Retour au menu

CHAPITRE  15

La légende de Tistan et Yseult....

"Où Julien devient, à la fois,  un archange chargé de missionet un Tobie comblé de protection"

Le carnet de route, à compter de ce jour, ne reflète plus exactement le déroulement de tous les événements comme précédemment, il en escamote souvent l’essentiel. A vrai dire je tenais mon journal avec, au-dessus de mon épaule, le regard présumé d’Isabelle, ce qui explique bien des réticences et même beaucoup d’omissions.

Je ne puis donc, sans repères écrits, que me fier à ma seule mémoire. Je suis comme le plongeur qui fouille, dans les grands fonds marins une précieuse épave, qui la découvre, recouverte de cette gangue que les cinquante années d’ensevelissement ont sécrétée autour d’elle et dont il faut délicatement la décrasser. Son authenticité ne souffrira-t-elle pas de cette régénération ? Ou alors, tout au contraire, le recul dans le passé ,  n’a-t-il pas exalté une histoire qui a  pris l’aura des légendes ?

Il faut dire que ce sont les rayons du soir qui projettent sur ce passé leur lumière dorée et qui font que ce souvenir, comme chantait Baudelaire,  « luit en moi comme un ostensoir ».

                     Qui était donc cette « Aimée » évoquée dans les dernières lignes citées du journal ? L’une des deux jeunes femmes de la charrette de Fontainebleau. Je ne l’avais pas particulièrement distinguée au moment de la rencontre et je n’ai commencé à la connaître que le soir de ce  vendredi 14 juin. C’est au moment où chacun et chacune avaient organisé sa couche sous les arbres qu’Aimée m’appela et me demanda de glisser son sac à main sous le traversin de feuilles sèches qu’elle s’était aménagé. Au moment  où je me penchais pour opérer cette manœuvre elle me prit par les cheveux et me mordit les lèvres. Elle me souffla : « Grâce à vous je suis heureuse ».

J’étais tellement surpris de ce geste que je demeurai interloqué et que je me dirigeai, abasourdi, vers mes camarades où s’était organisé un campement.

Comment une jeune femme aussi gracieuse avait-elle été séduite  à ce point par un militaire crasseux, barbu de plusieurs jours, affamé, vagabond et fourbu de fatigue ? Que signifiait ce « grâce à vous je suis heureuse » ? Je n’eus pas le temps de consacrer beaucoup de temps à ces réflexions puisque, deux heures plus tard, c’était le branle-bas de départ.

Mais comment se présentait cette étrange « Aimée » au nom prédestiné ?  En réalité je suis incapable de décrire exactement sa taille et même les traits précis de son visage. Si, de certains de mes compagnons l’image a tellement pâli qu’elle s’est complètement abolie, pour Aimée, c’est au contraire un excès de brillance dans le souvenir qui m’empêche, dans cet éblouissement, de bien la distinguer..

Je la devine mince, de taille moyenne, avec une chevelure noire que tantôt elle laissait flotter sur ses épaules ou qu’elle tressait en deux courtes nattes. Une bouche charnue dont les lèvres ourlées luisaient d’humidité comme la pruine sur certains fruits. Des yeux verts luminescents

que je vois luire encore quand ma chatte me braque les siens dans l’obscurité.

Ce dont je me souviens nettement  c’est de son âge puisque, quelques jours pus tard, nous avons ensemble célébré l’anniversaire de sa vingtième année.

Ce n’est pas une silhouette précise ni une certaine forme de visage qui, parfois encore, déclenche chez moi son souvenir. Celui-ci est soudain évoqué au passage d’une jeune fille ou d’une jeune femme d’où émane une jeunesse, une grâce, un charme, cette aura insaisissable que ni un photographe ni un peintre n’a su encore fixer sur sa pellicule ou sur sa toile.

Aimée m’apparaît comme l’archétype même de ce qu’on appelle la beauté du diable, l’émanation de ce que j’avais cru apercevoir sur le tremble de la tombe de Conception. Celle qui ne peut pas mourir revient, chaque printemps, au sommet de cet arbre et, à l’automne, se réfugie dans les yeux  tantôt de l’une,  tantôt de l’autre des adolescentes de son âge. L’image de Conception courra-t-elle ainsi devant moi, éternel feu follet, jusqu’à la fin de ma vie ?

              Aimée n’était pas une jeune fille mais une femme mariée, qui était d’ailleurs accompagnée de sa belle-mère et d’une belle-sœur. J’appris tous ces détails pendant le parcours qui nous mena de notre campement en forêt jusqu’au croisement des chemins qui devait nous séparer des occupants de la charrette puisqu’elles devaient toutes, sauf Aimée, rejoindre Dijon alors que nous, les militaires, selon des informations plus ou moins officielles, croyions devoir passer la Loire.

Je n’arrive pas encore à m’expliquer pourquoi la belle-mère me supplia de prendre en charge sa belle-fille pour la mener jusqu’à Angers où, soi-disant, séjournait sa famille. Peut-être, devant se séparer de sa bru, avait-elle préféré s’adresser à celui qui avait l’autorité sur le groupe et que mon galon de caporal avait davantage distingué  comme responsable. Il se peut aussi que mon air d’écclésiastique, dont je devais malgré moi conservé quelques traits, incita cette femme à me confier une telle mission.

D’ailleurs, je pris ce mot au pied de la lettre et je me suis senti revêtu de ce mandat comme si cette charge m’avait été confiée par une autorité surnaturelle et j’ai tenu à l’assurer jusqu’à son accomplissement. Le baiser d’Aimée,  qui m’avait marqué de son fer rouge, à notre premier contact, n’était-il pas déjà le signe de ma dépendance à son service ?

 Cependant il ne fallait pas oublier que, déboîté de ma section, de ma compagnie, de mon bataillon et même de tout régiment, je devais diriger mon groupe au-delà de la Loire selon les conseils répétés des officiers rencontrés en cours de route.

D’autre part, je n’oubliais pas non plus les dernières lettres d’Isabelle m’informant qu’en cas    de déroute générale elle se rendrait chez sa tante à Mont de Marsan où j’avais la consigne de la rejoindre.

Mais dès la prise en charge d’Aimée, à partir de Fontainebleau, toute l’attention du groupe fut concentrée sur elle et nous l’entourions de nos soins comme une reine d’abeilles choyée et protégée par ses servantes.

C’est sans doute pour lui éviter la fatigue d’une marche à pieds que notre premier souci fut de nous procurer des bicyclettes. Cela ne se fit pas sans quelques cocasses aventures.

 « …Nos premiers vélos sont trouvés dans une gare où un wagon de machines neuves se fait piller par les gens de passage. Nous arrivons à temps pour en saisir cinq mais Gelle survient trop tard pour être servi. C’est Journo qui trouve le moyen de procurer le manquant. Il nous montre un cycliste en train de soulager sa vessie et qui, à cette occasion, avait posé sa machine à quelques pas de lui.-« C’est le moment ! » cria-t-il à Gelle. J’entends encore les cris d’indignation du pisseur volé…. »

…………………….

« Avec des vélos, la route est aisée. Nous passons à Nemours et nous nous arrêtons quelques villages plus loin. Aimée et moi qui roulons en francs-tireurs, trouvons une maison vide de ses habitants. Des gardes-mobiles, de passage, nous aident à ouvrir les portes. Ils tuent des lapins du clapier et nous les dépouillent. Aimée fait la cuisine pour nous six et les trois gardes-mobiles, elle prépare la table et la décore même avec des fleurs cueillies au jardin. Ce sera un repas de fête qui, déclare-t-elle, sera servi vers les sept heures. »

Je préparai le cantonnement pour la nuit, la maison avait suffisamment de chambres et de lits pour que nous trouvions tous à nous loger. Conscient de ma mission de protéger Aimée et, par déférence, je réservai, pour elle seule, la chambre principale avec un grand lit à deux places.

Aimée refusa de coucher seule – par peur, disait-elle -  J’insistais mais Journo et Gelle me firent comprendre que si je me dérobais, l’un ou l’autre saurait bien me remplacer.

Lorsque Aimée apprit que j’acceptais de partager son lit, elle manifesta sa joie si bruyamment que ce fut un attendrissement général. Mais, avant d’aller se coucher, il allait se produire des événements contrariants.

 « ………Certains font le guet pour retrouver Dupont et Sury qui, de nouveau, ont perdu notre trace mais qui rejoindront assez vite. Nous allions nous mettre à table et faire honneur au repas de fête préparé par notre fée du logis quand une détonation puissante, avec des lueurs qui illuminaient la salle à manger, nous fait tressaillir. Des jets de pierres ont brisé des vitres. Le pont sur le Loing vient de sauter. Les canons commencent à tonner et même des mitrailleuses, proches, se mettent à crépiter.

Gelle, X.. et Jouno, affolés,veulent immédiatement s’enfuir d’ici. Aimée et moi désirions manger ce repas si amoureusement préparé. Devant la panique des convives nous décidons de partir.

Mon vélo est crevé. Je fais quelques kilomètres à pied. Dans un garage, je propose d’échanger ma machine en panne avec une en ordre de marche. Après une âpre discussion, j’obtiens satisfaction. Nous pédalons avec ardeur et arrivons, le soir, à Montargis mais nous avons perdu Journo dans le jeu de cache-cache entre les convois des réfugiés.

Nous trouvons une magnifique villa isolée dont je force la porte avec une sorte de barre à mine.

Aimée prépare un nouveau repas, cette fois plus modeste, pendant que Gelle et X.. guettent le passage de Journo.

Nous passons une bonne nuit. »

« Nous passons uns bonne nuit »  Ah !, la merveilleuse litote ! Cette nuit reste comme un des grands enchantements de mon existence. Le cadre était propice puisque Aimée et moi logions dans une chambre luxueuse ; le lit était vaste et surmonté d’un baldaquin de velours bleu-roi, des draps luxueusement brodés et ajourés  semblaient attendre des hôtes de marque, ils fleuraient encore le parfum de lavande des armoires.

Que s’est-il passé pendant cette étrange nuit ? Le havre de paix où se situait cette ville, l’exaltation dans laquelle les événements nous tenaient toujours sous pression, la passion amoureuse d’Aimée qui fusait au moindre attouchement, l’atmosphère orageuse de cette nuit de juin, tout concourut à provoquer ce miracle.

De temps en temps j’émergeais de mon sommeil et me trouvais en train d’enlacer furieusement ma compagne. Je racontais alors, sur- le- champ,  le rêve que je faisais. Nous étions transportés l’un et l’autre sur une sorte d’autel face à un vaste public pour qui nous étions des héros de légende. Aimée était la prêtresse et moi le prêtre d’un culte à la liberté, à la paix, à l’amour, au dieu de toutes les religions.

De temps en temps je devais passer du sommeil à l‘éveil et à de nouvelles étreintes amoureuses tandis que le lyrisme du rêve continuait à déborder dans notre éveil avec sa fougue et sa richesse d’images, confondant le réel et l’imaginaire dans un même état bienheureux.

Aimée me raconta, le matin, l’étrange poème que je déclamais où, me disait-elle, les mots me sortaient de la bouche comme du feu.

En vérité c’était ma première nuit passée au lit avec une femme et les sensations érotiques se transformaient en jaillissements poétiques. Il est vrai qu’Aimée n’était pas une partenaire ordinaire et que le moindre contact de nos deux corps déclenchait aussitôt chez elle et , par contrecoup chez moi, une jubilation intense.

Ces raisons n’étaient  pourtant pas suffisantes pour expliquer un tel phénomène de sublimation . A la réflexion j’avais dû passer dans un état de surréalité et jamais, par la suite de mon existence, je ne réussis à renouveler un tel exploit.            


Le soir même, en fracturant la porte de la villa, j’avais déjà perçu que par cet acte, étranger à mon comportement habituel, je venais de franchir un au-delà de moi-même. Depuis quelques jours, j’avançais à marche forcée hors de ma vie coutumière, sortant de la discipline militaire et de toute contrainte quelconque, arpentant allègrement une voie qui était,  à la fois, celle d’une pleine vie et d’une pleine mort. Je me situais  au rebours des  coutumes, des lois, je m’aventurais au-delà de ce qui était le bien et le mal. J’avais déboîté de la réalité pour me trouver tout éveillé dans le monde du rêve. Je rejoignais en adulte l’aventure de cette enfant privilégiée qui connut, paraît-il, le  « Pays des merveilles ».

Ce qui est relativement curieux, par ailleurs, c’est que, sur le moment, je n’eus pas l’air de m’étonner de cet état de grâce. Le matin, je retombais les pieds sur terre comme si je n’avais pas connu les extases d’un tel ravissement. En effet, le journal ne fait allusion qu’à un banal petit déjeuner. N’étais-je pas contraint de taire de tels exploits amoureux ou n’étais-je installé dans une vie épique dont les émerveillements allaient désormais devenir ordinaires ?

 « Dimanche  16

Départ à 7 heures après un bon café-maison préparé par notre vivandière et prélevé sur place.

Notre convoi se rapetisse. Nous nous dirigeons sur Bellegarde. En cours de route , Aimée  découvre un café-restaurant dont le rideau de façade est tiré mais où il est possible d’accéder par l’arrière. Nous nous y restaurons

Nous arrivons dans un hameau de Bellegarde  et nous décidons de nous arrêter dans une ferme assez minable où nous trouvons de quoi manger : deux jeunes coqs et  œufs .  Par miracle nous retrouvons Journo. Grande joie de cette retrouvaille. Pour la fêter, Journo nous prépare une magnifique omelette à la marseillaise.

Nous nous couchons tôt mais nous sommes constamment dérangés par des fuyards, civils ou militaires, qui tentent de forcer la porte. Vers minuit, Journo nous réveille pour décamper alors que nous avions prévu de ne partir qu’à 3 heures du matin. »

La découverte , par Aimée, d’un café hospitalier semble un événement relativement banal mais c’est un signe du charisme dont elle fera preuve tout le long de notre équipée. Le bonheur qui émanait d’elle sera d’ailleurs partagé par tout le groupe dont les liens d‘amitié se resserraient de plus en plus, surtout après chaques retrouvailles. La présence de cette jeune femme, presque tombée du ciel au sein de notre petit groupe, le consensus aussitôt admis du couple que nous formions, elle et moi, paraissait à tous évident et faisaient partie de cette atmosphère de légende dans laquelle nous évoluions alors.

 « Lundi  17

Il nous faut passer la Loire le plus vite possible. Nous la traversons à Chateauneuf où un incendie a  ravagé l’église et un quartier de la ville…

Si nous sommes partis de nuit c’est que les ponts de la Loire étaient tellement encombrés qu’il aurait fallu attendre une journée entière pour les passer à notre tour.

Nous n’empruntions plus les routes où s’entassaient les réfugiés, nous passions à travers champs et par des chemins vicinaux.

……..Pour éviter la cohue des bords de la Loire nous nous enfonçons jusqu’à Tigy mais puisque notre projet était de parvenir à Orléans nous remontons sur Jargeau. Là, nous nous ravitaillons dans des magasins abandonnés par leurs propriétaires. On nous déconseille Orléans et des officiers nous dirigent sur Gien mais, en cours de route, nous décidons d’aller à La Ferté-Saint-Aubin  pour nous enfoncer plus à l’intérieur. Cette ville a été si terriblement bombardée que nous n’osons pas nous y arrêter. Nous continuons plus loin.

Je visite, seul, un château pour nous trouver un éventuel abri mais là, je me fais arrêter comme..espion. »

La maladie de « l’espionite »   régnait alors dans toute sa virulence. On racontait que c’était la «   5ème Colonne » qui, dans les carrefours, dirigeait les réfugiés et les militaires isolés dans de fausses directions.

Il fallait se méfier d’autant plus d’un militaire que « l’espion » se trouvait encore mieux camouflé sous l’uniforme du soldat français. Je m’étais détaché de mon groupe pour visiter ce château et c’est alors que je suis tombé sur une formation de quelques soldats avec leurs officiers. J’eus du mal à leur ôter leurs soupçons. Certains énervés parlaient déjà de me fusiller sur- le- champ.

 « …..Nous poussons jusqu’à Lamothe-Beuvron. Là, un boucher sympathique offre à Aimée et à moi la possibilité de passer la nuit dans une de ses chambres.

Dans un de ces fabuleux hasards qui ne peuvent se produire que dans les circonstances actuelles, Sury retrouve la roulotte familiale. Nous le félicitons d’une chance aussi inattendue mais nous sommes navrés de cette séparation. »

Quelle surprenante histoire que la rencontre de la roulotte trouvée en stationnement au bord d’une route ! Soudain les cris de joie de notre ami que nous ne comprenions pas tellement l’heureuse surprise accentuait son bégaiement : « Les..Les..Les…voilà ! » ne cessait-il pas de crier en désignant une troupe de forains autour d’un feu de camp.

Quelques heures plus tard, nous pénétrions dans Lamothe-Beuvron, agglomération où nous commencions à retrouver des maisons normalement habitées et où le réseau commercial n’avait pas été top désorganisé. Nous étions les dernières coulées de cette avalanche de fuyards civils et militaires confondus qui commençaient à s’égailler vers l’Est ou l’Ouest sans obligatoirement continuer vers le Sud.

Malgré la compassion que les sédentaires pouvaient témoigner à ces lamentables cohortes de réfugiés ou à ces troupes désorganisées, devait se produire un effet de lassitude chez ces braves gens à notre égard. Aussi je ne m’explique pas comment ce boucher, qui avait vu passer d’autres errants et qui avait pu s’apitoyer sur des cas bien plus déplorables que le nôtre, nous proposa spontanément de nous nourrir et de nous héberger gratuitement. Cette proposition ne s’adressa qu’à Aimée et à moi, nos compagnons durent se débrouiller comme à l’accoutumée sans que personne  n'éprouvât de l’amertume de nous voir ainsi privilégier. Etions-nous marqués d’un signe qui obligeait ainsi à nous favoriser ?

 « Mardi  18

Départ à 7 heures après une grande nuit de bon repos. Nos hôtes nous offrent le petit déjeuner.
Nous passons à la gendarmerie où le bruit d’un armistice se confirme. Une pancarte indique : «  Isolés, direction :Neuvy sur Bérangeon »  Nous nous arrêtons à Nancay où nous prenons notre repas en commun. Là, nous décidons de nous séparer. Journo ira retrouver sa femme à Luzerche, Gelle et X.. pendront la direction de Limoges. Je reste seul avec Aimée que je dois conduire à Angers, selon la mission reçue de sa belle-mère.

La séparation nous donne un peu le cafard…. »

C’est Journo qui nous apprit la prochaine proclamation de l’armistice et cet homme de trente ans ( c’était un vieux pour nous), si gai et que nous croyions si aguerri, éclata en sanglots. Quant à nous, uniquement préoccupés depuis le 10 mai à sauver notre peau, nous fûmes étonnés de cette réaction. Nous restions pantois devant une telle leçon de patriotisme. Nous souffrons de devoir nous séparer car nous formions un vrai groupe d’amis. Heureusement il me restait la chaude présence d’Aimée dont, en cette dernière nuit, chez notre accueillant boucher, j’avais encore longuement apprécié les manifestations de sa tendresse et de son attachement.

 « …..Après un court repos je pars donc avec Aimée pour la direction d’Angers. Nous prenons la route d’Orcay qui doit nous mener à Thiellay et de là à La Châtres où nous retrouverons la grande voie de Vierzon à Tours.

Nous cheminons sans trop nous presser et arrivons le soir à La Châtre.  Quelle félicité ! Un hôtel-restaurant. Nous y buvons l’apéritif, dînons dans la salle à manger, couchons dans une chambre qui nous apparaît luxueuse. Providentiel décor de fête puisque Aimée m’apprend que ce 18 juin 1940 est la date anniversaire de ses vingt ans.. »

      Ce jour-là nous semblions avoir bénéficié d’une rémission. Nous pédalions sur des routes presque désertes, nous étions sortis des zones de turbulence et découvrions une région s’offrant coquettement au regard des voyageurs que nous étions. Nous humions avec délices cette belle journée d’été si bien accordée aux vingt ans d’Aimée et appréciions cette halte dans un hôtel-restaurant comme si nous descendions à la première étape d’un voyage de noces.

Mercredi  19

 « Après le petit déjeuner pris au restaurant de l’hôtel, départ vers 8 heures dans la direction de saint Aignan, Tours, Angers. Nous longeons le canal du Cher. Nous descendons de vélo pour écouter les informations d’une radio, l’armistice n’est pas encore signé. Nous continuons notre chemin mais nous sommes arrêtés par des soldats qui nous conseillent de ne pas poursuivre dans cette direction car les Allemands sont à Romorantin.

Il faut abandonner la grande route de Tours. Quelle solution prendre ?  Nous décidons de passer tout de suite le Cher mais nous retrouvons au-dessus de nos têtes le vol des avions et, sur les ponts, la cohue des réfugiés.  Nous mangeons sur nos réserves, celles trouvées dans les épiceries de Jargeau.

Nous reprenons la route vers Gracay, limitrophe de l’Indre.

En cours de route une agression italienne venue du ciel nous oblige à nous coucher dans le fossé. »

 En reprenant l’axe nord-sud nous nous remettions dans le mouvement des réfugiés et sous les menaces d’attaques aériennes.

A cette époque des combats ce n’étaient plus les Allemands qui s’acharnaient sur les fugitifs mais les Italiens  qui, par ces interventions, certes peu glorieuses, voulaient quand même donner une preuve de leur collaboration aux hostilités et une raison de participer aux armistices.

Nous pédalons, en pleine nature, Aimée et moi, lorsque nous arrivâmes en vue d’une grande charrette tirée par deux chevaux et menée par des sœurs à large cornette  qui convoyait un hospice de vieillards. La voiture occupait, à elle seule, la largeur de la route qui se déroulait devant nous. Personne ne pouvait se tromper sur les occupants puisqu’ils se trouvaient à découvert et les cornettes des religieuses cochères flottaient sur le siège-avant aussi manifestement qu’un pavillon de Croix Rouge.

Soudain, un avion descendit en piqué dans l’axe de la route et mitrailla à bout portant. Ce fut immédiatement l’affolement. Les sœurs arrêtèrent le convoi, les vieillards descendirent péniblement de la voiture et coururent maladroitement sur les bas-côtés et à travers champs.

L ‘avion, qui avait fait demi-tour, survola à nouveau la route à basse altitude et les balles crépitèrent sur le sol. Les religieuses, à genoux, tendaient les bras, suppliant les assaillants.

Aimée et moi avions aussitôt plongé dans le fossé le plus proche et nous observions, le cœur ulcéré, ce triste spectacle. Quand, après la première attaque, la nouvelle vague se mit à vrombir au-dessus de nous, instinctivement, je couvris de mon casque la tête de ma compagne. Elle refusa. Comme j’insistais elle lança le casque  au milieu de la route.

L’alerte passée, aussitôt relevés, je me suis jeté dans les bras de celle qui venait de témoigner une telle abnégation, une telle solidarité et un tel courage.

 « ……Enfin nous arrivons à Graçay. Nous arrêtons nos vélos sur une place, près d’une maison où l’habitante nous prie d’entrer. Nous partons au ravitaillement. Pendant que je fais la queue à la boulangerie, Aimée achète un morceau de viande qu’elle ramène dans un filet qu’elle s’est procuré pour les provisions à venir.

Notre hôtesse nous prête une cuisinière et des ustensiles. Aimée prépare un repas très varié que nous mangeons de très bon appétit et dans la bonne humeur.

Mais les Allemands approchent, ils ne seraient éloignés que de quinze kilomètres. Nous préférons partir même si notre charmante hôtesse nous propose de quoi nous loger. Si nous devons subir l’occupation allemande mieux vaut nous trouver dans une grande ville que dans un bourg où nous serions facilement repérés.

En route donc pour Châteauroux, distant de quarante kilomètres que nous franchissons rapidement et à l’aise, grâce aux jarrets d’acier d’Aimée.

Nous arrivons vers 19 heures aux portes de la ville où de grands drapeaux blancs sont hissés. Nous sommes dans une ville ouverte. Nous cherchons un gîte et le découvrons sans  trop de difficultés : Une confortable cabane à outils construite en pierres où une couchette avait été déjà aménagée. Le propriétaire complaisant, nous fournit de la paille pour notre literie. Heureux, nous nous endormons encore enlacés de nos effusions amoureuses, pour nous réveiller le lendemain au grand jour »

Ce journal relate des informations apparemment anodines et qui, à une lecture plus attentive, révèlent des sous-entendus et proposent des prolongements. Ainsi l’achat de « filet  pour les provisions à venir ». Aimée s’installait dans un rôle de ménagère et s’organisait pour une vie commune comme si celle-ci était définitive alors que, d’un jour à l’autre, nous devrions nous quitter, dès la possibilité de rejoindre Angers.

Chaque jour qui passait me faisait découvrir chez ma compagne des vertus nouvelles. Cette gracieuse et frêle jeune femme, apparemment incapable d’accomplir de grands et longs efforts physiques m’étonnaient de l’aisance avec laquelle elle parcourut à bicyclette les quarante kilomètres qui nous menèrent à Châteauroux.

J’aurais aimé retourner dans cette ville pour tenter de retrouver cette cabane que nous avions découverte si aisément alors que cette agglomération regorgeait alors d’errants en quête du moindre abri. Elle demeure dans ma mémoire comme un havre de paix et de bonheur. Bien que nous n’y soyons demeurés que quatre jours, ce lieu me donne l’impression d’avoir vécu une partie de ma vie dans cette chaumière de rêve que bien des cœurs ont souhaité habiter en  compagnie d’un être aimé.

« Jeudi  20  

Après la grasse matinée nous nous rendons sur les bords de l’Indre qui coule à proximité. Je m’y baigne avec volupté. Retour pour le petit déjeuner dévoré avec gros appétit mais attention ! Désormais nous grignotons notre maigre budget. Aimée revient du marché avec des conserves qui lui ont coûté 40 Fr. Il ne reste plus que 150 Fr

Ces considérations ne nous empêchent pourtant pas d’apprécier le cassoulet en boîte que nous faisons réchauffer dans ma gamelle de soldat.

L’après-midi, lessive… »

Nous étions heureux d’avoir retrouvé un pays  organisé où les marchandises s’étalaient à notre disposition mais il fallait réapprendre à devoir les payer. Nous étions dans un tel état de bonheur que ces contingences ne nous alarmaient pas.

Avant-guerre ( celle de 14-18), la sœur d’Alain Fournier, Isabelle Rivière, avait écrit un livre intitulé : « Le devoir d’imprévoyance » qui m’avait quelque peu intrigué. Je ne pensais pas, que sans obligation et sans effort, j’allais pratiquer ce qu’elle prônait comme un idéal.

 « L’après-midi lessive ». La simple évocation de ces trois mots suffit  car des moments aussi privilégiés  ne peuvent pas s’effacer de la mémoire. Cette lessive fut particulièrement idyllique. Depuis longtemps nous n’avions pas bénéficié à la fois d’autant de loisirs, d’autant d’eau courante et d’autant de soleil. Aussi avions nous décidé de laver tout notre linge et même celui que nous portions. Pour ce faire nous nous mîmes complètement nus, l’un et l’autre, au bord de la rivière. Nous reformions le couple de l’Eden dans toute sa candeur. Lorsqu’un bruit insolite nous alarmait  je me cachais dans les roseaux alors que la lavandière sautait à l’eau, ne laissant plus voir d’elle que sa longue chevelure sombre d’Ophélie.

J’étais transporté sur les rivages de la cité des Phéaciens où je devenais le sage Ulysse, Aimée m’apparaissait comme Nausicaa-aux – bras- blancs et le linge étendu sur l’herbe devenait une bien homérique lessive.    

 « …..L’orage nous oblige à improviser un séchoir dans notre remise.

Nous n’avons pas de nouvelles. Les Postes sont fermées. Comment communiquer avec ?… »

Ce point d’interrogation, c’est Aimée qui l’a inscrit sur mon carnet de route. A cause des loisirs forcés dans notre réduit où l’orage nous confinait, chacun cherchait à se distraire et c’est ainsi que Aimée a découvert mon journal et qu’elle a ajouté ce point d’interrogation à la phrase laissée en suspens.

Par la suite il me sera de plus en plus difficile de rédiger d’une façon objective les événements quotidiens d’une part et les sentiments ressentis d’autre part ainsi que les réflexions qui pouvaient me venir à l’esprit. L’ombre d’Isabelle m’empêchait de donner libre cours à la rédaction de mes jubilations amoureuses avec celle qui m’était tombée du ciel dans les bras.

 .Désormais les regards curieux d’Aimée ne me permettraient plus de faire allusion à celle qui, pour moi, demeurait toujours  la fiancée.

Il suffisait que nous suspendions nos pérégrinations, que nous connaissions un temps de repos et que nous replongions dans l’organisation d’une cité ignorante des combats pour que nous fussions repris par nos anciennes préoccupations.

Jusqu’ici je m’étais peu informé du passé d’Aimée et je ne la questionnais pas sur son mari qui, paraît-il, errait sur les routes comme  mobilisé dans une formation certainement en déroute. Il avait fallu attendre jusqu’à ce jour pour que je fisse allusion à ma situation de fiancé et j’avais prononcé le nom d’Isabelle. Aimée voulait ignorer mes promesses vis à vis d’une autre qu’elle jugeait insignifiantes, elle s’appesantissait plutôt sur mon passé de séminariste sur lequel elle s’attendrissait et s’apitoyait.

Les souvenirs des derniers mois et de ces récentes années engloutis dans la soudaine avalanche qui, depuis le 10 mai, me submergeait, si signalaient maintenant comme ces bulles qui, d’un fond remué, éclatent soudain en surface.

 «  Vendredi  21

«  Nous sommes toujours à Châteauroux. Nous nous levons très tard pour économiser un petit déjeuner.

Aimée retourne chercher des provisions : Nouilles, riz, viande de bœuf et de cheval. En voilà pour deux jours mais notre réserve d’argent s’épuise. Je vais essayer de vendre ma montre, Aimée vendra ses bijoux.

Dans l’après-midi, Aimée revient, la tête basse, elle s’est laissé prendre son vélo. Quelle tuile ! Nous ne pouvons pas envisager de faire le voyage prévu pour Angers à pied ! Il va falloir repiquer une bécane. Nous ferons cette corvée ce soir.

Nous promenant dans Châteauroux, je retrouve deux gars de mon régiment mais qui ne sont pas du même bataillon. Ils m’apprennent que depuis le canal de l’Ourcq ils ont été remis au moins deux fois en position de combat.

Nous lisons sur les premières pages des journaux la déclaration du maréchal Pétain. Les militaires, de passage dans cette ville, doivent se rendre dans une caserne pour y déposer leurs armes. »

Les contraintes du retour à une vie normale nous rappelaient à la dure réalité. Il fallait de l’argent pour acheter notre nourriture et une bicyclette pour nous déplacer. Nous ne pouvions plus nous endormir dans un bienheureux farniente comme nous le faisions, la veille, sur les rives de l’Indre

En ville, nous nous rendions compte de plus en plus de notre condition de vaincus et de parias, ce qui nous faisait presque regretter notre situation précédente, sur les grands chemins où nous n’étions pas confrontés aux valeurs établies.

   « Samedi  22  

Hier, nous n’avons pas rencontré de circonstances favorables pour piquer un vélo. Nous sommes retournés à la corvée ce matin. Nous nous promenons dans les travées des halles du marché où se présentent bien des occasions mais ni elle ni moi n’osons commettre le larcin.

Nous continuons à nous promener en ville. A la caserne Bertrand nous rencontrons un officier supérieur allemand, tous le saluent, soldats ou gradés français. J’ai plutôt honte de me trouver sous mon uniforme.

Cet Allemand m’impressionne par son prestige de puissance.

Nous revenons sous les halles du marché. Plusieurs opportunités se présentent mais nous n’en tirons pas profit. Nous avons l’impression que les gens se méfient de nous. N’est-ce pas un prétexte qui voudrait excuser notre manque d’audace ?

Enfin voici un vieux monsieur qui laisse étourdiment son vélo à l’extérieur du marché et qui pénètre au plus profond des travées. Je saute sur les pédales et fonce en direction de notre abri.

J’ai quand même un pincement au cœur en pensant au petit vieux et à son désappointement quand il s’apprêtera à reprendre sa bicyclette.

J’ai appris par un officier que les soldats isolés doivent se rendre à Limoges. Cet après-midi nous prendrons la route de Poitiers et de cette ville ou de Thouars je mettrai Aimée sur la route d’Angers.

Quant à moi je descendrai sur Bordeaux puis sur Mont de Marsan . »

         Certainement que la rencontre de l’officier allemand m’a beaucoup impressionné parce que c’était la première fois que j’en voyais un de si près. Une séquence, en plan rapproché, du gibier mis en présence du chasseur.

Tous les soldats français errant dans la ville étaient invités à se rendre à la caserne Bertrand  pour déposer leurs armes entre les mains des officiers allemands. Jusqu’ici je n’avais pas osé me délester de mon fusil qui me pesait inutilement et que j’avais attaché au cadre de mon vélo. J’allais pouvoir m’en débarrasser en obéissant à un ordre de mes supérieurs militaires.

J’y abandonnai aussi mes cartouchières et ma baïonnette. Quand je déposai mon fusil sur l’amoncellement des armes qui s’accumulaient au milieu de la cour, comme sur le bûcher d’un autodafé, j’ai quand même éprouvé une certaine honte, estimant que j’accomplissais un geste évident de vaincu.

Mais ce pauvre fusil que je traînais depuis Sedan, contre qui ou contre quoi m’avait-il servi ?

Je n’avais pas tiré la moindre balle depuis ces six semaines de front. Si ! pourtant , et ce n’était pas un acte bien glorieux.

Quelques jours auparavant, un chien errant nous suivait et manifestait une agressivité suspecte, particulièrement contre Aimée. A l’occasion d’une menace plus précise, elle me supplia de la débarrasser de cette bête importune. J’avais beau chasser l’intrus et le braver, il revenait, les crocs découverts contre Aimée qui, de plus en plus, se paniquait.

 « -Comment écarter définitivement cet enragé ? lui dis-je, excédé

- A quoi servent donc vos fusils ? me rétorqua-t-elle

Sa réflexion me surprit et me fit prendre conscience de l’inutilité de nos équipements, aussi bien contre l’ennemi d’hier que pour  toute insécurité civile d’aujourd’hui qui se présentait.

J’étais si peu sûr de mon tir et je craignais tellement le ridicule de rater ma première cible, qu’après avoir introduit une cartouche, je posai le canon sur le dos de la bête. Le coup résonna autour de moi comme si j’avais provoqué une explosion de bombe. La balle avait labouré l’échine du chien, lui ouvrant un large sillon qui le partageait en deux.

J’ai gardé longtemps l’image de cette boucherie comme mon seul et unique acte de guerre.

                           Ces quelques jours de retour à la vie normale me donnaient mauvaise conscience d’abord par ce larcin de vélo qui, quelques jours plus tôt, me serait apparu spontané et naturel et puis, maintenant, par cette ridicule tartarinade dont fut victime un chien de rue. Et voilà aussi que j’éprouvais le besoin d’évoquer , devant Aimée,  la destination  de Mont de Marsan, lieu de rencontre avec Isabelle, comme si, au contact  des conventions sociales retrouvées, j’éprouvais aussitôt le besoin de rappeler mes engagements de fiancé.

 « …..Après déjeuner nous prenons la route.  D’autres locataires ont déjà pris notre place dans la remise. Au fond, nous sommes contents de partir, nous sommes devenus des gens du voyage.

Nous nous dirigeons sur Limoges puis nous essayons de bifurquer sur Tours mais les issues sont gardées.

Tout le long de la route nous rencontrons des camions abandonnés, des fusils et même un canon.

Voici que je m’entends appeler par mon nom. Ce sont d’anciens camarades des cantonnements de Sedan. Ils m’apprennent, eux aussi, que notre régiment, le 59, s’est battu plusieurs fois depuis l’Ourcq. A Vierzon, il s’est complètement désorganisé.
Nous faisons un grand bout de chemin ensemble jusqu’à la bifurcation en direction de Poitiers où Aimée et moi les quittons.

Sur la route que nous venons de prendre, peu de circulation, nous rencontrons un groupe de nègres puis d’anamites. Ils ont l’air complètement paumés.

Nous nous arrêtons à Saint Gaultier où coule la Creuse. Les Anciens Combattants manifestent contre l’autorité militaire pour l’empêcher de faire sauter les ponts de la localité.

Nous avons, tous deux, une envie de beurre et pour en trouver, nous visitons six ou sept magasins. En fin de compte Aimée en trouve chez le…chef de gare d’une petite localité voisine. Bien chic, ce chef de gare qui nous en donne gratuitement trois paquets.

Nous revenons à Saint Gaultier et mangeons,  dans un café, le reste de riz et de bœuf emporté dans mon plat de gamelle.

Comme nous ne trouvons pas à coucher, nous partons en direction de Le Blanc. Magnifiques paysages. La menace de pluie nous force à nous arrêter au village de Scury, dans une ferme.

L’odeur de la vieille paille me rend fiévreux. Soudain une détonation formidable retentit, des pierres roulent sur les tuiles du hangar où nous dormons et en brisent quelques unes . Sans doute des ponts sautent encore. »

Comment Aimée réussit-elle à dénicher du beurre chez un chef de gare ? Voilà une énigme  qui accrédite que cette fille aurait un don de divination et que nous bénéficions, l’un et l’autre, d’une protection céleste

D’ailleurs la conjonction de nos deux destins est si fantasmagorique qu’elle me rappelle certaines histoires surnaturelles que raconte les Saints Livres. Ainsi je comparerais, toutes proportions gardées, la mission dont j’ai été mandaté, par une autorité aussi inattendue  et dans des circonstances aussi singulières, pour accompagner Aimée sur des routes pleines de périls, à celle qui fut confiée par le Très Haut à l’archange Raphaël, sous l’apparence anodine d’un homme de passage. Et, en même temps, je me retrouve dans ce jeune et inexpérimenté Tobie qui se tira de tous les mauvais pas et dont toutes les entreprises connurent une heureuse issue tant qu'il côtoya la céleste présence, cachée sous les traits de son compagnon de route.

Cette intervention bénéfique continuera jusqu’au dernier jour de notre intimité  et, pour cette période, je reste étonné d’avoir connu une succession d’événements aussi étonnants et aussi heureux alors que, pour la plupart des Français, ces jours font partie de plus sombres souvenirs de leur vie.

 « Dimanche  23

Réveil à 7 heures. Toilette à la pompe de la cour de la ferme. Au petit déjeuner, café et lait offerts par les fermiers et, sur les tartines, le beurre du chef de gare.

L’armistice est signé avec les Allemands mais non avec les Italiens. Nous sommes immobilisés dans la ferme à cause d’une succession d’averses.

Embellie vers 10 heures. Nous partons en direction de Le Blanc, Poitiers. En cours de route je rencontre un service réfugié de la Compagnie des Chemins de Fer du Nord. J’essaye, mais en vain, d’avoir des nouvelles de la région de Landrecies.

Nous apprenons que les Allemands sont à Le Blanc. Les ponts qui descendent vers le sud ont, paraît-il, tous sauté cette nuit. Nous nous dirigeons vers une berge où des gens passent au moyen d’une barque. Nous montons nos vélos avec nous, et avec l’aide de réfugiés alsaciens,

nous traversons la Creuse. De l’autre côté de la rivière nous constatons les dégâts occasionnés par l’explosion d’un pont… »

Il semblerait que, pendant cette guerre, tout le dynamisme militaire de la nation s’est concentré dans ses régiments du Génie qui ont montré une vitalité effrénée dans la destruction des ponts. L’infanterie « reine des batailles » s’est découronnée de son titre au profit des régiments de sapeurs.

Cette façon de faire la guerre se perpétuera, quelques années plus tard, chez certains résistants qui, pour témoigner de leur zèle patriotique, feront sauter à temps et ,surtout, à contretemps, jusqu'au moindre ponceau.

 « ….Des habitants du lieu nous donnent une boîte de pâté. Nous le mangeons  un peu plus loin avec d’autres réfugiés qui nous prêtent leurs couverts.

Après déjeuner nous partons,  direction La Trémouille. Nous y arriverons accueillis, à notre grand étonnement, par une mitrailleuse en batterie sur le milieu de la route, bande engagée, prête à faire feu.

Les magasins, ici, sont vides. Nous continuons et arrivons à Montmorillon. On nous conseille de nous adresser à une soupe pour réfugiés . Nous nous y rendons. La mairie nous délivre un bon et nous bénéficions, à la roulante, d’une platée de haricots et d’un demi-litre de vin. Nous y reviendrons. Mais le gîte ? C’est toujours lui qui donne le plus de difficulté. Où s’adresser ? On nous indique l’adjoint mais nous le voyons se débattre avec un groupe de réfugiés solliciteurs.

Nous partons à l’aventure hors de l’agglomération et, à la première porte où Aimée frappe, la dame du lieu nous offre une chambre et un lit. »

Voilà encore une manifestation de ce que certains appelleraient  « la main heureuse » d’Aimée et que, pour ma part, je considère comme un nouveau signe manifeste de notre destin extraordinaire, surtout quand des faits aussi insolites se succèdent à une telle cadence.

Après le boucher de Lamothe-Beuvron qui, sans que nous le demandions, nous proposait de nous loger, c’était une dame de Graçay qui nous prêtaient ses ustensiles et sa cuisinière et puis le chef de gare, je ne sais où déniché,  qui nous ravitaillait gratuitement en beurre.

Or, voilà que dans cette bourgade où l’adjoint succombait sous  la masse des familles nécessiteuses qui demandaient à être logées, un caporal à la dérive et, à son bras, une aventurière qui n’avait pour toute référence que sa jeunesse et son audace, en cette dernière heure du jour et, sans doute, après les mille sollicitations qui s’étaient succédées, ce couple sans mérite obtenait, dans cette somptueuse maison bourgeoise, un vaste logement, probablement le seul disponible dans ce village envahi de réfugiés. Et proposé par qui ?

 « ……Notre dame logeuse, qui est très vieille France, s’indigne de la déroute et s’emporte contre le désastre. « Qu’on me donne un fusil, s’écrie-t-elle, je les chasserai du pays ! » Nous l’écoutons sans la contrarier et nous nous laissons dorloter comme des héros fatigués de leurs derniers exploits .

Nous retrouvons à peu près le même luxe que celui de notre premier logement de Montargis avec un lit aux draps somptueusement brodés . »

Alors que nous avions vu pleurer Journo à l’annonce de l’Armistice, voici que cette dame, tout à l’heure scandalisée par le spectacle désolant des réfugiés, reprend soudain espoir à notre vue. Nous opérions sur elle comme un électrochoc salutaire : « Ah ! mes jeunes amis ! nous disait-elle en nous serrant l’un et l’autre dans ses bras,  comme votre visite me réconforte. Vous incarnez  pour moi l’image de la jeunesse, de l’enthousiasme, de l’espoir » En prenant le visage d’Aimée entre ses deux mains, elle lui disait : « Vous êtes ma Jeanne d’Arc qui vient me consoler de cette déroute et de cette lâcheté générales. Vous me faites enfin bénéficier  d’un rayonnement de soleil et de bonheur, vous incarnez pour moi la jeune France qui, elle, ne peut pas baisser les bras. »  Et, s’adressant à moi : « Et vous, jeune homme, vous êtes un Saint Michel qui, j’en suis sûr, terrassera à nouveau le dragon. Avec de  beaux jeunes gens comme vous, nous pouvons nous attendre à tous les miracles ! » Pendant le repas qu’elle nous servit elle ne cessa d’exalter les vertus patriotiques et elle évoquait la mémoire de son mari qui, d’après elle, fut un glorieux  « héros  mort au champ d’honneur de l’autre guerre ».

Comme nous lui faisions remarquer que nous succombions à la fatigue due notre longue marche du jour, elle nous conduisit dans une chambre qu’elle réservait à ses hôtes de marque. Comme  nous lui témoignions nos remerciements elle nous rétorqua que c’était à elle de devoir la reconnaissance de lui avoir demandé d’être accueillis ?

 A peine étions nous blottis sous les draps que notre fou rire, longtemps contenu devant notre patriotique hôtesse, fusa de bon cœur. Comment pouvait-on se tromper à ce point sur nos deux personnes ?

Aimée avait hâte de se livrer aux jeux d’une passion dont elle était friande et, après avoir sacrifié à l’amour, nous nous endormîmes encore enlacés de nos dernières étreintes.

Habituellement, dans de semblables effusions, le cœur d’Aimée cognait si fort que j’en percevais les coups à travers ma poitrine. Leur rythme s’accélérait et leur intensité sonore s’amplifiait au fur et à mesure que se rapprochait l’orgasme.

Cette fois, au cœur de la nuit, le retentissement des coups dépassait les limites de mon corps, se répandait dans la pièce et tambourinait de l’extérieur. je finis par reprendre conscience et par distinguer, entre les martèlements sur la porte de la chambre, la voix de notre hôtesse :

 «  - Que se passe-t-il ? Etes-vous souffrant ? Qu’avez-vous à crier ainsi ?

Assis sur le lit, je m’étonnais de telles questions puis, me rappelant l’exaltation que je venais à nouveau de connaître dans nos communes effusions , et surtout celle plus sonores d’Aimée dans ses manifestations, je lui répondis :

 « - Non, ne craignez rien. Nous dormions, nous avons dû appeler en rêve. 

 A Aimée, qui s’était éveillée, je lui racontais que je venais , à nouveau, de connaître le même rêve qu’à Montargis où nous étions les héros d’une étrange cérémonie… :

 « -Tais-toi, dit-elle, je vais te raconter la suite car j’ai été visitée par le même songe. » En effet elle se mit à décrire ces troupes agenouillées, ces chants, cet autel où nous étions drapés de tricolore et où nous nous tenions enlacés. «  Il faut dire, ajouta-t-elle,  que le vin corsé qu’elle nous a servi, la veille au soir, a dû participer à ce rêve extravagant. Je crois que notre patriotique hôtesse nous a envoûtés.

Mais il faudrait maintenant profiter de ce bon lit où il doit être agréable, aussi, de bien dormir. »

Aimée s’allongea à nouveau sur moi mais aussitôt, comme deux noyés lestés,  par leurs poids réciproques, nous plongions au plus profond du sommeil. Cette aventure est si étrange que je me questionne encore à son sujet. Tout d’abord à propos de ma première nuit d’amour à Montargis, qui s’est déroulée dans un même décor, aussi douillet et aussi luxueux. Leurs souvenirs ont un peu confondu leurs images. Par ailleurs j’aimerais savoir si, chez d’autres personnes, un même rêve a pu se dérouler en même temps chez deux dormeurs, même intimement liés comme les amants que nous étions, couchés côte à côte. Ou alors ce souvenir, si  longtemps macéré dans ma mémoire n’a-t-il pas fermenté comme vin en cuve et ne s’est-il pas transformé en fantasme ?

«  Lundi  24

Réveil à 11 heures. Nouveau remerciement à la dame patriote et en route vers notre soupe populaire où nous faisons la queue pour obtenir une ration de mauvais  pâté. Tant pis c’est mieux que rien.

Nous nous rendons à la gendarmerie qui ne peut nous donner que de vagues renseignements de la situation sur les routes. Aimée a toujours l’intention de se faire conduire à Angers mais elle préfère attendre un moment plus favorable.

Nous faisons huiler nos vélos et prenons la direction de Limoges.

Nous sommes actuellement sur un chemin presque désert. Je suis assis sur un tas de cailloux pour rédiger ces quelques lignes sur mon carnet.
A peine remontés en selle une dispute s’élève entre nous deux à cause d’Isabelle. D’abord sur le ton badin puis la querelle s’envenime d’un seul coup et je décide de ne plus poursuivre la route avec Aimée…. ».

  Cette dispute avait dû avoir pour origine mon isolement sur le tas de cailloux afin de rédiger mon journal. Aimée avait probablement pris en grippe ce carnet de route depuis qu’elle y avait vu des allusions à une autre. Aussi ironisa-t-elle affirmant que je me cachais pour évoquer ma fiancée lointaine. Comme j’avais eu la maladresse d’indiquer l’âge d’Isabelle, elle ridiculisa la future épouse plus vieille que son mari et que je devrais bientôt traîner à mon bras.

Ces critiques perfides rappelaient celles que ma mère m’adressait dans une de ses dernières lettres. Elles réveillaient  ce regret, toujours refoulé, de ne pas avoir connu Isabelle dans la fraîcheur de son adolescence.

Ce que je reprochais surtout à Aimée – et qui m’irrite particulièrement – c’était de me réveiller de ce beau rêve où je vivais anesthésié et qu’à nouveau, comme quelques mois auparavant, elle m’obligeait à faire des choix.

 «  …..Je continue la route, seul, mais très vite je me rends compte du grand vide autour de moi. Je fais demi-tour et retrouve au même endroit celle que j’avais failli abandonner. »

D’aussi loin que nous nous sommes aperçus nous nous sommes appelés, criant en même temps, dans la jubilation nos prénoms.  Sautant sur son vélo, Aimée se lança à ma rencontre puis, abandonnant les machines à nos pieds,  nous nous sommes jetés dans les bras de l’un et de l’autre. Cette querelle et cette courte séparation n’avaient fait qu’aviver nos sentiments amoureux réciproques.

Aimée dont de telles émotions exacerbaient aussitôt ses désirs m’entraîna dans un champ de blé près de la route et c’est dans le friselis des grands chaumes dorés et sous le grand dais bleu du ciel de la Saint Jean que nous nous sommes aimés. Au -dessus de nous, comme en réplique à nos effusions, une alouette vibrait dans l’air brûlant, criait à tue-tête combien cette nichée dans les blés était ivre de bonheur. 

« …..Nous repartons ensemble et arrivons à Lathus pour dîner dans un petit restaurant coquet.

Deux jeunes gens, originaires du Nord, nous invitent à occuper leur grange. Nous nous laissons inviter. Dans cette ferme, à deux kilomètres de Lathus, nous trouvons des réfugiés alsaciens qui nous font partager leur repas.

Nous nous aménageons dans le foin pour dormir. »

Apparemment, nous avons renoué avec les événements heureux puisque, à nouveau,  nous passions de mains en mains qui s’occupaient de nous fournir le vivre et le couvert. Mais l’Histoire, elle, allait bientôt changer le cours de nos errances et nous ramener à des situations moins enviables et moins chimériques

« Mardi  25

Réveil assez tôt. Nous apprenons par la radio que l’armistice est signé. A peine sorti de cette ferme, mon vélo crève Tantôt l’un tantôt l’autre utilise la bicyclette disponible pour le trajet qui nous ramène à Montmotillon où l’aubaine de la soupe populaire nous fait revenir sur nos pas.

Je réussis à faire réparer mon vélo. Nous prenons la route d’Angers par Chatellerault. A Saint-Martin-La-Rivière nous rencontrons la première sentinelle allemande. Elle nous demande simplement si nous portons des armes…

Soldats allemands au début de l'occupation....

Nous savions bien qu’en remontant vers le nord nous rencontrerions les Allemands mais nous supposions que, les deux armistices étant signés, l’allemand et l’italien, nous ne serions pas inquiétés. A Châteauroux les autorités françaises nous avaient obligés à déposer nos armes sous le contrôle allemand et, à part le port de mon uniforme, je paraissais aussi inoffensif qu’un civil de la région envahie.

 « …. Nous arrivons à Chauvigny. Les habitants nous déconseillent d’aller au-delà mais nous continuons quand même. Nous passons la nuit au village qui précède Chatellerault. Nous couchons dans le grenier d’un café où les Allemands fêtent la victoire. »

Dans la soupente où le cafetier nous avait hébergés nous ne pensions pas que, dès la nuit tombée, nous aurions à subir les chants, les cris et tout le vacarme d’une soldatesque avinée. Je n’osais pas communiquer mon appréhension à Aimée de peur de l’effrayer mais, au moindre bruit suspect, j’imaginais le pire. Je tremblais que l’un des soldats s’avisât de monter à l’échelle et nous découvrît dans la paille de la soupente. Je me demandais comment j’aurais pu éviter une telle éventualité et ne trouvais aucune parade possible. Chaque fois que des rires éclataient plus bruyants sous notre couche je croyais que la trappe s’ouvrait et je m’attendais à voir apparaître un visage hilare et un doigt tendu qui nous désignerait en pâture à toute la troupe en goguette.
Aimée ne disait mot   mais devait pressentir mes craintes car, blotti contre moi, je sentais parfois des frissons de panique la parcourir.

«  Mercredi  26

            Nous passons à Chatellerault sans être inquiété mais, cinq kilomètres plus loin, un soldat allemand nous arrête.

Nous sommes prisonniers et enfermés dans une grange avec d’autres militaires français. Nos gardiens, une compagnie de fantassins en  cantonnement, se montrent très aimables, nous offrent des cigarettes et nous servent à manger copieusement. »

Pour quelle raison cette compagnie en déplacement, et provisoirement en repos, s’encombrait-elle de prisonniers ? Je ne me l’explique pas encore mais les décisions militaires, de n’importe quel pays, ont une logique qui leur est particulière.

J’ai été surpris de l’accueil presque chaleureux qui nous a été réservé. Nous avons été logés dans une grange avec des hommes relativement âgés, capturés sur place et qui devaient faire fonction de gardiens du territoire.  

Les Allemands acceptèrent la présence d’Aimée à mes côtés et se montrèrent à son égard plein de galanterie. Les officiers vinrent la chercher pour partager les repas de midi et du soir au mess des officiers et, chaque fois, la reconduisaient avec beaucoup de courtoisie. Ils lui proposèrent de la loger dans le village mais Aimée refusa puisque je ne pouvais pas l’accompagner.

Les soldats ne nous quittaient pas, non pas tellement pour nous surveiller mais pour engager la conversation car plusieurs parlaient français. Questionnés sur les raisons de notre défaite nous leur répondions que, certainement, nous avions été trahis. Lorsqu’ils traduisaient nos propos à l’ensemble de leur groupe tous s’esclaffaient de notre réponse.

 « - Comparez l’âge de nos généraux, répliquait un des interprètes, avec celui des vôtres et vous trouverez la raison de votre débâcle. A cause des récits de nos pères sur la guerre 14-18 nous avions grande appréhension d’entrer en France. Nous sommes peut-être plus surpris que vous de notre facile victoire. Nos généraux ont même ralenti les ruées de notre Blitzkrieg croyant que devant votre retraite ils étaient dupes d’un piège. »

Jeudi  27

Nos gardiens quittent les lieux et nous emmènent. Je dois faire mes adieux à Aimée. Elle rejoindra,  seule,  à vélo,  Angers. C’est une distance qu’elle pourrait franchir en deux étapes. »

Aimée s'éloigne à bicyclette....Dessin de Francis Hannoteaux


Si mes geôliers ne m’avaient pas contraints à les suivre « Je me serais prosterné, pendant trois heures, le visage contre terre »   comme il est dit, dans la Bible, de Tobie, après le départ de son céleste compagnon, l’archange Raphaël.

Mais, après ces longues prosternations dans le souvenir, je suis comme celui qui bénéficia de la surnaturelle rencontre «  Je me suis enfin relevé et je raconte toute ces merveilles. »

Chapitre 16

©Mon domaine Hannoteaux Michel