Retour au menu

CHAPITRE  12

 « Levez-vous vite, orages désirés…… »

Certes, je baigne dans l’Histoire de mon temps mais ma mémoire n’a pas obligatoirement retenu les faits soi-disant essentiels et du moins reconnus comme tels. L’empreinte personnellement conservée n’est pas forcément moulée dans les matrices officielles de l’époque.

En ce mois de mars 1939, à ma réintégration au régiment, je ne blâmais pas, comme mes camarades, une décision qui entravait nos premiers pas du retour à la vie civile. Je ne sentais pas,  comme presque tous les Français,   l‘amertume d’une paix de plus en plus menacée. Je le redis, mon retour à Sedan a d’abord été perçu comme un nouveau sursis donné aux choix de mon avenir et surtout pour la décision à prendre devant les miens. Il était aussi l’occasion de retrouver Isabelle que je croyais définitivement perdue pour moi après ma visite à sa mère, lors de la mobilisation partielle de septembre 1938.

La caserne sécrétait toujours sa même routinière monotonie mais les sous-officiers semblaient gagnés par la peur collective d’un prochain conflit et perdaient un peu de leur morgue et de leur insolence. Un certain laxisme, surtout pour les rappelés,  nous donnait un peu plus de liberté dans nos sorties. J’en profitais pour tourner autour du cabinet de lecture où je finis par rencontrer Isabelle. Le premier soir où nous nous retrouvâmes, je compris,  à l’élan de ses pas pour me rejoindre, la satisfaction qu’elle éprouvait à me revoir. Mais dès que nous fûmes en vis à vis, ma timidité et, chez elle, son habituelle réserve, ne permirent pas la moindre effusion, même en paroles. Cependant derrière la banalité des mots et des gestes se devinait une grande jubilation que nos regards, eux, ne pouvaient pas dissimuler

Des rendez-vous avaient été convenus, d’abord relativement espacés et qui, au fil des semaines, se rapprochèrent de plus en plus. Pour nos bavardages nous avions choisi, dans les soirées chaudes de cet été, une terrasse de café qui bordait la Meuse.

C’est lors de ces conversations qu’Isabelle, d’abord par des allusions puis par de franches confidences, avoua avoir souffert, pendant une longue période  de son enfance, de l’indifférence de son père :

 « -Il avait porté toutes les espérances de la famille sur mon frère Vincent pour qui il rêvait du plus bel avenir. Malheureusement au fur et à mesure que mon frère grandissait, ces beaux rêves s’abolissaient. Il l’emploie actuellement à un poste subalterne dans ses propres affaires

      Quant à moi, jusqu’à l’âge de neuf, dix ans, je traversais les préoccupations paternelles comme une ombre « je comptais pour du beurre » comme on dit par ici. Et puis, tout à coup, je pris une place de plus en plus importante aux yeux de mon père, à tel point qu’il semblait essayer de rattraper le temps perdu et je devins pour lui une véritable idole. Tout Sedan se souvient encore des fêtes données à l’occasion de ma Première Communion et de la double rangée de gardes républicains à cheval dans l’allée de notre propriété. Certains se demandèrent même s’il n’y avait pas chez le père une manifeste forme de folie. »

A vrai dire, quand mon compagnon-cocher de la précédente mobilisation, lors de ma visite à la mère d’Isabelle, m’avait raconté cette fantasmagorique mise en scène, j’avais plus ou moins cru à la réalité de son histoire. Je ne fis pas savoir que j’en avais été informé.

 « -….C’est peut-être, continua-t-elle,  cet excessif attachement paternel qui éloigne tant de relations aussi bien masculines que féminines et que j’ai souffert d’une certaine solitude. Il semblerait que mon père s’est rendu compte de son attitude qui me fut préjudiciable. Actuellement il affecterait de l’indifférence à mon égard, sans doute pour me laisser plus libre de mes manœuvres.

Que voulez-vous, Julien,  on ne refera pas cet homme qui se jette en toutes choses avec excès. Je préfère avoir subi ses froideurs que de n’avoir connu qu’une médiocre affection, ce qui fut le cas avec ma mère. Il faut que vous le sachiez, Julien, je suis plus que jamais la fille de mon père. »

Les touches successives qu’Isabelle apportait, lors de nos différentes rencontres, au portrait du père, me faisait apparaître un personnage haut en couleurs, bon vivant, sociable mais hautain pour son entourage, un homme d’affaires audacieux, entreprenant mais aussi un risque-tout, presque un aventurier ; un voyageur qui ne séjournait  dans sa propriété de Sedan que quelques jours par mois, un dilettante qui, heureusement, avait un tempérament d’artiste et qui, par passion et par obstination, était devenu un grand mélomane ;  un mari de plus en plus distant de sa femme ;  un père qui gérait son amour paternel comme il le faisait de ses affaires avec des coups de générosité et des traversées d’aride désert d’indifférence. En tout cas un homme pittoresque et même picaresque de qui on pouvait tout attendre, le meilleur et le pire. Voilà du moins le portrait que je m’imaginais d’après les révélations d’Isabelle et celles-ci se suivaient depuis plusieurs mois sans que la fille m’invitât à rencontrer le modèle.

A certains moments je me demandais si toutes ces anecdotes, pleines de détails, tous ces traits dessinés minutieusement à petits coups de plume n’étaient pas le fruit de l’affabulation d’une fille frustrée pour un père d’abord absent puis devenu envahissant ? En tout cas je n’avais jamais connu un tel culte filial et j’en admirais la ferveur.

Un soir de juillet elle arriva au rendez-vous tout essoufflée et si excitée qu’elle ne parvenait pas à m’annoncer la nouvelle qui lui brûlait les lèvres :

«  Voilà,  finit-elle par me déclarer,  papa accepte de vous voir . Je vous conduirai à la propriété dimanche prochain, pour le repas de midi. Vous ferez connaissance, je suis persuadée que vous  deviendrez les meilleurs amis du monde. »

Isabelle m’avait fidèlement décrit son père et j’aurais pu le reconnaître sans qu’il me fût présenté. De la porte de la salle à manger je vis installé, au haut bout de la table familiale,  un colosse dont la forte carrure remplissait le dossier d’un large fauteuil de chêne sculpté, comparable aux trônes représentés dans les livres d’histoire. Il m’interpella par mon prénom et me désignant  la chaise qui lui faisait face, m’invita à m’asseoir :

 « - Viens, mon futur gendre, bien en face de moi , que j’évalue ce qu’a choisi ma fille. »

Je me trouvai assis sur mon siège aussi promptement et aussi interloqué que si j’avais reçu un direct en pleine figure. Je devais avoir l’air passablement ahuri :

 « - Il me plaît ce militaire, s’exclama le colosse dans un rire sonore. Je suis sûr que nous allons nous entendre. »

Revenu de mes émois je lui tendis la main et m’inclinai devant son épouse qui, apparue de derrière le fauteuil-trône, s’était glissée à sa gauche. Isabelle était installée à la droite de son père Pour me donner sans doute un peu de répit avant d’aborder le sujet qui avait motivé mon invitation, la conversation s’égailla sur les banalités du temps, c’est à dire sur la politique de notre gouvernement à propos de l’attitude d’Hitler et de Mussolini quand tout à coup le père d’Isabelle lança :

 « -Au fait, en cas de démobilisation, qu’envisagez-vous de faire, tous les deux ? Comment allez-vous vivre ? »

Une telle question, aussi brutale, arrachait brusquement les pansements d’une plaie que, depuis des mois et même des années, je m’employais à guérir ou du moins à masquer. Je regardais Isabelle qui savait bien, elle, qu’elle n’était pas concernée par la question, aussi ne bronchait-elle pas.

Naturellement, dans nos colloques, je lui avais bien appris d’où je venais et  je lui avais signifié mon intention de changer de direction . Une liaison entre un jeune homme et une jeune fille, à cette époque, ne pouvait aboutir, en principe qu’à un mariage. Cependant, soit par pudeur, soit par crainte d’un interdit de l’une ou l’autre des familles, cette éventualité   n’avait pas encore était envisagée. Par ailleurs je n’étais pas familiarisé à de telles brusqueries, tout au contraire. Mes derniers rapports avec l’ermite des Corbières m’avaient habitué à beaucoup de discrétion.

Je bafouillai quelques mots sans suite en cherchant en vain quelque recours dans le regard impassible d’Isabelle.

 « - Je vois,  dit le père, qu’il va falloir vous mettre en selle mais avec vos qualités que m’a décrites ma fille, j’aurai, j’en suis sûr un excellent collaborateur. »

                        Le soir, quand je sortais de la 15 cvx  Citroën qui  m’avait reconduit jusqu’aux abords de la caserne, j’eus la sensation d’avoir quitté les rails habituels et qu’un brusque aiguillage m’avait dévié sur une autre voie. Sous les coups de butoir du bon géant, j’avais pris, bon gré mal gré, une décision que j’étais impuissant à prendre moi-même. Je venais de rompre avec la carrière ecclésiastique et me trouvais sur une autre route qui, elle aussi sans doute, était comme l’autre balisée de contraintes et d’impératifs. L’avantage était que j’étais libéré de mes aternoiements et que mon avenir cessait de se présenter devant moi comme un mur impossible d’escalader. Surtout, j’allais enfin pouvoir laisser s’épanouir mon besoin d’aimer et d’être aimé de cette moitié du genre humain, le féminin, qui m’était interdit comme un monde où je n’avais pas le droit d’accéder. Devant moi je ne voyais plus aucun obstacle qui puisse me séparer de ce visage aux grands yeux fascinants, à cette bouche rieuse, à ces joues diaphanes encadrées de nattes auburn. J’aurai le droit de les effleurer et, bientôt, de les couvrir de baisers.

Quelques jours plus tard, à la rencontre suivante, nous constations l’un et l’autre qu’un grand pas venait d’être franchi. :

 « Je crois que , maintenant, à l’instigation de mon père, nous pourrons nous tutoyer,  me déclara Isabelle.

En effet bien des barrières étaient tombées,  nous avancions à grandes enjambées dans notre amour réciproque. Jusqu’où cette liberté et cette intimité n’allaient-elles pas nous entraîner ?

      Ce fut dans les derniers jours d’août que, pour la première fois, je fus invité à passer une nuit sous le même toi qu’Isabelle. Une telle infraction aux règles bourgeoises des relations entre fiancés  ou- supposées telles  - était un défi  du maître de maison qui se plaisait, parfois , à se rebeller contre les usages

Pendant le repas pris en commun, les semaines précédentes, la conversation s’était orientée vers la musique et je déclarai que, contrairement au père d’Isabelle,  je n’aimais pas l’opéra. Toutefois, avais-je fait remarquer, un seul trouvait grâce à mes yeux, celui de Maeterlinck et Debussy : « Pelléas et Mélisande ». J’avais même raconté que pendant mon scolasticat, j’avais, avec un collègue, enfreint la règle sacrée du couvre-feu en écoutant en sourdine, dans la salle commune, le prélude et les premières scènes que transmettait la T.S.F. Un bruit insolite dans le couloir nous avait fait rejoindre nos cellules plus promptement que prévu.

Cette anecdote avait beaucoup diverti le père mélomane qui m’avait promis de remédier aux frustrations de cette mésaventure. C’est ce qu’il faisait , ce soir,  en m’invitant à écouter le coffret de disques de l’opéra de Debussy et de Maeterlinck. Pour ne pas interrompre une audition aussi longue il m’avait proposé de prolonger la soirée à la maison et même de m’héberger sous son toit. «  Et ceci, avait ajouté le colosse , en prenant l’air de défier son entourage,  quoiqu’en pensent les gens ! »

Etait-ce par désaffection de cette oeuvre ou pour ne pas gêner notre tête -à -tête, le père d’Isabelle s’était éclipsé du salon. Toutefois la mère, pour sauver les apparences du chaperon nécessaire, s’était assoupie dans sa bergère, avec sur ses genoux, une pelote de laine et un tricot que cette Pénélope devait se complaire à toujours recommencer.

La musique de Debussy envahit progressivement la vaste pièce, traînant ses nappes sonores en brumes basses, nous engourdissant les membres comme si un gaz délétère mais délicieux montait du sol pour nous anesthésier dans son charme. De nos fauteuils nous nous tenions les mains et échangions nos sentiments qu’avivaient les pulsions plus intenses de la musique par des pressions ou des caresses.

Ce soir-là c’était dans ce salon que Pelléas et Mélisande  se cherchaient, que Golaud rôdait et que le jeune garçon lançait, de temps en temps, ses candides propos. La musique haussait les murs et le plafond à la dimension d’une demeure seigneuriale, transformait l’ameublement en décors moyenâgeux alors que le drame de Maeterlinck, détaché du fond sonore par sa démarche de récitatif, gardait de ses images et de son rythme sa propre puissance d’évocation poétique . Nous étions emportés, Isabelle et moi, par deux courants parallèles qui nous emmenaient  sur les routes d’une même émotion et d’un même mystère.

C’est d’une telle atmosphère, opiacée par cette musique envoûtante et par cette prose onirique, qu’il fallut nous dégager, à la fin de l’audition de l’opéra, pour monter à l’étage où se trouvaient les chambres.

Je n’avais pas eu le temps de faire, du regard, le tour de la pièce qui m’était présentée, qu’Isabelle avait disparu derrière moi. Je m’attardai à admirer le luxe et le confort des meubles puis décidai, pour une brève toilette, de me rendre à la salle de bains qui m’avait été désignée au passage ;C’est alors qu’au moment où j’allais en ouvrir la porte m’apparut une Isabelle de nuit, bien différente de celle du jour. Ce qui me surprit d’abord c’est que sa chevelure dénouée, lui inondant les épaules, donnait à son visage et même à tout son corps une féminité accrue. Un vêtement blanc, en partie diaphane, ample et léger dessinait la ligne ondulante de ses reins et de celle de son buste où saillaient les bourgeons vigoureux de ses seins. Son visage ruisselait encore de sa douche et lui donnait l’apparence d’une Vénus naissant des flots.

Je ne pus réprimer le mouvement spontané d’un enlacement mais elle se débattit dans mes bras et finit par me repousser :

« -Que penserait mon père s’il nous surprenait dans une telle attitude ? »

Dépité mais quand même heureux de cette brève étreinte,  j’effectuai mon brin de toilette et regagnai ma chambre et mon lit pour savourer en m’endormant les souvenirs de telles délices.

                           Le lendemain, après le petit déjeuner, Isabelle m’emmena sous une tonnelle du parc et, sur le banc, s’asseyant tout contre moi, me prit les deux mains en signe de confiance :

 « - Julien,  m’as-tu excusée pour mon comportement d’hier soir ?  Comme elle lisait sur ma figure la surprise d’une telle interrogation, elle continua : « Non pas pour avoir échappé de tes bras dans le corridor de l’étage, c’était un jeu tellement innocent, mais pour être venue dans ta chambre, peut-être à ton insu, quelque temps plus tard. Sais-tu  que je me suis agenouillée au pied de ton lit et que je me suis penchée sur toi ? L’obscurité ne me permettait pas de voir comment tu réagissais à ma soudaine folie. J’ai interprété ton immobilité et ton silence à de l’indifférence et même à une réprobation. Alors je me suis mise à trembler, à pleurer et, prise de panique, je me suis enfuie.

A la réflexion, j’ai pensé que tout simplement tu t’étais endormi. J’ai quand même besoin que tu me rassures et que tu me dises que l’ancien séminariste n’a pas été choqué par l’inconvenance d’une fille aussi provocante. Je ne me reconnais pas moi-même dans de tels agissements… »

Pendant son plaidoyer elle s’était glissée du banc et se trouvait le visage contre mes genoux, les yeux pleins de larmes et suppliants. Je lui caressai les cheveux et séchai ses joues ruisselantes.  Sa révélation confirmait mes impressions de cette nuit. Rêve ou réalité ?  Je me trouvais en effet en sa présence alors que j’étais au lit mais quand je voulais l’enlacer je serrais dans mes bras non pas sa longue chevelure éparse, qui me l’avait rendue si désirable à la sortie de la salle de bains, mais les barreaux d’une cage d’osier où des oiseaux étaient prisonniers. Les cheveux répandus d’Isabelle-Mélisande, au lieu de devenir des symboles d’offrande, tissaient autour d’elle des défenses que le Pelléas que j’étais n’arrivait pas à franchir. A l’intérieur de cette inaccessible cage d’oiseaux je reconnaissais aussi celle que j’avais ramenée chez elle, une nuit glaciale d’hiver, Conception, et qui me regardait avec ses yeux fixes de mort. J’y voyais aussi sœur Angélique qui, dans la chapelle où officiait l’abbé-ermite, me lançait des œillades sacrilèges.

Je relevai Isabelle et lui baisai les yeux en lui révélant une partie de mon rêve de la nuit, l’assurant que nous communiquions plus aisément dans le monde des chimères que dans celui des réalités.

Quand je la quittai pour rejoindre la caserne, je me félicitais d’avoir trouvé ce type de jeune fille qui me permettait de satisfaire ces envies de franchir ma condition d’adolescent pour aborder les rives lointaines du sexe différent  comme un explorateur , tenté par un pays inconnu mais qui ne l’aborderait que par effleurements, par furtifs attouchements. Je n’osais pas pousser plus loin mes investigations de peur que derrière cette brume diaprée le paysage entrevu perdît sa valeur de légende.

Quelques jours après cette visite au domaine de la famille Delvalé et à cette nuit magique passée chez Isabelle presque côte à côte,  le 3 septembre, la France déclarait la guerre à l’Allemagne qui, l’avant-veille, avait franchi les frontières de la Pologne. Cette nouvelle escalade qui me projetait encore plus loin des voies normales d’une vie civile me libérait, cette fois, presque définitivement, d’afficher le choix de mon avenir. Tout projet, pour quiconque, devenait caduc et mon état d’irrésolution était maintenant le lot d’un chacun. Aussi me sentais-je réintégré dans une communauté de gens désormais sans autre avenir que d’attendre la fin de cette guerre. Cette nouvelle tournure des événements, plutôt que de fermer, comme chez la plupart des mobilisés, un avenir amorcé ou une situation acquise, m’ouvrait à plus ou moins long terme, des perspectives prometteuses.

Il faut quand même admettre que,  depuis de longs mois,  le pays se trouvait sous la pression des menaces et des incertitudes et qu’il vivait oppressé dans une atmosphère de pré-orage.Il en était venu à souhaiter que la paix se déchirât plutôt que de supporter davantage un tel étouffement.

Nous quittâmes nos casernes avec « armes et bagages » ( cette locution courante avait alors sa véritable signification) pour nous rendre sur des positions de campagne. Ce fut , à nouveau,  un branle-bas de combat ( là encore, dans une telle circonstance, la locution est des plus justes) comme nous l’avions connu, à même époque, l’année précédente mais, cette fois, la mobilisation de régionale était devenue nationale.

L’arrivée  sur les cantonnements, où nous logions dans des granges de paysans avait d’abord été un décrassement de l’atmosphère confinée des chambrées. C’était aussi un dépaysement par rapport aux mêmes bonnets de police et aux mêmes trombines des sous-officiers rencontrés du soir au matin sur le quartier. En effet nos anciens bataillons et compagnies avaient éclaté et l’effectif brassé et renouvelé par les recrues de la mobilisation.

Pendant ces premiers jours, je jouissais d’un bain de solitude dont mon séjour en Corbières me donnait parfois la nostalgie. Il m’arrivait, le soir, de me promener seul dans la campagne et de marcher droit devant moi avec comme horizon les pages grandes ouvertes d’un ciel plein d’étoiles.

Avant de quitter Isabelle je lui avais demandé de rester en communication par la pensée et que, le soir, nous nous retrouvions au rendez-vous d’une constellation. Nous avions choisi celle du Scorpion puisqu’elle était celle de son signe zodiacal. Mais devant ce fourmillement d’astres et à cause de mon ignorance de la lecture des signes du ciel j’hésitais à fixer mon regard sur le groupe d’étoiles qui pouvait représenter le rendez-vous convenu. Parfois, je me prenais de panique comme si je me perdais dans ces mondes lointains, et apparemment identiques,  à la recherche d’une Isabelle introuvable. Je me rappelais alors le temps où Thiébault l’alchimiste nous guidait si à l’aise au travers de ces constellations, la nuit de la Saint Jean, pour l’enlèvement de la pierre-aux-signes. Et une autre fois, en plein jour, le long de la rivière, pour dérouter Conception dans son sillage. J’enviais cette science du diabolique Thiébault qui m’aurait, sans doute, conduit au rendez-vous céleste d’Isabelle.

Je revenais à mon cantonnement le plus tard possible pour enjamber mes camarades endormis, m’allonger sur la paille et, recru de fatigue, plonger aussitôt dans le sommeil

Dans les mois d’hiver qui, cette année-là, furent particulièrement rudes, puisque le vin gelé nous était livré en pains de glace, je fus souvent changé de lieux et pendant les mois de janvier et février, fut affecté à la garde d’un dépôt de munitions, dissimulé au milieu d’un bois.

Une guitoune de campagne (dessin)....

Nous étions une dizaine d’hommes, commandés par un sergent dont j’étais l’adjoint en tant que caporal. Nous campions sous une sorte de guitoune faite de rondins de bois non écorcés où la porte était la seule issue vers l’extérieur. Les châlits occupaient la plus grande partie. Une table sommaire, faite de planches grossièrement rabotées et montées sur pieux, avait été installée tout près de l’entrée et un poêle de fonte tenait le milieu de la pièce ; il était le principal souci des occupants. La partie du groupe qui n’était pas affectée à la garde était chargée d’aller ramasser le bois mort dont nous faisions une grande consommation en raison du froid intense dont la cabane de bois ne nous protégeait guère.

La fonction des dix sentinelles consistait à se relayer, heure par heure, pour établir une ronde autour du dépôt de munitions. Avec le sergent j’assurais, sur place, le service de chef de poste. Aussi toutes les nuits  étaient divisées en deux parties égales dont tantôt l’une tantôt l’autre était à ma charge.

Quand je connus cette affectation et les loisirs forcés auxquels je serais contraint j’avais décidé de consacrer ces longues heures disponibles à une lecture de qualité. Ce n’était pas parce que je n’étais plus astreint à des cours philosophiques ou théologiques que je devais me désintéresser de telles disciplines. Tout au contraire, je voulais me prouver que ce n’était pas par lâcheté ou par paresse que je renonçais à mon ancienne carrière. J’étais d’ailleurs toujours imbu  des principes rigoristes que mon père m’avait inculqués et que je cultivais encore récemment chez l’ermite des Corbières.

J’avais donc emporté une des dernières parutions, en librairie, de Bergson : « Les deux sources de la morale et de la religion » et j’avais résolu d’en absorber au moins une vingtaine de pages chaque nuit de veille. Il faut dire que ce que je m’imposais comme un pensum devint, au fur et à mesure de la lecture, un véritable plaisir. Tout d’abord par  l’enchantement du style de ce philosophe-poète qui employait un langage autrement musical et imagé que celui  employé dans la littérature scolastique. Surtout je découvrais que ce monde-ci n’était pas aussi enfermé que je le pensais, que s’ouvraient des passages par où nos ailes atrophiées d’anges déchus pouvaient tout naturellement se déployer.

Je partageais donc mon temps de veille en deux parties. La première était consacrée à la lecture de Bergson et la seconde consistait à rédiger une lettre journalière à Isabelle , qui était d’abord le résumé et le commentaire de cette lecture. Parfois le froid était si vif au dehors que j’abandonnai la table, trop proche des vents coulis de la porte, pour me réfugier près du poêle, emmitouflé dans une couverture. Je prenais garde de ne pas m’endormir pour assurer la relève de ceux qui piétinaient à l’extérieur et qui m’en auraient voulu d’avoir prolongé, même de quelques minutes, leur si monotone et si pénible corvée.

Pourtant une nuit, trop engourdi par la chaleur du poêle,  j’ai failli m’assoupir et oublier ma tâche. Au moins ai-je pu avoir le témoignage « écrit » de la possibilité de s’exprimer à la fois dans l’éveil et le sommeil. En effet, sur la lettre à Isabelle, écrite pendant cette portion de la nuit où j’étais en faction, j’ai lu avec stupéfaction que le dernier paragraphe ne traitait plus du tout de la lecture précédente ni d’un commentaire même le plus lointain. J’avais écrit tout simplement un rêve avec ses incohérences, ses illogismes mais aussi cette fascinante poésie d’un monde sur-réel. En post-scriptum je demandai à Isabelle de conserver ce document qui prouvait combien notre vie dérivait, sans doute à cause des événements extraordinaires mais aussi de cette absence qui exaspérait de plus en plus notre commun amour.

Je n’osais pas rappeler le rêve que j’avais eu, la nuit passée sous son toit. Cependant j’aurais voulu que, de son côté, elle essayât, du moins en désir, une incursion dans l’imaginaire, qu’elle lançât par le rêve ou la télépathie, une sorte de planète-satellite hors de ce monde et qu’il devint pour nous deux, en  pensée, le lieu idéal d’une rencontre.

Le dépôt de munitions était soi-disant un lieu secret et nous ne recevions jamais aucune visite, même des militaires qui nous environnaient. Cependant un dimanche après-midi une des sentinelles vint me prévenir que des civils, dans une automobile, m’attendaient sur la route à hauteur de la première clôture des fils de fer barbelés. Comment le père d’Isabelle avait-il pu être renseigné sur l’emplacement du dépôt et comment avait-il pu obtenir l’autorisation de pénétrer dans cette zone militaire particulièrement interdite ? Il voulait sans doute me démontrer que pour complaire aux souhaits de sa fille rien ne lui résistait et qu’il était capable d’imposer ses décisions même à des autorités militaires en temps de guerre.

Je montais à bord de la vaste 15 Cvx  Citroën  et je m’assis, à l’arrière, à côté d’Isabelle qui, devant ses parents, n’osait pas manifester ostensiblement le plaisir de nous retrouver. Elle prit mes mains dans les siennes, demeurant immobile, le dos et la tête renversée sur le dossier du siège mais, dans l’ombre de la voiture, je voyais luire ses deux grands yeux, deux braises palpitantes. Devant nous, sur le siège-avant, son père et sa mère nous tournaient le dos mais dans le miroir du rétro-viseur, je suivais le regard de M. Delvalé qui s’adressait à moi :

 « Tu vois, mon petit Julien, la situation se complique beaucoup pour mes affaires. La mobilisation paralyse tout le réseau de mes agents et je vais devoir mettre mon activité en sommeil. Cependant il faut, dès maintenant, penser à l’avenir et envisager la réorganisation du marché dès que cette guerre sera terminée, ce qui pourrait arriver plus tôt qu’on ne pense .

J’ai donc une idée sur ton rôle dès que les affaires reprendront. En attendant il serait bon que tu saches au moins de quoi il s’agit. Vincent, mon fils, à qui j’avais confié un secteur dans le Jura, a dû abandonner son poste pour rejoindre son régiment. J’ai demandé à sa sœur Isabelle de le remplacer momentanément, aussi j’aimerais qu’à ta prochaine permission tu ailles la retrouver pour qu’elle te montre ce que nous commercialisons, les artisans que nous visitons, les différents articles que nous proposons, bref,  qu’elle t’expose le plus clair de notre activité pour que tu commences à t’y familiariser … »

Quelques semaines plus tard je débarquais à  Nantua, au domicile de Vincent, occupé par sa femme Vanessa et par Isabelle. Pour respecter les règles de bienséances, mises à mal par les Delvalé lors de ma nuit passée sous le même toit qu’Isabelle à Sedan, il avait été convenu que je logerais nuitamment dans un des hôtels proche du domicile. Dès le lendemain je partais en tournée avec Isabelle, dans une fourgonnette dont les étagères étaient garnies de paquets  de levure et de petits matériels à l‘usage des boulangers. Dans chaque localité nous nous arrêtions devant la ou les boulangeries de l’agglomération et nous entrions dans le fournil où Isabelle accédait comme en territoire conquis. J’étais présenté soit comme son fiancé soit comme le bras droit de son père, c’est à dire du directeur commercial de la firme dont nous distribuions les produits ; aussi trouvais-je partout un accueil des plus favorables. Nous rentrions tard le soir et après un repas vite expédié je regagnais mon hôtel pour me mettre au lit car, dès la première heure, nous reprenions la route. 

 Pendant ces voyages, Isabelle se révéla bien différente de la bourgeoise distinguée du salon de lecture de Sedan, de la fille de famille huppée de son manoir et surtout de l’amoureuse de la tonnelle du parc. Elle s’appliquait à conduire la camionnette sur les routes tortueuses et verglacées de cette région montagneuse du Jura, montrant une maîtrise remarquable.

Il faut dire qu’à cette époque la conduite d’une automobile était encore réservée à une petite élite ; la possession d’un permis de conduire avait alors presque la valeur actuelle d’un brevet de pilote d’avion. Les femmes au volant bénéficiaient d’une double admiration , celles des charmes traditionnelles de Vénus  et ceux, moins fréquents,  de la belle arrogance de Diane. C'est  du moins la nouvelle révélation que je découvrais chez Isabelle.

Lorsque nous pénétrions chez un client elle imposait tout de suite une présence assez autoritaire. Je l’observais bousculant les décisions des hésitants, rabrouant les mécontents sans cependant les offusquer ou gardant son superbe  quant-à-soi devant les flagorneries  des patrons ou des garçons de fournil pour la  belle fille qui sollicitait les achats.

L’affirmation de cette nouvelle personnalité paraissait encore plus évidente, le soir, quand nous retrouvions sa belle-sœur, Vanessa, souvent allongée sur un sofa ou peignant ses longs cheveux d’ébène qu’elle laissait flotter sir ses épaules : « C’est un oiseau des îles » disait-on dans la famille Delvalé car Vincent l’avait rencontrée lors d’une croisière bien qu’elle ne fût qu’une passagère française qui participait au voyage. En tout cas son surnom avait dû déteindre sur son comportement car son teint l’apparentait aux créoles et une démarche flexueuse donnait à sa personne la langueur des belles orientales.  

Isabelle avait dû remarquer mon regard admiratif pour sa belle-sœur car elle me lança , dès le deuxième soir : «  Je ne serais pas rassurée de voir Vanessa à ma place avec toi pour assurer la tournée. »  Comme, innocemment, je lui demandais la raison, elle me répondit avec un sourire ironique : «  Avec Vanessa les routes deviendraient encore plus sinueuses et plus glissantes. »

De plus en plus Isabelle semblait volontairement me faire apparaître des traits de son caractère qui, jusqu’ici demeuraient toujours enveloppés de gentillesse et de charme. Les circonstances nouvelles, avec la guerre, qui mettait en péril la bonne fortune de son père, l’avaient sortie de son dilettantisme habituel. En réalité peut-être ne demandait-elle pas mieux de révéler son caractère de femme pratique et industrieuse. Il m’arrivait de temps en temps de la surprendre revêtue d’une salopette de travail dans laquelle elle semblait se complaire. Il est vrai que ses formes y trouvaient leur avantage. J’étais d’ailleurs assez admiratif de ses talents d’organisatrice, de comptable, de vendeuse et aussi de pilote de la camionnette. Cette ambiguïté de fille-garçon convenait peut-être à ma nature qui n’était pas non plus dépourvu d’une certaine ambivalence.

Mais toutes ces raisons que je me donnais n’expliquaient pas suffisamment la tiédeur de nos rapports depuis mon arrivée à Nantua. Mes sentiments n’avaient pas varié et gardaient toute leur intensité, par contre, je sentais chez Isabelle de la désaffection, un manque d’enthousiasme, un repli. Parfois, dans nos tournées, j’essayais de la distraire de notre travail fastidieux en lui rappelant les joies de nos promenades sur les bords de la Meuse ou je faisais timidement allusion à Pelléas et Mélisande, à notre nuit étrange sous un même toit, à ses larmes sous la tonnelle. Rien ne déclenchait de sa part des gestes de tendresse, même les plus innocents et nous demeurions dans nos attitudes distantes et quelque peu compassées

Un soir que nous rentrions de Geix vers Nantua, elle arrêta la voiture pour que nous contemplions le spectacle assez extraordinaire de la ville de Genève aux rues et aux monuments violemment éclairés alors que nous nous trouvions ici, en France dans l’obscurité de la Défense Passive :  « - …Ces lumières au- delà de la frontière,  dit-elle,  seraient-elles l’image des derniers mois passés que tu évoquais, ces jours-ci et qui sont projetés loin de nous… » Elle détourna les yeux de la féerie lointaine pour me regarder intensément et m’avouer : « Cette nuit, ici, me fait peur. »  J’avais beau la presser de questions, je ne pus obtenir davantage de confidences

J’ai su plus tard que ma mère, avisée de ma liaison avec une jeune fille de Sedan avait demandé à l’aumônier militaire de la garnison de l’informer sur la famille Delvalé. Par l’enquête, sans doute maladroitement menée, le père d’Isabelle avait su que ma famille cherchait à se renseigner sur sa conduite personnelle  et sur celle de ses affaires. Son amour propre avait été piqué au vif et il n’avait pas pu cacher aux siens le dépit provoqué par une telle manœuvre. Jusqu’à quel point Isabelle avait été mise au courant des démarches de ma mère ?  Entre le père et la fille s’était établie une telle connivence que les pensées même secrètes de l’un communiquaient leurs ondes chez l’autre. Aussi ces menaces sur l’honorabilité du père avaient-elles  suffi à déclencher chez la fille cette attitude de réserve à mon égard.

Plus tard, le conflit allait éclater en plein jour et prendre une dimension dramatique.

A mon retour de permission je fus de nouveau changé d’affectation et je retrouvais un cantonnement situé dans les environs de Sedan. Je retrouvais des soldats avachis, des sous-officiers relâchés et des officiers, surtout soucieux d’organiser des réunions joyeuses. C’était ce qu’on appelait : « La drôle de guerre » où les participants avouaient sans vergogne : « Mieux vaut être un Allemand vivant qu’un Français mort . »

Pendant le mois d’avril, je partais, chaque matin, du village de Romilly, dans la banlieue de Sedan, avec une équipe de quatre hommes sur un des nombreux chantiers de fortins en construction dont une bonne partie, d’ailleurs, ne furent jamais achevés.

Le dix mai, au matin, nous partîmes comme d’habitude, la pelle sur l’épaule, à notre lieu de travail et passant devant une fenêtre ouverte, nous entendîmes la voix mal assurée de Daladier annoncer l’attaque soudaine de l’armée allemande en Belgique. Sans attendre l’ordre donné nous revînmes au cantonnement où des estafettes s’affairaient pour faire rentrer les équipes dispersées.

Après un long et ennuyeux prologue, la pièce allait enfin commencer.

 

Chapitre 13

©Mon domaine Hannoteaux Michel