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CHAPITRE  14

 «   Accrochez-vous au terrain ! »

L'exode de mai 40...

Cinquante ans plus tard, la considération sur les deux mois de la débâcle militaire et civile de 1940  pourrait donner l’impression qu’il s’agit, pour cette période,  pourtant continue, de deux campagnes distinctes tellement, après le 10 juin, tout devient différent, au moins en ce qui me concerne. Je n’ai jamais connu, durant mon existence une telle précipitation et un tel bouillonnement  d’événements en si peu de temps. C'est une accélération anormale qui a dû  me projeter parfois hors de l’atmosphère du réel, dans un monde de légende.

Heureusement que mon carnet de route, tenu au jour le jour, me permet de coller quand même aux dates, aux lieux et aux noms des personnes rencontrées. Si certains faits peuvent paraître suspects en raison d’appréciations subjectives, l’itinéraire, lui, ne décolle pas des rails de l’Histoire.

 «  Mardi  10  juin

    Cette fois nous étions embarqués pour le front. Après avoir pris la direction de Paris, nous nous en étions approchés de 40 kilomètres, le convoi de cars bifurqua sur Meaux ; Vers midi nous débarquions à une vingtaine de kilomètres de cette ville. »

Ce sont des cars qui amenèrent toute la garnison cantonnée à Saint-Loup. Tant qu’il faisait jour nous pouvions nous guider aux panneaux routiers mais, à la nuit tombée, des militaires, postés aux carrefours, indiquaient la direction à prendre mais toutefois sans connaître notre destination.

Lors de la traversée de certaines agglomérations la population nous acclamait, des jeunes filles nous tendaient des bouquets de fleurs. Ignorant la situation de l’avance allemande nous nous étonnions de cet enthousiasme à notre passage.  En réalité, pour ces gens, nous étions un salut inespéré, peut-être le recours enfin dévoilé que l’Etat-Major  avait retenu jusqu’ici en réserve, ou alors cette armée-miracle que leurs peurs, leurs désirs et leurs prières avaient créée de toutes pièces.

Malgré ces ovations nous n’avions pas bien l’âme héroïque et la plupart espéraient encore que nous serions dirigés vers quelque garnison de repos.
Quand, le matin, nous avons lu , à nouveau, les indications routières,  nous ne pouvions plus nous bercer d’illusions, nous nous dirigions bel et bien vers le front.

Le général Veygand nommé généralissime en mai 40...

Aussitôt descendu du car, le bataillon, dont je faisais partie, fut rassemblé pour entendre la déclaration de Weygand, alors nouveau général en chef des armées. Le texte, à quelques mots près, déclarait ceci : «  Soldats, vous livrez aujourd’hui, l’ultime combat. Vous ne pouvez que vaincre ou mourir. Ne vous laissez pas séduire par ceux qui seraient tentés de battre en retraite, même pour raison stratégique. Accrochez-vous au terrain que vous avez mission de défendre et refusez d’obéir à ceux qui vous libéreraient des ordres que je vous donne aujourd’hui… »

Naturellement un tel langage ne nous enthousiasmait  guère mais personne ne fit de commentaire. Sans doute chacun pensait que cette phraséologie militaire n’était que de circonstance et qu’un tel discours s’adressait plus  à l’armée en général qu’à chacun de nous en particulier. Que devaient penser ceux qui, hier encore, proclamaient qu’il valait mieux être un Allemand vivant qu’un Français mort ?

Pour moi, qui ne partageais pas de tels sentiments, intuitivement je pensais que même, dans les pires situations, je ne devais pas encore mourir.

D’ailleurs nous n’allions pas pouvoir désobéir aux ordres éventuels de retraite donnés par nos chefs car ceux-ci, bientôt,  prendraient tant de recul et tant de distance avec leurs hommes qu’ils ne les commanderaient plus.

 «  La compagnie se rassemble le long d’une allée de peupliers et nous avons mangé sur nos réserves personnelles.

Vers 14-15 heures nous partîmes sur nos positions. Dans une chaleur torride nous avons traversé des champs et des bois. Le lieutenant m’expliqua que le groupe dont j’avais le commandement , à défaut de sous-officier, se placerait à l’est devant l’Ourcq et le canal alors que le front actuel, me confia-t-il, était au nord de l’Aisne. »

      J’ignore si ces renseignements étaient exacts car le 10 juin les Allemands se trouvaient déjà  aux environs de Paris. Rien ne nous permettait de contrôler la véracité des bruits qui circulaient et qui, naturellement, devaient  se déformer pendant leur propagation. Nous étions arrivés à ne croire que ce que nous percevions nous-mêmes, c’est à dire que nous agissions comme des animaux traqués qui se fiaient davantage aux réflexes de leur instinct de conservation qu’aux plus savantes déductions de la stratégie.

 « …Pour l’instant nous attendons  l’emplacement du fusil-mitrailleur. Nous entendons les déflagrations des canons et celles des mines qui font sauter les ponts. Les Allemands ne doivent pas être bien loin.

.

19 heures

Changement d’emplacement. A nouveau, traversée de bois touffus jusqu’aux berges du canal de l’Ourcq dont les ouvrages viennent de sauter. A la position assignée, nous creusons les trous de batterie mais le lieutenant, dont nous dépendons comme chef de section, nous laisse entendre que, le lendemain, nous pourrions changer de place.

Nous mangeons la soupe du soir à 23 heures et nous nous organisons pour les tours de garde de la nuit.

Pour le peu de temps qui nous est laissé pour dormir, nous sommes agacés par une nuée de moustiques. »

Nous avons remarqué, entre ceux qui se trouvaient le 10 mai à Sedan, que un mois après, jour pour jour,  nous recommencions le même scénario : Même proximité des lignes allemandes mais dissimulées derrière des bosquets et surtout même incohérence de notre commandement pour nos déplacements.

 «  Mardi  11

Vers 4 heures  et demi du matin, le lieutenant nous emmène à notre nouvelle position. Nous sommes serrés les uns contre les autres, cette place est moins avantageuse que la précédente. La matinée, nous creusons des trous. Je vais chercher des munitions au P.C. A mon retour deux coups de 77 nous rappellent que nous sommes bel et bien revenus sur la scène des opérations.

Soupe arrivée à 15 heures.  Nous  la mangeons, accroupis dans nos trous. Des soldats français se replient sur la berge opposée du canal, donc, dans notre champ de tir. Une section voisine les aide à passer sur notre rive au moyen de madriers et de planches.

A peine les fuyards sont-ils passés que le tir des Allemands se rapproche. »

        C’est du moins ce que nous estimions car notre champ de vision était limité aux vingt mètres des rives du canal. Nous nous tenions prêts à riposter. On s’attendait à voir débusquer devant nous ceux que nos compagnons de Sedan nous avaient décrit, en bras de chemise, collier de cartouches autour du cou, la petite arme automatique entre les bras.

Nous fixions la lisière du bois qui bordait la rive opposée du canal. Personne ne bronchait mais les cœurs cognaient fort.

Comme à Sedan, une des préoccupations majeures du journal est de noter l’heure de la soupe tellement nos appétits l’attendaient avec impatience.

« …L’artillerie a dû chasser ces éléments avancés car les crépitements d’armes automatiques ne se font plus entendre.

Un orage monte avec la nuit, nous tendons nos toiles de tente et demeurons sur place.

Il faut constamment rester éveillés dans chacun des trous. Heureusement, à l’emplacement du fusil-mitrailleur, où je me tiens, nous sommes trois mais nous ne pouvons pas nous allonger, il faut se recroqueviller, la tête dans le sable.

Toute la nuit, l’artillerie continue les bombardements. Mon tireur, qui monte en ligne pour la première fois, pleure. C’est un homme de trente ans. »

Ces deux dernières petites phrases montrent que je m’étonnais  des pleurs de celui qui n’était âgé que de cinq ans de plus que moi. Croyais-je alors que le courage s’acquérait automatiquement avec l’âge ? Je marquais là une différence, dans mon groupe, entre les soldats du contingent et ceux qui venaient d’être mobilisés. La caserne avait-elle, à ce point,  asséché notre sensibilité et étions-nous plus inconscients ?

 « Cet homme qui pleure », dont je ne cite pas encore le nom dans cette éphéméride, s’appelle :Journo.  Nous le verrons apparaître plus tard et il sera alors apprécié à sa mesure. A l’annonce de l’Armistice, ses sanglots déchirants donneront une dernière leçon à notre insensibilité.

 « Mercredi  12

La pluie cesse avec le jour. Des fusillades claquent à droite, à gauche. L’artillerie française, derrière nous bombarde sans arrêt. A l’instant où j’écris ces notes les obus passent au-dessus de nos têtes. Mêmes impressions qu’à Sedan, de bolides de course. Ce qui nous étonne c’est que nous ne voyons aucun avion, ni français ni allemand.

Le manque de sommeil nous abrutit. Combien de temps pourrons-nous mener cette vie harassante ?

Toujours harcelés par les moustiques.

Est-ce ce jour du 12 juin ou la veille ?En plein après-midi un brouillard opaque voila soudain le ciel alors très bleu. Les plus alarmistes parlèrent d’émission de gaz de combat mais on se rendit vite compte qu’il n’en était rien. D’après des échos reçus plus tard, les Allemands progressaient parfois derrière un voile de fumée.

 « …Il faudrait trouver le moyen de faire parvenir une lettre à Isabelle. Que devient-elle dans cette débâcle ? Quand allons-nous nous revoir ? »

Rétrospectivement je garde une grande admiration pour le service des postes- aux- armées qui, malgré les difficultés d’acheminement, ont réussi à distribuer du courrier jusqu’à ces derniers jours. Dans les conditions où nous nous trouvions il n’était pas question d’espérer aucune communication avec le Nord du pays.

 « ….Ce soir, j’accompagne la corvée de soupe. Après deux contrordres qui la retardent jusqu’à 22 heures, le lieutenant nous fait savoir que la roulante a été bombardée. Heureux contrordre car, à peine rentrions dans notre trou de F.M. qu’un violent tir de 77 nous harcèle de près. Il n’y a de blessés qu’au P.C.

Mon tireur est tellement commotionné qu’il se terre, effondré, au fond du trou.

Nous soupons d’une boîte de « singe », sans pain et buvons l’eau du canal.

Mauvaise nuit en perspective. Les guetteurs redoublent de vigilance. Rose, le chargeur, s’obstine à voir devant nous, au pied d’un peuplier,  « deux boches qui minent l’arbre ». Pour ma part je ne vois rien mais il insiste à me les décrire.

J’ai du mal à résister au sommeil pendant mon tour de garde. »

A la lecture de ces notes écrites à chaud, beaucoup supposeront que nous étions victimes  individuellement ou collectivement d’hallucinations provoquées par la fatigue et , surtout, par le manque de sommeil. Comment départager la part du réel et celle de l’illusion ? Je suis toujours à me le demander. 

« Jeudi  13

Environ vers 2 heures et demi du matin, un de mes voltigeurs de droite me rend compte de la visite d’une patrouille qui lui a parlé en langue étrangère. Je lui donne le fusil-mitrailleur et sors du trou à sa suite. « Les voilà ! » dit-il. Après une sommation il envoie une rafale à travers les arbres. Rien ne répond… »

C’est après cette mitraillade dans le vide que j’entendis une galopade derrière nous. Faisant faire aussitôt demi -tour au F.M. j’ordonne au tireur de faire feu dans cette direction. J’entends alors crier : « Eh ! Des…Des…Dessart ! Fais..Fais…Fais pas l’con ! »

Je reconnus notre forain bégayeur Sury qui était parti subrepticement au P.C. avec les gamelles pour essayer de dénicher un peu de ravitaillement. « Ils s’ont…s’ont…s’ont…fou…fou…foutu le camp ! » nous lance-t-il dans son essoufflement.

Nous le suivîmes et constatâmes qu’en effet le P.C. était déserté .Après une course éperdue à travers bois nous retrouvâmes notre lieutenant qui, avoua-t-il, nous croyant entre les mains des Allemands, n’avait pas cru devoir nous prévenir.

Je ne fis aucune observation mais je méprisais ce chef  qui, quelques heures plus tôt, nous transmettait les ordres de l’Etat-Major, de se faire tuer sur place et qui, maintenant, déguerpissait sans  avertir ses hommes. Il faut dire qu’à Sedan le colonel, que nous étions censés devoir protéger, avait pris la fuite sans prévenir ses avant-postes.

 « ….Nous sommes aux bords de May en Multien où se trouve le P.C. du commandant de bataillon. Notre lieutenant s’y est rendu pour prendre des ordres . Voici les instructions : « Nous remplaçons une section qui vient d’être faite prisonnière. Il faut patrouiller à sa place dans le village. » 

Le lieutenant rassemble à part les sous-officiers et caporaux-chefs de groupe pour une communication qu’il veut secrète :  « Demandez à vos hommes de se débarrasser de tout ce qui  n’est pas armes ou munitions. Le contact avec l’ennemi est imminent. »

Au milieu des nombreux paysages de ma mémoire je me souviens nettement de ce chemin de terre entre deux murettes de pierres sèches. Je pourrais même décrire la végétation du chemin et même celle qui croissait dans les interstices des moellons de cette double clôture.

Je me retirai un peu à l’écart pour réfléchir à l’ordre qui venait d’être donné .  Dans ma musette à cartouches je possédais une boîte métallique où étaient enfermés mon nécessaire de toilette, des lettres d’Isabelle et mon carnet de route. Si je me séparais de cette boîte c’était renoncer à tout espoir. J’hésitai. Je me vois encore tenant entre les mains le coffret jugé inutile mais que je considérais aussi indispensable que mes cartouches. Après un moment de flottement je l’enfonçais au plus profond du sac.

 « ….Nous abordons le cœur du village. Nouvel arrêt. Le lieutenant, désignant une rue particulièrement suspecte, demande un groupe de volontaires pour y patrouiller. Aucune main ne se lève.

-«Caporal Dessart, vous remonterez cette rue avec votre groupe » lance le lieutenant

Je me retourne vers mes hommes gris de peur.

-          « Mon lieutenant, je crois qu’il n’y a pas de volontaires

-          Ils le seront d’office, répliqua-t-il. Quant à moi, avec les restes de la section, je remonte l’autre rue. Rendez-vous, si nous le pouvons, devant le P.C. du commandant. »

Si le hasard d’un voyage me ramenait à May en Multien retrouverai-je au moins le cadre de ce tableau qui figurait l’abandon dans l’effroi ?

Un silence pesait alors sur cette agglomération qui en paraissait accablée. Aucune présence, même pas le passage furtif d’un chat ou d’un chien. Une atmosphère de malédiction.

Du lieu où nous nous trouvions, en contrebas par rapport au village, nous apercevions le clocher de l’église dévasté par un bombardement récent car des ruines du clocher montaient encore des flammèches et des bouffées de fumée noire. Cette église éventrée me rappelait le spectacle, en plein champ, dans les Ardennes, de ces bêtes mitraillées qui dressaient leurs quatre pattes raidies et qui symbolisaient si bien l’absurdité de la guerre. Ici,  ce moignon de clocher prenait le ciel à témoin. 

 « …..Il faut progresser en sautant les barricades construites en travers de la rue où demeurent les traces des combats de la veille. Nous avançons avec beaucoup de prudence. Il semble que l’ennemi nous guette de chaque porte entrouverte, de chaque volet entrebâillé. Cette peur nous paralyse. Soudain notre joyeux forain, le bègue Sury, se détache du groupe et se lance dans la direction des pièges présumés. Il ouvre en grand la porte battante, rabat le volet menaçant. Il se retourne sur nous, la face hilare : « On…On…rigole ! » Nous suivons notre audacieux et joyeux cascadeur et procédons par bonds, derrière lui, de barricade en barricade. Nous remontons ainsi toute la rue sans le moindre incident.

Au carrefour, nous tombons nez à nez devant une camionnette, moteur en marche. Le chauffeur, un infirmier de notre P.C., descend de son siège et lève les bras à la vue de nos armes. Il est affolé et ne sait plus à qui il a affaire. Il nous montre son chargement : Entassés les uns contre les autres, des blessés déchiquetés qui nous dévisagent avec des yeux ahuris alors que monte un brouhaha de plaintes.

Où va-t-il les conduire ? Il n’en sait rien.

Je demande à voir le commandant. Je lui donne la situation de mon groupe.

- Où est votre lieutenant ?

-          je l’attends

-          Non, ne l’attendez pas, vous ne le reverrez plus. Partez immédiatement, nous sommes assez de couillons à devoir rester ici.

Le commandant me donne un ordre de repli signé et, après avoir rejoint mes hommes, nous filons sans plus attendre.

Les autres groupes sont absents. Peut-être sont-ils  déjà faits prisonniers.

Quelle direction pendre ? Je sors ma boussole et désigne plein Sud… »

Sedan  nous avait servi d’expérience en tactique de retraite rapide et je savais ce  qu’il ne fallait pas faire, c’est à dire emprunter des routes ou des sentiers dans la marche vers le sud, ce qui entraînerait un retard et risquerait même une déviation dangereuse. Cette fois-ci j’étais décidé à ne pas dévier d’un pouce de la position opposée de l’aiguille bleue de la boussole. Aussi nous servions-nous de nos cisailles pour couper les clôtures des champs ou pâtures qui obstruaient la direction indiquée sans nous soucier de tout tracé qui pouvait nous aguicher.

 « ….Au bout de 2 kilomètres nous rencontrons des éléments du troisième bataillon. Le premier, dont nous faisions partie, serait dans le bois situé à quelques cent mètres de notre position. En effet nous le retrouvons et battons en retraite avec lui. Même lamentable sauve-qui-peut qu’à la défaite de Sedan. Les soldats s ’égaillent comme les bêtes d’un troupeau apeuré. Nous traversons en courant des ponts prêts à sauter. Le tir des 77 harcèle nos arrières.

Nous traversons Varreddes et plusieurs autres localités de Seine et Marne.

Repos dans un bois à l’écart du gros de la troupe mais le sommeil a eu raison de notre vigilance et nous nous réveillons, coupés de notre compagnie qui a pris les devants. Ne reste qu’un tronçon de notre section, 7 hommes sur 35. Nous repartons vers le Sud en utilisant à nouveau nos cisailles.

A peine sortis du bois celui-ci est canardé par les 77, la chance est quand même avec nous.

Trilport. Sa plage sur la Marne est déserte et, dans ses rues, il y a peu de temps encore encombrées de touristes et de vacanciers, les mitrailleuses sont braquées aux fenêtres. Là, nous perdons Sévigné qui, harassé, a refusé de poursuivre cette marche forcée . »

En traversant cette bourgade de plaisance, désertée par ses habitants nous avions hâte, certes, de fuir nos poursuivants mais nous étions tenaillés par la faim. En longeant les trottoirs des rues principales nous entrions, au hasard, par les portes ou les fenêtres ouvertes, pour chaparder en vitesse de quoi manger ou boire. Dans certaines salles à manger, la table n’avait pas été desservie, les assiettes gardaient encore des restes de viande ou de légumes, les verres  n’étaient pas vidés. Sans prendre le temps de nous asseoir ni même de décrocher notre harnachement, nous vidions assiettes, verres, plats et bouteilles.

On aurait dit qu’en plein repas les convives s’étaient enfuis, la serviette de table encore au cou.

 « ….Nous arrivons dans Saint Fiacre. On essaye de se réveiller à coup de Pernod, de Vermouth, de Suze, de toutes sortes d’alcool alignées sur les étagères d’un bar. Il faut poursuivre vers le Sud et, avec l’espoir de trouver, la nuit, une maison où dormir.

Au premier village, lui aussi déserté par ses habitants, nous entrons dans le premier pavillon. Des lits ! Une cuisine ! Une cave ! Pour ma part, je me glisse dans des draps et je coule à pic dans un sommeil sans fond.

Je  suis réveillé en sursaut. Devant moi, Journo , affublé d’une robe de chambre des plus excentriques, déambule de long en large dans les pièces de l’appartement en vociférant… 

 Journo, l’homme qui pleurait sue les rives du canal de l’Ourcq, monte ici en premier plan et va devenir un personnage haut en couleur. Ce Marseillais, d’une trentaine d’années, transforma notre groupe de militaires en troupe de comédiens ambulants, en horde de nomades, par son adaptation à vivre au jour le jour, par son génie de l’imprévu, par sa débrouillardise. Son exquise sensibilité se fit contagieuse et nous transforma en camarades chaleureux les uns pour les autres.

Cette nuit ;Journo comprit sans doute qu’il avait un rôle à jouer, celui de veiller sur notre sommeil car, peut-être, lui, était insomniaque. C’est pour cela que, pour mieux investir le lieu que nous venions d’occuper,  il se revêtit de vêtements d’intérieur qu’il trouva dans les penderies.

Heureuse initiative car, à peine avions-nous sombré dans le sommeil qu’un officier tentait de forcer la porte d’entrée  pour soi- disant y loger ses hommes, brandissant un papier prouvant qu’il agissait à titre de réquisition. C’est alors que Journo fit son merveilleux numéro de propriétaire spolié. Drapé dans son large peignoir à fleurs, il s’indignait que des intrus vinssent, en pleine nuit, le déloger, lui, sa famille et ses amis. Devant une telle diatribe, l’officier et sa suite reculèrent de peur et peut-être même de confusion. Comment avaient-ils osé s’en pendre à cet honnête homme ! 

Profitant des victuailles trouvées sur place nous avons dégusté un repas mitonné par notre hôte de circonstance : lapin, frites, vin à volonté !

Ah ! Si nous avions pu séjourner quelques heures de plus dans cette maison bénie mais nous entendions de trop près les bombardements et même les cliquetis des mitrailleuses. Il fallait fuit toujours plus au Sud.

 « …..Nous errons à travers champs, ne sachant où diriger nos pas. Un officier rencontré nous recommande de pendre la direction de Monceau.

Nous rebroussons chemin pour suivre cette indication mais, en cours de route, on nous annonce que la zone est dangereuse et qu’il vaudrait mieux retourner vers Saint Fiacre.

Exténués nous faisons un somme dans une grange près de Monceau. Là, des conducteurs de remorques motorisées d’artillerie nous ont promis de nous emmener. A notre réveil nous nous rendons compte que les artilleurs ont décampé et qu’ils nous ont laissé en plan.

Nous reprenons la route de Saint Fiacre, titubant de fatigue.  A notre hauteur passent des remorques de 75. Nous sautons sur les affûts et nous nous y accrochons malgré les invectives devinées des conducteurs car nous voyons leurs gestes et leurs grimaces mais nous ne percevons pas le son à cause du tintamarre assourdissant du convoi. Que veulent-ils nous signifier ? Qu’ils montent au front et que nous leur seront d’aucune utilité ? Peu importe la direction qu’ils prennent pourvu qu’ils nous portent car nous étions incapables de continuer notre route à pieds.

Malgré ma position inconfortable, je finis par être gagné par le sommeil.

Nous avons dû rouler 30 ou 40 kilomètres, endormis. Au lever du jour nous nous rendons compte que ces canons ne montaient pas vers le front mais qu’ils se dirigeaient vers Melun. »

-           

Ce long voyage nocturne sur les affûts de canon nous dégageaient définitivement des opérations sur l’Ourcq où notre inutilité avait été aussi manifeste qu’un mois auparavant à Sedan ; Nous n’avions tiré qu’un demi chargeur du fusil-mitrailleur dans l’obscurité de la nuit et d’un sous-bois, et encore n’avions-nous nous eu pour objectifs, peut- être, que les ombres de nos illusions. Depuis le déclenchement de l’offensive allemande nous n’avions jamais eu l’occasion de prendre l’initiative d’une attaque et même d’organiser un cordon de défense, nous ne faisions que battre en retraite. Cette guerre était une partie de chasse où nous tenions la place du gibier. Notre rôle consistait à fuir, à nous terrer, nous n’envisagions même plus de faire autre chose. Un garenne poursuivi s’aviserait-il de se retourner pour agresser son chasseur ?

 Dès que les artilleurs nous enjoignirent véhémentement de quitter leurs canons nous nous trouvâmes  sur la route nationale de Paris-Melun, mêlés à la foule des réfugiés qui dévalaient soit sur la chaussée avec des automobiles  aux pneus parfois en partie crevés, avec des charrettes et des carrioles surchargées de gens et d’objets hétéroclites, soit, sur les bas-côtés, avec des landaus porteurs d’enfants en bas âge et des brouettes soulevant des vieillards et des infirmes. Tous ces véhicules étaient entourés de piétons, marchant au pas de procession, porteurs de havresacs ou de cabas ou même sans aucune charge comme s’ils étaient partis, dans la panique, les mains vides.

Le spectacle qui m’inspira le plus de pitié dans ce défilé de cour des miracles  fut celui d’une vieille femme esseulée qui, sans doute dans l’incapacité de se chausser, se déplaçait avec, aux pieds, ces sortes de pantoufles qu’on appelle des « charentaises ».

Nous, les militaires, nous éprouvions une sécurité de retrouver les civils même désorganisés. Nous entrions dans cette cohue de bras, de jambes, de roues et de poussière soulevée comme des perdrix  pourchassées qui se glisseraient enfin sous le couvert de chaumes protecteurs.

La débâcle des français en mai 40...

 «  Vendredi 14

Tout le long de la route qui mène à Melun nous rencontrons des convois de plus en plus nombreux de civils qui fuient devant l’avance allemande

Un industriel nous hèle de sa porte pour nous inviter à boire le vin de sa cave : des Saint Emilion, des Pomerol, des Nuits Saint Georges, des Pommard et même du champagne. Sacrilège ! On lampe ces précieux crus comme du pinard.

Dans un camion où nous sommes transportés, une mère de famille monte avec nous. Je me trouve avec un de ses trois jeunes enfants sur les genoux et lui fais boire du lait concentré.

Arrivée à Melun vers 13 heures. La population est en effervescence . Les parisiens affluent en vagues de plus en plus denses. Paris, paraît-il, se vide. Les pompiers de la capitale seraient dans la file des fuyards.
Mon ancien groupe de fusil-mitrailleur se compose actuellement de Dupont, Journo, Sury, Gelle, X.. et  moi. »

Dupont était déjà un compagnon de Sedan. Son entrain et sa bonne humeur nous avaient bien réconfortés à travers notre équipée dans les Ardennes. Gelle était un garçon plus effacé, plus insignifiant. Son portrait a tellement pâli que les traits se sont progressivement effacés. Et cet X..., était-ce un nouveau venu, ramassé en cours de route et adopté ? Il symbolise la part de mystère et d’irréalité prises en compte par ce journal.

   «  ….. Nous essayons en vain de nous procurer du pain. Toutes les boulangeries sont fermées. Aucune autorité militaire dans cette vile à qui se référer. Nous tournons  en rond dans les rues pour savoir où nous devrions nous diriger.

Une femme, aux brancards d’un charreton, nous interpelle pour que nous l’aidions à le pousser. Le chargement est une morte qu’il faut, d’après elle, conduire à l’hôpital.

Peu de temps  après avoir fait ce macabre transport,  nous nous trouvons face à une charrette où une femme, debout au siège avant, s’arc-boute aux rênes d’un cheval qui trébuche sur les pavés d’une rue en pente. Elle nous crie de l’aider à retenir son attelage. Journo et Sury prennent le cheval à la bride et le guident  jusqu’au bas de la côte. Arrivés sur le plat, la conductrice nous invite à monter dans la voiture qui, dit-elle, se dirige sur Fontainebleau. Nous acceptons son offre.
L’encombrement des rues nous immobilise. Je me rends à la tête du cheval avec tout le groupe pour fendre la foule et obtenir le passage… »

Quel étrange convoi devait faire cette charrette bâchée, conduite par une femme juchée sur un siège de cocher et précédée de ces militaires qui lui ouvraient la marche ! C’est le début de ce conte qui allait promener ses fantasmagories en traversant sereinement tant de désordres et tant d’horreurs, comme ces rais de soleil, l’hiver, qui, allumant les pierreries de gel et les perles du brouillard, créent une éphémère féerie.

« ….Nous montons dans la voiture où nous ne trouvons que des femmes…et une chèvre. Les deux plus jeunes, presque des adolescentes, descendent pour se dégourdir les jambes et alléger le chargement que nous venons d’alourdir.

Dès les premiers couverts de la forêt de Fontainebleau nous nous arrêtons, d’ailleurs le cheval donne des signes de fatigue évidents. Nous installons un campement. Nous faisons des corvées d’eau. Journo trait la chèvre . Nous proposons ce qui reste de nos réserves chapardées en cours de route mais les femmes nous offrent un repas moins frugal que le nôtre.

L’une d’entre elles, la plus jeune, me prie de l’aider à préparer sa couche. Elle me confie s’appeler Aimée.

A minuit, je suis intrigué, ainsi que mes deux compagnons, par le bruit d’une fusillade assez proche. Nous réveillons tout le monde et faisons lever le campement, attelons le cheval, embarquons la chèvre et sortons de la forêt.

Samedi  15

Nous arrivons à Fontainebleau. Là, il faut se séparer. La voiturée part en direction de Dijon alors que nous, les militaires, avions reçu consigne d’officiers de rejoindre Orléans. Cependant Aimée reste avec nous. A la sortie de la ville nous retrouvons Sury, Gelles et X.. que nous avions perdu dans le dédale des rues… »

Ces quatre jours sont une durée bien courte pour faire la totalité d’une période et l’objet d’un chapitre mais à partir de ce 14 juin les événements suivants prennent pour moi une tournure si différente qu’ils ne peuvent pas être situés sur le même plan. Qu’ils ne soient considérés que comme le prélude d’une légende qui pourrait bien commencer, à partir de cette date, par : « Il était une fois…. »

 

Chapitre 15

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