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CHAPITRE  13

Il y a des villes qui attirent la fatalité comme les paratonnerres la foudre

Quand le 10 mai 1940 se produisit l’attaque allemande sur Sedan, j’ai compris que s’ouvrait une période exceptionnelle dont je ferais bien de noter, jour après jour, les péripéties. Je me sentais plus ou moins comptable de telles journées historiques.

J’avais donc glissé dans ma poche un carnet peu encombrant d’une cinquantaine de pages au format 15x10 dont, malgré mes successifs délestages, je ne me suis jamais séparé. Presque quotidiennement je notai les événements en relation abrégée. Je n’avais pas toujours le loisir de rédiger intégralement ce journal, d’abord tellement les informations nouvelles et nombreuses se succédaient et aussi parce que, souvent, je n’avais pas le loisir de les consigner.

Ce carnet, je le possède toujours avec ce qui lui reste de sa couverture de carton rouge délavé ainsi que de ses feuilles toutes écornées, à l’écriture hâtive et à l’encre pâlie.

Il est à noter que je n’ai pas pu toujours  m’exprimer en toute liberté et en claire vérité. Malgré l’absence, malgré les distances j’étais constamment inhibé par le souvenir d’Isabelle et par nos officieuses fiançailles. Certains événements auraient dû être longuement expliqués

mais par respect pour elle il valait mieux les escamoter. Pourtant les moindres indices suffisent pour faire resurgir tout un fourmillement de péripéties et certains mots dissimulent mal  ces sensations et ces sentiments enfouis qui ne demandent qu’à émerger de ma mémoire.

                        Jusqu’à cette période de ma vie je n’ai pas pu me fonder sur des documents pour retracer les événements saillants de mon enfance et ma première jeunesse ; s’est mélangé ce qui est historiquement arrivé et ce que la légende a déformé ou même peut-être créé de toutes pièces

Bien que j’aie essayé, au cours des années de l’entre-deux-guerres de me situer par rapport aux événements publics, ceux-ci n’avaient guère d’emprises sur mon existence et je pouvais plus ou moins m’en désintéresser. La période vécue pendant ces deux mois de mai et de juin 1940, l’Histoire l’a trop marquée de sa griffe pour m’en départager. Aussi, grâce à mes notes, certes incomplètes, je collerai davantage à la réalité. Rien n’empêchera cependant de relater en même temps cette part de sur-réel qui, peut-être plus qu’en aucune autre période de ma vie, a surabondé.

Comme tout témoignage mérite de garder son authenticité, je reproduis en italique les textes du carnet de route :

 « Vendredi 10 mai 1940

4 H. du matin. Survol de Remilly, où nous cantonnons, par une cinquantaine d’avions allemands.

8 H . Je pars au chantier 107 avec Louis Ledoux et Paul Moreau

Midi. Passage d’émigrés belges.

Montée aux positions. Officiers et sous-officiers ne s’entendent pas sur les emplacements. On nous place dans un trou puis dans un autre.16H. Bombardement de la plaine de Douzy.

Nuit calme mais, au petit matin, ordre d’évacuation de Remilly. »

 

Sedan dans les années 30...

Comme je le disais précédemment je cantonnais avec mes camarades dans ce village, tout proche de Sedan. Notre principale occupation utile consistait à nous rendre sur des chantiers de casemates en construction où les travaux traînaient en longueur. Ces petits fortins de béton étaient souvent l’objet de critiques et de plaisanteries de Radio-Stuttgart que nous écoutions avec curiosité et un certain agacement. Un jour, l‘habituel speaker de la station (Ferdonnet, si ma mémoire est fidèle )  s’en prit au chantier même où je travaillais avec mes camarades : « Voyons, ironisait-il, sergent Dutrec, ne savez-vous pas qu’on ne coule pas le béton quand il gèle comme hier matin ».

Nous disions que ces renseignements provenaient de la «  Cinquième Colonne » et nous nous sentions entourés d’espions.

La vie en cantonnement n ‘en était pas moins relâché et cette « drôle de guerre » consistait , pour les officiers, en réunions mondaines et, pour la troupe, à part la construction à la petite semaine des fortins, en préparation de jeux, de fêtes, de bals. Dans les environs de Remilly plusieurs pistes de danse avaient été coulées avec le ciment des blockhaus. D’ailleurs, dès le matin de l’attaque, les Allemands, qui se figuraient que nous leur cachions quelques réserves militaires sous ces pistes, s’empressèrent de les bombarder en premier objectif.

Quand l’ordre fut donné de lever le camp du cantonnement pour des positions de campagne, nous avions tous l’impression que nous ne faisions que changer de domicile et que nous continuions le train-train habituel de la «drôle de guerre ». Aussi, ce vendredi 10 mai, chacun partit avec un barda gonflé d’objets personnels. Pour ma part j’avais emporté une dizaine de livres, espérant installer au-dessus de ma nouvelle paillasse une petite bibliothèque .

C’était une façon de conjurer le mauvais sort de la ronde des avions allemands qui tournaient méthodiquement au-dessus de nous en vols d’oiseaux de mauvais  augure. Cette impression de maléfice céleste était d'autant plus sensible que ces escadrilles allemandes occupaient le ciel en toute tranquillité sans que le moindre intervenant français ou anglais n’en dérangeât les lentes et sinistres passes d’envoûtement. De temps à autre, en ridicules répliques, un , deux ou trois obus de notre D.C.A. faisaient éclater leur petit panache de fumée blanche, si inoffensifs que les avions ne desserraient pas leur ronde et semblaient se complaire à les survoler.

Mais les menaces qui rôdaient si impunément au-dessus de nos têtes finirent par se mettre à exécution.

Samedi 11

Mon groupe de « fusiliers-voltigeurs » reçoit l’ordre de descendre dans le versant du Sart, en face de la gare de Remilly. Bombardement au-delà. Mouzon est particulièrement visé.

 .Pendant la soupe de midi des Dornier nous mitraillent en rase-mottes et bombardent le château de Remilly.

Les cuisines ont été endommagées par cette attaque aérienne. La soupe du soir ne sera servie que la nuit.

A 21 H ordre de faire des trous « Gamelin ». Ernest Ponchon rejoint. »

  Je n’ai pas un souvenir précis des hommes de mon groupe sauf de  quelques- uns. Tel ce Vigny, un beau garçon sauvage aux yeux verts, originaire de Villers-Cotterets et, sans doute, du cœur de la forêt. Il me rappelait le Morel des alchimistes, le janissaire de Thiébault , il m’obéissait à mes moindres commandements, au doigt et à l’œil. Malheureusement, quand il s’enivrait –et c’était assez fréquent – il devenait féroce autant pour son entourage que pour moi-même. Plusieurs fois,  pendant ses crises d’ébriété, il m’avait menacé de ses armes.

Ponchon, lui, était un petit boulot, tout en rondeur, au visage toujours rieur. C’est sans doute pour son optimisme que je signale son retour.

La « soupe » est et sera souvent un des principaux soucis de ce carnet de route qui est d’abord, le journal d’une survie.

Pourquoi les trous tout à fait ordinaires de quelques centimètres  carrés de largeur et de un mètre cinquante de profondeur étaient-ils appelés :  « Gamelin » ? Le malheureux général en chef de la guerre de 1940  laissera-t-il une trace dans l’Histoire ?  Le souvenir de son « trou » sera , sans doute le seul qu’il laissera de lui.

 « Dimanche 12 mai. Pentecôte

J’apprends que les Allemands sont à Pouru-aux-Bois et qu’ils descendent sur Sedan/

Le 295 ème d’infanterie de ligne a subi de grosses pertes et se replie.  Des ponts commencent à sauter. Ce soir, je suis au village de Remilly et je me suis rendu compte du pillage d’un magasin.
Au retour, j’ai veillé en compagnie de Vigny jusqu’à 2 heures et demi du matin, heure prévue pour aller au ravitaillement, à la roulante.

Réveil des hommes de corvée de soupe. Ceux-ci , à peine partis reviennent. Ordre de se replier tout de suite. Fatigués , nous ne repartirons qu’à l’aube. »

Dès que les combats commencent, le soldat devient pillard. Cette épicerie où je me suis rendu avait été saccagée de fond en comble. On aurait pu admettre que certains se fussent servis pour améliorer l’ordinaire de ces derniers jours. Tout avait été bouleversé et détruit. Les auteurs de ce pillage, pour se donner bonne conscience, ont pu invoquer le prétexte de soustraire ces produits à l’envahisseur. Je crois plutôt  qu’ils ont satisfait cette rage,  refoulée chez tout homme civilisé, et libéré chez le soudard, de mettre à sac tout ce qui a été amassé, sérié, étiqueté, protégé. La diabolique pulsion d’un retour au désordre originel . Je m’en apercevrai tout au long de nos deux mois de débâcle militaire et civile. 

« Lundi    13 mai

Nous sommes près des pièces d’artillerie lourde en action qui ont déjà tiré toute la nuit, sans arrêt, depuis la veille à 23 heures. On somnole et on creuse des trous.

Bombardement incessant par l’aviation ennemie. Angecour est, paraît-il, en partie détruit.

Le soir, je suis désigné pour accompagner la corvée de soupe. On attend deux heures sans voir la roulante. Lassés d’attendre on revient, les plats vides.

Je rencontre Bouveur, le prêtre-soldat, qui nous annonce que les Allemands ont traversé la Meuse.

De retour au cantonnement, dans un petit bois de chênes, plus personne. Les deux sections de fusiliers-voltigeurs patrouillent, dit-on, sur le Sart. Je ne retrouve plus ma section.

A deux heures du matin, après d’interminables recherches, nous trouvons l’adjoint du chef de section qui tente, lui aussi, de récupérer l’homme affecté au fusil-mitrailleur. Vigny et moi partons à sa recherche et d’ailleurs à celle des autres hommes du groupe. Nous apprendrons bientôt que la plupart sont descendus pour piller les magasins de Remilly.

Toute la nuit se passe à rechercher ou le fusil-mitrailleur ou le cantonnement. Las, on s’endort dans l’herbe humide de rosée.

Au petit matin des hommes de la première section de V.F. nous mettent sur le bon chemin. Nous retrouvons notre groupe autour d'une caisse de bouteilles d’apéritifs

Exténué , je dors jusqu’à dix heures. »

Toute la nuit du lundi au mardi, en entendant le tir continu des gosses pièces d’artillerie, j’avais l’impression de me trouver sous la piste de puissantes voitures de courses et que l’un ou l’autre de ces bolides allait s’écraser sur nous.

Par ailleurs, cette marche tâtonnante, sans pouvoir atteindre de but, m’apparut et m’apparaît encore comme une épreuve des plus accablantes. Cette fuite en rond, dans les ténèbres pleines d’embûches où je ne débouchais sur rien symbolisait bien l’absurdité de la situation, aussi bien celle qui me concernait personnellement que celle des responsables, plus désorientés les uns que les autres. Cette situation, je la revois parfois encore actuellement sous forme de cauchemars.

 « Lundi  14 mai

Il faut défendre le central téléphonique du Sart. A peine éveillé , je reçois l’ordre de partir .   « Encombrez-vous le moins possible ! » J’abandonne non seulement mes livres mais des sacs de linge. J’emporte du « singe » et des sardines car la roulante a été torpillée »

Il  a vite fallu changer nos habitudes et notre mentalité de combattant de la « drôle de guerre » qui venait de se terminer. Celle-ci laissait place à une autre, moins drôle, mais aussi déroutante, qui consistait en fuites successives devant l’ennemi, qu’en principe nous devions assaillir, puisque nous lui avions déclaré la guerre.

Derrière nous, nous abandonnons d’abord les livres puis les vêtements, bientôt les armes.  Dans notre sauve-qui-peut je ne garderai que le « singe » et les sardines.

 « …..Mon tireur Vigny a dû se saouler au Pernod pendant que je dormais car il empoisonne l’anis.  Je lui enlève une bouteille de Suze, non entamée, de sa poche de vareuse.

Au Central, on ne savait guère où nous placer. Enfin, avec mon groupe de voltigeurs, me voici au milieu du versant boisé qui donne sur Thélonne.

A peine arrivés, des 77 nous canonnent sans arrêt. Un éclat d’obus crève un bidon placé à côté de moi. Nous ne nous faisions plus d’illusions, nous n’avions que cette alternative : tués ou prisonniers .

Les obus continuent à déchiqueter les feuilles et les branches au-dessus de nos têtes

Notre chef de section et son adjoint sont invisibles. Nous ne recevons aucune instruction.

.Des fuyards du 120 R.I. se replient derrière nous, affolés.

De notre promontoire nous voyons descendre des défilés de chars ennemis sur la route de Noyers… »

                   C'est encore heureux que j’aie pu noter tant de détails sur mon carnet dans des moments aussi dramatiques. Peut-être en percevais-je l’importance. Ces notes ne sont d’ailleurs que des repères d’une file de souvenirs non évoqués mais toujours vivaces.

Lorsque les 77 eurent déclenché leur tir dans le bois du Sart, nous nous tenions la figure plaquée au sol ; je ne voyais rien mais j’entendais. Ahurissement de percevoir le chant imperturbable des oiseaux en même temps que les éclatements des obus dans les arbres.

         A un moment, j’ai levé subrepticement la tête et j’ai vu les hautes flammes d’une explosion toute proche. J’ai alors pensé que je recevais ce qu’on appelle le baptême du feu. Aussitôt  se sont superposées les images de la cabane aux outils embrasée, l’incendie de la scierie de Conception et le flamboiement d’un fagot de résineux à l’ermitage des Corbières . Je me suis souvenu aussi que nous étions en pleine fête de Pentecôte et de ses feux.

Pour donner encore plus d’horreur à ce décor d’épouvante nous entendions déferler les fuyards de nos régiments d’infanterie de ligne qui fonçaient comme des bêtes traquées à travers les buissons et les ronces. Au loin, nous percevions des appel au secours et des gémissements mais demeurions plaqués au sol, autant par peur que par respect des ordres de tenir nos positions.

Entre deux salves des tirs d’artillerie de 77 nous regardions, médusés, la ruée allemande des camions et des chars sur les routes du versant opposé de la Meuse et qui descendaient sur Sedan comme une coulée de lave que rien ne saurait entraver.

 «  Mercredi 15   5H. du matin

Les événements se précipitent. Malgré la fatigue, je tiens à rédiger mon journal.

Hier, vers 14 H. , un ordre de repli, venu d’on ne sait trop où, nous a été crié à une centaine de mètres de nos positions. Nous levions le camp avec satisfaction mais nous n'avions pas tiré une seule cartouche.

Mon tireur Vigny saoul, effondré, était dans l’incapacité de suivre le mouvement. Je l’ai secoué, giflé, rien n’a pu le sortir de sa prostration. Tant pis ! C’est le sauve-qui-peut. Les avions allemands, toujours seuls dans le ciel, nous survolaient à basse altitude,  les 77 nous harcelaient.

Ce fut alors un course en débandade, sans officier, sans chef. La déroute.

Sury, le maquignon-gitan qui connaît bien le pays nous dirigea à travers bois. Nous étions passés à l’emplacement du P.C. où nous avons trouvé des cantines d’officier abandonnées avec leur contenu épars. »

La déroute, cette folie panique qui gagne subitement une armée et toute une population, apparaît comme la manifestation d’une fatalité. Pour moi, cette ruée allemande du 10 mai1940 sur Sedan est inséparable du funeste destin de cette ville qui accumulait les mauvais présages. J’y avais vécu la longue et cauchemardesque existence de la caserne et elle portait déjà l’infamie du 2 septembre 1870.

L’évocation d’Isabelle, enfant du pays, aurait dû recouvrir, de sa souriante image,  le sinistre souvenir que ce nom de Sedan rappelle à jamais. Il n’en est rien. Je suis de plus en plus persuadé que cet amour en herbe a subi, de par le lieu de sa naissance, une malédiction.

                           Sury, qui me suivra longtemps pendant les deux campagnes de cette retraite, était un homme du contingent qui fit son temps de service militaire avec moi, dans les mêmes années , à la même compagnie. C’était un maquignon forain dont la roulotte sillonnait les routes des Ardennes. Nous ne pouvions compter sur un meilleur guide à travers champs et bois de la région. Un garçon d’où fusait une bonne humeur continue et son bégaiement, loin de le ridiculiser, ajoutait encore plus de saveur à ses réparties cocasses. C’est grâce à des individus de ce genre, peut-être culturellement démunis mais aussi riches d’optimisme que le moral est maintenu dans un groupe. J’aurai plusieurs fois, par la suite, l’occasion de le vérifier.

 « ….Grâce au flair de notre guide nous avons débouché sur le P.C. du 110 d’artillerie à Haraucourt où se trouvait notre commandant. Après un quart d’heure de pause dans les abris des artilleurs, nous repartions vers Falbala… »

En vérifiant sur la carte routière je me rends compte qu’il n’y a pas, dans cette région, de Falbala mis, par contre, une localité se nomme Flaba. J’ai dû faire une erreur de transcription.

 « ….Accompagnés d’autres fuyards qui nous avaient rejoints, nous avons suivi notre guide Sury. A peine engagés dans les rues de Haraucourt, une mitrailleuse,  installée à une fenêtre d’un premier étage, tira dans notre direction. « Ne tirez pas !, nous sommes Français ! » criait-on. Rien à faire, il fallait se replier dans le sifflement des balles.

D’après certains, ces tireurs étaient des soldats du 120ème  d’infanterie qui étaient ivres ou fous de panique.

Détournés de notre route, nous sommes entrés dans le versant boisé pour nous diriger sur Raucourt mais arrivés sur la crête, les 77 faisaient un barrage d’artillerie.

L’accalmie survenue, nous avons repris notre course mais, à découvert, nous redoutions le tir à bout portant des avions en rase-mottes, aussi,  sortis du bois,  nous longions les haies. Marche haletante, presque au pas de course, sans direction précise mais orientée vers le sud. Tant qu’il faisait jour, nous nous guidions aux indications du soleil et autres repères habituels ; la nuit, nous nous guidions à l’étoile polaire jusqu’à ce que nous parvenions à un bois de sapin très dense. Davantage sécurisés et surtout harassés de fatigue, nous avons dormi une bonne heure.

En me déharnachant de mes cartouchières, je me rends compte que la lanière arrière a été coupée comme au rasoir.  On me dit que c’est probablement un éclat de 77 du bombardement de la veille sur le Sart qui a cisaillé le cuir de cette courroie. C’est le cas de dire que cette révélation me fait froid dans le dos. »

                          Le journal note : « A découvert, on redoutait le tire à bout portant des avions en rase-mottes »  A ce propos, mon groupe et d’autres isolés, qui fuyaient,  comme nous,  nos poursuivants du ciel, étaient passés sur une centaine de mètres de découvert et nous nous trouvions, de nouveau à l’abri dans un bosquet. Un bruit de mitraille tout proche nous fit nous retourner. Des avions descendus en piqué tiraient sur d’autres camarades qui, derrière nous, tentaient la même opération que la nôtre sur le découvert . Nous les vîmes s’aplatir au sol. Les avions disparus, nous pensions que nos suivants allaient nous rejoindre. Ils demeuraient allongés sans le moindre mouvement. Nous attendîmes encore quelques instants, les allongés ne sortaient pas de leur immobilité. Etait-ce la peur qui continuait à les tenir plaqués au sol ? Ou alors ….

Nous ne pouvions attendre davantage, nous avons repris notre course vers le sud, sans remords. C’était le sauve-qui-peut.

 « Mercredi  15

     Premier village atteint au petit matin : Yoncq. Nous y trouvons des éléments du 120ème  d’infanterie comme nous, en déroute. Jusqu’ici le groupe utilisait le tuyau donné à Haraucourt : direction Falbala mais des officiers nous font savoir que les Allemands s’y trouvent. Il faudrait se diriger sur Beaumont-en-Argonne.  En cours de route,  j’abandonne mon sac, trop lourd. Vers 7 heures nous nous écroulons de fatigue dans un hangar. Là, nous avions retrouvé le gros du premier bataillon et de la compagnie de commandement avec  les officiers.

La marche vers le sud continue. On nous parque dans un bois où des nègres nous ravitaillent en riz, ils n’ont rien d’autre à nous donner. Heureusement des débrouillards, comme Sury et Ponchon, ont tué une dizaine de poules.

Il faut encore se sauver, les Allemands nous talonnent. Toujours la marche à travers bois et champs. Pour délester mon barda j’abandonne un pantalon de drap et une couverture.

L’aviation ennemie nous oblige sans cesse à des arrêts. Arrivée vers 16 heures à une ferme de Maucourt. Je gobe deux oeufs. Halte d’un quart d’heure. Je peux hâtivement me laver.

En route de nouveau. On croise des chevaux mitraillés dans les champs. Après 3 ou 4 kilomètres nous tombons sur le car qui emmène notre commandant et ses bureaux. Heureux de retrouver des camarades.

Cantonnement dans la nuit, à Nouart. Je trouve un lit. Dans l’armoire,  je déniche une chemise et, dans le buffet, des confitures ».

Les habitants de la région ont fui en abandonnant le bétail. Des vaches aux pis gonflés de leur surplus de lait meuglent de douleur. Un poulain gambade autour de sa mère jument qui, abattue sans doute par une mitraillade d’avion, gît les quatre fers en l’air, le ventre déjà gonflé.

Une odeur de charogne règne un peu partout le long de notre parcours.

 « Jeudi  16

Départ à 2H.1/2 du matin. 

Vingt kilomètres de marche sous la menace des avions pour aboutir à Sommerance. Là, j’écris à Isabelle et à ma famille. Enfin une journée de repos. Nous visitons les maisons abandonnées où les horloges sonnent toujours. On ramasse les œufs, on tue les lapins et les poules, on tire le vin au tonneau . Nous mangeons à notre faim mais le pain manque. Je me lave en entier dans un tonneau rempli d’eau de pluie. Je me rase. Je respire.

Découverte d’une Panhard toute neuve que les propriétaires ont laissée dans la grange. Pour souper on trait les vaches, ce qui soulage leurs pis tuméfiés. »

Ces marches de nuit  se faisaient dans une demi- somnolence. Personne ne parlait, aux arrêts, nous butions les uns contre les autres. Ce n’est pas chacun qui avançait, c’est la troupe qui progressait d’un même et seul mouvement ;

 « J’écris à Isabelle et à ma famille »  . Je ne me souviens plus du contenu de ces lettres mais sans doute reproduisaient-elles le récit de ces derniers jours. Cependant , à Isabelle, j’évoquais nos dernières rencontres à Nantua et je lui disais combien je restais peiné de cette séparation assez froide. Je demandais la raison de ces réticences.

Découverte de l’aspect insolite d’une société qui s’est soudain désagrégée. Le  symbole le plus important de la vie dans une ville ou un village c’est la maison habitée. Ces lieux vidés de la présence des habitants indisposent ceux qui les traversent. Plane une impression de profanation, de sacrilège lorsqu’on pénètre dans les intérieurs, même si l’état de guerre justifie     la mainmise  sur la nourriture des buffets, sur le linge des armoires et aussi sur les poulaillers, les clapiers et les étables . Les horloges qui sonnent nous inquiètent comme la voix d’un reproche.

Je m’y habituerai mais il faut le temps que je me sente devenir un autre personnage, différent de celui d’alors et que ce nouvel univers me devienne familier.

 « Le pain manque » Ah, le pain ! Comme nous nous rendions compte de sa nécessité. « Donne-nous notre pain quotidien ». Ni viande, ni légume, ni fruits,  n’arrivaient pas à suppléer ce besoin de pain. Nous récupérions dans la paille des granges des croûtes moisies que nous nettoyions.

L’homme d’aujourd’hui ne peut pas comprendre combien une telle pénurie pouvait nous affecter. Depuis l’enfance nous avions eu le besoin et le culte du pain. Le reste de la nourriture n’avait souvent d’importance qu’en fonction de lui. « ça fait manger du pain » et cette réflexion de catastrophe : «  Nous allons manquer de pain ! ».

Avant d’entamer la miche, celle-ci était marquée par le couteau d’un signe de croix. L’enfant était réprimandé si le pain n’était pas reposé dans « le bon sens » qui, pour nous, était évident.

                                   On peut s’étonner,  de nos jours, de mon ahurissement devant la découverte d’une voiture automobile Panhard neuve dans la grange d’une ferme.  A cette époque la possession d’un tel véhicule était un signe manifeste de richesse et cette présence dans ces locaux archaïques jurait , par contraste, avec les engins plus ou moins primitifs habituellement entreposés.

Après tant de jours dans notre sueur et notre crasse, quel plaisir de pouvoir enfin se plonger complètement nu ,et jusqu' au-dessus de la tête, dans une eau rafraîchissante et purificatrice !

Et puis se débarrasser de ce poil sur les joues qui poussait comme une moisissure !

 «  Vendredi  17

Départ à 2 heures du matin en direction de Bressans mais on aboutit à Lançon qui est un charmant petit village des Ardennes. Nous cantonnons dans une grange, ce qui est un luxe par rapport à nos haltes dans les bois ou à même les champs. Nous nous ravitaillons avec la volaille des basses-cours abandonnés et avec du cidre découvert dans une cave.

Le chauffeur du colonel nous apporte des instructions. Nous allons, paraît-il, connaître enfin la direction à prendre alors que nous tournons en rond depuis plusieurs jours mais aucune indication précise n’est encore donnée.

Nous faisons cuire nos poules sur une forge. Dommage que le pain manque toujours.

Enfin du courrier d’Isabelle.  Mais pourquoi :  «  Mon cher Julien » ? Cela m’inquiète. je ne lui dirai pas tout de suite ma contrariété.

Départ : 14 heures. L’étape est longue : 20 kilomètres. Nos bidons, heureusement, sont remplis du cidre de Lançon.

Arrivée à Manres vers 19 heures. Je retrouve d’anciennes connaissances. Nous sommes logés dans une ferme alors que les deux autre bataillons campent dans les bois »

Je ne sais plus si, par la suite, j’ai reproché, dans ma correspondance à Isabelle, le « cher Julien ». C’était pourtant l’indice  d’événements dont j’eus connaissance par la suite et qui auront les conséquences dont je fus alors le plus étonné.

Courant avril, j’avais décidé de mettre au courant ma famille de mes liens avec Isabelle et de mes relations avec ses parents. J’avais également fait part de la grande intimité qui nous liait de plus en plus.

Lorsque un jeune homme et une jeune fille se fréquentaient, les deux familles avaient la coutume, dans notre milieu, de s’informer auprès des autorités morales ( souvent le curé) de la respectabilité de ceux que leur fils ou leur fille avait l’intention de considérer, probablement, comme futurs beaux-parents.

Ma mère avait eu vent, par je ne sais quel truchement, de difficultés financières que le père d’Isabelle avait eues dans ces affaires. Elle insista, paraît-il assez lourdement auprès d’hommes de loi de Sedan pour savoir s’il n’avait pas subi l’infamie d’une ou même de plusieurs faillites. Ce soupçon contre son père ulcéra tellement la fille que le temps, loin de guérir cette plaie, ne faisait que l’approfondir  et l’aggraver. De temps en temps cette rancune prenait davantage de virulence et paraissait se calmer. C’est sans doute ce qui expliquait ces périodes de froideur manifestée pendant le voyage de Nantua et les dernières correspondances peu chaleureuses.

Plus tard, quand je fus au courant de ces manœuvres, j’eus d’abord un ressentiment contre ma mère puis je justifiai son comportement par une sorte de vengeance plus ou moins consciente contre celle et contre ceux qui me faisaient sortir de cette carrière sacerdotale à laquelle d’une part les convictions religieuses et d’autre part l’ambition de la famille me destinaient.

 « Dimanche 19

Avec Bouveur, le prêtre-soldat de Sedan, je me rends à l’église pour l’office dominical. J’y rencontre plusieurs prêtres-officiers.

Je retrouve Paul Emery, Jean Tricoteau, Renault et bien d’autres.

Les roulantes nous ravitaillent régulièrement, nous n’avons plus à fureter dans les fermes en quête de notre nourriture quotidienne.

Visite de Ferdinand Prouhin et de Gailloux, seuls survivants sur les vingt du Service sanitaire, mitraillés sur les hauteurs de Chémery.

A 15 heures, ordre de départ. Nous marchons 3 kilomètres avant d’atteindre les camions de transport. Entassés comme des bestiaux, nous nous dirigeons sur Verdun.

A 1 heure du matin, arrêt et débarquement sur la route du Fort de Vaux »

Pendant cette retraite en débandade, les groupes, les compagnies, les bataillons s’étaient disloqués et, chaque jour, leurs bribes rassemblées nous permettaient de retrouver des camarades de la caserne, affectés à des formations différentes de la mienne, comme Paul Emery, ce  « T’iot Paul » chez qui je m’étais rendu à la fin de mon service, en septembre 39. Il m’avoua être toujours peiné au sujet de  «  la connerie » d’un de ses camarades à mon sujet, pendant cette visite. Il ne pouvait trouver de meilleur terme pour qualifier son exploit.

Pendant mon séjour chez lui, à Fargnier, il m’avait emmené avec deux de ses copains pour une visite-surprise à Tergnier, la ville voisine. Il me disait que nous étions invités chez des cousines à lui qui voulaient faire ma connaissance. En réalité « T’iot Paul » et ses copains m’avaient emmené  dans le bordel du lieu pour me faire une farce. Ils s’étaient d’abord beaucoup amusés de mon embarras quand je m’étais rendu compte de ma méprise. Mais comme les filles entreprenaient de me lutiner sans vergogne « T’iot  Paul » comprit, à mon attitude, que sa farce dépassait les limites du tolérable, aussi entreprit-il de m’extirper des bras des galantes trop entreprenantes, en balançant de droite et de gauche des directs percutants. Des individus s’interposèrent et ce fut une belle bagarre dont il sortit amoché.

En réalité, malgré le mauvais goût de la plaisanterie, personne parmi mes copains de régiment ne m’avait aussi bien démontré son amitié.

 «   Lundi  20

       Nous sommes toujours en chemin, sans ordre précis. Des murmures s’élèvent contre une autorité aussi défaillante.

Le moral est au plus bas. Contraints de coucher dans les bois, nous y grelottons de froid. M’étant délesté de mes impedimenta en cours de route, il ne me reste pour toute literie qu’une légère toile de tente. Bien que frigorifié je finis par sombrer dans le sommeil.

Le matin, les officiers nous commandent de confectionner des cabanes de branchages. «  Nous sommes là pour trois jours » disent-ils. Ca renâcle mais chacun s’exécute.

Le courrier s’améliore. Je reçois une lettre d’Isabelle, datée du 15 mai mais écrite dans la cohue des réfugiés. Sa famille a dû quitter Sedan mais n’a pas dépassé Reims. Si ses parents n’ont pas poussé plus loin c’est qu’ils sont encore indécis pour engager ou non  un retour à leur propriété. Les préoccupations matérielles sont trop importantes pour qu’elle aborde des sujets d’ordre sentimental.  

Par le même courrier une lettre de ma famille qui, à ce moment là, n’a pas encore subi le choc de l’invasion.

Je reçois également le premier numéro de « Poètes casqués 40 ».

A midi une ration individuelle de viande crue nous est attribuée. A chacun de se débrouiller pour la faire cuire.

L’après-midi, tout le monde dort dans les cagnas qu’on vient de construire.

Réveil par des gars qui reviennent de Verdun où ils ont trouvé du vin.

Départ annoncé pour 18 heures. Lecture des journaux. Landrecies, Guise, Vervins, Saint Quentin sont aux mains des Allemands.

Nous sommes partis dans la nuit pour arriver dans un endroit dit :  «  le Ravin de la mort », à cent mètres du Fort de Vaux. »

Au milieu de cette énumération de désordres, de malheurs et aussi de considérations plus ou moins mesquines, luit l’apparition d’une revue de poèmes : « Poètes casqués 40 » qu’éditait Pierre Seghers. J’avais été informé de cette parution quelques mois auparavant. J’étais alors affecté à la garde de ce dépôt de munitions situé au plus profond d’un bois et où Isabelle m’avait rendu visite avec ses parents.

En dehors de mes lectures quotidiennes des « Deux sources de la morale et de la religion » et de la rédaction des lettres à Isabelle, j’avais composé quelques poèmes pour conjurer ma solitude et ma mélancolie.. j’ai envoyé l’un d’eux à Séghers pour une parution éventuelle  aux « Poètes casqués ». Il était naturellement dédié à Isabelle :

Printemps de guerre

I

Voici le printemps revenu

Où ma mère aux hirondelles

Disait des mots ingénus

Comme à des demoiselles.

Voici le temps revenu

Où ma sœur la jouvencelle

Dénouait son long fichu

Pour le jeu de la marelle.

Voici le temps revenu

Où se promettait ma belle

Quand fleuriraient les crocus

De s’habiller de dentelles

Le printemps est revenu

Mais où sont les hirondelles ?

Le printemps est revenu

Il est revenu sans elles.

II

J’ai cueilli des perce-neige

Sur la frontière, le long

D’une ancienne allée de rêve

Où, lors, roulent nos caissons

Elles ont frôlé peut-être

La roue de l’un des canons

Elles semblaient m’apparaître

Si pâles dans le gazon.

Je les ai cueillies pour toi

Ma lointaine fiancée

Car je sais qu’entre tes doigts

Fleuriront ces fleurs fanées.

Les chatons des aulnes crèvent

Tellement le ciel est doux

J’ai cueilli des perce-neige

Que la guerre est loin de nous !

III

Le printemps dans mon village

A sauté de clos en clos

Le clocher craignant tapage

A levé son doigt plus haut.

Les hommes sont à la guerre

Le village est endeuillé

Depuis on n’y rentre guère

Que sur la pointe des pieds.

A la gare du pays

D’ailleurs le printemps s’achève

Les quais ne sont pas fleuris

Où les amoureuses rêvent.

Elles délaissent la laine

Et leur long tricot d’ennuis

Elles promènent leurs peines,

Prétexte ces pissenlits…

Le printemps dans mon village

Refleurira les pommiers

Mais les cœurs, sous les corsages,

Craignent de rester fanés.

Dans les papiers jaunis que j’ai pu sauver du naufrage de la longue retraite de mai et ensuite de celle de juin, j’ai retrouvé une lettre de Pierre Seghers qui me promettait la parution de ce poème dans un de ces futurs numéros. Je ne reçus que le numéro 1. C’était bien la destinée de ce poème, fané avant la floraison.

« Mardi 21

Je supporte difficilement le froid de la nuit. La journée, par contre, est très chaude. Cependant le temps menace de tourner à l’orage. Jusqu’ici, dans nos pérégrinations nous n’avons pas subi de pluie.

Les panzers allemands franchissent la Meuse...

L’après-midi, je me fais couper les cheveux, en plein champ, par un nommé Poirier qui me raconte sa mésaventure d’agent de liaison au 106, le mardi 14. Comment, à Sedan, les Allemands passaient la Meuse sous le feu de nos mitrailleuses et comment les casemates, que nous avions construites mais en partie inachevées, avaient été prises à revers, emprisonnant, sans riposte possible, leurs occupants.
Le caporal Michel du deuxième bataillon racontait avoir eu la vie sauve d’une étrange façon. Les Allemands montaient à l’attaque des hauteurs de la Marfée en chantant. Ce sont ces chants qui lui firent comprendre  la proximité des attaquants.

Un autre fusilier-voltigeur m’a certifié avoir vu les Allemands progresser à saute-mouton et couper les barbelés en bras de chemise.

J’apprends que Vigny, ce garçon aux yeux couleur de sa forêt de Villers-Cotterets, que j’avais laissé ivre-mort après notre décrochage du versant boisé de Thélonne, est hospitalisé dans la région de Senlis. Ce serait une contre –attaque d’un régiment de Sénégalais qui l’aurait trouvé, blessé, et l’aurait évacué. Tant mieux !

Par ailleurs, Bouveur, au central téléphonique, a eu connaissance de bien des messages. Il apprit ainsi qu’il avait été interdit aux officiers du 110 d’artillerie de tirer sur les ponts de Sedan le dimanche 12.
Ce matin, on annonce que notre colonel Pinaud est appelé au grand quartier général à Paris. Aurait-il des comptes à rendre ?

Partout, soit de la bouche des mes propres camarades, soit des confidences entendues dans d’autres régiments, on entend la même réflexion : Sedan a été vendu. »

Dans chaque page infamante de notre Histoire nationale nous ne subissons de défaites que par traîtrise. J’en étais alors convaincu comme tout bon Français que j’étais .

Pourtant il fallait bien admettre qu’entre le soldat français et le soldat allemand la comparaison nous ridiculisait. Sur le terrain de combat nous étions chargés d’un large havresac sous lequel pendait une sacoche qui nous battait les fesses. En bandoulière, nous avions, enfilées, les bretelles d’un autre sac, d’une musette et d’un bidon. Tout cela sur le harnachement des cartouchières qui sanglaient nos épaisses vareuses de drap. Il fallait, en plus, transporter nos armes individuelles, mousqueton et baïonnette, et se coltiner une ou plusieurs pièces d’armes collectives, fusil mitrailleur ou mortier.

L'arrivées des envhisseurs allemands....

Les premiers soldats allemands qui nous apparurent étaient en chemisette. Dégagés de tout impédimenta, ils ne portaient , en sautoir, que deux ou trois colliers de cartouches. Leur armement consistait uniquement dans cette « mitraillette » dont nous découvrions l’existence.

Par ailleurs la ténacité de nos assaillants nous déconcertait. Ceux qui purent s’échapper de leur casemate racontaient que, de leurs créneaux, ils tiraient à la mitrailleuse sur les bachots en caoutchouc qui traversaient la Meuse mais que pour un canot de coulé cinq ou six réussissaient à passer de l’autre côté du fleuve.

Je me souviens moi-même avoir vu de l’observatoire du P.C. du colonel, où mon groupe de fusiliers-voltigeurs était attaché, l’impact des obus de notre artillerie sur un défilé de camions allemands. La fumée d’explosion était à peine dissipée que le convoi continuait en empruntant un détour et la colonne disjointe se reformait. Ils me faisaient penser à ces cohortes de fourmis qu’on a beau piétiner et qui, sous nos pieds, continuent imperturbablement à progresser.

«   Mercredi  22

Nous sommes partis du bois du Fort de Vaux à deux heures et demi du matin pour aboutir trois kilomètres plus loin dans un autre bois infesté de moustiques. L’eau est stagnante dans ce sol creusé par les obus de la guerre 14-18.

Une lettre d’isabelle,  qui commence par « Mon cher petit » me donne du baume au cœur après le « cher Julien » de l’autre jour. »

C’est curieux que mon carnet de route qui fait jusqu’ici mention de chaque jour du mois depuis le 10 mai ne signale pas la journée du 23, date de l’anniversaire de ma naissance, c’est à dire de mes vingt cinq ans. Ce qui prouve que j’attachais alors peu d’intérêt à cet événement et que cette journée  était alors pour moi dénouée de toute importance.

  «  Vendredi  24

 Bonne nuit dans la paille que je suis allé chercher à la grange voisine.

Le matin, nous reformons les groupes avec des renforts venus d‘un C.I.D. et du 11ème B.M.

L’après-midi, un marchand de bricoles ambulant permet de nous ravitailler en petits objets utiles

Samedi 25

Aujourd’hui lessive dans un ruisseau boueux mais lessive quand même. Du renfort nous arrive encore de je ne sais où pour compléter les groupes.

Ciel d’un bleu splendide.

A 22 heures départ en direction sud-ouest de Verdun. 10 kilomètres de marche pour arriver à Grimaucourt vers 1 heure du matin, harassés. Enfin, nous couchons dans une grange.

En relisant ce journal de route, je me rends compte de l’importance donnée aux préoccupations d’intendance. Au début de cette marche forcée à travers les Ardennes,  c’était la nourriture qui était le principal souci. Maintenant que les vivres sont assurés c’est le logement et le sommeil qui prennent la première place.

 « Dimanche 26

Le prêtre-soldat Bouveur me réveille à 9 heures et me demande de jouer de l’harmonium à la messe qu’il va célébrer à 10 heures.

Nous retrouvons des civils dans ce pays. A midi,  nous buvons de la bière et du cidre dans un café.

Dès le soir nous repartons déjà mais pour où ?
Deux lettre d’Isabelle qui me font part du désarroi de sa famille. »

Si mes souvenirs sont exacts, dans ses deux lettres, Isabelle me traçait un portrait flatteur de ses parents, surtout de son père. Je m’en étais alors quelque peu étonné, trouvant que ce n’était guère le moment de faire ce panégyrique.

M. Delvalé désirerait revenir à sa propriété de Sedan car le souvenir de l’occupation allemande de 14-18  hante toujours sa mémoire.

 « Lundi  27

Nous avons marché toute la nuit, 20 kilomètres. La pluie a fait son apparition mais a vite cessé . Nous sommes arrivés à 4 heures du matin à Lesnil-sous-les-côtes où s’étagent des vignes sur les coteaux.

Je lave et je dors.

Mardi 28

Départ, la veille, à 23 heures . Nous marchons 20 kilomètres à travers bois et champs, traversant de rares villages.

Nous débouchons sur la route nationale Verdun-Saint Mihiel. Nous sommes à 17 kilomètres de Verdun, nous en faisons le tour depuis quelques jours. Je commence à trouver ces marches nocturnes épuisantes.

Nous arrivons à Troyon.

Mercredi 29

Grande nuit de sommeil dans une grange. »

Pourquoi notre commandant nous imposait-il, presque chaque nuit, des marches qui auraient pu se faire en plein jour puisque nous étions très éloignés du front et qu’aucun avion ne nous survolait depuis notre départ des environs de Sedan ? Etait-ce pour respecter les règlements d’une troupe en campagne ?

 Etait-ce pour se donner bonne conscience et faire croire que nous étions toujours sur le théâtre des opérations ?

Qu’il est difficile de justifier des raisons de militaires !

 «  Jeudi  30

Je fais la connaissance d’un organiste, protestant, qui me régale d’un concert sur l’harmonium de l’église du village.

Vendredi 31

On parle d’un embarquement pour cette nuit.

Samedi  1er  Juin

Sainte Jeanne d’Arc. J’assiste à la messe et je  communie.

Une estafette vient nous chercher pendant l’exercice. Nous devrions embarquer après la soupe de 11 heures et demi.

Dimanche 2

Hier nous n’avons pas embarqué. Nous sommes partis à l’exercice, ce matin, comme les jours précédents. L’après-midi, bain dans la canal.

Ce soir, je crois que,  cette fois,  le départ est sérieux. Après avoir parlé de Thonon-les-Bains certains donnent le tuyau de Langres.

22 heures. L’ordre est lancé, on embarque. Après 15 kilomètres à pied nous montons dans des wagons à bestiaux. Ils ne sont pas garnis de paille et nous sommes trop nombreux pour nous allonger et dormir.

Lundi 3

Au lever du jour nous ouvrons les portes et découvrons que nous sommes parvenus en Haute Marne. Merveilleux paysage depuis le viaduc de Chaumont !

Débarquement vers 10 heures du matin à Rolampon, à 11 kilomètres de Langres. Nous faisons 19 kilomètres à pieds sous la chaleur torride de midi, traversant un pays assez pauvre.

Le soir, à 19 heures, nous arrivons à Saint- Loup où nous cantonnons. Village aimable dans un cadre de collines et de bosquets. Un couvent, un hôpital. Les deux cafés sont propres et accueillants.

Nous logeons dans une ferme.

Lundi 4

Nous traversons le village qui est d’un calme merveilleux. Le soir, nous nous promenons dans l’odeur du foin. Je suis presque heureux. »

 « Je suis presque heureux » . Dans ma mémoire j’ai toujours le goût de ce petit bonheur comme dans la bouche demeure, longtemps après l’avoir dégustée, la saveur d’une friandise. Cet instant délectable était probablement le premier temps de vrai repos après les rudes journées de l’agression allemande sur Sedan, après les fuites à travers champs et bois pour échapper aux avions qui nous pourchassaient, après la faim, la fatigue, le froid, après l’irrésolution de nos chefs sur les routes à suivre . Nous avions l’impression que nous venions d’échapper à la guerre et que dans cet Eden de Saint-Loup nous nous trouvions blottis dans une garenne ignorée des chasseurs.

Certains disaient - et on ne demandait qu’à les croire- que notre régiment avait trop souffert à Sedan et que nous demeurerions en réserve, à l’arrière, dans des « affectations spéciales ».

Pour ma part j’étais hors de portée de mon ancien monde où ma famille, le séminaire, la caserne ou qui que ce soit pouvait imposer ses lois et ses contraintes.

Nous vivions les plus belles journées de mai et de juin sous un soleil généreux qui nous coulait dans le sang en furieux appétit de vivre.

L’évocation d’Isabelle, dont les dernières lettres m’avaient rassuré sur ses sentiments, souriait avec l’azur du ciel.

«  Jeudi  6

La même vie continue dans la bonne chaleur de juin, cependant les nouvelles sont angoissantes. Les Allemands lanceraient une offensive de grande envergure de Laon à la mer.

Pas de courrier depuis plusieurs jours.

Vendredi  7

Vers le soir passe le  11ème régiment d’artillerie tractée. Les soldats questionnés étaient en Belgique et sont repassés par Maubeuge, Landrecies, d’où, disaient-ils, on leur tirait dessus de toutes les fenêtres »

Toujours les mêmes fantasmes des vaincus qui se croient trahis par les leurs.

  «  Samedi  8

Isabelle m’écrit son projet de se réfugier chez sa tante à Mont de Marsan.

Pour la première fois, ma famille, dans la lettre reçue  ce jour, fait allusion à un éventuel mariage. »

Les parents d’Isabelle ont enfin décidé de retourner à Sedan dans leur propriété qui risquait d’être pillée ou occupée par les troupes allemandes. Cependant ils enverraient leur fille chez une tante qui habite au pied des Pyrénées si les événements prennent une trop mauvaise tournure.

N’importe comment pour moi, ce rendez-vous est pris et c’est le nom de cette ville qui désormais m’aimantera vers elle comme l’aiguille d’une boussole. Rien ne viendra plus faire dévier cette décision puisque cette lettre du 8 juin sera la dernière reçue avant la grande débandade de l’armée et de la population civile. 

Ma famille me décrivait assez brièvement, dans leur lettre, les péripéties de l’attaque allemande sur Landrecies d’où ils n’ont pas pu s’enfuir. Ce courrier, pour m’être adressé, avait dû transiter par des filières spéciales.

Je devine la vie angoissante que ma mère et mes deux sœurs, Emma et Marie, ont dû passer pendant huit jours dans la cave alors que, du soupirail,  elles entendaient, sur la rue, les grincements des chenilles des chars, les éclatements des grenades, le crépitement des mitrailleuses et, parfois, les appels au secours des blessés. Cependant malgré cette terreur qui les tenait claustrées, elles continuaient à penser à mon avenir. La relation avec Isabelle les tracassait presque autant que le déluge de fer et de feu qui s’était abattu sur elles. Elles me rappelaient  qu’habituellement, dans les mariages, l’âge des jeunes filles était toujours inférieur à celui des garçons alors que dans mon cas c’était le contraire et qu’une femme vieillit plus vite qu’un homme.

Elles me disaient s’être renseignées sur la famille d’Isabelle et qu’en raison des événements toutes les réponses ne leur étaient pas parvenues.  Elles me suppliaient de ne prendre aucune décision avant d’avoir une claire connaissance de mon engagement.

Ce fut également le dernier contact épistolaire avec les miens.

 «  Dimanche  9

Depuis le matin nous sommes en alerte de départ. Nous partons vraisemblablement su le front de l’Aisne ou de la Somme.
Hier soir, nous avons été réhabillés de neuf. Aujourd’hui on continue à nous rééquiper. Nous embarquons, sans doute, ce soir. L’impression de panique, donnée par les ordres précipités de ce matin, s’apaise dans l’après-midi.

A 11 heures, je joue de l’orgue à l’église du pays pour la messe dominicale. Je suis invité à manger au couvent des religieuses avec Bouveur. »

O

Ici le journal marque une césure. C’est la fin d’une période   ( 10 mai au 10 juin 1940) qui clôture cette première retraite.

Le dernier nom rappelé est celui de Bouveur, bien souvent évoqué. Ce prêtre-soldat m’a été d’un grand secours pendant cette première débâcle. Il m’apparaissait comme cet idéal vers lequel ma famille aurait voulu me hisser mais que je ne me sentais pas capable d’atteindre.

Les six jours passés à Saint-Loup restent dans ma mémoire comme un oasis-mirage tellement je flottais hors du temps et surtout hors  de ces lieux de combat et de panique.

Nous avons donc été rééquipés de la tête aux pieds pour repartir vers un nouveau front. Depuis plusieurs mois nous avions vu sur les journaux le projet du nouvel uniforme pour le fantassin français. La nouveauté consistait surtout  dans les guêtres qui remplaçaient les bandes molletières. Je crois que nous étions les premiers – et peut-être fûmes-nous les seuls – à porter cette nouvelle tenue.

Le costumier militaire n’avait pas encore fait preuve de beaucoup d’imagination ni surtout d’adaptation à la guerre nouvelle. Il était à la mesure de nos vieux généraux qui, comme tout le monde le dira par la suite,  retardaient d’une guerre.

 

Chapitre 14

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