pris un air étonné et, avant toute accusation, j’ouvrais déjà la bouche pour protester de mon innocence. Mon père, d’un signe autoritaire, arrêta mon premier mouvement :

-          « Ne crois pas que j’ai oublié ta faute mais je veux momentanément passer l’éponge et reprendre les habitudes d’autrefois. Le curé a raison, la fréquentation de l’église n’est plus pour toi un dessert dont on peut te priver mais une nourriture indispensable à ton âme comme à celle de toute la famille.

-          Bientôt , si la sécheresse continue, la paroisse se rendra en procession à la Fontaine-des-fièvres. Je tiens à ce que toute la famille Dessart soit au complet dans une telle manifestation. Avec la « Fabrique » dont je suis le président, avec « la Ligue » dont fait partie ta mère, avec tes sœurs dans « Les Enfants de Marie » et avec toi,  dans le cortège des Enfants de chœur »

Comme le jour de l’incendie où il m‘avait dicté un rôle de fils pervers et révolté, aujourd’hui  il m’imposait des attitudes d’enfant repenti et reconnaissant.

Le dimanche suivant , j’étais au chœur, habillé de la soutane rouge et du surplis. Je regardais mes camarades à la dérobée pour voir s’ils ne remarquaient rien dans mon comportement. Se rendaient-ils compte que je m’étais agenouillé devant une pierre au lieu du Saint- Sacrement ? Sur la chasuble du prêtre je n’avais jamais distingué le triangle,  pourtant bien apparent dans sa broderie d’or, de la Sainte Trinité. Pouvais-je être à la fois l’enfant de chœur du  « Triangle » et l’alchimiste de l’anti- triangle ?

En revenant dans le sanctuaire je retrouvais du moins cette aisance dans les prières, les vénérations, les génuflexions pour lesquelles je devais toujours me forcer au local des alchimistes.

Après le Pater, avec les trois autres désignés pour cette fonction, je partis du chœur à la sacristie puis dans la nef pour distribuer le pain bénit. Nous emmenions dans des corbeilles les petits cubes de pain coupés sur les grandes couronnes présentées au moment de l’offertoire, à la bénédiction du curé. Nous avions à nous partager la distribution sur les quatre rangées de chaises occupées, à l’arrière,  d’un côté par les hommes, de l’autre, par les femmes et, devant, séparément, par les garçons et par les filles.

Je tombai sur le groupe des filles. Dès les premiers rangs je m’entendis appeler par mes sœurs. Monsieur le curé avait conseillé de ne pas laisser aux enfants le soin de se servir. Il était préférable de remettre à chacun, un, deux ou trois morceaux de pain bénit suivant l’assistance et le contenu de la corbeille.

-          « Par ici ! par ici !  sifflaient mes sœurs »

Elles m’agaçaient et je rudoyais un peu les mains tendues ; tout à coup, dans le bouquet frétillant des bras et des mains pâles je distinguai une fleur plus sombre. Dans son prolongement, comme je l’avais éprouvé sur le saule de la rivière, me fascinaient des yeux d’eau et de feu. Conception. Je fis semblant de ne pas la voir, je remplissais les mains tendues sauf celles de l’Espagnole et j’attendais qu’elles fussent seules à me solliciter . Il ne me restait plus que deux filles à servir et j’allais être à elles, c’est alors que je perdis conscience de mes propres gestes. Je me rendis compte après coup, que ma main s’était agrippée au gras du bras nu de Conception.

J’appris plus tard que certains électrocutés serraient le câble mortel qu’ils avaient inconsidérément saisi et dont ils ne pouvaient plus se détacher.

Au fin fond de mon grand âge, je ne me souviens pas avoir connu, par la suite,  au contact d’autres femmes, une impression aussi nouvelle, aussi étrange, aussi magique qu’à celui du bras nu de cette fillette de quatorze ans. J’en étais tellement bouleversé que je renversai ma corbeille de pain bénit et que je dus m’enfuir vers la sacristie sous les fous rires de toutes les filles du catéchisme.

L’après-midi, en me rendant aux vêpres, à quelques pas de l’église, je rencontrai Plomion qui m’invita à le suivre au local des alchimistes. Je n’osai pas lui répondre que je devais assister à l’office et, surtout, en enfant de chœur.

-          « Pourquoi ? lui dis-je, il y a du neuf ?

-          - Je crois que la pierre fait son effet, dit-il, Depuis quinze jours, la sécheresse a redoublé sur le pays. L’expérience a assez duré. La procession à la chapelle saint Alexandre va certainement être décidée. Tout le village y sera. Si quelqu’un s’aperçoit de la disparition de la pierre on finira par nous soupçonner, il vaudrait mieux, peut-être, la reporter à la fontaine.

-          - En as-tu parler à Thiébault ?  lui dis-je, malicieusement .

-          Voilà au moins trois jeudis que je ne l’ai pas rencontré au local.

-          Si tu veux le voir,  lui dis-je, triomphant, tu n’as qu’à chercher l’Espagnole, il s’en est fait sa « bonne amie », je les ai vus dans l’herbe, au bord de la rivière .

-          Quoi ! Thiébault avec une fille ! Tu rigoles ? Lui qui cracherait sur sa mère !

-          Conception ne doit pas être une fille comme les autres. Tu te souviens de la première fois qu’on l’a vue dans la cour de l’école ?

-          Tu as peut-être raison. L’autre jour, mon frère Lucien, pour sa première permission du régiment, m’avait amené à l’auberge. Quelqu’un dans la salle a crié : « Eh ! Lucien, regarde par la fenêtre !

-          On a tous tourné la tête, il n’y avait que Conception qui marchait dans la rue.

-           «  Dis, dans ta garnison, tu en as qui savent aussi bien tourner les fesses ?  continuait le type. Il s’était mis à singer sa démarche et tout le monde rigolait. Plomion, à son tour, amorça un déhanchement ridicule .

-           «  Arrête ! leur criai-je, vos manières me dégoûtent. »

Plomion n’insista pas et, tout au contraire, reprit le visage grave de tout à l’heure :

-Et si Thiébault se met à courir les filles , qui va s’occuper de la pierre ?

 Partons au local, lui dis-je,  tu viens de me donner une idée. »

Nous trouvâmes les pâtures et leurs sentiers immédiatement derrière l’église. Arrivés à la corne du Bois du Roi j’entendis , du clocher, le dernier signal des vêpres. J’eus un pincement au cœur, j’aurais du être à la sacristie, dans le rang des enfants de chœur, prêt à saluer avant d’entrer cérémonieusement dans la nef.  Mais je n’avais pas à me culpabiliser, ce que j’avais résolu de faire m’absoudrait de mes incartades de ces deniers jours. L’Eglise et le pays n’auraient bientôt qu’à se féliciter de mon geste. Mon projet qui venait de naître était bien formé, j’avais hâte maintenant de le réaliser ;

 « - Courons,  dis-je à Plomion »

Celui-ci avait de bonnes raisons de s’alarmer Depuis la Saint Jean la sécheresse avait redoublé ses effets. Habituellement, quand nous arrivions au gué, il fallait ôter nos bas et remonter nos jambes de culottes jusqu’au haut des cuisses pour passer la rivière. Cette fois-ci, nous sautâmes de pierre en pierre sans nous déchausser.

-          « Il  paraît que le pont de Neuf-maisons est crevassé, la sécheresse a dû faire péter le tablier,  dit Plomion.

Au local la chaleur était encore plus accablante. La pierre était toujours exposée au milieu de la pièce. Instinctivement nous posâmes la main sur elle comme si nous la supposions brûlante. Placée à même le sol, épaisse, grisâtre et granuleuse, elle avait cette immobilité du crapaud dont les venins sont lancés sans un mouvement de la bête.

-          «  Qu’est-ce qu’on fait ?  dit Plomion »

Je n’avais plus aucun scrupule envers ce monstre à carapace impénétrable mais je cherchais surtout à porter atteinte au prestige de Thiébault. J’aurais voulu pouvoir lui reprocher de s’intéresser davantage à l’Espagnole qu’à ses devoirs d’alchimiste .

-          « Faisons la disparaître dans la rivière,  dis-je, sans doute que lorsqu’elle ara retrouvé l’eau, le mal cessera »

Comme la pierre était ronde et que la pente était continue du local à la rivière il n’y avait qu’à la laisser rouler de son propre poids. Plomion, au moment de l’empoigner, se releva et me regarda, perplexe :

 « -  Tu crois qu’on peut ?  dit-il

-Il le faut,  répondis-je »

L’enlèvement étant décidé, nous commencions à pousser la pierre quand, dans l’encadrement de la porte ouverte, Morel survint :

 -«  Que faites-vous, tous les deux ?

-          Laisse-nous, on t’expliquera après,  lui dis-je »

Mon ton dut tout de suite lui déplaire. Sa poigne me tomba dans le milieu du dos et me redressa. Je me trouvais contre son museau dont les lèvres tremblaient. Le vert de ses yeux se troubla, remué par sa colère soudaine :

 « - Je n’aime pas ta façon de me parler, me souffla-t-il. Tu n’as pas à me donner des ordres. Qui vous a permis de toucher à cette pierre ?

-          On sait ce qu’on a à faire,  répondis-je ». Je voulus me dégager mais d’une bourrade je filai à reculons dans la pièce et m’écroulai avec fracas dans les chaises métalliques .

-          Quand Thiébault n’est pas là, c’est à moi que vous aurez à faire, se mit à hurler Morel dont la rage faisait maintenant saillir ses yeux de chat sauvage. Vous m’entendez, tous les deux ? »

-          Plomion était tapi contre la porte et cherchait sans doute à se dérober.

-          - « Toi, reste ici !  dit Morel en désignant Plomion »

Il vint me remettre sur pieds en me soulevant d’une main comme un sac de chiffons. Il me tenait empoigné et je reculais sous sa poussée ; ses invectives me sifflaient au visage comme des coups de langue de serpent :

 « - Va lécher les bottes du curé, calotin !  Tu ferais mieux, en ce moment, d’aller aux vêpres avec les filles. Je t’ai toujours pris pour un faux jeton. Allez, ouste ! Fous le camp ! »

Il  me poussa dehors, me jetant à la porte comme on ne le ferait pas pour un chien.

Penaud, je me relevai de  ma chute et pris le chemin de la maison. Je remettais de l’ordre dans ma tenue mais demeurais abasourdi de ma mésaventure. Les cloches sonnaient la fin des vêpres, j’allais pouvoir rentrer comme si je revenais de l’office. Morel avait raison, je ne serai toujours qu’un calotin et qu’un bon enfant soumis, il valait mieux retrouver l’église et la famille, c’était, du moins, le seul moyen de souffler un peu.

                 En longeant la clôture, avant de pousser le portail, j’entendais dans la cour, se mêler, en conversation animée, les voix de mon père, de ma mère et de mes sœurs, surtout de celles-ci  dont les voix perchées dominaient ce concert. A mon arrivée ce fut aussitôt le silence. Mon père se tenait au milieu du groupe, en bras de chemise et une boule de pétanque à la main. On avait dû le chercher parmi d’autres boulistes qui jouaient d’un trottoir sur l’autre, par -dessus la rue. Ma mère était assise sur le banc de la cour, le regard navré. Mes deux sœurs qui revenaient de l’office, avaient encore leur chapeau sur la tête, elles se tenaient de chaque côté de mon père et me toisaient avec arrogance . Je m’avançais ,sans méfiance, jusqu’à leur groupe. Mon père m’arrêta à quelque distance :

 « - Julien, d’où reviens-tu ?

-          Des vêpres, dis-je »

J’avais vite deviné ce qui avait pu se tramer en mon absence.  Mes sœurs ne m’avaient pas vu sur le banc des enfants de chœur. J’allais pouvoir quand même me défendre.

-          « Des vêpres ?  répéta mon père. Comment se fait -il que ni Emma, ni Marie ne t’aient pas vu au chœur ?-

-          Je n’ai pas osé m’habiller, répondis-je, l’air humble. Je suis resté dans la nef

-          -Dans la nef ? A quel endroit ?

-          - Derrière un pilier.

-          -Quel pilier ?

-          je commençais  à trouver l’interrogatoire embarrassant :

-          Celui de la statue de saint Antoine.

-          - Soit !  dit mon père

Je respirai, soulagé.

 « - Qu’est-ce que monsieur le curé a dit en chaire ?

-          Je ne sais plus.

Mes sœurs éclatèrent d’un mauvais rire.

  « - Marie,  rafraîchis donc la mémoire à ce menteur,  dit mon père.

-          Monsieur le curé nous a questionnés sur le catéchisme, enchaîna Marie, sur le ton d’une leçon récitée par cœur. Il a demandé à Jean Houbard : «  Comment Dieu est apparu à Moïse ? » Il ne le savait pas. Alors monsieur le curé a dit : «  Il y a quelqu’un ici qui devrait le savoir mieux que personne » Et il a appelé : « Julien Dessart ! » Rien. Il a crié plus fort : « Julien Dessart ! ». tout le monde dans l’église se retournait : « Où est donc Julien Dessart ? Où se cache Julien Dessart ? » répétait monsieur le curé .

-          - Et alors, continua Emma, avide elle aussi de m’accabler, « C’est l’Espagnole qui a levé le doigt et qui a répondu : « Pour Moïse, un jour, Dieu ce fut du feu. ». « Très bien ! très bien ! répétait monsieur le curé. Voilà exactement ce que j’aurais voulu faire dire à Julien Dessart » et toute l’église s’est mise à rire ».

Je n’ai pas essayé de résister, je n’avais plus qu’à me résigner. En un seul après-midi, au local des alchimistes, à l’église et maintenant dans ma famille ce n’étaient qu’échecs et défaites. J’entendis la sanction sans amertume :  

 « Tu resteras enfermé dans ta chambre jusqu’à la distribution des prix. »

                                   Nous étions fin juillet et les vacances commençaient, par anticipation, trois jours avant la distribution des prix qui était la clôture officielle de l’année scolaire. Nous avions pour ces trois jours libres, pris sur le temps de l’école, l’appétit vorace qu’on a pour le fruit volé  ou les hors d’œuvre. Leur privation m’en était d’autant plus pénible.

Le lendemain, je regardais avec envie, de derrière la fenêtre de ma chambre, s ‘épanouir le premier matin. Un beau matin d’été, de ceux qu’amène un grand vaisseau de brume venu des bas-fonds de la rivière et qui, sur son passage,  donnent aux peupliers de la route des allures de mâtures . Un des ces matins où les choses ne sont pas encore tout à fait en place, où les chariots portant les bidons de lait, qu’on vient de traire dans les pâtures, grincent aussi bien  sur les  chemins de terre que sur la rue et même autour du clocher, où les sifflets et les chuintements du train ont l’air d’emprunter non plus les rails mais la route, où les cris des hirondelles s’amusent  à tout embrouiller davantage encore.

Ainsi ce premier matin, je le passai, accoudé à la fenêtre, je me trouvais à hauteur des fils- de- la- Vierge et des graines empennées, suspendues dans leur vol. Je finis par me sentir aussi léger qu’eux et à flotter avec la même aisance.

Un sol en sècheresse...

L’après-midi, la chaleur torride revint comme une marée qui, de jour en jour, en refluant de la nuit, prenait de plus en plus de force. Ma claustration me pesait, j’avais la sensation d’étouffer. La porte ouverte, j’aurais couru le long des murs de la rue, à cause de l’ombre ; je serais passé dans les chemins, entre les haies, tantôt sue les cailloux surchauffés à brûler les sandales, tantôt sous les tunnels de feuillage et aussi sur la chair molle des oseraies et des marécages. Ici, dans la chambre,  c’était une moiteur toujours égale qui m’engluait dans son immobilité. Je m’étais allongé sur le lit, les yeux au plafond, avec pour tout spectacle, le mouvement des mouches autour de l’abat-jour de l’ampoule électrique. L’obsessionnel ballet des mouches engrenait sue cette autre obsession qui me narguait depuis longtemps, Conception. Elle m’épinglait sur place et je me laissais faire comme un de ces papillons que je m’étais amusés à collectionner sur le mur de ma chambre. Hier , contre Morel, j’avais pu essayer de me défendre avec mes poings et avec mes pieds, mais comment se protéger de Conception ? Elle devait avoir son venin répandu sur elle comme je le sentais, avec Plomion sur la pierre-crapaud.  Il suffisait qu’elle marchât pour enjôler, même de derrière la fenêtre, les clients de l’auberge . Dimanche, dans l’éclair d’un regard, j’avais senti son poison me brûler le sang quand, au lieu de lui tendre la corbeille de pain bénit, j’avais saisi à pleine main son bras nu. Moi, qui étais si sûr devant mes sœurs et les autres filles, je m’étais trouvé, tout à coup, les jambes molles. Qu’étais-je devenu ?  C’était elle,  d’ailleurs qui me tenait enfermé, c’était elle qui avait dressé  contre moi Thiébault et Morel  ainsi  que monsieur le curé et toute la famille.

Je n’avais de répit à ces ruminations qu’à l’appel de ma mère pour les repas. Je ne participais pas aux conversations de peur de me faire rabrouer . J’avais d’ailleurs assez à écouter. De plus les nouvelles devenaient alarmantes en raison de la sécheresse persistante. Les herbagers, dont la moitié de leurs pâtures n’avaient pas été fauchées pour continuer le « graissage » des jeunes boeufs, se plaignaient de voir l’herbe se dessécher sur pied. Les bétaillères conduisaient à la gare des bêtes presque plus maigres qu’à leur arrivée dans le pays.

Quand je remontais dans ma chambre j’avais au moins cette consolation de n’être plus, à table, le seul objet des ressentiments de mon père . Cependant, dès que je me trouvais seul, je savais que je n’étais pas complètement étranger à ce malheur. Plomion avait raison, c’était de cette pierre volée que venait tout le mal. Depuis la Saint Jean l’été se faisait de moins en moins normal. A peine les brumes du matin dissipées, le soleil tombait sur le pays et, voracement , semblait se gonfler sur lui comme une sangsue. Ce qu’on prenait pour les effets du soleil n’était peut-être que ceux de la pierre-aux-signes. Hors de l’eau ses ravages irradiaient et c’est sans doute pour cette raison que sa place normale était au creux d’une fontaine.

J’essayais  de me disculper en reportant la responsabilité de ces malheurs sur Thiébault et sur Morel mais une pensée obscure, souterraine, irraisonnée mais lancinante désignait comme fautive : Conception. Cette Espagnole était apparue avec les nouveaux insectes amenés par la sécheresse. Ou bien n’était-ce pas elle qui, transportée dans le pays, l’aurait piqué comme une mauvaise mouche ?  Dans mes rêveries confuses des chauds après-midi, les dernières aventures se juxtaposaient et s’agençaient pour me découvrir des sens neufs. Je revoyais un chemin d’étoiles que Morel nous faisait traverser avec sa charrette et son cheval aux pieds emmitouflés de chiffons. Ou bien c’était la pierre elle-même qui sortait de l’eau, toute verte de mousse, la pierre-crapaud dont les pustules nous giclaient leur venin au visage. Ou bien c’était Conception, aux ondulations de serpent, que Morel hissait d’un trou du ciel, d’une constellation isolée où sa charrette nous avait égarés. Ou alors c’était d’avoir soulevé la pierre magique que Conception était apparue dans le pays. Jamais avant elle on n’avait vu d’espagnoles ici .Il avait fallu, deux ans auparavant, qu’un cyclone, ravageât  une grande partie des bois et bosquets des environs pour qu’une scierie vînt s’installer à Origny avec son personnel venu du Midi et d’au-delà des frontières pyrénéennes. Aux yeux des habitants, Conception ressemblait aux bohémiennes qu’on parquait dans les terrains vagues du Chemin Vert et qui ne se mêlaient jamais aux gens du village. D’après Thiébault, les vanniers, dont l’artisanat  ne se pratiquait que dans le bourg et ses proches hameaux, auraient eu pour origine une troupe de bohémiens fixés par les oseraies nombreuses en cet endroit. Conception aurait poussé comme un surgeon qui ressortirait de la souche sauvage. Un surgeon envahissant qui, à peine apparu, traversait la cour de l’école des garçons avant celle des filles, dénichait Thiébault de ses livres, détournait les regards des gens de l’auberge, répondait sans qu’on le lui demandât, aux questions du catéchisme et qui, maintenant, occupait ma chambre d’esseulé. Je voyais l’ondulation de son corps dans le mouvement des rideaux et même dans les ombres fugaces que dessinait,  sur le plafond,  le balancement des arbres.

Le troisième jour, au déjeuner, mon père déplia sa serviette, l’air consterné :

 « - Le feu s’est mis aux granges de la ferme des Basses-fosses,  finit-il par dire sur un ton navré, tout flambera à cause de cette foutue sécheresse. Il n’y a plus une goutte d’eau dans les mares, dans ces mares dont personne n’avait jamais vu le fond. »

Il grommela pour lui seul :

 « -Qu’attend le curé pour organiser le pèlerinage à la fontaine de saint Alexandre ? On ne peut plus compter que sur une eau miraculeuse pour arrêter ce feu du diable. »

Cette allusion au feu allait-elle retourner l’attention sur moi. Peut-être que chacun me regardait comme un coupable possible. Je craignais qu’une de mes sœurs ne se laissât aller à une allusion facile. Heureusement le repas se termina sans incident. Je me disposais à remonter dans ma chambre quand ma mère me retint au pied de l’escalier. Elle me prit mon visage entre ses mains comme elle en avait souvent l’habitude :

          « -Un peu de patience, mon petit, dit-elle, c’est ton dernier jour de punition. »

Je m’arrachai à sa caresse et aussitôt, au regard épouvanté de ma mère, je me rendis compte de la rupture d’une des fibres qui nous reliait l’un à l’autre depuis mon jeune âge. Je fus le premier étonné de mon geste. De telles câlineries devenaient-elles incompatibles avec le monstre que je me sentais devenir ? Ou ne m’avait-elle pas pris la tête entre les mains pour mieux découvrir, au fond de mon regard, ce démon secret qui m’habitait ?

De retour dans ma chambre je voulais me distraire en feuilletant la collection reliée des « Veillées des Chaumières » où je retrouvais les illustrations des romans déjà lus. Les images, au lieu d’apaiser mon imagination, l’emportaient dans leur monde fantastique et l’encourageaient aux pires folies. J’essayai  d’étaler les pièces du jeu de construction, comme le jour de l’incendie de la cabane, pour retrouver les gestes insouciants de mes derniers jeux. Je dus vite y renoncer et m’allonger à nouveau sur le lit pour m’abandonner tout entier à ce qui m’obsédait.

Voici que soudain, aussi brutalement que ces possédés qui, dit-on, sont arrachés de leur établi, de la table familiale ou de leur lit, pour satisfaire la fantaisie de leur démon, je me vis transporté à la scierie. J’étais conscient d’être enfermé dans ma chambre mais pourtant j’avançais réellement au milieu des baraquements de planches où habitait Conception avec sa famille. Je n’avais jamais pénétré dans cette cité nouvelle que je n’avais d’ailleurs aperçue que de la route. Il fallut d’abord traverser la grande cour entre les piles de planches et arriver aux abords de l’atelier. Des manœuvres, occupés à décharger des billots d’un triqueballe, me crièrent des ordres avec force gestes mais leur accent étranger et le glapissement des scies m’empêchaient de les comprendre. Je continuai de marcher au-delà de l’usine et parvins aux logements des ouvriers. La chaleur de l’après-midi était à son comble. Les toiles bitumées des toitures donnaient à ces maisonnettes l’apparence d’être carbonisées et, contrastant avec les allées et venues du chantier et le bruit des machines, les rues de la cité étaient écrasées sous le soleil dans l’immobilité et le silence.

Malgré la ressemblance de tous les baraquements, je me rendis, sans hésiter, devant celui que je considérais comme l’habitation de Conception. Je frappai à la porte, personne ne répondit. Je fis le tour de la maison, portes et fenêtres étaient barricadées. Pourquoi ne voulait-elle pas me voir ? De quoi avait-elle peur ? N’était-ce pas une preuve qu’elle se reconnaissait coupable ? Ne serait-elle pas enfermée  avec Thiébault ? Morel, ne serait-il pas venu, en hommage,  lui apporter la pierre-aux –signes ?

Je tournais et retournais autour du baraquement, désemparé. J’aurais voulu rencontrer quelqu’un qui me renseignât, qui me rassurât, qui me calmât. Je me mis à courir en tous sens, rôdant dans cette poussière de sciure qui brillait dans le soleil comme des éclatements d’étincelles. Je m’aventurai jusqu’aux chariots des scies où les ouvriers me bousculaient, me rudoyaient mais je continuais inlassablement ma quête.

Fuyait-elle depuis longtemps devant moi ? Soudain, traversant un hangar, je la vis grimper, avec sa souplesse de chatte, tout en haut d’un monticule de voliges. Elle demeura perchée par je ne sais quel équilibre sur la fine pointe de cette fragile pyramide, elle me narguait de son refuge, simplement en demeurant les yeux fixés sur moi. Son visage luisait, dans la nuit du hangar, en triangle d’étoiles. Demeurerait-elle, à jamais, inaccessible, comme les constellations de Thiébault ?            

C’est alors que je poussai à l’extrême mon désir de domination et de puissance et que tout naturellement le feu me sortit des yeux, de la bouche et des doigts, un feu que ,depuis trois jours,  j’essayais de contenir et même d’étouffer. Les flammes avaient jailli brusquement comme celles  qui avaient surgi de la fumée métamorphosée subitement de ténèbres en lumières lorsque j’avais ouvert la porte de la cabane aux outils du jardin, le jour de l’incendie. Je humais d’abord avec délices l’odeur des résines fumantes et j’écoutais avec ravissement les pétillements du brasier quand me coururent sur tout le corps des brûlures si vives que d’un bond, je m’arrachai du lit pour bondir à la fenêtre.

Etait-ce la nuit ? Le ciel était obscurci certes mais l’odeur de roussi, que je ne croyais que dans ma chambre, était encore plus forte au dehors. Le tocsin mêlait son bourdon aux lancinants avertisseurs de la voiture des pompiers. Mon père courait en bras de chemise dans la cour et alarmait les voisins :

 « - Il y a le feu à la scierie,  criait-il,  il faut s’y rendre tous pour faire la chaîne !

-          Puis-je aller avec vous ? criai-je à mon tour de ma fenêtre.

-          Reste là-haut, répliqua mon père, tu ne serais bon qu’à augmenter la pagaille. »

La fumée était si dense et si noire que la chute du jour ne se devina qu’à la lueur de plus en plus vive de l’incendie. Je n’étais pas descendu pour souper, le sinistre attirait à lui  toutes les préoccupations de la famille et  peut-être même du village. Je restai à ma fenêtre, écoutant le brouhaha de la foule amassée de l’autre côté du passage à niveau et, regardant ce morceau de la nuit qui se trouait de larges plaies où des chairs saignantes palpitaient . C’était Conception sur son bûcher et qui n’en finissait pas de brûler. Elle occupait maintenant tout le ciel avec les éclairs de son regard, la fumée de sa chevelure et les mouvements ondulants de son corps. Au lieu de détruire son image je venais de la propager et de l’étendre en nuage envahissant. Il m’était difficile de supporter un tel spectacle et je revins m’allonger sur le lit pour me plonger la tête sous l’oreiller. Je me revoyais au retour de notre expédition de la Fontaine-des-fièvres, dans ce rêve où j’étais porté sur le trône de la pierre-aux-signes.

C’était Thiébault, Plomion, Morel qui m’avaient hissé dessus. Il fallait bien que ce fût un rêve pour manifester tant d’audace. Mais, ce soir, n’avais-je pas réellement disposé de mon nouveau pouvoir ?

Je revins à la fenêtre. L’incendie semblait s’être arrêté, les hommes redescendaient la rue et j’entendais mon père marcher dans la cour. Ne demeurait dans l’air qu’une fade odeur de cendres mouillées. Je me rejetai sur mon lit et me mis à sangloter. Je venais d’accomplir quelque chose au -dessus de mes forces. Je n’en pouvais plus de me croire cet alchimiste et surtout cet incendiaire dont Thiébault chantait les vertus et les mérites. Demain, je voulais redevenir un garçon comme les autres, demain, j’irai avec mes camarades à ce dernier jour d’école pour la distribution des prix, demain je reprendrai ma soutane d’enfant de chœur, demain je retournerai autour de la maison avec mon tambour, demain.. .

La fatigue puis le sommeil me bercèrent dans mon ancien moïse, je sombrai dans la tendresse de la nuit ,  j’avais retrouvé l’inconscience de mon premier âge, le nid maternel d’avant naître.

O

                   La table du jury d’honneur de la distribution des prix était dressée sur l’estrade de la grande salle de la mairie. Quand je suis entré, le maire était debout et lisait son discours. Il se tournait à droite vers nos maîtres puis à gauche vers les maîtresses de l’école des filles. Du fond de la salle où je me trouvais je ne comprenais pas ce qu’il disait, j’étais fasciné par la large ceinture tricolore dont les franges de soie scintillaient dans un rai de soleil.

J’étais parti de la maison à la dernière minute pour ne rencontrer personne sur mon parcours. Je ne tenais pas à tomber sur Thiébault, Plomion ou Morel. J’étais encore essoufflé de ma course et j’essayais de calmer ma respiration bruyante en posant mes deux mains sur la poitrine. Devant moi, sur la droite, le moutonnement des chevelures enrubannées des filles et, sur la gauche, la prairie rase des têtes fraîchement tondues des garçons. Je voyais cette masse ondoyante comme si, de ma place,  je la surplombais et que j’en étais distinct. J’avais beau vouloir à nouveau me mélanger aux autres, les derniers événements et surtout ceux de cette nuit m’en avaient définitivement éloigné. Tout à coup j’entendis proclamer mon nom :

 « -Julien Dessart !  Julien Dessart ! »

L’appel venait de l’estrade et, roulant comme des échos, d’autres voix répétaient  chuchotantes : «  Julien Dessart  Julien Dessart ».

Je me levai et montai jusqu’à la table où siégeait le jury d’honneur. Le directeur me tendit la main, me félicita et me remit deux livres cartonnés. Je bafouillai des mercis, me retournai et m’apprêtais à reprendre le chemin de ma place quand, levant les yeux sur l’assemblée, mes jambes se mirent à vaciller. Dans l’allée centrale, à la première chaise de la quatrième rangée, j’apercevais Conception.

Comment pouvait être ici présente la brûlée de cette nuit ? Sa chevelure dénouée et lustrée accusait davantage le fin triangle de son visage mais ses yeux s’étaient tellement ouverts que je ne vis bientôt plus qu’eux. Je me mis à avancer dans ce regard comme dans un couloir, je ne pouvais aller que là, la sueur me perlait au visage. Je tendis les bras pour m’accrocher. je m’entendis m’écrouler.

Quand je repris connaissance toute la salle murmurait autour de moi. Je me sentais enveloppé de douceur et sur mes joues flottait comme un friselis d’herbes odorantes. J’ouvris les yeux, je me rendis compte que j’étais tombé aux pieds de Conception et qu’elle me tenait dans ses bras pour essayer de me ranimer. Je la voyais, le visage levé, suppliant une aide. Je rabaissai les paupières pour continuer à savourer un tel enchantement. Je voulais désormais demeurer ainsi, je me sentais pesant dans ses bras, à ma place. J’avais enfin trouvé mon repos, j’étais la pierre-aux-signes retournée au berceau de sa fontaine.

§

Mon malaise, à la remise des prix, n’attendrit la famille que pendant quelques jours et mes soeurs, qui n’étaient pas dupes, commentaient à demi-mot l’incident entre elles. Mon manège de la distribution du pain bénit n’avait pas échappé à l’œil perspicace de Marie et, à l’église, les compagnes du banc de Conception s’étaient scandalisées de l’audace de mon geste incongru. Les langues allaient bon train. Mes derniers comportements, ma chute, à la distribution des prix,  aux pieds de l’Espagnole, loin d’être une occasion de me plaindre, devenaient, au contraire, une raison supplémentaire de m’accabler.

J’étais conscient des fautes apparentes qu’on me reprochait et j’étais encore plus accablé par celles qui restaient secrètes :Le sacrilège du Vendredi Saint des années précédentes,  ma récente apostasie avec les alchimistes et maintenant mes désarrois devant une fille.

Je me sentais affligé d’une telle culpabilité que j’étais prêt à toute tentative pour retrouver mon innocence. C’est alors qu’un prêtre recrutait, de paroisse en paroisse, des enfants pour une école apostolique, située en Belgique, qui formait de futurs missionnaires pour l’Afrique. C’était pour moi une issue où m’engouffrer. Une destinée aussi idéale, une si lointaine séparation, un but aussi noble permettraient de me racheter et de sortir de ce climat de suspicions où tout à la fois, ma famille, la paroisse, l’école et le pays risquaient de m’enfermer à jamais.

En l’espace de quelques semaines l’affaire fut conclue et, à la rentrée scolaire de la même année, âgé de dix ans et quelques mois, j’entrai comme pensionnaire de l’école apostolique saint Clément, à quelques trois cents kilomètres de mon village au-delà de la frontière belge.

Chapitre 7

©Mon domaine Hannoteaux Michel